Chapitre III
À l’échelle de l’Asie : un maintien paradoxal des vins de riz sur l’archipel nippon
p. 53-73
Texte intégral
1Bien que mal connus en Occident, aujourd’hui masqués par la consommation de bière et les boissons distillées, les vins de céréales et plus particulièrement les vins de riz ont une longue histoire en Asie orientale. Ce sont d’anciennes boissons de civilisation qui ont longtemps relié les hommes au divin dans les rites sociaux et agricoles des sociétés traditionnelles. Leur géographie est donc une géographie héritée et les quelques restes actuels en constituent autant de témoins.
2Le saké fait partie de cette famille de boisson. Il en a partagé l’origine et les développements successifs avant de présenter une trajectoire différente. Pour comprendre la place particulière que peut avoir le saké parmi les autres vins de riz en Asie et son maintien paradoxal sur l’archipel nippon, il faut s’interroger sur le lien identifié par Pierre Gourou entre « riz et civilisation1 ». En tant que prolongement de la riziculture, les vins de riz font partie de ce genre de vie, qu’ils caractérisent sans toutefois le déterminer entièrement.
3Ce lien permet de répondre à la question des origines des boissons fermentées à base de riz et à se demander pourquoi la logique rizicole, qui a par le passé conduit à une production importante de vins de riz, n’a pas permis à ceux-ci de se maintenir de manière importante hors du Japon.
Les vins de riz : une géographie est-asiatique
Des marqueurs du genre de vie rizicole…
4Dans le cadre des civilisations qui composent l’Asie orientale, les boissons alcooliques issues du riz, adaptées aux différents milieux, font partie du genre de vie rizicole. Le saké est donc loin d’être le seul vin de riz. Ceux-ci s’étendent de la Chine au Népal et leur extension englobe la péninsule indochinoise, l’Indonésie, les Philippines et la Corée.
5En Chine, le huangjiu (vin jaune), un vin de riz proche du saké, est produit dans trois provinces de l’Est : le Jiangsu, le Fujian et le Zhejiang. Il s’agit d’un vin de riz utilisant les techniques du ferment et des fermentations parallèles. Sa couleur va du jaune au brun car il est vieilli dans des pots en terre. Le plus connu des huangjiu est le shaoxingjiu (vin de Shaoxing) qui doit son nom à la ville de Shaoxing dans la province de Zhejiang. Le shaoxingjiu est une boisson connue et appréciée tant en Chine que dans les pays voisins. Une partie de la production est exportée, notamment vers le Japon2.
6En Corée, le makkoli, breuvage non filtré et peu alcoolisé issu de la première transformation du riz par les moisissures du kôji, est la boisson la plus répandue. Son aspect laiteux est proche du nigorizake japonais bien qu’il soit moins alcoolisé (6 à 8° d’alcool). Il s’agit d’un vin de riz ancien très ancré dans les habitudes de consommation. Sous la dynastie Koryo (918-1392), il était souvent appelé « vin de fleurs de poires » car il était bu sous les poiriers en fleur. D’autres vins de riz sont produits en Corée : le shogokchu d’Hassan et le paegilchu de Kyeryong. Ces vins de riz filtrés sont très proches du seishu produit au Japon, mais leur production reste cependant régionale et peu développée3.
7À Taiwan, plusieurs minorités non Han consomment des boissons de riz fermentées produites soit en utilisant la technique du ferment soit en utilisant celle du recrachement. Ainsi par exemple, en vue des fêtes, les Atayal (tribus du centre de Taiwan) cuisent du millet, le mâchent et le recrachent. Ce mélange sert de starter à la fermentation du riz. Le breuvage est ensuite préparé dans une sorte de calebasse. Les Bunum, eux, utilisent une sorte de kôji pour préparer leur boisson traditionnelle appelée akaza. Elle est consommée pour les fêtes. Les hommes s’assoient autour d’une jarre contenant le breuvage et ils le boivent à l’aide de pailles en bambou4.
8En Indonésie la technique du ferment est aussi présente. Le ferment est préparé à l’aide de riz ou de manioc puis mis à fermenter pendant deux ou trois jours dans des feuilles de banane, avant d’être ajouté au riz. Ces boissons épaisses et peu alcoolisées sont généralement bues mélangées à du lait de coco. Du piment rouge est souvent inséré pour la conservation5. À Java et à Bali, une production en usine existe et ces boissons appelées brem et titrant autour de 10° d’alcool sont vendues sur les marchés. À Bali, l’un d’eux, plus élaboré et filtré est commercialisé sous le nom de « Bali rice wine ».
9Aux Philippines, la tribu des Ilokano fabrique une sorte de cervoise de riz. Les femmes du village mâchent et recrachent le riz cuit pour le faire fermenter, mais seuls les hommes peuvent en boire lors des rituels. Le breuvage se consomme dilué avec de l’eau6.
10Des pratiques identiques existent dans l’Asie continentale du Sud-Est, en Thaïlande, en Malaisie ou dans la péninsule indochinoise au Vietnam, au Laos et au Cambodge. Le géographe Pierre Gourou avait noté dans les années 1930, dans ses travaux sur les paysans du delta Tonkinois, que des villages Annamites consommaient une sorte de bouillie de riz fermentée et que, pour des raisons de contrôle de la fabrication d’alcool de la part des autorités coloniales, « cet aliment alcoolisé ne [pouvait] être fabriqué en dehors de l’époque des fêtes, car on [passait] très facilement de l’aliment alcoolisé à l’alcool7 ».
11Les dernières traces de vins de riz se retrouvent dans l’Himalaya au Népal et au Tibet où quelques boissons fermentées utilisant la technique du ferment existent. Les plaines et les basses vallées du Népal utilisent parfois du riz, mais la majorité fait son « vin » à partir de sarrasin ou d’orge8.
... situés dans la première aire de diffusion de la riziculture
12Les boissons fermentées à base de riz n’ont donc absolument pas une répartition mondiale et ne suivent pas les contours de la géographie de la riziculture actuelle. Si celle-ci est présente un peu partout, les vins de riz n’existent semble-t-il que dans les vieilles régions rizicoles : la Chine, la Corée, le Japon, l’Asie du Sud-Est.
13Reprenons rapidement la diffusion du riz dans le monde. À partir des foyers de la Chine du Sud et de l’Asie du Sud-Est où la domestication de la plante est estimée réalisée vers -4000, la riziculture a atteint la Corée et le Japon vers le 1er millénaire avant notre ère. Vers -2500, elle avait gagné l’Inde d’où les troupes d’Alexandre ont rapporté la précieuse céréale aux Grecs. Le riz poursuit ensuite son chemin en Iran sur les rivages de la mer Caspienne, et conquiert tout le Moyen Orient, Madagascar et la côte orientale de l’Afrique. On le retrouve à Ceylan au ive siècle. Les Arabes l’introduisent en Afrique du Nord puis en Espagne au xie siècle. Il n’arrive en France et en Italie que vers le xve siècle. Les Portugais l’emportent avec eux vers les Amériques. Il gagne la Caroline du Sud fin xviie et la Californie fin xixe seulement. Au xxe siècle il est introduit en Afrique de l’Ouest et en Australie.
14Si nous résumons, seules les régions où la naissance de l’agriculture correspond à la domestication du riz ont produit des vins de riz, tandis que les régions de conquête plus tardive n’en ont pas produit. Une des raisons semble être la présence déjà bien ancrée d’autres « céréales de civilisation9 » et d’autres boissons alcooliques au moment de l’arrivée du riz. Cet élément a certainement été décisif pour empêcher le développement de vins de riz hors de leur foyer originel, car des habitudes du boire et du manger en liaison avec les paysages avaient déjà été construites de façon différente. C’est le cas pour le monde méditerranéen, l’Afrique et les Amériques où le riz est arrivé trop tard pour prendre une place centrale dans l’imaginaire des peuples.
15Ainsi, en Méditerranée où le riz a été introduit relativement tard, entre le xiie et le xive siècle avec des considérations de mise en valeur de terres impropres à d’autres cultures (deltas, marais, etc.), la trilogie blé-vigne-élevage était déjà en place depuis l’Antiquité et avait à la fois structuré l’espace et l’imaginaire10. Il en va de même dans le Nouveau Monde où le riz a été introduit avec des considérations rationnelles aux xviie et xixe siècles et où il a pris sa place dans les cultures commerciales sans créer, ni au nord ni au sud, de système d’organisation des sociétés autour de sa culture. Dans ces espaces, la géographie de l’alimentation distingue des régions où le riz est à la base d’une alimentation locale voire d’une identité des plats (Camargue, Floride, etc.), mais il n’a développé aucune boisson spécifique.
16L’Afrique présente un cas à la fois semblable et différent car le riz aurait pu s’y développer et créer des civilisations aux genres de vie centrés autour de sa culture. Pourtant, à part quelques contre-exemples à Madagascar et en Afrique de l’Est, malgré une variété indigène (oryza glaberina) et un potentiel rizicole riche dans les régions de deltas, il n’a jamais trouvé sur ce continent sa terre d’élection. La situation a changé au xxe siècle sous l’impulsion des aménageurs coloniaux, mais là aussi, trop tard pour créer un genre de vie propre. Aucun vin de riz ne semble s’y être développé mais le cas de Madagascar et de l’Afrique orientale mériterait cependant des recherches plus poussées. On sait que l’océan Indien a été un carrefour de civilisation et de migrations et on connaît également l’origine indonésienne et l’attachement culturel à la riziculture de certaines populations de Madagascar, les Mérina notamment11. Il ne serait donc pas impossible d’avoir ou d’avoir eu, chez certaines populations, des vins de riz. Cette question a cependant peu intéressé les chercheurs et la bibliographie est muette sur le sujet.
17Un point intrigue toutefois. Les mondes indiens et turko-iranien ont aussi été structurés assez tôt par la riziculture et le riz y occupe toujours une place importante dans les pratiques alimentaires. Ces régions n’ont pas semble-t-il développé de vins de riz. L’islam a certainement sa part de responsabilité, mais il n’explique pas tout, notamment pour l’Inde. Il se trouve que dans ces espaces d’autres boissons alcooliques existent ou ont existé, mais pas de vins de riz. Ceux-ci restent l’apanage de l’Extrême-Orient.
Deux types de boissons bien distinctes dans l’aire de diffusion du kôji
18La limite des vins de céréales se situe entre l’Inde et le Népal. Du côté de l’Inde, plus tournée vers le monde méditerranéen, il y a une production de boissons de type bière, attestée depuis l’Antiquité ; du côté du Népal, il y a une utilisation du kôji pour faire fermenter à la fois du riz, de l’orge ou du sarrasin.
19Une donnée d’ordre technique peut ainsi être établie pour circonscrire l’aire de diffusion des vins de riz : celle du kôji12. L’utilisation de moisissures pour réaliser la saccharification de l’amidon des céréales, des féculents et même de certains produits d’origine animale ne se limite pas uniquement aux boissons. Elles entrent dans la fabrication de divers produits fermentés comme le shôyu ou le miso qui sont des éléments qui se retrouvent de manière plus ou moins semblable dans la plupart des cuisines « asiatiques ». Une des explications de la grande différence entre l’aire de la bière et celle des « vins » de céréales peut être le climat. La bière est née dans les espaces aux climats chauds et secs du Moyen Orient, caractérisés par la domestication du blé. Elle est indissociable de la panification dont le malt est un prolongement. De leur côté, les vins de riz sont nés sous les climats humides de l’Asie tropicale caractérisés par des genres de vie rizicoles. Le riz consommé en grains ne pouvait donner lieu à une panification et à un malt, il a fallu trouver quelque chose de plus complexe, le ferment, qui s’est arrêté aux frontières de l’Himalaya.
20Cette aire du kôji recoupe donc l’aire de civilisation du monde sino-confucéen. Tout comme elle, les vins de riz se sont arrêtés au Népal. L’Himalaya constitue donc une frontière à l’ouest de laquelle, dans le monde indien, nous retrouvons ensuite des boissons de type bière élaborées selon la technique du malt13.
21L’observation des différents vins de riz existants à l’échelle de l’Asie orientale fait également apparaître deux catégories bien distinctes en termes de fabrication. La première catégorie, qui correspond à l’espace Chine-Japon-Corée, produit des vins de riz à partir d’une technique utilisant un ferment et d’une méthode plus ou moins élaborée des fermentations parallèles ; la seconde catégorie regroupe des vins de riz dont la première transformation de l’amidon est obtenue à partir d’une mastication de riz cuit. Elle correspond à une zone plutôt périphérique et aux îles du Pacifique même si les deux zones tendent à se mélanger.
22À l’origine il semble donc y avoir eu deux techniques distinctes mais ensuite la diffusion de la meilleure méthode de fabrication a probablement fait abandonner la première, moins efficace, ce qui explique la présence de ferment aussi dans la zone Sud-Est asiatique. Rappelons que les vins de riz obtenus par mastication et recrachement du riz ne subsistent aujourd’hui qu’à l’état de traces et que les peuples qui les produisent sont des minorités longtemps restées à l’écart.
Une ancienne boisson de civilisation
À l’origine du ferment : un mariage chinois
23Les boissons fermentées à base de céréales datent de la révolution néolithique (vers -5000). Avant d’être consommées sous forme de pain ou de pâtes, les premières céréales (blé, orge, millet, épeautre) étaient consommées en bouillies, lesquelles se mettent facilement à fermenter par temps chaud. Les traces de poteries pouvant avoir servi de vase à fermentation sont à peu près concomitantes entre le Moyen-Orient et l’Asie. D’après les fouilles archéologiques, des vaisselles de fermentation datant -4500 ont été retrouvées en Chine dans le Shantung14.
24Pour le riz, qui n’est pas consommé sous forme de farine ou de bouillie, l’hydrolyse de l’amidon peut être obtenue soit par une germination préalable des grains soit par la technique du masticage du riz cuit. Les premières boissons ou bouillies alcooliques à base de riz ont vraisemblablement une origine accidentelle, les levures présentes dans l’air ayant commencé à faire fermenter un peu de riz recraché et abandonné, ou bien, un riz déjà un peu germé laissé à macérer. La découverte de ces boissons rudimentaires issues du riz suit donc celle de la riziculture. En Asie, d’après les dernières données de l’archéologie, la progression semble avoir été la suivante : les premières traces de domestication ont été observées dans le bassin du Yangtze vers -6000. D’autres traces ont été retrouvées en Asie du Sud-Est et peuvent provenir d’un autre foyer. La diffusion s’est ensuite faite vers le nord, la Corée et le Japon autour de -40015.
25L’origine accidentelle ne peut toutefois pas raisonnablement être évoquée pour les boissons utilisant un ferment de type kôji et la technique des fermentations multiples qui est trop complexe. Sans un ferment qui servirait de starter, la première transformation de l’amidon par le mycélium ne peut donner qu’une bouillie très faiblement alcoolisée, appelée amazake au Japon et li (vin doux) en Chine. Pour reprendre la terminologie de la méthode de fabrication japonaise, toute la difficulté du vin de riz est d’obtenir le moto et de faire fonctionner les deux transformations en parallèle. Une telle technique nécessite une société qui devait déjà avoir atteint un niveau technologique assez élevé et une maîtrise des premières boissons à base de blé, d’orge et de riz, pour avoir pu croiser leurs techniques et obtenir un breuvage plus élaboré. Les techniques d’encadrements incitent à penser que seule la Chine a été à cette époque capable de réaliser une telle synthèse.
26Pourquoi un passage par le blé a-t-il été nécessaire ? Le passage du vin doux de céréale et de la bière à un vin de riz est semble-t-il un croisement entre les processus de panification et ceux du riz16. La panification avec le levain et son prolongement naturel, la bière, donne une partie du processus. De son côté, le riz, hydrolysé par le champignon aspergillus en donne la seconde moitié. Il fallait ensuite penser à le combiner avec l’action des levures, puis l’utiliser avec le riz. Une telle technique ne pouvait être mise en place qu’avec une civilisation agricole diversifiée comme celle de la Chine. En d’autres termes, les vins de riz sont, à l’égal de la civilisation chinoise, le fruit du mariage heureux entre la Chine du blé et celle du riz.
27Apparemment les Chinois n’ont jamais fait de vins de riz avec la technique du recrachement17. Si l’on se base sur des sources écrites, la fabrication de vins de riz utilisant un ferment est attestée en Chine sous les Han (-221 – 207)18. Une description détaillée de la fabrication du ferment existe dans le Chhi Min Yao Shu (texte sur l’agriculture de 544 compilé par Chia Ssu-Hsieh)19. Neuf sortes de ferments y sont décrites. Huit d’entre eux étaient fabriqués à base de blé, un à base de millet, aucun avec du riz. Les recettes comprenaient un mélange de blé ou de millet, de mycélium et de levure. Ensuite le ferment était mélangé avec du riz cuit et de l’eau ce qui permettait d’obtenir un vin de riz. Le caractère kôji en japonais (chhü en chinois) qui désigne le ferment composé de la clef du blé et du riz emballé qui apparaît sous les Han renseigne ainsi parfaitement sur la fabrication. À partir des Han, les vins de riz et de millet (shu) sont des boissons renommées et appréciées, chantées par les poètes. Zou Yang, un écrivain du iie siècle avant notre ère, distingue les deux sortes de boissons alcooliques, le li et le jiu en comparant leurs vertus dans un poème dédié à la gloire du vin. Il décrit le li comme doux et plus blanc et le jiu comme fort et complexe20.
28Qu’en était-il des époques antérieures aux Han ? La technique était-elle déjà connue ? Les sources écrites mentionnent des vins de millet et de riz sous les Hsia dans les annales des Wei, donc aux alentours de second millénaire avant notre ère. De la vaisselle spécifique existait, ce qui laisse penser qu’il s’agissait d’une boisson relativement raffinée. Des traces de levures ont également été retrouvées dans des poteries datées de -3000 sur lesquelles étaient inscrites le caractère yu qui signifie vase de fermentation. Il est cependant impossible de savoir si la dégradation de l’amidon des céréales était obtenue à partir d’une germination ou d’un ferment et sur ce point les spécialistes divergent21.
29Un dernier point à prendre en considération et qui pourrait aider à dater l’apparition des vins de riz est le fait que les céréales de l’Antiquité chinoise étaient le blé, le millet et l’orge, beaucoup plus que le riz. Ce n’est qu’avec la conquête du Sud par les Han que le riz prend de l’importance. Le vocabulaire chinois relatif au riz est d’ailleurs en grande partie emprunté à la langue thaï22. En considérant ces données civilisationnelles, nous pouvons penser que, comme la riziculture ne se développe véritablement que sous les Han et qu’à cette époque la civilisation chinoise fait un véritable bond en avant au niveau des techniques, c’est certainement autour des premiers siècles avant notre ère que les véritables vins de riz issus d’un ferment apparaissent. Le mariage des deux techniques a peut-être été découvert avant mais ce n’est qu’à cette époque qu’il se développe au point de donner lieu à une véritable consommation en dehors des seuls rites religieux.
Une relation étroite avec le divin
30Si les vins de riz sont devenus des boissons de civilisation, c’est d’abord parce qu’ils ont été dès leur origine en relation directe avec le divin. Par la fermentation, manifestation de la vie, les boissons alcooliques ont été très tôt associées aux divinités. En ce qui concerne les boissons issues de céréales, leur importance est directement liée à celle du développement de l’agriculture. Si l’on suit la thèse de Renée Girard sur le bouc émissaire, appuyée par les travaux de Jacques Cauvin sur le Moyen Orient, l’origine de l’agriculture serait d’origine sacrificielle23. Jacques Cauvin a parfaitement démontré que la révolution du Néolithique est précédée par une révolution religieuse et une transformation des divinités. Aux origines semble donc avoir été le rite.
31Dans cet espace de civilisation, le riz fait partie des céréales nobles et le « vin » qui en est issu est le prolongement de cette importance. Pour se faire une idée de l’usage des vins de riz dans les premiers siècles de leur invention, il faut donc se tourner soit vers l’archéologie, soit vers l’anthropologie et les pratiques actuelles des minorités continuant à fabriquer des vins de riz, soit vers les sources historiques de l’Antiquité chinoise. Les pratiques que l’on retrouve dans le lointain passé de la Chine, au temps où les fonctions royales et religieuses étaient encore liées dans une pratique proche du chamanisme, montrent que les boissons alcooliques étaient indispensables à l’organisation des fêtes et des rites. Ces rituels se retrouvent à la fois sous les Shang (-1570 – -1045) et sous les Zhou (-1122 – -256) et sont décrites dans le Livre des Odes et les annales des différentes dynasties.
32Chaque célébration et chaque fête donnaient lieu à des libations très nombreuses. La place des boissons était alors de faire le lien entre la terre et le ciel. Le Guoyu, annales des Zhou, indique le rôle d’une liqueur pour la purification des corps et des âmes.
Quand le moment était jugé convenable par le grand astrologue, le roi demandait aux ministres de se purifier et au ministre des travaux publics de balayer l’aire des sacrifices dans le champ sacré. Le roi se retirait alors dans la salle des abstinences : il buvait la liqueur pure. Le grand jour arrivé, le roi procédait à une libation de liqueurs aromatisées avant de se retirer. Puis le roi labourait un sillon. […] En ce temps-là le roi se consacrait uniquement aux travaux de l’agriculture. De cette manière, il était possible de plaire aux dieux.
cité par R. Mathieu (1996), p. 12
33Nous y retrouvons dans cet extrait le rôle d’un roi chamane et du rituel du commencement de l’agriculture présents dans toutes les civilisations agricoles ainsi que celui de la liqueur sacrée, forcément une boisson fermentée à base de céréales. Plus tard, dans les sources de l’époque Han, un lettré qui dissertait sur le vin indiquait :
Le vin est un don des dieux. Les légistes l’utilisent pour nourrir tout ce qui est sous le ciel, offrir des sacrifices, prier pour la prospérité, supporter la faiblesse et guérir les maladies. Pour des centaines de prières, le vin est indispensable.
cité par Huang & al. (1997), p. 168
34Cette conception du « vin », entendu au sens chinois, et les rituels associés se sont maintenus dans le système impérial chinois et se sont diffusés en même temps que l’influence culturelle qu’a pu avoir l’Empire du milieu sur le reste de l’Asie. Aujourd’hui encore, des pratiques semblables continuent d’être perpétuées par l’Empereur du Japon dans la rizière sacrée du palais impérial de Tôkyô et dans les divers sanctuaires shintô du pays. Ailleurs, dans les rituels confucéens les vins de riz ont souvent laissé la place à des offrandes d’alcools distillés mais les vins de riz se retrouvent pourtant toujours dans les pratiques de diverses minorités, comme par exemple chez les Garos, habitants des montagnes de l’Assan, à l’est du Brahmapoutre étudiés en 1965 par R. Burling qui notait à propos de leurs rituels que « pour aider à la maturation des récoltes, les Garos organisent des cérémonies régulières. Pour plusieurs d’entre elles, chaque maison offre en sacrifice aux dieux un animal et leur sert son sang ainsi qu’une sorte de boisson de riz fermentée, dans l’espoir que les divinités regarderont la croissance de leurs cultures avec bienveillance24. »
De l’âge d’or au déclin
35Au niveau des boissons alcooliques de céréales la Chine était dans l’Asie des premiers siècles de notre ère le pôle de la civilisation et des techniques. Autour d’elle gravitait un ensemble où les boissons sont faites à partir de céréales mastiquées. À partir de l’invention du ferment, les vins de riz chinois, plus élaborés se sont diffusés en même temps que la civilisation chinoise sous les Han. Tout d’abord vers le nord et la Corée25. Ils atteignent le Japon vraisemblablement vers le iiie siècle. La diffusion se fait également vers l’Asie du Sud-Est où les vins de riz issus du ferment remplacent peu à peu dans les rituels et chez les élites dirigeantes les boissons issues du riz mastiqué et recraché. La période de près d’un millénaire qui s’étend du iiie au xiiie siècle correspond à l’âge d’or des vins de riz. Ils sont fabriqués dans l’ensemble de l’Asie. Diverses innovations techniques permettent d’améliorer la technique du ferment26.
36Un premier déclin apparaît face aux boissons distillées qui, à partir du xiiie siècle, connaissent un succès attesté par les sources écrites dans l’ensemble de l’Asie27. À propos de cette technique, Pierre Gentelle indique que le principe de la distillation semble être connu en Chine dès l’époque Han (-206 – 8), mais la véritable diffusion des eaux-de-vie ne se serait faite que sous les Song (960 – 1279) où un manuel technique daté de 1117, le Bei shan jiu jing en détaille la fabrication28. Ce sont probablement les Mongols qui ont apporté dans tout l’Extrême-Orient les boissons distillées et les ont imposées au gré de leurs conquêtes. Après la prise de Pékin en 1215, les troupes mongoles se tournent vers la Corée en 1230 puis descendent vers le Sichuan, la Birmanie et le Vietnam. En 1274, ils échouent au Japon mais prennent la totalité de la Chine du Sud. Leur avancée s’arrête sur deux échecs à la fin du siècle, au Japon et à Java. Après les vagues mongoles, les boissons fermentées semblent perdent leur prépondérance. Mais le manque de sources fiables nous empêche d’en dire plus sur leur recul.
37Pourquoi les alcools se sont-ils apparemment diffusés si facilement ? La boisson la plus forte remplace-t-elle forcement la moins forte ? Cette hypothèse trop simple ne peut suffire puisque si nous comparons l’évolution qui a lieu en Europe à l’Époque moderne, le whisky n’a pas remplacé la bière, pas plus que le Cognac n’a remplacé le vin. Il faut donc chercher d’autres explications.
38La première raison est de nature sociale et culturelle. Même si les Mongols ont régné sur le continent et le monde chinois que peu de temps (de 1206 à 1367), ils y ont favorisé les échanges et le brassage des pratiques des populations. Les boissons distillées qui amènent rapidement à l’ivresse avaient leur préférence et elles semblent ainsi être devenues les boissons d’une élite guerrière qui a imprimé ses pratiques sur la Cour et les classes aisées. À l’appui de cette thèse, il est attesté que pendant le règne des Mongols, la Cour et les riches buvaient beaucoup et que plusieurs empereurs sont morts d’alcoolisme29.
39Il faut ajouter d’autres raisons d’ordre technique. Les alcools distillés se transportent et se conservent beaucoup plus facilement que les vins de riz, surtout dans un milieu aussi chaud et humide que celui de l’Asie du Sud-Est. Les vins de riz étaient des boissons complexes, difficiles à fabriquer et qui se gâtaient rapidement. Inversement les boissons distillées sont beaucoup plus simples et se conservent facilement dans le climat tropical humide.
40Enfin, ne mésestimons pas le déclin du divin qui était associé aux vins de riz dans l’Antiquité. Les synthèses bouddhiste et taoïste avaient déjà fait reculer leur importance spirituelle, la simplicité de la distillation leur a probablement enlevé le reste. Le remplacement des offrandes aux dieux et aux ancêtres par des alcools de riz n’a donc pas posé de problèmes car le vin de riz avait déjà, semble-t-il, perdu son côté divin.
41Il est impossible de proposer une chronologie de ce recul entre le xiiie siècle et aujourd’hui mais ce que nous pouvons constater est que les seules pratiques associant des boissons fermentées qui subsistent encore le sont dans les contextes villageois des minorités. À l’ouest et en Indonésie, il faut également ajouter la pénétration de l’islam qui a interdit la consommation de toutes les boissons alcoolisées. De son côté, le Japon a accordé très peu d’importance aux boissons distillées. Leur apparition s’est faite d’ailleurs très tard, puisque les sources de la Cour impériale n’en font mention qu’au milieu du xvie siècle30. Elles ne s’imposeront pourtant pas et leur consommation se limitera à l’île de Kyûshû jusqu’à la seconde partie du xxe siècle.
42Un second déclin de la consommation des vins de riz en Asie s’effectue ensuite face à la bière. L’introduction de cette boisson en Asie orientale se fait au milieu du xixe siècle lorsqu’elle est apportée par les occidentaux dans le contexte des empires coloniaux et des concessions. Ce n’est pourtant que dans la seconde partie du xxe siècle que sa domination des pratiques de la boisson commence. Ses facilités de fabrication, son amertume qui convient bien avec les saveurs épicées et son effet désaltérant dans des climats chauds expliquent son succès. Cette fois le Japon a été touché de la même manière que les autres pays, il a même été le premier à amorcer ce processus assez général dès les années 1960, tandis que pour la Corée il a fallu attendre les années 1980 et pour la Chine les années 1990.
43Curieusement, alors qu’il n’en est pas l’inventeur, le Japon s’est approprié le vin de riz jusqu’à en faire sa boisson nationale au point que l’on croit souvent aujourd’hui qu’il s’agit d’une boisson authentiquement japonaise. Cette vision, basée sur la géographie contemporaine des vins de riz, masque ainsi une réalité beaucoup plus complexe sur laquelle nous reviendrons. Parmi les raisons de cette inversion, nous pouvons identifier l’importance du climat. Si le climat tropical convient très bien à la fermentation, il est trop humide pour la conservation des vins de riz, et, pour un bon contrôle et un processus porté à la perfection, il faut un climat avec un hiver bien marqué comme c’est le cas au Japon. La géographie du Japon par rapport au continent semble avoir joué un autre rôle, car l’archipel n’a jamais été envahi et a eu peu de contacts ou bien des contacts choisis. Au niveau des pratiques de la boisson, à partir d’un même héritage, il a donc eu un développement d’une trajectoire propre qui est différente de celle du reste de l’Asie Orientale.
La place à part du saké parmi les autres vins de riz
44Par un processus d’inversion des réalités historiques et partant des considérations actuelles, les autres vins de riz apparaissent comme des cousins éloignés et moins avancés du saké. Cette affirmation est abusive sur le plan historique, mais rend toutefois compte d’une place à part du saké parmi les autres vins de riz. Trois critères permettent de s’en rendre compte : l’importance de la production et de la consommation, la qualité de la production et les aspects culturels. Nous allons les analyser à partir de l’étude des trois pays où le vin de riz garde une certaine importance : la Chine, le Japon et la Corée.
L’importance de la consommation
45Dire que le Japon est le pays qui consomme le plus de vin de riz est une évidence qu’il faut pourtant essayer de quantifier. Il est cependant assez difficile d’effectuer des comparaisons entre les pays pour ce type de boissons. D’abord en raison du fait que l’importance de la consommation de bière masque aujourd’hui un peu partout une partie de cette réalité, ensuite du fait de la faible distribution des vins de riz et de la diversité des appareils statistiques disponibles. Les statistiques internationales que l’on utilise en général pour ce type de comparaison prennent en compte uniquement les boissons classiques (bière, vin, alcools) et laissent celles qui nous intéressent dans une catégorie « autre » qui regroupe un peu de tout et qu’il est impossible d’utiliser.
46Seuls trois pays mentionnent les vins de riz dans leurs statistiques : la Chine, la Corée et le Japon. Pour le cas de la Corée les chiffres sont disponibles en anglais, par contre dans le cas de la Chine, les statistiques des vins de riz sont uniquement disponibles en chinois. Dans les autres pays de l’aire asiatique, les vins de riz, certainement en raison de leur faible production, ne sont pas comptabilisés dans une catégorie spécifique. Un autre problème concerne la différence entre les boissons comptabilisées dans les statistiques. Au Japon, il s’agit du seishu, en Corée du makkoli et en Chine du huangjiu. Si seishu et huangjiu sont des vins de riz filtrés, le makkoli est un vin de riz non filtré dont les équivalents chinois et japonais sont comptabilisés dans la catégorie « autre ». Inversement, les vins de riz filtrés coréens, certainement en raison de leur faible production, ne font pas l’objet d’une catégorie statistique.
Fig. 8. Production et consommation comparée des vins de riz en Chine, au Japon et en Corée en 2002. [sources : Japan National Tax Agency Report 2003, China Statistical Yearbook 2003 et KoreanTax Agency Report 2003]
Production | Consommation par habitant | Part des vins de riz | |
Chine | 14400 | 1.5 | 0.6 % |
Japon | 8900 | 8.7 | 10 % |
Corée | 1750 | 3.6 | 2 % |
47Ces divers points étant posés, nous pouvons par exemple, à l’aide des chiffres de 2002, esquisser une comparaison entre les trois pays que sont la Chine, le Japon et la Corée. En termes de production, c’est la Chine qui est le plus grand producteur de vins de riz, mais compte tenu de sa population, leur consommation est négligeable. En effet, au vu de la très grande différence de population entre les trois espaces qui servent de trame à l’analyse, seules les données de consommation annuelle par habitant sont vraiment significatives. Les Japonais sont donc bien les plus grands consommateurs de vins de riz. En 2002, avec près de 9 litres par habitant et par an, ils ont consommé plus de deux fois plus de vins de riz que les Coréens et près de cinq fois plus que les Chinois.
48Un autre élément révélateur est le rapport dans les trois pays entre l’alcool distillé et le vin de riz : les Japonais sont les seuls à boire plus de vin de riz que de boissons distillées. En 2002 le rapport pour le Japon était de 1,25 tandis qu’en Chine et en Corée il était autour de 0,2. Il s’agit d’une véritable spécificité du boire qui n’a pas d’équivalent dans les autres pays d’Asie. En considérant que les boissons distillées contiennent un degré d’alcool bien plus important que les vins de riz, on voit que la Chine et la Corée ont une pratique de la boisson très influencée par les boissons fortes.
49Si nous considérons à présent les régions de production des vins de riz, la production chinoise est concentrée dans trois provinces de l’Est uniquement : le Jiangsu, le Fujian et le Zhejiang. Nous pouvons supposer qu’une grande partie de la consommation est réalisée dans ces régions. Inversement, en Corée et au Japon, les vins de riz concernent l’ensemble du territoire, grâce au makkoli pour le cas coréen. En prenant en compte uniquement les vins de riz filtrés, seul le Japon présente une production et une consommation sur l’ensemble de son territoire. En Corée, l’équivalent du seishu et du huangjiu n’existe que dans deux régions, celle d’Hassan et celle de Kyeryong.
50Au Japon le saké est donc toujours une boisson nationale, même si sa consommation a aujourd’hui considérablement baissé face à la bière. Pour avoir une meilleure idée de l’importance du saké, il faudrait prendre des données des années 1970 où la consommation de saké était à peu près égale à celle de la bière et presque dix fois supérieure à celle des boissons distillées. L’importance du saké parmi les autres vins de riz se remarque de la manière suivante : au Japon les régions qui ne produisent pas de vins de riz sont des exceptions tandis qu’en Chine et en Corée, c’est le contraire. Les vins de riz raffinés y sont des boissons régionales, tant dans leur production que dans leur consommation.
Le plus abouti des vins de riz
51Si nous considérons à présent la qualité, le saké peut être qualifié comme le plus abouti des vins de riz. Ce point qualitatif est plus délicat à aborder car la qualité est affaire de goût et désigner un vin de riz comme meilleur qu’un autre heurte souvent les susceptibilités nationales. Il n’est pas question ici de juger les qualités gustatives de l’un ou de l’autre mais plutôt, pour servir la démonstration, de s’intéresser aux critères de fabrication et aux normes. Ce qui apparaît immédiatement, c’est la grande différence des structures de l’industrie de la boisson dans les trois pays. En Corée, les vins de riz raffinés sont pratiquement inexistants et le pays consomme presque uniquement du makkoli. En Chine, en ce qui concerne le shaoxingjiu, malgré de très bons produits, les structures de production sont encore très artisanales et loin d’être au même niveau que la moyenne des productions japonaises qui utilisent des riz spécifiques et une méthode de fabrication parfaitement maîtrisée. En terme de professionnalisme, de fabrication et de commercialisation, la filière du saké au Japon peut tout à fait être comparée à celle du vin en France, ce qui n’est absolument pas le cas en Chine ou en Corée.
52La figure 9 analyse les procédés de fabrication, de contrôle de qualité et les conditions de vente de deux vins de riz raffinés comparables : un saké de type ginjô et un shaoxinjiu de type chennian. L’avance technique et la maîtrise des procédés mis en œuvre au Japon pour la fabrication, la conservation et les contrôles de la qualité apparaissent de façon très nette. Un autre point apparaît, la différence entre les ferments utilisés. Nous avons mentionné plus haut que la Chine utilisait une variété de ferments très importante. La variété des vins de riz et des méthodes de fabrication est donc beaucoup plus grande qu’au Japon, ce qui laisse entendre que les Japonais, en s’appropriant la technique de fabrication, ont privilégié une seule sorte de ferment qu’ils ont amélioré pour obtenir une méthode de fermentations multiples et parallèles complètement maîtrisée qui forme la caractéristique essentielle de la fabrication du saké.
53Cette différence entre la boisson chinoise et la boisson japonaise s’explique d’abord par l’histoire des deux boissons. À partir des xiiie-xive siècles, les vins de riz chinois ont cessé d’évoluer et la grande majorité des efforts s’est portée sur les boissons distillées. Inversement, au Japon, le saké a continué de progresser et les Japonais ont mis au point des techniques comme le polissage des grains de riz et la pasteurisation appliqués à grande échelle dès le milieu du xvie siècle. Ensuite, lors de l’avancée occidentale en Asie, les choix ont été différents. Après la restauration de Meiji, il y a eu au Japon un effort d’industrialisation et d’amélioration scientifique du brassage selon un processus complètement opposé à ce qui s’est passé en Chine où les produits traditionnels n’ont absolument pas fait l’objet de recherche en relation avec les avancées scientifiques. Le Japon a mis les techniques occidentales au service du saké, alors que les vins de riz chinois sont restés confinés dans les méthodes traditionnelles.
54Un dernier élément qu’il faut mentionner pour expliquer le retard chinois est le contexte particulier dans lequel s’est retrouvée la Chine pendant la seconde partie du xxe siècle avec la catastrophe de la période Maoïste qui a détruit à la fois une partie des savoirs anciens et bouleversé les systèmes commerciaux qui auraient pu se développer. Le communisme a gelé pour une trentaine d’années le développement des boissons comme le huangjiu, mais aussi tous les alcools distillés traditionnels. Il y a depuis l’ouverture du pays une évolution et il y a eu des améliorations visibles ainsi qu’un développement commercial des vins de riz, mais l’ensemble reste cependant très loin de ce qui peut se passer au Japon.
55Aujourd’hui, le développement de l’ensemble de l’Asie orientale, peut laisser penser à un rattrapage technique et donc qualitatif des différents vins de riz présents dans cette zone. Toutefois, le contexte actuel, d’ouverture des différents marchés paraît peu favorable au développement des boissons traditionnelles, mises en concurrence avec les grandes marques internationales et faisant face au développement rapide de la consommation de bière. L’évolution de la consommation de saké, à la baisse au Japon, laisse craindre que les différents vins de riz voient encore leur consommation se réduire.
56Les sociétés humaines semblent avoir mis en place très tôt dans leur histoire un mode de structuration entre céréaliculture, élevage et boissons alcooliques qui a concerné à la fois leur espace et leurs représentations, et cette structuration a ensuite très peu bougé. En Extrême-Orient, sur un espace marqué par la riziculture, la mise en place d’une boisson de civilisation issue du riz apparaît comme un développement logique. Cependant pour arriver au vin de riz, il a fallu passer par le blé et c’est la civilisation chinoise, particulièrement avancée au niveau technique et bien située au carrefour de plusieurs influences, qui a découvert la méthode du ferment.
57Malgré un rôle culturel indéniable et une relation forte avec le divin, les vins de riz ont pourtant décliné un peu partout. Seul le Japon fait exception par une curieuse inversion des réalités des pratiques du boire entre la période de l’âge d’or des vins de riz et aujourd’hui. Parmi les raisons, l’importance du climat, avec la présence de saisons bien marquées, qui est favorable à la maîtrise du processus de fermentation est à évoquer, il y a surtout la trajectoire historique particulière du pays. L’archipel n’ayant jamais été envahi et ayant eu peu de contacts ou bien des contacts choisis, au niveau des pratiques de la boisson, à partir d’un même héritage, il a eu un développement d’une trajectoire propre. La spécificité actuelle du saké parmi les autres vins de riz se traduit par une qualité très élevée, une consommation encore conséquente et le maintien d’une importance culturelle forte. Ce dernier point semble être la clef de voûte de l’explication.
Notes de bas de page
1 Gourou (1984).
2 Le huangjiu est un classique de la carte des boissons des restaurants chinois au Japon où il est appelé chokôshu.
3 Yu (1996).
4 Yoshida (1993).
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Gourou (1965), p. 180-181. Des descriptions semblables du saké ancien au Japon existent aussi et de la vaisselle spéciale était confectionnée pour le « manger » avec des baguettes. Kondo (1996).
8 Yoshida (op. cit.).
9 Sorre (1943).
10 La trilogie blé-vigne-olivier était considérée comme un don des dieux et les Grecs se définissent comme des « mangeurs de pain », créant par cette distinction une frontière symbolique avec les autres peuples. Auberger (1997).
11 Bonnemaison (1976).
12 Ishige (1998), p. 50.
13 Ibid.
14 Underhill (2002).
15 von Verschuer (2003).
16 Les explications concernant l’apparition des vins de riz en Chine reprennent ici pour la plupart les conclusions présentées dans l’ouvrage de Huang & al. (2000).
17 Ibid., p. 159.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 169.
20 Gentelle (1985), p. 391.
21 Ho Ping-Ti (1975), p. 130, cité par Huang & al. (op. cit.).
22 Gourou (1984).
23 Cauvin (1998) et Girard (2004), p. 176.
24 Burling (1965), p. 49.
25 Lee (1996), p. 4-5.
26 Huang (op. cit.).
27 En suivant les indications de Huang (op. cit.) et Gentelle (op. cit.), il apparaît qu’à partir de cette époque, les références aux boissons distillées se font plus nombreuses.
28 Gentelle (op. cit.), p. 401.
29 Ibid.
30 Yoshida (1997), p. 63.
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