Conclusion de la première partie
Quelles conséquences géographiques pour un « vin » issu d’une céréale ?
p. 47-50
Texte intégral
L’importance d’une dénomination claire
1Boisson fermentée issue du riz, brassée comme une bière mais avec l’apparence et la finesse du vin, boisson identitaire, centrée sur un territoire précis, le saké fait face à un problème de dénomination tant au Japon qu’à l’étranger, ce qui le rend difficile à cerner.
2En dehors du Japon, le mot « saké » qui est aujourd’hui passé dans le vocabulaire courant, pose des problèmes, notamment à cause de sa confusion avec le mot « alcool » au sens générique lors des traductions littérales et de l’assimilation trop répandue à un alcool fort. Le terme de « vin de riz », certainement la moins mauvaise des analogies possibles, est ainsi à encourager car il suppose tout de suite une boisson fermentée et évite les confusions.
Une fabrication complexe mais peu de contraintes de localisation
3Le processus de fabrication du saké est très complexe pour une boisson fermentée car il faut réaliser simultanément une double fermentation à l’aide de deux agents différents. Les ingrédients utilisés, l’eau et le riz, ne posent pourtant pas véritablement de problèmes de conservation et introduisent une nette différence par rapport aux contraintes que le raisin induit par rapport au vin. Le vin de riz peut donc être produit presque partout.
4Le seul critère de localisation qui puisse conduire à une discrimination de géographie physique de type azonal est l’eau. Il intervient à l’échelle locale. Élément le plus important quantitativement, utilisée pour le trempage des grains, la cuisson et ajoutée au mélange, l’eau est difficilement transportable sur de longues distances et implique que les brasseries soient situées à proximité d’une source d’eau pure.
5Concernant le riz, la riziculture est présente du nord au sud du Japon suite à un processus historique particulier et du choix de la rizière comme mode privilégié de mise en valeur de l’espace. Pour le riz à saké, s’il a ses terroirs, il faut nuancer leur importance, car la possibilité de l’acheter rend la relation entre les terroirs du saké et les terroirs du riz très aléatoire. Les zones de production des différentes variétés ne coïncident ainsi pas forcément avec celui des brasseries. C’est un élément qui distingue particulièrement le saké du vin qui lui doit être vinifié sur place car le raisin ne se conserve pas et jusqu’à très récemment ne se transportait pas.
6Les températures peuvent donner un dernier critère. Si nous considérons que la véritable maîtrise des fermentations n’a pu se faire dans le passé que dans des régions froides, les territoires du saké devraient se situer plutôt dans le nord de l’archipel. Cependant, une saison hivernale bien marquée est suffisante et dans ce cas, mis à part le sud de l’archipel, tout le pays est capable de produire des sakés de qualité. D’ailleurs historiquement, il y a eu des brasseries partout et, avec les systèmes actuels de contrôle des températures, ce critère est aujourd’hui presque complètement annulé.
7Donc dans l’archipel japonais, il est potentiellement possible d’avoir des brasseries de saké sur l’ensemble du territoire, car dans un pays aussi montagneux et aussi arrosé, une bonne eau se trouve facilement et le riz est présent en abondance. Au regard de ces critères, le Japon apparaît comme le territoire des vins de riz par excellence, cependant, cette trop belle évidence laisse de côté une question essentielle. Pourquoi si peu de vins de riz ailleurs ?
8Il se trouve que pour le moment, seul le Japon a développé des variétés de riz spécifiques, mais si le saké devenait une boisson fabriquée à l’échelle mondiale, cet ingrédient pourrait très bien être acheté sur un marché international, tout comme le sont les céréales qui entrent dans la composition de la bière. Le saké n’a bien sûr pas la renommée de cette dernière, mais en termes de contraintes de fabrication, il serait tout à fait possible d’en produire un peu partout. Il suffirait simplement d’acheter du riz et d’avoir une source d’eau dont les qualités pourraient éventuellement être améliorées par les procédés de purification.
9Alors pourquoi une si faible diffusion ? La technique est-elle en cause ? En raison de cette propriété qu’à l’amidon de ne pas pouvoir directement être transformé en alcool par les levures, la fabrication d’un saké de qualité est en effet rendue très complexe. Elle nécessite des installations importantes et beaucoup de personnel car les différentes étapes doivent être réalisées simultanément. Fabriquer un bon vin de riz implique donc de maîtriser cette technique et demande de gros investissements. Les autres civilisations rizicoles n’ont-elles pas eu cette possibilité ? Cette hypothèse ne tient pas car les vins de riz chinois sont beaucoup plus anciens que le saké et leurs techniques artisanales tout aussi au point.
10Les explications d’ordre technique et financier ont peut-être joué autrefois pour expliquer les différences régionales et l’apparition des territoires. Elles ne peuvent cependant plus être évoquées pour rendre compte de la faible répartition actuelle des vins de riz à l’échelle mondiale. Aujourd’hui tous les pays seraient capables d’en produire et, à condition d’importer le riz, des brasseries pourraient voir le jour dans les endroits les plus inattendus, comme le montre par comparaison la géographie de la bière qui s’est diffusée sur tous les continents.
Une faible diffusion hors de l’archipel japonais dont la cause est à rechercher du côté de la géographie culturelle
11Les deux éléments principaux que sont l’eau et la capacité technique et financière ne sont donc absolument pas à même d’expliquer la faible distribution mondiale des vins de riz. Alors pourquoi des boissons de riz fermenté seulement au Japon ? Pourquoi si peu en Chine ou en Corée ? Pourquoi pas du tout dans les autres régions rizicoles du monde (Inde, Monde méditerranéen, Amérique) où des sources d’eau de qualité existent également ? À observer la géographie des vins de riz, on se rend compte qu’elle ne suit celle de la riziculture qu’en pointillés, un peu comme si seuls un ou deux pays d’Europe produisaient de la bière, tandis que le reste du monde serait resté à la cervoise.
12La réponse est culturelle : il y a eu au Japon un désir de boire du vin de riz. Boire du saké est un plaisir depuis les temps anciens, ce fut aussi une victoire sur les contraintes du milieu et de la technique alors même qu’il était possible de produire des breuvages plus simples. S’il existe encore des boissons traditionnelles à base de riz fermenté dans presque toutes les vieilles régions rizicoles d’Asie, seul le Japon a valorisé la sienne au point d’en faire un symbole national. C’est exactement le même processus que celui qui a conduit les Européens et en particulier les Français à cultiver la vigne jusqu’à l’extrême limite septentrionale de ses capacités biologiques et que Roger Dion a parfaitement mis en évidence dans ses travaux sur le vin1.
13C’est finalement cet élément qui devrait expliquer, bien plus que d’éventuelles contraintes physiques et techniques, que ce n’est pratiquement que dans l’archipel japonais que l’on trouve des vins de riz de haute qualité. La compréhension de cette exception japonaise qu’est le saké semble donc principalement répondre à des explications d’ordre historiques et culturels et il est nécessaire pour l’aborder dans son ensemble de rechercher dans la sphère sociale et dans la psychologie des consommateurs d’où est venu au Japon ce désir si puissant de boire du vin de riz.
Notes de bas de page
1 Dion (1959).
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