Histoire, vie quotidienne et folklore autour de la pomme de terre dans le sud du Luxembourg (Belgique) du xviiie au xxe siècle
p. 163-175
Texte intégral
1Situé au cœur d’une région dont l’histoire a été fortement marquée par la culture et le commerce de la pomme de terre, le village belge de Florenville continue de célébrer chaque année, au mois d’octobre, la fête de la pomme de terre. C’est donc tout naturellement que la bibliothèque du lieu a décidé de s’associer aux festivités. En 2004, elle a ainsi organisé une exposition et publié une plaquette1 sur le thème de la pomme de terre en Gaume2, hier et aujourd’hui. L’idée était notamment de recueillir des témoignages sur le rôle et l’importance de la pomme de terre dans la vie économique et sociale de la région, mais aussi dans la vie quotidienne et le folklore. L’article qui va suivre s’appuie très largement sur cette publication, avec tout d’abord une remise en contexte puis une partie consacrée aux témoignages, oraux ou photographiques, et enfin une dernière partie consacrée au folklore. C’est sans conteste pour encourager des initiatives analogues que nous présentons les résultats de notre démarche.
La pomme de terre dans l’histoire
Le cas du sud du Luxembourg sous l’Ancien Régime3
2Si la distinction est aujourd’hui claire entre topinambour et pomme de terre, elle l’est beaucoup moins sous l’Ancien Régime. La confusion règne, notamment dans les textes d’archives du xviiie siècle : les termes de « pomme de terre », « topinambour », « crompîre » ou « crombîre », et autres appellations telles que « poire de terre », sont généralement employés dans un joyeux méli-mélo, désignant tantôt le Solanum tuberosum (la pomme de terre), tantôt l’Helianthus tuberosus (le topinambour)4. Il ne fait toutefois aucun doute que la pomme de terre est connue dans nos régions bien avant Parmentier et son célèbre traité5. Elle se retrouve déjà en Espagne, en Italie, en Irlande, en Angleterre, en France, en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas à la fin du xvie siècle6. Néanmoins, la diffusion de ce tubercule n’a pas été uniforme dans toutes les régions européennes : certaines, plus isolées, ne l’ont découvert que quelques décennies après les autres. En ce qui concerne le sud de la Belgique, la légende relate qu’en 1725, un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle aurait ramené la pomme de terre d’Espagne dans la région de Bouillon7. À Saint-Léger8, ce serait, vers 1709, une certaine Anne Bouvy qui aurait rapporté d’une visite chez son frère, prêtre en Lorraine allemande, quelques « topinambours ». Partagés avec ses voisins intrigués, ils se retrouvèrent bientôt dans tous les jardins du village9. Au milieu du xviiie siècle, la pomme de terre est ainsi présente de manière assez générale dans le duché de Luxembourg. D’abord cultivée dans les jardins près des maisons, elle rejoint les champs, quelques années plus tard. D’où les nombreux procès de dîmes des topinambours qui ont jalonné le xviiie siècle et dont on retrouve la trace dans les archives du Conseil de Luxembourg notamment : procès d’Anlier, de Gérouville, de Neufchâteau, de Virton-Saint-Mard, de Wéris et de Saint-Léger (1748-1792)10. En 1752, à Meix-devant-Virton, les moines d’Orval réclament la « dîme de pomme de terre ou topinambour, tant dans les jardins que dans les versaines [jachères] ». Un procès de ce genre aurait été intenté en 1765 contre les bourgeois de Chiny ; un autre en 1768 à Florenville11. Pourquoi de tels procès ? La dîme n’est pas perçue sur les productions du jardin, par contre elle l’est sur celles de plein champ, sur les céréales par exemple. Voyant le développement de cette nouvelle culture, les décimateurs ont donc fait valoir leur droit. Or, selon le placard de Charles Quint de 1520, si la culture date de plus de quarante ans et n’a pas fait l’objet de la dîme jusque-là, elle ne peut être taxée par la suite. Les villageois ont donc tout intérêt à prouver que la pomme de terre est cultivée chez eux depuis plus de quatre décennies, sans que la dîme ait été acquittée. Malgré quelques résistances psychologiques, la culture de la pomme de terre a joué à partir des années 1740 un rôle majeur dans la subsistance des populations luxembourgeoises, les préservant des disettes. En 1754, un rapport du Conseil privé autrichien nous dit que :
Le fruit dont il s’agit est d’une ressource inexprimable pour la province [de Luxembourg] ; c’est le fruit qui la sauve des disettes, que les habitants avoient toujours à craindre dès que leurs voisins leur interdisoient le débit de leurs grains.12
3Au xviiie siècle, le Luxembourg a retrouvé un certain calme, mais, au cours des siècles précédents, il avait été le champ de bataille des grandes puissances européennes. La situation du Luxembourg à la fin de l’Ancien Régime reste toutefois précaire : les voies de communication sont très mauvaises ; l’hygiène est pour le moins douteuse ; les épidémies sont encore nombreuses et le taux de mortalité, infantile surtout, est très élevé. Vers 1760, deux familles sur dix n’ont aucun bien capable de produire des céréales13. Dans la déclaration des biens du clergé de 1786-1787, les curés des environs témoignent de la misère de leurs paroissiens qui les sollicitent régulièrement pour obtenir quelques secours. Le curé de Jamoigne précise :
Il y a dans la paroisse près d’un tiers de pauvres qui en temps de maladie sont incapables de se procurer aucun secours que chez le curé.14
4Ainsi, la pomme de terre est entrée dans l’assolement, sans prendre la place d’une autre culture. Cultivée sur la jachère, elle a l’avantage de nettoyer le terrain. De plus, à superficie égale, elle procure une subsistance trois fois supérieure à celle des grains. Au départ destinée à l’alimentation des animaux et des pauvres, la pomme de terre s’est ajoutée à la nourriture de toute la population, d’abord comme appoint, puis comme base15.
La pomme de terre au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle16
5Sous le régime français (1795-1815), et jusque vers le milieu du xxe siècle, la pomme de terre constitue la majeure partie de l’alimentation des populations de nos régions. Dans sa thèse de doctorat, le professeur Michel Dorban nous propose de rentrer dans les greniers et granges de Florenville à la mi-janvier 1795 (période de crise). Selon son estimation, près de 50 % des ménages florenvillois n’ont aucune céréale à ce moment. Seulement 10 % de la population a de quoi subsister sans les pommes de terre17. L’indication de la consommation moyenne en 1812-1813 dans le département des Forêts, auquel appartenait notre Beau canton, nous éclaire sur l’importance de cette culture : 1 kg 250 par personne et par jour18. On imagine donc aisément l’embarras qu’a provoqué le mildiou ou Phytophthora infestans dans les années 1845-1847 en Gaume, région déjà touchée quelques années plus tôt par une grave crise alimentaire liée aux conditions climatiques. L’exposé de la situation administrative de la province du Luxembourg, publié chaque année, est une mine d’informations sur la vie de la province, tant pour l’administration, la vie sociale et politique, l’agriculture… Le rapport pour l’année 1845 témoigne des dégâts causés par cette maladie :
La culture des pommes de terre se présentait avantageusement et promettait une récolte abondante, lorsque, vers le milieu du mois d’août, une maladie, dont les causes ne sont pas encore bien connues, a atteint toutes les plantations. Cette maladie a été une calamité pour le pays, dont les habitants se nourrissent principalement de pommes de terre, qui servent aussi pour l’entretien du nombreux bétail de la province.19
6L’année suivante, la même maladie a réapparu, plus tardivement : « cette fois, elle a continué ses ravages après la rentrée des pommes de terre dans les caves20 ». Par conséquent, les prix atteignent des sommets en 1847. Signe d’un certain malaise, le 8 octobre 1847, à la suite de vols et de maraudages répétés, le conseil communal de Chiny décide l’organisation de patrouilles nocturnes pour la conservation des récoltes et des denrées alimentaires21. Il faudra attendre 1848 pour retrouver une situation normalisée. Dans une autre mesure évidemment que pour les Irlandais22, les ravages causés par le mildiou ont pu toutefois être un des facteurs explicatifs du départ de luxembourgeois vers les États-Unis dans les années 184023.
L’évocation de la pomme de terre saisie par les témoignages
Les changements du XXe siècle racontés par nos anciens
7Après cette remise en contexte, nous nous proposons d’aborder le xxe siècle et ses grands changements, tant dans l’alimentation que dans l’agriculture, au travers de sources variées. Nous allons ainsi illustrer notre propos par des témoignages oraux recueillis au fil de nos rencontres. En effet, l’idée de notre projet éditorial était de récolter les témoignages et les anecdotes de nos anciens, de rassembler un maximum de photographies et d’archives familiales en lien avec la culture, la consommation et le commerce de la pomme de terre… En ce qui concerne les photographies, la recherche a été plus ardue que prévue : les photos prises aux champs sont assez rares car on ne photographiait pas ces tâches de la vie quotidienne. Nous sommes en effet en plein dans la « petite histoire » qui constitue pourtant l’Histoire. Le constat est clair : il est temps de faire ce travail ! Depuis la publication de cette brochure en 2004, une grande partie de nos personnes ressources est décédée. Il serait pourtant si intéressant de faire ce travail de mémoire pour toutes les régions, pour tous les aspects de la vie quotidienne24 (alimentation, école, jeux, vie religieuse…). Laissons-nous guider par ces souvenirs25, en abordant tout d’abord la pomme de terre dans l’alimentation. Nous n’imaginons plus aujourd’hui manger des pommes de terre deux fois par jour, or c’était une pratique courante des Luxembourgeois jusque dans les années 1950. Elles étaient cuites à l’eau, généralement accompagnées de cretons de lard à midi, puis réchauffées dans de la graisse le soir. On mangeait fort gras et salé, mais à cette époque « la vie était dure, le corps se dépensait plus »26. Dans certaines familles, spécialement pendant la guerre, on les retrouvait parfois déjà sur la table du petit-déjeuner, réchauffées avec du lait. Jusque dans les années 1940-1950, les familles de nos villages vivaient simplement. On achetait peu, on mangeait ce que l’on produisait : du pain, des œufs, du beurre et du lait, un peu de la viande des porcs élevés à demeure (conservée tout l’hiver au saloir), les légumes du jardin (Fig. 1).
8Les exploitations agricoles n’étaient pas spécialisées comme aujourd’hui : les cultures de la pomme de terre, de la betterave et des céréales étaient majoritaires ; l’élevage n’occupait qu’une place secondaire. Outre sa place importante dans l’alimentation de la famille et du bétail, la pomme de terre pouvait en effet jouer un rôle économique important27. Généralement, les particuliers cultivaient la pomme de terre en priorité pour les besoins du ménage, les surplus étaient vendus, à destination des populations des villes. S’ils disposaient de terrains et d’une main-d’œuvre en suffisance, ils en plantaient plusieurs hectares. « Tout le monde plantait des pommes de terre car ça rapportait ! ». Des grossistes de la région organisaient ce commerce et visitaient les fermiers pour acheter leur récolte. « La concurrence était la bienvenue. Le plus offrant emportait la vente ». Ainsi, « lorsque c’était une année à pommes de terre, les fêtes de village au mois d’octobre étaient particulièrement joyeuses, il y avait de l’argent à dépenser. »
9Les négociants gaumais en pommes de terre se rendaient chaque semaine à la Bourse de Liège (le lundi) principalement, mais aussi de Bruxelles (le mercredi) et parfois de Charleroi (le samedi), pour vendre leur marchandise aux grossistes, ou acheter des plants aux producteurs pour les revendre dans leur région (Fig. 2). Il n’était pas rare que ces commerçants « jouent au banquier » : les plants et les engrais (que l’on employait peu), achetés au printemps, n’étaient parfois payés qu’à l’automne, en pommes de terre. À partir des années 1860 et jusqu’à la seconde guerre mondiale, même encore un peu après, les pommes de terre étaient expédiées en train vers les grandes villes belges, Liège, Verviers, Charleroi… Le train a été peu à peu remplacé par le transport par camions. Un article à la une du journal agricole Le Luxembourgeois du 15 novembre 1947 est éclairant à ce propos :
L’arrachage des pommes de terre est complètement terminé. À titre documentaire, il a été expédié de la gare de Florenville, un million 600 000 kg de pommes de terre ; de la gare d’Izel 435 000 kg. Il y a lieu de tenir compte que de fortes quantités ont été livrées par camions-autos, où il est impossible de donner des chiffres.
10Les gares d’Izel et de Florenville étaient les points de départ des fameuses pommes de terre gaumaises. L’étiquette apposée à la gare de Florenville était à elle seule un signe de qualité ! L’appellation Plate de Florenville28 trouve son origine ici : cultivée dans les villages des environs, spécialement à Villers-devant-Orval, cette pomme de terre a pris simplement le nom de la gare d’où elle était expédiée. Avertis par les marchands du jour de l’arrivée du wagon, les villageois qui souhaitaient vendre leurs surplus apportaient ceux-ci à la gare la plus proche. Nos aînés gardent le souvenir de ces charrettes arrivant nombreuses aux points d’embarquement.
11La seconde guerre mondiale a évidemment fortement marqué les esprits. On se souvient des bons de réquisitions, des restrictions du ravitaillement, parfois du marché noir dont on n’ose pas trop parler. De nouveau, la pomme de terre a joué un rôle essentiel dans la survie des populations pendant cette période. Grâce notamment à ce tubercule, nos campagnes n’ont pas souffert de la faim. Leur grande chance a été que la plantation des pommes de terre avait été réalisée avant l’exode de mai 1940. Les aînés se rappellent que les habitants des villes arrivaient nombreux dans nos campagnes, en quête de quelques pommes de terre. On en offrait quelques-unes aux plus pauvres, comme aux membres de la famille qui reprenaient le train « avec leur valise pleine de pommes de terre ». L’après-guerre marque une période de bouleversements. L’essor de la mécanisation, le changement des habitudes alimentaires et des modes de vie se sont répercutés sur la culture de la pomme de terre. À partir de 1965 environ, les familles de nos villages ont peu à peu cessé de cultiver leur champ de pommes de terre. D’une consommation moyenne par habitant de plus de 150 kg de pommes de terre fraîches à la fin des années 1930, on est passé actuellement à moins de 100 kg, dont la moitié en produits transformés (chips, frites surgelées, flocons de purée, plats préparés…). Les agriculteurs eux-mêmes se sont spécialisés dans d’autres cultures plus rentables ou dans l’élevage. La pomme de terre, qui autrefois représentait pour eux la principale source de revenus, est à présent vue comme une contrainte parce qu’elle nécessite de gros investissements et que la récolte tombe en période d’ensilage ou de rentrée du bétail dans les étables. Seules quelques exploitations du Beau Canton continuent actuellement à cultiver le fameux tubercule en grande quantité. La réputation des pommes de terre gaumaises, et particulièrement de la plate de Florenville, reste toutefois bien vivante.
La culture avant la mécanisation en photos
12Au travers des anecdotes recueillies, des photos consultées, du matériel agricole retrouvé, nous avons consacré le deuxième chapitre de notre ouvrage aux différentes étapes de la culture de la pomme de terre. Parmi celles-ci, nous en illustrerons deux : la récolte et la lutte contre les doryphores. Cette dernière a marqué les esprits (Fig. 3). La légende selon laquelle « les doryphores sont arrivés d’Amérique en 1940 sur le toit des camions américains » ou « quand ils ont importé leurs pommes de terre » est encore bien vivante. Ces coléoptères proviennent en effet d’Amérique du Nord où leur prolifération dans les années 1870 a provoqué la méfiance des gouvernements européens qui ont pris toute une série de mesures pour prévenir l’apparition de l’animal sur le vieux continent (contrôles stricts des importations…). Sans résultat. Quelques insectes vivants ont été retrouvés en 1876 dans des navires reliant New York à Brême, en Allemagne, puis à Liverpool, Rotterdam, Cologne… En 1922, dans une commune près de Bordeaux, ce n’est plus un animal isolé mais un véritable centre de multiplication que l’on découvre. Les doryphores se sont donc progressivement propagés pour atteindre la province du Luxembourg vers 193529. L’arrivée des doryphores à Villers-devant-Orval (à la frontière française), dans les années 1936-1937, a marqué les esprits (Fig. 4). Une dame rencontrée se rappelle avec émotion que les premières cultures touchées ont malheureusement été celles de sa famille. La rumeur selon laquelle la famille était à l’origine de la propagation a ainsi été colportée. Or, la raison de cette première contamination est simple : la famille tenait une maison de commerce juste à la frontière française, pays d’où sont arrivés ces nuisibles.
13Dès les premières menaces, le ministère belge de l’Agriculture imposa que les champs infestés soient signalés. Dans cette traque au doryphore, les instituteurs et leurs élèves constituèrent une aide précieuse. Ils emmenaient les enfants « enlever les larves, par grappes entières, pour ensuite les brûler ». D’autres se souviennent des consignes données par les autorités :
Un ingénieur agronome est venu de Gembloux30 pour réunir les cultivateurs et donner des conseils pour arrêter la progression des insectes. D’abord ramasser le plus possible de doryphores dans les champs et les détruire ; puis avec les pulvérisateurs à dos, arroser les patates avec du DDT pour les insectes et, en même temps, de la bouillie bordelaise contre le mildiou.
14La récolte est sans conteste l’étape la plus riche en souvenirs, plus ou moins heureux. Pour certains, elle était presque une fête. « C’était l’occasion d’échanger les nouvelles du village, de chanter des ritournelles, de rigoler… ». En effet, « une bonne ambiance régnait : des jeunes gens venaient parfois se louer aux cultivateurs seulement pour l’amusement31 ! ». Pour d’autres par contre, la récolte se révélait particulièrement fastidieuse :
De tous les travaux de la ferme, c’était celui qui me semblait le plus pénible : gratter la terre toute la journée pour retrouver ces pommes de terre…
Chez nos grands-parents à Les Bulles, les mottes de terre étaient si dures que l’on devait mettre des journaux dans nos bas pour essayer que cela fasse moins mal !
Quand il pleuvait, on se fabriquait une sorte de capuchon avec un sac de jute qui nous protégeait la tête et le dos.
15Si l’arrachage était au départ totalement manuel (à l’aide d’une houe, appelée hawé en patois gaumais), des cultivateurs ont peu à peu investi dans du matériel plus sophistiqué. Les mécanismes des plus anciennes machines, tirées par des chevaux, présentaient des imperfections :
Les bâtons des arracheuses du même nom s’emmêlaient parfois les pinceaux !
Le soc des arracheuses à fourches soulevait les pommes de terre et le tourniquet les expédiait. C’était plus facile, mais il fallait quand même passer avec la houe pour retrouver les plus petites. [Fig. 5]
16Au cours de ces dures journées de travail, les repas étaient pris dans les champs : les encas de 10 heures et du milieu de l’après-midi, le dîner. Une femme restait à la maison pour préparer le repas de midi (Fig 6) et l’apporter au champ, sur une brouette ou dans une petite charrette attachée derrière le vélo : de la soupe à base de pommes de terre et de cretons de lard, du pain, du jambon…
Chansons et odes à la pomme de terre
17La dernière partie de notre travail est consacrée au folklore. En cela, les membres de l’Académie des patois gaumais32 et en particulier son président, Roger Moreaux, nous ont apporté une aide précieuse : lexique de termes en lien avec la pomme de terre, sélection d’expressions et de proverbes33, traduction de textes et de chansons34. La place nous manquant pour développer cet aspect, retenons simplement que le patois donne une floraison de noms à notre pomme de terre. Généralement, on l’appelle crombîre mais il existe des variations locales : canada, qui désignait auparavant le topinambour, est employé à Muno et dans sa région ; tombîre est utilisé à Florenville ; rambîre à Tintigny, Poncelle, etc. ; troufe à Gérouville ; truke dans la région de Suxy.
18Ce volet ne pouvait se clore sans l’évocation de quelques recettes, dont celle de la Toufâye35, plat de pommes de terre étuvées et de viande de porc (lard, saucisses, côtes spiering), servi avec une salade vinaigrée agrémentée de miettes d’œufs durs.
19Pour terminer ce survol d’une enquête qui fut personnellement très enrichissante, nous répétons notre souhait que des projets analogues, basés sur l’étude de l’histoire locale, à partir notamment de témoignages oraux et d’archives privées, voient le jour dans d’autres régions de Belgique, de France ou d’ailleurs.
Notes de bas de page
1 Gobin M., avec la participation de Bradfer M., Duroy G., Holt B., Pomme de notre terre… : histoire, vie quotidienne et folklore autour de la pomme de terre, dans le Beau Canton, au temps jadis, Bibliothèque publique de Florenville, éditions du Beau Canton de Gaume, 2004. Dans les pages suivantes, la référence à l’ouvrage sera Pomme de notre terre…
2 Région de 40 km sur 30, située à l’extrémité nord-ouest de la Lorraine belge (dans l’extrême sud de la Belgique). Elle correspond approximativement à l’arrondissement administratif de Virton. La Gaume est bornée au nord par l’Ardenne ; à l’est par le pays d’Arlon ; au sud et à l’ouest par la frontière française. Trois rivières coulent en Gaume : la Semois au nord, le Ton au centre, la Vire au sud. On y parlait le patois gaumais. Cahier spécial La Gaume en toutes lettres, complément au Dictionnaire Larousse, juin 2006.
3 Pomme de notre terre…, p. 13-17.
4 Rongvaux E., « La guerre des crombîres », Le Pays gaumais, 48-49, 1987-1988, p. 432.
5 Laurent P., La pomme de terre dans les Ardennes avant Parmentier, Paris, 1892, p. 12.
6 Pirotte F., La pomme de terre en Wallonie au xviiie siècle, Liège, 1976, p. 6.
7 Ozeray M. J. F., Histoire de la ville et du duché de Bouillon, 2de éd., Bruxelles, 1984, p. 229-230.
8 À 15 km d’Arlon et à une douzaine de Virton. De Seyn E., Dictionnaire historique et géographique des communes belges, Bruxelles, 1915, p. 339.
9 Ladrier F., « Note sur l’introduction de la culture du topinambour à Saint-Léger », dans Mémorial Alfred Bertrang, Arlon, 1964, p. 122.
10 Archives de l’État à Arlon (AEA).
11 Anselme M., Barthelemy P. & Cherton A., La Lorraine belge, Liège, 1983, p. 89.
12 Vandenbroeke C., Agriculture et alimentation, Gand-Louvain, 1975, p. 244-247.
13 Dorban M., « La vie d’autrefois dans la Haute-Semois (1500-1800) », dans Panier C., Entre les foins et la moisson, Marloie, 1984, p. 51-57.
14 Archives générales du Royaume (AGR), Chambre des comptes, no 46810 : Jamoigne. Témoignage repris dans Gobin Marjorie, Étude de la bienfaisance à la fin de l’Ancien Régime et sous le régime français, mémoire de Licence en histoire, UCL, Louvain-la-Neuve, 2000. Promoteur : Professeur M. Dorban.
15 Pirotte F., La pomme de terre…, op. cit., p. 22, 48 et 84.
16 Pomme de notre terre…, p. 17-24.
17 Dorban Michel, Les communautés rurales dans la vallée de la Haute-Semois (1500-1800), t. 3, thèse de doctorat en histoire, UCL, Louvain-la-Neuve, 1983, p. 509-511.
18 Vandenbroeke C., op. cit., p. 260.
19 L’exposé de la situation administrative de la province du Luxembourg, Arlon, 1846, p. 435.
20 Ibidem, 1847, p. 468.
21 Delhez J.-C., Le printemps lorrain : la révolution de 1848 en Lorraine belge, Thonne-la-Long, 2002, p. 15-18.
22 Max R., « Irlande : quel malheur la pomme de terre », L’Histoire, no 264, avril 2002, p. 19-20.
23 Sur l’émigration belge, voir Stengers J., Émigration et immigration en Belgique aux xixe et xxe siècles, Bruxelles, 1978.
24 L’ASBL « Histoire collective » basée à Rossignol contribue à ce travail de mémoire pour la province du Luxembourg. Elle a publié plusieurs ouvrages reposant essentiellement sur les témoignages oraux recueillis par l’approche « récits de vie ». Notamment : Le jardinage en Gaume, La mémoire du rail, Entreprises et métiers d’autrefois, Mémoire de sidérurgie, La TSF dans le Luxembourg… URL : www.histoirecollective.org
25 Nous avons choisi de ne pas citer ici le nom des auteurs des propos recueillis. Toutes les informations sur ces personnes sont présentes dans la plaquette originale Pomme de notre terre…
26 La graisse a toutefois manqué pendant la guerre et cela a inspiré les paroles d’une chanson de la dramatique Saint-Eloi, en 1941. Refrain :
Si on avait des bonnes patates et de la graisse
Ça suffirait et l’on vivrait à son aise
Si on avait des bonnes patates gaumaises
On chanterait « J’préfère les patates aux navets » (Souvenir de Marie Fizaine).
27 En 1753 déjà, le curé de Saint-Léger déclarait devant le tribunal qu’on en faisait « un trafique considérable depuis quelques temps ». Pirotte F., La pomme de terre…, op. cit., p. 19.
28 Sur l’histoire de la Plate de Florenville, à la peau rose et à la chair jaune et très ferme, au goût délicat, et dont la forme allongée et pointue lui a valu le surnom de bec ou becque, voir Pomme de notre terre…, p. 35-36. Sur la « corne de gatte », autre variété bien connue dans la région, voir Fouarge G., La corne de gatte ou la rénovation d’une pomme de terre plus que centenaire, Station de la Haute Ardenne, 1986.
29 Peeters G., Coustry R., Histoire du doryphore en Belgique, Louvain, 1936.
30 Centre wallon de recherches agronomiques, fondé en 1872. url : www.cra.wallonie.be
31 Des bûcherons ou des ouvriers d’usine, de Muno ou de Pin notamment, proposaient également leurs services comme arracheurs. Certains demandaient à être payés en pommes de terre, qu’ils cultivaient peu.
32 La sortie du dictionnaire encyclopédique élaboré par l’Académie des patois gaumais est prévue courant de l’année 2009.
33 Dont celle-ci : Quant’on plante aux crombîrs i faut qu’elles oynch souner midi : « Quand on plante des pommes de terre il faut qu’elles entendent sonner midi ». Se dit pour exprimer le fait qu’il ne faut pas enterrer les pommes de terre trop profondément dans la terre pour qu’elles lèvent bien avant qu’on ne les butte.
34 Un CD accompagne la plaquette Pomme de notre terre…, il comprend notamment des textes du chansonnier gaumais Marcel Moreaux, le père de Roger, président de l’Académie des patois gaumais.
35 Toufâye (var. toufée – toufâîe – toufèye), n. f. : étouffée ou étuvée de p. de t. – plat typique en Gaume : on sert la toufâye en saison (printemps), habituellement avec une salade des champs (picjalîs-tchicorâye). Définition donnée par l’Académie des patois gaumais reprise dans Pomme de notre terre…, p. 62 ; une recette complète est proposée à la page 65.
Auteur
Docteur,
Université catholique de Louvain, Belgique.
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