French fries et identité française : la frite1 et les fries en tant qu’objets littéraires et culturels
p. 231-244
Texte intégral
1Dans la littérature française, les pommes frites sont fièrement revendiquées comme emblématiques de la France. Les écrivains, de Georges Duhamel à Émile Zola, ont vanté les vertus de la pomme de terre frite et Roland Barthes en a fait un symbole de l’identité française : la moitié du plat national français, le steak-frites. Dans le discours politique des Américains, les frites françaises ont été présentées comme étrangères et menaçantes. Cet article étudie la symbolique des french fries dans la littérature française et dans la culture américaine afin d’identifier la place complexe qu’occupe cet aliment, merveilleusement simple et pourtant plus subtil qu’il n’y paraît, dans l’identité culinaire et culturelle française. Dans Mythologies (1957), une série d’essais sur quelques mythes de la vie quotidienne française2, Barthes fait de la frite le symbole culinaire de la francité3. Si le vin est pour les Français une boisson totem4, en vertu du pouvoir mythologique de transformation auquel il est associé et de son omniprésence dans la société française, les pommes frites jouent un rôle équivalent associées au bifeck (tout comme le vin, celui-ci évoque une mythologie sanguine et occupe une place analogue dans le nationalisme français). Pour Barthes la frite est nostalgique et patriote5. L’anecdote du général français de Castries qui, pour son premier repas après l’armistice indochinois, demanda des frites, est citée en tant qu’épisode rituel de l’approbation de l’ethnie française retrouvée6. Barthes n’est pas le seul à faire le lien entre les french fries et le patriotisme français. Dans son recueil autobiographique de nouvelles, Bourlinguer (1948), Blaise Cendrars fait figurer les french fries au menu du repas résolument français qu’il partage avec un jeune homme qui revient du service volontaire en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale. Dans un passage se déroulant en juillet 1943, Cendrars fait l’éloge de Félicien, le tenace chef du restaurant local qui continue à faire une cuisine honnête et honorable pour ses clients, en dépit des nombreuses restrictions économiques et culinaires.
Il se crevait devant son fourneau à vouloir faire manger le monde décemment et y réussissait à force de travail, d’astuce, de dévouement, de risques réels et disproportionnés, et aussi par amour… de l’art et pour ne pas perdre sa renommée de chef incomparable. J’aimais bien Félicien. C’était un bon français.7
2Dans le restaurant de Félicien, Cendrars espère réconforter son jeune convive en dînant de la meilleure nourriture possible, à savoir, de steak, de frites et d’une bonne bouteille, une pelure d’oignon. Encore une que les boches n’auront pas !8. Lorsque le repas est servi, son compagnon s’exclame : ce que l’on est bien en France !9.
3L’art culinaire est une marque de la francité pour Jean-Anselme Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût (1826). Admirant naïvement l’exportation culturelle alimentaire (qui, plus tard, à l’époque de la McDonaldisation, sera motif de consternation pour les Français), Brillat-Savarin évoque le succès des œufs brouillés au fromage, introduits à Boston par un jeune cuisinier français, ancien chef de l’archevêque de Bordeaux, la fortune que bâtit le capitaine Collet à New York en vendant de la glace et du sorbet, et l’aventure de d’Albignac qui devint célèbre à Londres en confectionnant des salades à la mode10. Pour les Anglais, ce ne sont pas les frites mais les salades qui sont typiquement françaises. Ils en firent la remarque à d’Albignac : Monsieur le Français, on dit que votre nation excelle dans l’art de faire la salade11. Bien que Brillat-Savarin ait fait l’éloge du noble métier de friturier, ni la pomme de terre ni la pomme frite ne faisaient partie du lexique culinaire courant à cette époque. La « théorie de la friture » de Brillat-Savarin, citant un professeur par ailleurs inconnu, définit l’art et la manière de frire correctement les aliments mais s’intéresse également au plaisir que ceux-ci procurent, constatant qu’ils sont agréables à regarder, gardent leur goût primitif et peuvent être mangés avec les doigts, ce qui plaît toujours aux dames12. Elle évoque le souci français de l’esthétique et suggère également que les aliments sont meilleurs dans leur forme « pure » ou « originelle ». Brillat-Savarin ne fait toutefois référence qu’au poisson frit, pas aux pommes de terre. Dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1798), les exemples donnés pour frit, frite sont « le poisson frit, les artichauts frits et la carpe frite », ce qui montre bien que le terme frite n’était pas associé à la pomme de terre avant le xixe siècle, comme il l’est dans le langage courant actuel. La pomme de terre n’était pas répandue dans le répertoire culinaire français avant le début du xixe siècle. Toutefois, le Guide gourmand d’Henri Gault et Christian Millau signale l’existence des pommes de terre en France depuis le xvie siècle, sous diverses appellations : truffole, triffole, treuffe ou cartoufle13. Le succès de la pomme de terre n’a pas été immédiat ; elle a été rejetée à la table de Louis XIII : elle déplaît14. Le Parlement de Besançon en a interdit la culture au xviie siècle et les pommes de terre, considérées comme un aliment de pauvres, étaient méprisées et consommées principalement par les paysans. Ni les pommes frites ni même les pommes de terre ne sont mentionnées dans les cinq premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française, publiées entre 1694 et 1798, pas plus que les termes alternatifs désignant la pomme de terre, tels que parmentier, truffe (signifiant pomme de terre), ou cartoufle. L’entrée pomme de terre fait son apparition à la 6e édition (1832-1835) et explique qu’il s’agit d’une plante dont les racines sont garnies d’une multitude de tubercules bons à manger, confirmant enfin la comestibilité de la pomme de terre. Cette entrée fait aussi référence pour la première fois à des pommes de terre frites. Une exception cependant : une recette intitulée Des ceruis, salsifix, pommes de terre & taupinambours, extraite des Soupers de la cour de Menon (1755), indique que les pommes de terre étaient servies à la cour de Louis XV15. La renommée de la pomme de terre doit beaucoup à Antoine-Augustin Parmentier, apothicaire et pharmacien aux Invalides sous Louis XVI qui, au xviiie siècle, a préconisé son utilisation. Il lui a donné la célèbre appellation de nouveau pain du pauvre, a proposé qu’elle soit utilisée comme base pour confectionner du pain et a réussi à convaincre le roi de ses mérites. Le 21 octobre 1787, on a servi aux Invalides le menu tout en pommes de terre de Parmentier, incluant des pommes de terre frites et du succédané de café produit à partir de pommes de terre16. La consommation de pommes de terre a énormément augmenté à partir du début du xixe siècle, passant de 45 livres par personne et par an dans la période 1803-1812 à 350 livres par personne et par an dans la période 1905-191317.
4L’origine des french fries semble différer selon que l’on privilégie la forme ou le processus de cuisson. Pour Karen Hess, les pommes de terre coupées en fines tranches peuvent également être considérées comme des french fries. Elle cite une recette de pommes de terre en friture extraite de La cuisinière républicaine de 1795-179618, qui recommande de couper les pommes de terre en lamelles et de les faire frire. Selon Karen Hess, les bâtonnets et les tranches sont, aujourd’hui encore, perçues différemment : les pommes de terre frites en lamelles (pommes soufflées, par exemple) sont associées à une cuisine de plus haut niveau. Elle écrit :
Dans la mesure où, à ma connaissance, toutes les recettes de pommes frites des premiers chefs recommandent de couper les pommes de terre en fines lamelles rondes, cela me permet de supposer que l’on considérait cette forme comme plus élégante que les bâtonnets.19
5Le premier plat vendu par les marchands des rues, dans le Paris du xixe siècle, fut la pomme de terre coupée en bâtonnets de diverses formes : allumettes, pommes Pont-Neuf (bâtonnets plus épais), et pommes soufflées. Selon la légende, ces dernières dateraient de l’époque de Louis-Philippe. On dit qu’en 1837, pour l’inauguration du nouveau chemin de fer Paris-Saint-Germain, un cuisinier aurait soumis des tranches de pommes de terre frites, préparées à l’avance, à une deuxième friture, inventant ainsi les pommes soufflées20. Le terme de pommes frites est utilisé dans les sources culinaires françaises à partir des années 1840, notamment dans la recette des pommes de terre frites de L’art de la cuisine française au dix-neuvième siècle (1844-1847) d’Antonin Carême. Selon le dictionnaire du Trésor de la langue française informatisé (TLFi), l’apparition du terme de frite, en tant que substantif dérivé du verbe frire, remonte à 1858. À titre anecdotique, les Belges affirment qu’ils mangent des frites depuis 1680 ; une association professionnelle de frituriers (l’UNAFRI) existe depuis 1984. La forme authentique de la frite, en tant que produit français, est toujours associée à Paris et à l’âge d’or du développement urbain, quand Paris représentait l’identité française pour l’Europe du xixe siècle. L’expression française qui correspond le mieux aux french fries est peut-être celle de pommes Pont-Neuf, chargée d’un fort contenu symbolique. Le Pont-Neuf, l’un des plus vieux ponts de Paris (la première pierre fut posée en 1528), demeure néanmoins éternellement jeune à cause de son nom. C’est l’un des symboles forts de Paris, du monarque et des Français. Auguste Escoffier dans Le guide culinaire, considère les pommes de terre Pont-Neuf comme le type fondamental des pommes de terre frites21. La popularité et le symbolisme de la pomme frite grandissaient au xixe siècle, en même temps que le Pont-Neuf inspirait de nombreux artistes et écrivains. Dans l’histoire culinaire, les french fries appartiennent probablement aux Belges, mais le mythe des frites est incontestablement parisien.
6Dans leur Journal de 1868-1887, Edmond et Jules Goncourt nous renseignent sur la place qu’occupent les vendeurs de frites à Paris. En septembre 1870, les frères Goncourt décrivent l’élite parisienne, se mélangeant à la populace dans Paris assiégé par les Prussiens. Ils signalent l’ironie de la situation des Parisiens aisés, habitant la capitale de la nourriture fraîche et des bouchers de renom, obligés d’acheter du mouton bouilli et du bœuf bouilli à l’épicerie22, et ils décrivent les travailleurs et les soldats sur un pont, à côté de femmes « d’une certaine élégance » dînant courageusement de pommes de terre frites dans un restaurant de fortune, sous une tente23. À propos de ce tableau parisien, sous un ciel incroyablement bleu, les frères Goncourt écrivaient : jamais beau temps ne fut aussi beau24. Il est certain que ces temps austères du xixe siècle correspondent à l’apogée de la popularité, voire de la glorification de la french fry. Gustave Flaubert, dans sa Correspondance de 1845, compare l’habitude bourgeoise de manger des frites tous les jours à la nourriture littéraire de base que sont les journaux, l’histoire et la philosophie. Pour sa part, à l’instar des gourmets qui préfèrent les épices plus rares et les sauces plus fines, il préfère Ronsard, Rabelais et Horace, mais peu et rarement25. Le plaisir qu’éprouvent les Français à manger des frites quotidiennement chez eux avec leurs proches est incontestablement un plaisir simple. Les Goncourt rapportent une conversation, surprise en mars 1881, où il était question d’un menu de Mardi gras fait de soupe et de frites et où l’on évoquait avec nostalgie les années passées quand il y avait bien davantage de mets pour les dîners de fête26. Dans L’Assommoir (1877), Émile Zola décrit la vie simple des pauvres de la ville et dépeint une scène de rue typiquement parisienne, avec un marchand de fruits, de french fries et de moules, à qui un défilé continu d’ouvrières27 achète des cornets de frites et des bols de moules au bouillon28. Anatole France associe les frites aux solides valeurs de la classe ouvrière. Dans Les Désirs de Jean Servien (1882), M. Tudesco essaie de persuader un jeune homme de renoncer à son inclination pour une actrice :
Mais combien il serait préférable que vous eussiez de l’amour pour une simple ouvrière que vous pourriez séduire en lui offrant pour dix centimes de pommes de terre frites et une place au paradis pour voir jouer un mélodrame.29
7Dans Le Ventre de Paris (1873) de Zola, la Sariette se rend à la charcuterie où elle achète des bardes de lard pour cuisiner des alouettes et une livre de lard pour faire des frites. Elle déclare gentiment : moi, j’adore les pommes de terre frites, je fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terre frites et une botte de radis30. Un peu plus loin dans le livre, il est question d’un autre déjeuner, « festin exquis » avec des poires, des noix, du fromage, des crevettes, des frites et des radis, les frites ayant été achetées à crédit à un marchand des rues31. Dans la littérature française du xixe siècle, les french fries représentent à la fois l’honnête nourriture des pauvres et l’élégance à laquelle aspirent les classes moyennes.
8Ces exemples illustrent également l’idée de Brillat-Savarin selon laquelle les aliments frits plaisent aux femmes ; en effet, de nombreuses références aux frites dans la littérature française mettent en scène des femmes qui les désirent. Les Goncourt, par exemple, précisent que les ouvrières veulent des moules-frites et Anatole France relate une scène de séduction basée sur le désir d’une ouvrière anonyme pour ces délices frits. Décrivant une autre rencontre amoureuse autour de frites, dans Le Lys rouge (1894), Anatole France utilise curieusement le terme de croissants pour désigner les frites vendues dans la rue par une marchande de pommes de terre frites qui retire des croissants dorés de l’huile bouillante et les place dans un cornet en papier32. Il s’agit manifestement de pommes de terre frites assaisonnées de sel et Thérèse, enviant une femme qui vient d’en acheter un cornet, reconnaît qu’elle (veut) absolument goûter à ces pommes de terre frites33. De l’autre côté du comptoir, les marchands de frites dans les textes du xixe siècle sont habituellement des femmes. Ainsi, Le Lys rouge d’Anatole France, évoqué ci-dessus, L’Assommoir de Zola et Le Petit chose (1868) d’Alphonse Daudet font tous référence à des marchandes de frites. Cette association des french fries à la fois avec les classes rurales modestes et avec l’élite sociale persiste dans la littérature du xxe siècle. Marcel Proust, dans Sodome et Gomorrhe (1922), montre que les french fries peuvent convenir à l’esthétique des classes aisées :
C’est ce que m’a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l’obédience de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me faisant manger d’admirables pommes de terre frites.34
9Défenseur du parterre, Georges Duhamel, dans Biographie de mes fantômes (1944), évoque les merveilles gastronomiques de la rue Mouffetard à Paris, dans le climat de l’après-guerre marqué par le goût des plaisirs les plus agréables et les plus simples de la cuisine française. Il se souvient du pauvre étudiant parti chercher deux sous de petits poissons, deux sous de pommes de terre frites et deux sous de pain35 et trouvant de magnifiques étalages de viandes, de fromages, de fruits et de pâtisseries :
Ces richesses sont destinées à l’humble peuple de Paris qui sait ce que c’est qu’un honnête manger et qui s’en donne, tranquillement, à mandibules que veux-tu.36
10L’étudiant choisit cependant les frites, vantées comme étant les meilleures du monde et que la période de rationnement de la pomme de terre, vécue pendant la guerre, rendait peut-être encore plus appétissantes. Les frites émergeaient de friteuses dont les vapeurs flottaient au-dessus de la tête des acheteurs comme un sacrifice ininterrompu37. Duhamel fait également référence au plaisir que procurent les frites dans Confession de Minuit (1920) (le narrateur y préfère les pommes de terre frites au poisson frit), Le Désert de Bièvres (1937), et Le Combat contre les ombres (1939), ce qui en fait le principal apologiste de la frite dans la littérature française. Les frites sont tellement importantes que, pendant les pénuries de pommes de terre, elles apparaissent sous d’autres formes. Maxence van der Meersch évoque les frites de betterave dont on se contentait quand il n’y avait pas de pommes de terre. Dans Invasion 14, roman qui se déroule pendant la guerre de 1914-1918, il écrit : quand on était riche en saindoux, on se payait un régal : des frites de betteraves. C’était sucré, fade et gras38. La francité des frites n’a cependant pas toujours un caractère positif, notamment pendant la guerre. La nouvelle de Francis Ambrière, Les Grandes Vacances (1946), reformule l’identité française selon le point de vue des prisonniers de guerre revenant dans leur pays, marqué par l’occupation allemande et regorgeant à présent de soldats anglais et américains. Le narrateur d’Ambrière exprime la désillusion des prisonniers français pendant ce voyage de retour chez eux, froidement reçus par les autorités et transportés, comme une foule d’étrangers, dans des camions américains, en direction de Mannheim et de l’armée française. Les Français trouvaient un certain réconfort et une certaine civilité grâce aux frites :
La plupart, écœurés des fades conserves américaines, usaient benoîtement leur temps dans la mise à sac des clapiers voisins et la confection de pommes de terre frites.39
11D’autres (notamment un jeune Russe) enlevaient, violaient et tuaient des jeunes femmes allemandes pour passer le temps. En arrivant à Mannheim, les prisonniers français étaient remis aux fonctionnaires français, ces ex-volontaires pour le travail en Allemagne, qui emportaient avec eux des objets qu’ils avaient volés pendant les derniers jours de la guerre40. Ambrière porte un regard froid sur la nouvelle identité française qui mêle, tant bien que mal, le réconfort de l’identification culinaire traditionnelle et les vilaines réalités de la France de l’après-guerre. Présente chez les riches comme chez les pauvres, la frite demeure incontestablement parisienne dans les œuvres du xxe siècle. Dans Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline, le narrateur partage avec ses amis le goût des french fries et déclare : c’est parisien le goût des frites41. Barthes associe inextricablement frites et bifeck et pour lui le steak participe à tous les rythmes, au confortable repas bourgeois et au cassecroûte bohème du célibataire42. Les frites appartiennent vraiment à l’héritage culturel commun à toutes les classes sociales. Céline fait une description amèrement réaliste dans Mort à crédit : le narrateur se plaint de sa condition économique de plus en plus précaire en énumérant les biens qu’il ne peut plus s’offrir, parmi lesquels la margarine, l’huile et les sardines. Son plus grand regret, comme en témoigne le point d’exclamation à la fin de la phrase, reste cependant qu’on pouvait plus faire de pommes de terre frites !43 Ce n’est pas une coïncidence si la frite apparaît dans ce type de littérature, confirmant son statut d’aliment populaire (dans les deux sens du terme) et sans prétention.
12Pour les Français, les frites sont le symbole d’une cuisine simple, voire vulgaire, mais l’association stricte entre les pommes frites et l’identité nationale française est plus fréquente chez les Américains (comme en témoigne la querelle des freedom fries en 2003). La transformation de la frite des rues parisiennes en icône de la culture américaine commence avec Thomas Jefferson, ami et admirateur des Français. On s’accorde généralement à dire que c’est Jefferson qui a introduit la frite en Amérique au xviiie siècle à la faveur de ses voyages en France. Karen Hess partage cette opinion et rapporte que la pomme de terre figure dans une liste de légumes, écrite de la main de Jefferson, prétendument servis à Monticello, plus probablement ramenés par Étienne Lemaire, le maître d’hôtel français de Jefferson. Hess pense que l’on doit à Lemaire la recette pour frire des pommes de terre figurant dans The Virginian house-wife (1824) de Mary Randolph, reprise dans The Cook’s own book44, sous le titre pommes de terre frites en tranches ou en rubans. L’appellation de french fries ne semble pas avoir été très utilisée en anglais avant les années 1930, bien que certains dictionnaires américains la mentionnent dès 1915. L’Oxford English dictionary indique que le verbe to french, qui signifie désosser la viande, comme on le fait pour les côtes d’agneau par exemple, date de 1895 et que la première référence certaine à des French fried potatoes apparaît dans un court récit de O. Henry écrit en 1894. O. Henry a publié dans The Rolling Stone, un journal hebdomadaire d’Austin (Texas), deux histoires burlesques dont le héros est Tictocq, un célèbre détective français. Dans l’une d’elles, le détective, en mission secrète à Austin, répond à un passant anonyme qui demande son aide :
Si je le pouvais, j’aiderais votre ami. Nos pays sont de grands amis. Nous vous avons donné Lafayette et les french fries. Vous nous avez donné le champagne californien…45
13Le personnage parle mal le français (il dit au passant : Entrez-vous) et son admiration pour le champagne californien nous permet de douter de son identité française ; c’est une caricature à la manière de l’inspecteur Clouseau des films de La Panthère rose. L’aimable relation culinaire qui a conduit à choisir le nom de french fries pour désigner les frites en anglais s’est dégradée des deux côtés de l’Atlantique au xxe siècle. Avec la naissance et le développement des restaurants McDonald’s, le phénomène des fast foods a envahi l’Amérique, (conduisant à l’omniprésence des french fries aux États-Unis), et s’est répandu rapidement en Europe, suscitant des accusations d’impérialisme et faisant naître le mouvement Slow food en Italie. McDonald’s s’est implanté en France à la fin des années 1970 dans un centre commercial de la banlieue parisienne. Accusé de pratiquer des normes de sécurité sanitaire contestables, McDonald’s céda ses premiers restaurants, qui furent rachetés par Quick46. Les Américains, aux prises avec le problème de l’obésité, et peut-être jaloux du paradoxe diététique français qui permet à ces derniers de consommer du beurre et du fromage sans effets néfastes, commencèrent à trouver les Français au mieux étranges, au pire menaçants. Les questions alimentaires rejoignirent les questions politiques en février 2003. Le 20 février 2003, Neal Rowland, propriétaire du Cubbie’s Diner à Beaufort (Caroline du Nord) a décidé que son restaurant ne servirait plus de french fries mais des freedom fries, en représailles au refus français de soutenir la guerre en Irak. Le Congrès américain l’a imité et a décidé que les cafétérias de la Chambre des représentants serviraient des freedom toasts et des freedom fries au lieu des mêmes mets portant l’offensant qualificatif de french. Pour le député Bob Ney (Ohio), ce changement constituait
un petit mais symbolique geste pour exprimer le fort mécontentement de nombreux membres du Capitole à propos des positions prises par notre soi-disant allié, la France.
14L’ambassade de France a répondu en rappelant tout d’abord que les french fries sont en fait belges, puis en déclarant que
nous vivons une période très critique et sommes actuellement confrontés à des problèmes très sérieux ; le nom que vous donnez aux pommes de terre ne fait pas partie de nos priorités. [Nathalie Loiseau, porte-parole de l’ambassade]
15Si la frite est métonymique de Paris dans la littérature française, pour les Américains elle est métonymique de la politique de Jacques Chirac et aucune de ces associations n’a de sens pour l’autre peuple. En fait, le combat contre les frites qualifiées de françaises prit fin en 2005, sans grande fanfare. Le New York Daily News déclarait le 22 février de cette année-là que les freedom fries appartiennent au passé47. D’après le journal, le président Bush venait d’inviter le président français Jacques Chirac, et les convives avaient dégusté du filet de bœuf sauce bordelaise et des french fries. Selon une source diplomatique anonyme, ils ont apprécié un dîner agrémenté de french fries et le président Bush a utilisé lui-même l’appellation de french fries48. Un article du Washington Times rapporte qu’en août 2006, les cafétérias de la Chambre des représentants ont recommencé à servir des french fries (sans le freedom). Les Républicains, si prompts à dénoncer la France par l’intermédiaire de ses frites, battirent en retraite en répondant par un « aucun commentaire » aux questions concernant ce nouveau changement. La porte-parole du député Ney dit simplement : « Nous n’avons aucun commentaire à faire concernant cette information »49. Vernon Ehlers, un autre législateur républicain et nouveau président du comité de la Chambre des représentants qui avait approuvé le changement alla jusqu’à dire « je ne vois vraiment pas en quoi cela constitue une information »50. Les députés démocrates s’accordèrent à dire que ces changements d’appellation successifs étaient ridicules et Brendan Daly, porte-parole de la députée Nancy Pelosi (Californie), présidente de la Chambre des représentants et chef de file du parti démocrate à cette même chambre, espère que « Maintenant qu’ils sont revenus à l’appellation de french fries, peut-être reconnaîtront-ils également leurs erreurs en matière de politique étrangère »51. Dans un commentaire diffusé sur le programme Fresh Air de la National Public Radio, le 23 avril 2003, le linguiste Geoff Nunberg définissait la querelle en termes d’identité culturelle :
Il ne s’agit pas tant des Français que de la francité, particulièrement celle qui se fraie insidieusement un chemin dans notre langue et notre culture et sape notre unité nationale. Tout cela a moins à voir avec eux qu’avec nous-mêmes.
16Nunberg se moque, bien entendu, du sérieux de la menace française, mais ses mots sonnent juste. L’attaque contre les french fries n’a pas grand-chose à voir avec les Français puisque le concept des french fries est américain. Globalement les pommes de terre frites ont peu d’importance pour les Français. Même Barthes ne consacre qu’un paragraphe aux frites et donne plus d’importance au bifteck dans ce duo mythique. Cela ne signifie pas que les Français sont indifférents aux pommes frites, au contraire : Escoffier ne recense pas moins de onze types de pommes de terre frites dans sa dernière édition. En fait, les Français font des frites pour le simple plaisir de les manger. Ce mets fait partie de leur identité nationale parce qu’ils apprécient les aliments bien cuisinés et pas forcément un plat en particulier. La frite s’adapte à de nombreux contextes (nourriture à consommer dans la rue, accompagnement du steak) : c’est une garniture et non pas un plat principal. Dans une émission produite par une chaîne de télévision publique consacrée à la cuisine et présentée par Julia Child, une Américaine francophile qui représente la cuisine française et par Jacques Pépin, un Français qui travaille chez Howard Johnson’s et prétend qu’il vient du Connecticut, Pépin présente les pommes soufflées, exigeantes en main-d’œuvre, comme un hors-d’œuvre spécial à servir avec du champagne pour une occasion élégante et il accompagne le bœuf tournedos, servi dans une poêle en cuivre rutilante, d’un dôme de pommes frites allumettes. Les pommes soufflées exigent une préparation délicate et ont un faible rendement (il faut un grand nombre de tranches de pommes de terre pour préparer une portion de pommes soufflées correcte. Les blondes allumettes offrent un contraste visuel et tactile au bœuf rougeâtre et luisant de la poêle, association illustrant parfaitement le portrait élaboré par Barthes dans Mythologies. Pépin comprend et respecte la place correcte qu’occupent les pommes frites dans la tradition culinaire française, qui n’a rien à voir avec les McDonald’s (et les cafétérias de la Chambre des représentants). Pour lui, les frites font partie du savoir-faire et de l’art culinaire, en tant que plat qui mérite le temps considérable qu’il faut pour le préparer correctement, mais pas comme une spécialité en soi. Elles font partie intégrante de la cuisine française et constituent peut-être un élément que seuls les Français (ou les Français de cœur) peuvent vraiment comprendre.
17Les french fries américaines semblent être récemment passées du statut de nourriture médiocre, à connotation domestique, à celui de concept de cuisine internationale, voire de cuisine fusion. Dans le Maine, un restaurant américain dont le nom, Duckfat, évoque sa spécialité, les « frites belges » cuites dans la graisse de canard, semble confirmer cette hypothèse. Le menu propose des panini, des beignets, mais également de la poutine (décrite comme des « frites belges à la graisse de canard, nappées de fromage du Maine et de sauce de canard maison ») témoignant de sa multiculturalité. Le restaurant espère cependant devenir célèbre grâce à ses frites, servies dans un cornet avec un choix de sauces, dont les plus populaires sont le ketchup aux truffes et la sauce aïoli. Le Duckfat est un exemple de synthèse entre la cuisine mondialisée et la cuisine locale, un télescopage virtuel d’authentique représentation culturelle (les frites belges doivent être servies dans un cornet) et d’innovation insolente (les truffes au ketchup). Le restaurant s’enorgueillit de servir des pommes de terre bio provenant de la coopérative bio de Crown of Maine, reconnaissant la préférence de plus en plus marquée des élites pour les aliments bio, en dépit de leur prix plus élevé. On est loin de la nourriture simple des paysans mais aussi de la consommation de frites pratiquée dans les fast foods. Un article du Boston Globe, daté de mars 2008, parle de la popularité des « frites de bistro » dans les menus des restaurants de Boston, qu’il s’agisse d’établissements simples vendant des burgers ou de restaurants français élégants haut de gamme. Leur dénominateur commun est d’utiliser des pommes de terre fraîches, non congelées et souvent une garniture ou une sauce innovantes, comme par exemple la mayonnaise au pistou, le romarin frais haché, la gremolata, l’huile de truffe, ou le gruyère râpé52. La présence de sauce en accompagnement différencie les frites des french fries et les rend belges. Dans la littérature française, chez Zola, France et Cendrars, on trouve de rares références aux cornets de pommes frites pour suggérer le caractère belge des frites (bien que cette particularité puisse également caractériser les frites vendues dans les rues), mais dans mes recherches je n’ai trouvé aucune référence à des frites servies avec de la sauce. De la même manière la poutine, plat canadien confectionné avec des frites, du fromage et de la sauce, semble être absente de la littérature française.
18La version américaine des french fries semble mieux s’adapter aux influences culinaires, peut-être parce que la frite américaine a une histoire plus récente et est moins enracinée dans la tradition. La frite, en revanche, est toujours française. Il semble que, de tubercule méprisé, la pomme frite soit devenue une nourriture réservée aux occasions spéciales, comme la truffe, dont elle portait autrefois le nom. Les écrivains qui célèbrent les mérites de la simple frite, érigée en étendard de l’identité française, le font parce que, comme elle, ils sont Français. La pomme de terre était autrefois considérée comme une nourriture de pauvre mais la France, qui s’est toujours appliquée à créer des mets délicieux à partir des ingrédients les plus simples, a contribué à lui faire acquérir ses lettres de noblesse. À l’instar de la madeleine de Proust, ce qui compte pour les Français, c’est ce que véhicule la pomme frite (le contexte multi-facettes, à la fois royaliste et populiste) et certainement pas le nom que lui ont donné les Américains il y a plus d’un siècle. En France, la frite traverse les frontières sociales ; les pommes soufflées et les frites des moules-frites, par exemple, se trouvent aux deux extrémités de la gamme de préparation des pommes de terre. En Amérique, si à l’origine, au début du xxe siècle, la french fry était servie en restauration rapide dans les restaurants en libre-service destinés à une clientèle d’employés de bureau53, de nos jours c’est une spécialité consommée presque exclusivement par les classes les plus modestes. Le sens de la frite américaine s’est élargi et désigne maintenant aussi un type de présentation. La chaîne Burger King sert maintenant des « frites de pommes » (pommes fraîches coupées en bâtonnets) et des « frites de poulet » (bâtonnets de poulet frits en beignets). La frite, quant à elle, a été revisitée par la cuisine de luxe des restaurants ayant un certain standing et un certain niveau de prix ; sous cette forme, elle est cependant davantage belge, voire canadienne que française. Dans son restaurant, le DB Bistro Moderne à New York, Daniel Boulud propose un hamburger confectionné avec des truffes et du foie gras, accompagné de pommes soufflées : on a du mal à imaginer un exemple équivalent de french fries américaines servies dans un restaurant quatre étoiles. De même la frite, en littérature, s’intègre dans la culture de l’élite française, alors qu’il est difficile de concevoir les french fries américaines tenant un rôle équivalent. Celles-ci sont plutôt le signe avant-coureur d’une mauvaise santé dans des ouvrages tels que Fast Food Nation. Bien que toutes deux issues de la pomme de terre, ces icônes culinaires constituent vraiment deux parties distinctes d’un tout. La french fry est profondément enracinée dans la conscience américaine mais lexicalement reliée à la France, et les pommes frites françaises demeurent bien françaises mais n’ont d’importance symbolique forte que par contraste avec leurs parentes pauvres américaines. Sans cela, la pomme frite n’aurait pas sa place dans la tradition culinaire française et ne se distinguerait pas comme « une appellation donnée à des pommes de terre ». Les deux signes sont donc interdépendants et n’existent pas l’un sans l’autre.
Notes de bas de page
1 Tous les mots français en italique sont en français dans le texte original anglais (note de la traductrice).
2 Barthes R., Mythologies, p. 9.
3 Ibidem, p. 74.
4 Ibid., p. 69.
5 Ibid., p. 74.
6 Loc. cit.
7 Cendrars B., Bourlinguer, p. 276.
8 Ibidem, p. 277.
9 Loc. cit.
10 Brillat-Savarin A., Physiologie du goût, p. 345.
11 Ibidem, p. 344.
12 Ibid., p. 127.
13 Castelot A., L’Histoire à table, p. 542.
14 Loc. cit.
15 Hess K., « The Origin of French Fries », p. 44.
16 Castelot A., op. cit., p. 517.
17 Teuteberg, Hans Jurgen, Flandrin Jean-Louis, « The Transformation of the European Diet », p. 444.
18 Hess K., art. cit., p. 42.
19 Ibidem, p. 43.
20 Castelot A., op. cit., p. 544.
21 Escoffier A., Le Guide culinaire, p. 763.
22 Goncourt E. & J., Journal, II, p. 615.
23 Ibidem, II, p. 618.
24 Loc. cit.
25 Flaubert G., Correspondance-1845, p. 116.
26 Goncourt E. & J., Journal, III, p. 103.
27 Ibidem, II p. 406.
28 Loc. cit.
29 Goncourt E. & J, Journal, III, p. 444.
30 Zola E., Le Ventre de Paris, p. 670.
31 Ibidem, p. 783.
32 France A., Le lys rouge, p. 35.
33 Loc. cit.
34 Proust M., Sodome et Gomorrhe, p. 937.
35 Duhamel G., Biographie de mes fantômes, p. 142.
36 Ibidem, p. 143.
37 Loc. cit.
38 Meersch M. van der, Invasion 14, p. 333.
39 Ambrière F., Les Grandes vacances, p. 374-375.
40 Ibidem, p. 375.
41 Céline L.-F., Mort à crédit, p. 490.
42 Barthes R., Mythologies, p. 74.
43 Céline L.-F., op. cit., p. 611.
44 Boston, 1832, p. 150.
45 Henry O., Rolling Stones, p. 147.
46 Fischler C., « The ‘‘McDonaldization’’ of Culture », p. 541.
47 Bazinet Kenneth R., « Freedom Fries are no more », p. 7.
48 Loc. cit.
49 Bellantoni C., « Hill fries free to be French again… ».
50 Loc. cit.
51 Loc. cit.
52 Levitt J., « Any Way You Fry It », n. p.
53 Fischler C., « The ‘‘McDonaldization’’ of Culture », art. cit., p. 528.
Auteur
Professeur associé de français,
Bard College de Simon’s Rock, États-Unis.
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