Les baraques à frites dans le Nord de la France depuis le milieu du xixe siècle
p. 215-230
Texte intégral
1Lorsque ce sujet a été proposé en 2006 au comité d’organisation de ce colloque, nous ne pouvions pas deviner le cataclysme national, sinon planétaire, déclenché par la baraque à frites de « Chez Momo »1, pas plus que nous n’avions alors connaissance de l’ouvrage très intéressant de photographies originales de Rémy Robert et des témoignages ou souvenirs recueillis par Blandine Paploray dans Le Nord de la Frite2, dont on ne saurait trop recommander la lecture. Certes, il y avait bien eu une autre baraque cinématographique célèbre, mais belge et à gaufres, cette fois (tenue par Riquet et accueillante à Rosetta), dans le film Rosetta (1999) des frères Dardenne, ou encore une baraque à frites récurrente dans le film belge parodique plus confidentiel Camping Cosmos, de l’iconoclaste Jan Bucquoy (1996), mais l’objet était passé relativement inaperçu.
2Pour en venir à un registre plus sérieux, nous avions glané ou repéré depuis plusieurs années, comme spécialistes de l’histoire sociale française et nordiste des xix-xxe siècles, pour des recherches sur les populations, les relations et la protection sociales, sur la culture matérielle et la consommation, une série de documents iconographiques ou manuscrits se rapportant au commerce ambulant, et en particulier aux baraques à frites. La dénomination vient du wallon barake qui désigne une construction précaire ou une roulotte3. La baraque à frites se rencontre de places en plages, du nord de la Picardie à la Belgique wallonne et flamande. En Belgique, le terme de friterie, d’emploi généralisé aujourd’hui, est en réalité d’usage assez récent : on parlait plutôt de « friture » dans la partie francophone de la Belgique, de fritkot à Bruxelles et de frietkot ou frituur dans sa partie néerlandophone. Notre propos insistera moins sur la période récente, mieux documentée, que sur l’émergence au xixe siècle, et son ancrage ultérieur, d’un mode de consommation populaire relativement interclassiste, qui a pu à ce point façonner pour les Français une identité nordiste en dépit d’une présence aujourd’hui déclinante, décalée en regard de la diffusion de l’objet médiatisé, qui passe de la frite au mythe. Il s’agit d’insister à la fois sur la banalité de ce type de fonction commerciale ambulante, du xixe siècle au milieu du siècle suivant, et sur la manière dont elle s’exerce et prend racine dans la société sous des formes plus complexes qu’on ne croit, que révèlent les sources iconographiques (cartes postales, photographies) et des documents notariés inédits. Formulé autrement, cela revient à poser trois questions. Des « baraques » dans la rue, pour quoi faire ? Des frites sur le trottoir, comment faire ? La frite est-elle un élément du repas parmi d’autres ou plus qu’un accompagnement ?
Des baraques dans la rue, pour quoi faire ?
Une longue tradition de commerce ambulant
3Il faut, pour se replonger dans l’atmosphère des villes du xixe siècle et du premier tiers du xxe siècle, imaginer un monde où la séparation des circulations entre piétons, charrettes à bras ou hippomobiles, chevaux et fiacres, plus tard bicyclettes ou automobiles, est un vœu pieux – à l’exception du nouveau Grand Boulevard reliant à partir de 1909 les trois pôles de l’agglomération lilloise. Bien sûr, la situation à la fin du xixe siècle diffère de celle que révèlent à la fin du xviiie siècle les « embarras de Paris », grâce à la rationalisation très lente de la voirie (pavement des trottoirs et des aqueducs, égouts, alignement des maisons) et à la police des rues. En outre, sont créés dans les agglomérations, à partir des années 1870-1780, des tramways (à chevaux, à vapeur, puis électriques), dont le tracé des lignes force les autorités à faire respecter une relative discipline et à délimiter les espaces. Dans cette atmosphère, la voie publique fait l’objet d’activités parfois concurrentes, souvent désordonnées, qui ne relèvent pas de la seule circulation des biens et des personnes et nous force à modifier notre regard sur la rue et les échanges. Passons sur les divers artisans non sédentaires, tels qu’a pu les saisir à Paris l’objectif d’un Émile Atget4 (vitriers, rémouleurs…), qui arpentaient en nombre chaussées et villages pour offrir leurs services à tue-tête, et à qui leurs instruments de travail servaient d’enseignes. Nous nous attarderons davantage sur le commerce ambulant, de rue ou de place publique, qui prend des formes multiples et pas seulement en ville, même si la concentration et le niveau de vie urbains multiplient les occasions de vente : dans le Paris de l’entre-deux-guerres, 17 % des immatriculations au registre du commerce concernent encore des commerçants ambulants. Afin de mieux situer le phénomène qui nous occupe, rappelons la typologie de ce genre de commerce. L’on trouve, d’une part, le colportage traditionnel à longue distance, longtemps vivace, même au xixe siècle, distributeur au long cours de marchandises diverses, depuis les livres jusqu’aux « articles de Paris », en passant par les casquettes ou les ustensiles de cuisine… D’autre part, s’exerce une activité commerciale foraine de plus en plus encadrée, pour les marchés (souvent hebdomadaires, à jours fixes) comme pour les foires (en général annuelles), très vivaces au xixe siècle dans une région riche, en pleine croissance démographique, et qui constituent autant d’occasions de sorties, voire de fêtes. Comme les droits seigneuriaux de hallage et de plaçage ont été supprimés par la Révolution, ce sont les autorités municipales qui les exercent à leur profit, assortis d’un pouvoir de police et de contrôle de la « fidélité du débit et de la salubrité des denrées » (poids et mesures, vérifications sanitaires, lutte contre la spéculation). C’est l’œuvre du garde-champêtre, qui vérifie l’acquittement des droits de place et la conformité des produits – tâches difficiles. Si l’on excepte les halles plus ou moins grandes érigées au cœur des villes dans un « style ferroviaire » pendant le dernier tiers du xixe siècle, beaucoup de ces commerçants vendaient sur la place directement depuis leurs paniers ou carrioles, avant que la pratique des stands, tréteaux ou remorques ne se développe, avec l’usage croissant de l’automobile et des petits camions dans l’entre-deux-guerres : témoin les remorques cossues de vendeurs de spiritueux ou les distillateurs. Point important pour notre sujet : ici, c’est le client qui se déplace et non, par exemple, la voiture du laitier qui livre ses bidons. Enfin, se déroulent des ventes plus épisodiques, voire saisonnières, et informelles, dans des voitures à bras (rarement à cheval en raison du coût d’achat et d’entretien), dans des sacs ou des paniers, dont l’avantage principal réside dans la mobilité, et secondairement dans l’abri relatif que certaines procurent. La légèreté du matériel permet d’aller à la quête du chaland, de le précéder ou de le suivre, le cas échéant, en fonction de ses horaires ou de ses habitudes : marchands de glaces en été, marchands de marrons (le « grâleur de marrons »)5 ou de soupe en hiver, ou bien baraques à crêpes, à gaufres ou à bonbons (berlingots faits sur place) lors des fêtes ou des sorties du dimanche. Beaucoup de ces anciens commerces mêlent fabrication et vente, ce qui tend à rassurer le client, l’attente bavarde permettant aussi de surveiller les opérations…
4La rue est donc parcourue et utilisée par des gens et des véhicules aux rythmes et aux motivations contraires : les cartes postales représentant la Grand Place de Lille à la Belle Époque permettent de s’en faire une idée partielle6. Dans ce paysage encombré, la baraque à frites s’individualise peu, voire ne détonne pas autant qu’aujourd’hui. Sa particularité vient de la nature du produit, bon marché et surtout ressortissant au quotidien – plus fréquent dans la cuisine que crêpes ou bonbons, associés à l’exception dominicale ou festive.
Frites, urbanisation, industrialisation
5Selon l’historien belge nationaliste Jo Gérard excipant d’un manuscrit familial très douteux, les frites auraient été « inventées » à la fin du xviiie siècle dans la vallée de la Meuse : alors que la rivière était gelée, de pauvres pêcheurs auraient eu l’idée de remplacer leurs petits poissons par des bouts de pommes de terre allongés et de les mettre à frire, faute de menu « fretin » (d’où « frite », prononcée à la wallonne)… Pour les Français, tirant gloire de l’appellation french fries (french fried potatoes) qui qualifie les frites aux États-Unis, elle aurait vu le jour sur les ponts de Paris pendant la Révolution et Thomas Jefferson les aurait servies au retour de son séjour en France lors d’un repas officiel… Quoi qu’il en soit de ces manifestations de patriotisme culinaire, la consommation de frites est relevée à Paris dans les années 1830, mais surtout en Belgique où elle se répand dans la première moitié du xixe siècle, gagnant la Flandre depuis la Wallonie. On l’oublie trop vite, mais leur usage premier est plus alimentaire que festif. Peu chère à fabriquer et à acheter, « la » frite répond à des habitudes culinaires où règne encore le spectre de la pénurie, mais qui se modifient au cours du xixe siècle. La forte augmentation de la consommation de viande dans tous les milieux à la Belle Époque, mais aussi l’alcoolisation, sont le signe d’une élévation globale du niveau de vie à la fin du xixe siècle : la part de l’alimentation dans les budgets, encore prépondérante, tend alors à diminuer et permet quelques « extras », dont les achats de produits non préparés au sein de la famille font partie intégrante. L’avantage de la frite est calorique – et l’on se console en se disant que, même peu diététique, le féculent, surtout taillé large, « compense » le gras et que l’activité physique n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui – et calorifique : comme les marrons qu’on met dans la poche, le cornet de papier bon marché (voire de journal – tant pis pour le plomb !) et les frites elles-mêmes conservent et diffusent la chaleur qui permet de soulager des doigts et des estomacs engourdis par le froid ou la faim. Transportable comme la baraque, elle s’emporte et se déguste aisément en marchant. Les premières baraques attestées sont apparues en Belgique vers 1850-1860, près des usines. Elles offraient au prolétariat une restauration rapide et pas chère. Puis, avec le développement du chemin de fer, elles jouxtent aussi les gares. Qu’en est-il de la France ? Les témoignages précoces manquent. Pour le Nord, le document probablement le plus ancien et le plus détaillé que nous avons pu retrouver, avec quatre autres actes notariés nordistes de la seconde moitié du xixe siècle (inventaires après décès, créations ou dissolutions de société)7, date de 1868 : il s’agit d’une transaction entre une veuve roubaisienne et son fils, marchands de pommes de terre frites à Roubaix, le 25 novembre 1868 (document en annexe)8. Elle indique qu’une « société de fait » a existé entre eux depuis 1862 environ. Autrement dit, nous voilà tout près de la période de diffusion des baraques belges, alors que l’acte donne existence officielle à une entente jusque-là tacite – signe aussi que cette activité s’est suffisamment développée pour justifier un acte notarié et pour légitimer une transmission héréditaire. Ainsi, une baraque est pour l’essentiel une très petite entreprise (TPE) familiale, qui n’occupe guère plus de deux personnes en permanence, plus quelques aides ponctuelles. Ces caractéristiques persistent aujourd’hui, si l’on excepte la société de Jean-Paul Dambrine qui « tient » la plupart des stades du Nord – Pas-de-Calais9. Il n’empêche que l’établissement mobile proprement dit, par définition, reste de taille réduite. L’ancrage de la baraque dans les consommations ouvrières s’avère indéniable, bien que rarement représenté, sauf devant des établissements de grande dimension, pour les cartes postales du type « sorties d’usine », ainsi à Cail-Denain juste avant la première guerre mondiale (Fig. 1). En dépit d’un agrandissement manquant de netteté, l’on voit bien contre le trottoir, proche de l’entrée, une première baraque ouverte, et une autre à gauche contre le mur, de l’autre côté de la rue, très probablement à la pause de midi au vu des ombres. Les gestes des ouvriers aux alentours ne laissent pas place au doute : dégustation ambulante, appuyée contre une grille ou un mur, ou précédant de peu une « mousse » au « cabaret » du coin.
6Lieu de consommation non conventionnelle, la baraque procure aussi à une clientèle de classes moyennes et d’enfants ou d’adolescents le plaisir de la transgression (usage des doigts en public, abandon des « bonnes manières » de table, dégustation ambulatoire…) qui contribuera certainement au succès des fast foods passé les années 1970, dans un tout autre substrat culturel.
Des traces imagées assez ténues à la Belle Époque
7Les baraques à frites ne sont pas si fréquentes sur les cartes postales de la Belle Époque et, plus largement, très peu figurent alors sur les photographies : le temps de pose, l’absence d’instantanés et le manque de noblesse du « sujet » limitaient les prises de vue, en dehors de certains lieux populaires, où rares cependant sont leurs apparitions au premier plan : rues ou places centrales des agglomérations ; foires, ducasses ou fêtes ; plus tard stades et lieux de villégiature – plages (côte d’Opale), villes d’eau (Saint-Amand)… L’aspect pittoresque de la baraque était alors peu souligné et ne faisait guère l’objet d’identifications socioculturelles affirmées – même si elles s’instillaient dans le vécu collectif. Néanmoins, elle surgit au détour des images, et les plus intéressantes ne sont pas les plus posées10. La ville de Lille, selon les autorisations municipales, compterait vers 1900 près de deux cents baraques à frites (pour environ 8000 déclarées dans le Nord et le Pas-de-Calais), ce qui ne signifie pas que leur activité était permanente, ni qu’il n’existait pas des vendeurs sans autorisation. Nous avons choisi, après une présentation d’ensemble, de scruter l’endroit qui a été probablement le plus photographié ou reproduit dans le Nord – la Vieille Bourse de Lille – afin de profiter de la présence récurrente d’une ou deux baraques devant l’une des entrées, côté Grand Place, et de repérer ainsi les variations autour de ce mobilier urbain quotidien – sachant toutefois qu’on focalise ici l’attention sur « l’aristocratie » de la baraque…11
Des frites sur le trottoir, comment faire ?
L’emplacement
8Question cruciale, que les documents et les photographies du livre de R. Robert illustrent bien pour la côte d’Opale, l’emplacement doit alterner repères stables pour les habitués et souplesse pour suivre les habitudes horaires de la clientèle. Bien sûr, la mobilité est encadrée et les commerçants forains, politiquement suspects, très surveillés dans leurs déplacements. Leurs propriétaires – du moins ceux qui se déclarent, mais les contrôles étaient assez aisés – s’acquittent d’une redevance à la municipalité d’accueil et, bénéficiaires d’une carte de marchand ambulant, seront inscrits au registre du commerce. Certaines baraques à frites, fixes mais sommaires, sont tolérées – de moins en moins – par les mairies le long des voies, sur le bas-côté, ou en bordure de places. La plupart des baraques urbaines, mobiles, étroites et à deux roues, se logeaient le long d’un trottoir. Les plus petites sont tirées à bras d’homme, les plus lourdes par un cheval. Dans l’acte présenté en annexe, les dettes sociales concernent aussi celles qui sont consenties à un loueur de voiture, probablement pour louer un cheval afin de déplacer la baraque – à moins qu’il ne s’agisse du dernier convoi ? – mais son coût aurait été rapporté à la succession. Ainsi les images de baraques à frites de la Grand Place, avant (Fig. 2) comme après la première guerre mondiale (Fig. 3), montrent-elles attelles en bois et lanternes de part et d’autre de la caisse ; sur la baraque plus rustique de la rue d’Arras à Lille (Fig. 4), on aperçoit les bras relevés sur le devant, non loin de la petite fille qui consomme un cornet et une frica (n) delle.
9Les baraques en bois, ouvertes longitudinalement de part et d’autre à l’époque, peuvent être fermées par un panneau amovible, mais le comptoir tourne souvent le dos à la rue afin de disposer l’auvent et l’abri, vers le trottoir et la chalandise : l’ouverture protégée, aujourd’hui souvent d’un seul côté, s’appelle la bawète. Mais dans certains cas, en particulier sur les places, d’aucuns passaient par l’autre côté : l’attente des nombreux cochers de la Grand Place de Lille fournissait des clients rêvés. Les plus sophistiquées sont dotées de vitrages, de volets en bois, et de quelques éléments de décoration, plus tard d’identification, comme le nom « de scène » du propriétaire (Chez Momo). Il faut au minimum deux personnes pour « tenir la baraque », qui relève à la fois de l’artisanat et du commerce.
Un matériel à la portée de toutes les bourses ?
10On constate donc une palette de baraques à frites beaucoup plus étendue qu’on ne l’imagine, ce qui ne diffère guère d’aujourd’hui, d’ailleurs, mais une taille au-dessus, qui va du camion ou de la remorque à la « fausse » baraque fixe. Même s’il s’agit à l’époque de matériel léger, elles sont plus encombrantes que les chariots ambulants à glaces, bonbons ou marrons. En effet, dans ces derniers, le ou la (le plus souvent) marchand(e) se tient debout à même la rue ou sur une estrade, ou assis(e) sur un tabouret ; dans une baraque à frites, au contraire, une personne peut entrer, et marchandises comme appareils sont plus volumineux. Son prix n’est donc pas négligeable pour des gens pauvres, jusqu’à éprouver le besoin de dresser l’inventaire de l’actif et du passif social devant notaire (voir document en annexe)12. D’ailleurs, entre l’avant et l’après-guerre, les baraques de la Grand Place ont pris de l’embonpoint (Fig. 3) : celle de droite sur la photographie, vraie caravane, atteint à présent quatre mètres de long.
11Que l’on détaille les images lointaines ou celles, rares, où la baraque trône en gros plan (Fig. 5), on remarque plusieurs récipients à l’extérieur, à l’opposé des clients : seau à charbon, poubelles à épluchures, bac à pommes de terre pelées recouvertes d’eau (avec souvent, en sus, un second servant de réserve d’eau), baquet avec les frites coupées bien sûr au couteau. On mesure mal si les pommes de terre étaient épluchées à l’avance à domicile, en tout ou partie : pratique probable, pour avoir un stock pendant le « coup de feu » et ne pas avoir à transporter des charges trop lourdes ; mais pas la totalité, la pomme de terre noircissant à l’air et se dégradant par une trop longue plongée dans l’eau. Noter les chaussures laissées à l’extérieur, puisque la baraque a une taille suffisante pour y pénétrer et y travailler. À l’intérieur, sont disposés le (ou les, selon la taille de la baraque) réchaud(s) à charbon, le bac à frites crues (mais qu’il faut égoutter), les blocs de graisse, les réserves de papier blanc et la salière en métal posées sur le comptoir, les écumettes (cf. l’inventaire précis en annexe)… Toutefois, ici, même pour des activités rustiques, figurent des éléments de « distinction »13, jusqu’au « chapeau » de la marchande14 :
la couverture : sur la Grand Place, le toit cintré dispose de larges évents et il est masqué par un fronton triangulaire décoratif à double pente parcouru d’une frise ; rue d’Arras, la baraque a un toit plat et dispose d’une petite frise ondulée ; à Denain, la baraque, certes couverte en arrondi, est à claire-voie et protégée sur le côté par une simple toile blanche verticale tendue sur une ficelle.
la carrosserie : sur la Grand Place lilloise, une plate-forme à caissons ornementés, qu’on peut imaginer dorés ; rue d’Arras à Lille, il s’agit de simples caisses peu jointives, voire de ridelles ailleurs (Denain).
les vitrages : ils sont parfois présents en sus des volets en bois (Lille, Grand Place), ou seulement ces derniers (Lille, rue d’Arras) ou encore ni l’un ni l’autre (Denain) ; leur poids et leur fragilité – plus que leur coût, certainement – sont dissuasifs pour les baraques les plus mobiles, les plus modestes.
Les techniques
12La confiance du client vient de la fabrication du produit en direct et de la consommation rapide. La réputation de la baraque se construit sur plusieurs éléments. D’une part, sur les produits : les pommes de terre Bintje achetées à tel producteur, la proportion de graisse (ou blanc) de bœuf mélangée à de la graisse de cheval et/ou de rognons de veau… En deuxième lieu, sur le tour de main pour estimer température des deux bains et leur durée. Incontestablement, il y a une gastronomie de la frite, et il faut se garder de trancher les querelles de puristes. Si l’huile de la première cuisson est à une température trop élevée, les frites vont dorer trop vite, sans avoir eu le temps de cuire en profondeur. Pour obtenir des frites dont l’intérieur est moelleux et l’extérieur croustillant, la première cuisson doit être lente (pas plus de 160°), et la seconde rapide (à peine 1 minute à 180° maximum). Certains font même une troisième cuisson très brève pour renforcer le côté croustillant. Je ne suis pas certain que les conditions d’un réchaud à charbon permettaient au xixe siècle ce type de réglages… Le tour de main, pour le vendeur ou la vendeuse, consiste aussi à tourner élégamment un solide cornet en papier, capable d’accueillir sans risques frites et sauces, plus tard viande, en trois tailles différentes (petite, moyenne et grande), et à tourner la plaisanterie.
Des micro-sociétés
13La dissolution de société citée en annexe montre que la veuve Tiberghien ne sait pas signer, que le moindre objet, même usagé, fait partie de la transaction – jusqu’aux huit mètres de toile de décoration restitués par le fils – et que le défunt mari n’avait légué aucune fortune. Or, passer un acte notarié, même dans des conditions âpres et pour des sommes très faibles, suppose que l’affaire ait dégagé en six ans quelques bénéfices et que le fils entende à présent éviter toute immixtion future de sa mère dans son activité principale. Ce type de commerce constitue un ticket d’entrée très modeste dans la catégorie des travailleurs qui, abandonnant le salariat ou suite à un accident de la vie, atteignent symboliquement une indépendance très précaire qui constitue, notamment pour les femmes, une forme de mobilité sociale. Pourtant, sur les photographies de la Grand Place, c’est toujours un homme qui tient la baraque (avec un ou une aide), tandis que sur les autres, plus modestes, il s’agirait plutôt de femmes : signe de hiérarchisation sexuée des emplacements ? Ce point mériterait une enquête complémentaire.
14La baraque à frites incorpore également des formes de sociabilité pour la clientèle car l’attente imposée par la fabrication sur mesure favorise les discussions et plaisanteries debout, entre ceux qui ont passé commande et le mandataire, à l’abri fort aléatoire d’un petit auvent ou sur quelques chaises de fortune.
L’extension du domaine de la frite…
15S’il ne faut pas croire que la frite est exclusive de tout autre produit, il convient de ne pas faire d’anachronisme non plus. Au xixe siècle, pour des raisons de conservation des aliments en l’absence de froid artificiel – la glace industrielle ne se diffuse vraiment avec les frigorifiques qu’à l’extrême fin du xixe siècle, bien des baraques se contentent des frites qui dégagent (outre l’odeur !) une marge assez forte, toutes proportions gardées. Même si les conditions d’hygiène alimentaire nous feraient souvent frémir aujourd’hui et si le quotidien d’alors durcit les palais et les estomacs, les autorités sont réservées sur la vente en plein air de viandes ou de laitages. Toutefois, certains se passent de leur autorisation et les contrôles semblent assez lâches.
Les transformations du commerce ambulant de la frite après 1950
16Bien que la base du travail évolue peu, le commerce ambulant de la frite subit de profondes mutations à partir des années 1950, que nous allons évoquer rapidement. En premier lieu, les conditions techniques modifient la production : le gaz en bouteille(s), plus rarement l’électricité d’un groupe électrogène, permettent de chauffer les cuves à frire, mais aussi de réfrigérer et de conserver aisément d’autres types de produits – voire, horresco referens, d’utiliser des frites congelées par des charlatans de la baraque… Ensuite, les années 1960-1970 voient le développement de l’automobile (pour les clients) et de remorques ou camions, spécialisés15 ou non (pour les commerçants). Tous ces éléments combinés allongent les distances de consommation et de vente et accroissent le poids comme le confort des installations, dont les lourds auvents protègent mieux les chalands. Pour les plus modestes, le marché de l’occasion permet le recyclage de vieilles caravanes dont on ne se prive pas de découper tout un pan qui servira de tablier16. Ainsi, la société Sofinor à Bois-Grenier (Nord), spécialisée dans la fabrication de produits en inox pour les métiers de bouche et les commerçants ambulants, a-t-elle développé une gamme de friteuses et d’accessoires d’évacuation des airs viciés permettant de transformer camions ou caravanes en (authentiques ?) baraques à frites. Le marché ambulant de la frite se transforme aussi en raison des mutations sociales : loisirs et villégiatures, d’exceptionnels en milieu populaire, deviennent plus fréquents à partir de la fin du xixe grâce aux trains ouvriers de mer, avant même les fameux « congés payés » : les baraques suivent donc les touristes sur les côtes de la Manche ou de la mer du Nord, dans les campings ou, depuis 1960, le long des routes du week-end. Parallèlement, les goûts et les origines de la clientèle évoluent. En témoignent le passage de la station debout à la consommation sur place autour de quelques tables et chaises ou le penchant plus prononcé pour les sauces et les plats exotiques.
17Dernier stade qui signe sa mort, la baraque à frites ambulante se fixe pour devenir une friterie construite en dur, avec une petite cuisine et une salle. Le phénomène prend de l’ampleur depuis les années 1970, avec des phases intermédiaires où le propriétaire adjoint des espaces au fur et à mesure qu’augmente le chiffre d’affaires : la baraque a une « rajoute », extension bricolée d’un point de vente sédentarisé, qui transforme le précaire en un confort tout relatif.
La diversification des produits vendus
18N’en déplaise aux nostalgiques, la baraque à frites sait fabriquer d’autres produits dès le xixe siècle, en jouant sur l’alternance des saisons, des moments de la journée ou des lieux : ainsi la liste des instruments cités dans la transaction de 1868 comprend-elle la fabrication de gaufres comme de frites. En outre, l’accompagnement se modifie ; les diverses sauces, servies dans un pot à part ou directement versées sur les frites (aujourd’hui en ravier plus souvent qu’en cornet), détrônent le sel ou le vinaigre d’antan17 : bien sûr la mayonnaise, les sauces ketchup, andalouse, cocktail, américaine, samouraï, tartare ou aïoli, mais surtout la fameuse « picalili » (à base de pickles). Avec l’amélioration des conditions de conservation des aliments, le cornet de frites devient depuis la guerre l’un des deux éléments d’un repas plus complet, l’autre étant la fameuse fricadelle ou fricandelle, saucisse de viande hachée à frire dont nous parlerons d’autant moins que son contenu est mal identifié… Quelques scandales en France et en Belgique ont d’ailleurs révélé l’utilisation par des industriels peu scrupuleux de sous-produits carnés via des filières hollandaises ou belges – mais le risque est vaillamment assumé par les populations locales. La préférence pour les viandes hachées, moins chères et plus faciles à consommer à la main, ne saurait étonner. En voici quelques variantes, souvent enfilées sur des bâtonnets de bois : le « poulicrok » brochette de poulet panée ; la « viandelle » belge, sorte de saucisse épicée en croûte ; le « tsigane », brochette de viande épicée avec oignons et chapelure ; le « mexicano », viande de bœuf épicée ; sans compter les divers « burgers » personnalisés au gré du pourvoyeur… Le stade ultime est marqué par l’extension, voire la dilution, de la frite, devenue simple accompagnement de sandwichs, voire de kebabs ou de tacos mexicains : nous voilà très loin de l’original. Les puristes peuvent crier au scandale et la baraque, transformée en fast food ordinaire ou en restaurant à frites perd son âme au profit du snacking.
Des baraques, ailleurs ?
19Il conviendrait ici de repérer l’historique de la vente ambulante de pommes de terre frites sous d’autres cieux : on rencontre au Québec des établissements similaires, nommés « roulottes à patates frites ». Le plus souvent, la frite n’est qu’une des composantes du repas. En Allemagne, on parle de Frittenbude dans le même sens, mais la fricadelle est remplacée par une saucisse (la célèbre Currywurst). Nul n’ignore le Fish & chips anglais traditionnel où frites (plutôt taillées en rond) et poisson étaient vendus dans la rue emballés dans du papier journal, pratique interdite pour cause de saturnisme. La Grèce a ses καντίνες (kantines), équivalent d’une baraque de rue, mais où les frites servent d’accompagnement pour une restauration rapide à emporter.
De la frite au mythe
20Les frites des baraques ont quitté le domaine de la nécessité alimentaire du xixe siècle pour entrer au xxe siècle dans celui du loisir et de la fête, même simples. Passées d’un second rôle au plat principal, puis l’inverse, elles ont certainement pour beaucoup de Nordistes et de Belges le goût de la nostalgie et celui de l’enfance. Les savoureux témoignages rassemblés dans le Nord de la Frite, en particulier celui du comédien Jacques Bonnaffé18, le prouvent bien : le cornet en papier graisseux contre la barquette, les doigts contre la fourchette en plastique, le mal élevé contre le bienséant, le blanc de bœuf contre la Végétaline, le gras contre le maigre, mais aussi le grain de résistance à l’uniformisation rationaliste, l’Europe des cultures contre McDo/ McCain, le peuple contre les puissants… Ainsi fusent les réactions sur les sites web qui luttent contre les fermetures ou les interdictions de baraques. Néanmoins, la sédentarisation, si elle dénature l’objet et le souvenir, ne signifie pas fermeture : la situation semble un peu différente en Belgique, où il existe selon les syndicats professionnels 5000 friteries, dont 3 500 en Flandre, et en France, où beaucoup de baraques urbaines disparaissent, poussées vers la sortie par des villes « chic » qui n’en veulent pas ou plus (ainsi Croix ou Marcq-en-Baroeul dans la métropole lilloise), voire par des règlements sanitaires plus stricts. Selon la presse, il ne resterait plus que 300 baraques dans le Nord – Pas-de-Calais (sur 8000 à 9000 il y a un demi-siècle), plus qu’une ou deux à Lille, une vingtaine sur la Côte d’Opale… La résurrection de la baraque de « Chez Momo » au stade Bollaert, dûment orchestrée par Jean-Paul Dambrine, contribuera-t-elle à sauver ses cousines ? Pourtant, même en Belgique, les friteries ambulantes sont menacées : deux communes flamandes, Eeklo et Termonde, ont interdit tout commerce ambulant de frites à partir du 1er janvier 2008. Les gouvernements, belge comme français, ont failli les proscrire voici quelques années, avec la plupart de vendeurs de nourriture itinérants. Les municipalités poussent partout à la construction en dur, même à Bruxelles. Bernard Lefèvre, président de l’Unafri (Union nationale des frituristes) peut déclarer19 : « En tant qu’ambassadeur de la friterie, l’Unafri s’engage à protéger activement ce patrimoine gastronomique et culturel typiquement belge », et lancer une pétition nationale, de crainte que ces décisions ne fassent tâche d’huile… L’alerte semble passée, au nom du patrimoine culturel immatériel.
21Même s’il s’agit d’une réalité sociale et familiale autrefois forte, l’identification entre les baraques à frites et le nord de la France (ou la Belgique) joue ici le rôle d’une mythologie moderne, pour plagier R. Barthes20. Entre temps, on aura oublié qu’elles aussi ont eu une histoire : pour terminer sur un clin d’œil provocateur, la baraque à frites, ce n’est peut-être, somme toute, qu’un camion à pizza amélioré, inventé un siècle plus tôt…
Notes de bas de page
1 Anticipé par le sketch « La baraque à frites », du même Dany Boon : « El’baraque à frêtes, ch’est eun caravan’, qui fait des frêtes ».
2 Robert R. et Paploray B., Le Nord de la Frite, éd. Robert, 2007.
3 On dit d’ailleurs baraque foraine ou de foire partout en France.
4 Atget, une rétrospective, Paris, BnF/éditions Hazan, 2007, notamment Beaumont-Maillet L., « Atget, suiveur ou novateur ? », p. 27-33, et « Petits métiers et scènes animées », Planches, p. 128-142. Il s’enracine dans l’iconographie traditionnelle du « Paris pittoresque » et autres « cris de Paris » qui révèlent une forme de précarité, mais aussi de dynamisme urbains.
5 Boutet G., Les gagne-misère, t. 3, Petits métiers oubliés, « Le grâleur de marrons », Paris, Godefroy, 10 vol., 1987.
6 Multiples exemples dans la base de données images de la région Nord rassemblée par Martine Aubry (IRHiS, UMR CNRS 8 529) voir http://irhis.recherche.univ-lille3.fr/BasesAccueil.html (requête : Lille, Grand Place).
7 Nous n’avons, bien entendu, pas pu dépouiller les minutes de tous les offices de l’agglomération lilloise. Nous nous sommes concentrés sur une dizaine d’entre eux à Lille, Roubaix et Tourcoing : soit ceux ayant conservé un répertoire de leurs actes, soit ceux dont les registres ont été consultés entre 1850 et 1880 à l’occasion d’autres recherches aux Archives départementales du Nord – ainsi les études Lefebvre, Paul, Desrousseaux, Klein… (respectivement J 1472, J 1730, J 1774, J 1778…) – ou sur place (étude Brocard et Morillion à Roubaix, 38, avenue Jean Lebas). Nous remercions ainsi tout particulièrement Me Brocard, notaire associé à Roubaix, qui nous a aimablement autorisés à consulter les minutiers de ses lointains prédécesseurs, dont maître Taquet.
8 Minutes de Me Taquet, notaire à Roubaix, acte du 25 novembre 1868.
9 En 2009, une quinzaine de baraques « Sensas » de l’entreprise Hédimag à Hazebroucq.
10 Témoin cette carte postale de Denain du début du xxe siècle que nous n’avons pu reproduire, où figure une modeste baraque à frites en pleine rue avec des clients pris, pour une fois, sur le vif de la consommation (carte postale, Denain, place du Commerce, Imprimerie Librairie Cacheux, c. 1905, coll. particulière).
11 Ne pouvant reproduire ici ces multiples photographies, nous invitons le lecteur à consulter la base de données-images de l’IRHiS, déjà citée.
12 La valeur du mobilier n’est pas mentionnée, mais la nullité de l’actif de la communauté entre la veuve et son mari (« aucune fortune personnelle ») et la mention d’une somme de 10 francs due par la mère à un chapelier et de 30 francs à un loueur suggèrent néanmoins que, depuis le décès de l’époux, la société a pu un peu s’apprécier, au point de justifier un acte notarié, pourtant coûteux.
13 Une typologie sommaire peut être établie à partir de trois photographies de baraques à frites déjà citées du début du xxe siècle : Lille (Grand Place et rue d’Arras) et Denain (place du Commerce).
14 Point intéressant : inclus dans la société pour 10 francs, le chapeau fait partie intégrante de l’habit professionnel, il ne peut s’agir d’un simple effet personnel.
15 Dans le Nord, la mise au point de la remorque-rôtisserie tractable par Diers Hervé, fondateur en 1988 de la société Hédimag à Hazebrouck (Nord), dynamise le marché du commerce ambulant. Toute une gamme de produits est consacrée à la friterie ambulante.
16 Illustré par la célèbre gestuelle de Dany Boon dans son sketch sur les baraques à frites.
17 Se reporter à la liste des instruments décrite dans l’acte notarié de 1868, cité supra.
18 Robert R. & Paploray B., Le Nord de la Frite…, op. cit., p. 147-149.
19 La Dernière Heure, « Défendez les friteries », 17 septembre 2007.
20 Barthes R., Mythologies, Paris, éd. du Seuil, coll. « Pierres vives », 1957.
Auteur
Maître de conférences HDR en histoire contemporaine,
IRHiS, Université Charles-de-Gaulle Lille 3.
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