Une approche décoloniale d’anthropologie visuelle auprès des poètes sahraouis1
p. 301-314
Texte intégral
1Le travail de recherche, de tournage, d’enregistrement, d’archivage, de diffusion, etc., implique toujours et irrémédiablement une manière d’être et une position politique. Il suppose une façon particulière de se situer dans un milieu social, une manière d’entrer en relation avec les protagonistes d’un processus social particulier, d’interagir et de négocier une trame relationnelle (Marcus 1986 ; Ruby 1995 ; Denzin et Lincoln 2005), de construire des discours avec une valeur politique déterminée (Bourdieu 1985), en fonction de sa légitimité et de la position hégémonique que l’on occupe dans le champ social (Habermas 1987).
2L’idée de ce texte est née d’une analyse de la construction de la trame du film ethnographique Legna : habla el verso saharaui (« Legna : le vers sahraoui prend la parole2 ») qui propose une narration de la mémoire orale sahraouie sur la base de la poésie épique et lyrique de douze poètes et poétesses auxquels le ministère de la Culture de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) attribue le statut de « nationaux/ales » (Robles Picón et al. 2015).
3Legna est en effet la synthèse d’une narration et d’une réflexion ethnographique sur ce que faire de l’anthropologie audiovisuelle implique dans le cadre des postulats théoriques des études décoloniales et d’une anthropologie de l’orientation publique3. Ainsi, l’analyse de Legna embrasse trois champs différenciés mais imbriqués les uns dans les autres.
4En premier lieu, le récit audiovisuel est entendu comme une combinaison d’épistémologies différentes, fondées sur le langage écrit-textuel et oral-contextuel. Ce langage ainsi composé joue, à son tour, un rôle de premier plan dans la construction du dialogue entre le hassaniyya (dialecte arabe) et l’espagnol. Sur ce plan, il est possible de faire appel à des notions comme celle d’« allégorie » relative aux séquences audiovisuelles, élaborée par Silvia Rivera Cusicanqui (2015), Walter Benjamin (1969) et Roland Barthes (2012) à propos du sens polysémique et sémiosphérique des narrations et des discours.
5En deuxième lieu, l’audiovisuel entre en relation directe avec les méthodologies horizontales et participatives par le biais desquelles sa construction a été possible grâce aux relations nouées dans les camps de réfugiés sahraouis entre 2005 et 2014.
6Enfin, en troisième lieu, l’analyse de Legna s’inscrit dans le champ de la théorie de la communication, en relation avec la dimension critique et politique de la construction des savoirs et des discours. On fait appel dans ce cas à des notions comme celle d’« empowerment épistémique », ce qui permet de souligner les relations de pouvoir qui s’établissent dans un type de relation coloniale comme celle qui s’est établie au Sahara Occidental à partir du partage du continent africain, lors de la conférence de Berlin en 1885-1886, jusqu’à l’heure actuelle.
7Il faut enfin souligner que ce travail s’inscrit pleinement dans le contexte de lutte du peuple sahraoui pour son autodétermination et son indépendence. Le Sahara Occidental demeure la dernière colonie d’Afrique, occupé par le Maroc depuis 1975, après le retrait de l’Espagne, ancienne puissance coloniale. Le processus d’autodétermination est, rappelons-le, le mandat, depuis le cessez-le-feu de 1991, de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara Occidental (MINURSO).
Audiovisuel décolonial : une manière d’être et de se situer
8Sur la base de cette position épistémologique en apparence simple, assez généralement acceptée en sciences sociales depuis la fin du xxe siècle, il convient de mentionner un concept méthodologique suggestif et utile, particulièrement remarquable pour l’anthropologie, pour la réalisation d’une ethnographie audiovisuelle. Tout travail qualitatif sur le terrain implique en effet le déploiement d’un « rituel méthodologique » déterminé. Ceci est particulièrement évident et visible lorsque nous utilisons des techniques audiovisuelles étant donné qu’elles exigent une mise en scène bien déterminée et l’introduction d’une « médiation technologique » (Robles Picón 2012) plus ou moins complexe.
9Dans tous les cas, lorsque nous nous mettons en scène en « jouant le rôle de chercheur » (Castañeda 2006), nous arrivons sur le terrain en recherchant un type de connaissances bien défini, en appliquant des techniques variées (interviews, observation participante, recueil de généalogies, d’histoires de vies, etc.), techniques acquises depuis nos premières démarches de recherche et devant nous permettre de remplir nos objectifs académiques.
10Si nous prenons au sérieux l’approche théorique décoloniale (De Sousa Santos 2010), nous devons envisager deux éléments, épistémologique et méthodologique, importants pour notre réflexion : la relation entre invité et amphitryon ainsi que la définition du terrain de recherche et sa délimitation.
11Relativement au premier élément, on peut dire, en cohérence avec les approches décoloniales, que la relation invité/amphitryon doit changer. D’une certaine façon, nous assumons que sur le terrain, en tant que chercheurs, nous devenions les invités de nos hôtes, sujets principaux des processus que nous étudions. Dans le cas du Sahara Occidental, cette question est facilement tangible et visible dans la mesure où une grande partie des données que nous obtenons apparaissent dans l’espace très particulier de la tente sahraouie, la khaïma. Ceci implique déjà une situation rituelle où la relation sujet/objet, traditionnelle de l’anthropologie, pourra s’inverser.
12En ce qui concerne le deuxième élément, nous nous rendrons compte tôt ou tard que c’est le terrain de recherche qui nous choisit et non l’inverse. Cette situation implique un changement d’attitude, subtil mais fondamental : si nous partons à la recherche de celui-ci avec le désespoir, la hâte et la détermination qui nous caractérisent en tant que chercheurs occidentaux, avec notre agenda, notre propre rythme de travail, nous découvrirons certainement ce que nous voulions découvrir, mais il est aussi fort possible que nos trouvailles ne soient ni pertinentes ni significatives. À ce sujet, les Sahraouis, après près de 150 ans de colonisation et de non-décolonisation, ont acquis avec le temps une maîtrise politique et sociale remarquable pour savoir identifier et satisfaire les objectifs que nous recherchons sans érafler ce qui est le plus significatif et important à leurs yeux. Saisir ce qui a le plus de sens pour les Sahraouis des camps implique d’assumer d’autres rythmes, temps et objectifs ; c’est-à-dire, en simplifiant, laisser le terrain de recherche nous trouver et fusionner nos agendas.
13Nous voulons faire mention sur ce point d’une anecdote que nous avons vécue lors d’une réunion avec des poètes sahraouis, à laquelle nous avions été invités dans la tente du poète Sidi Mohamed Lamin, après avoir projeté notre film au festival international de cinéma du Sahara, le FiSahara, en 2014 En prenant le thé avant le repas que nous partagions avec eux/elles sous la khaïma, Sidi Mohamed Lamin prit la parole, à la fois sur un ton solennel et familial :
Hier j’ai vu le film sur l’écran du FiSahara, avec vous, auprès de jeunes, d’anciens, d’hommes et de femmes sahraouis. Après tout ce temps à travailler ensemble, moi, non seulement je tiens à vous remercier pour le travail réalisé et pour celui que vous êtes en train de faire avec nous, mais également à remercier vos pères et mères pour vous avoir éduqués aussi bien, pour être toujours si respectueux.
14Les trois réalisateurs du film, le poète et intellectuel saharaoui membre fondateur de la Génération de l’Amitié4, Bahia Mahmud Awah, le professeur Juan Carlos Gimeno Martín et moi-même, avons été surpris de l’allusion à notre « éducation ».
15Quelques temps après, nous nous sommes posés des questions sur la connotation de cette affirmation faite par le poète sahraoui. Le sens est à mettre en relation avec la reconnaissance du respect scrupuleux que, durant ces années, nous avons montré à l’égard des codes normatifs qui régissent les relations inter-individuelles dans la société sahraouie. Nous avons appris à assumer notre rôle : nous sommes les « invités » de quelques « amphitryons », poètes nationaux saharaouis, hommes et femmes, qui occupent une position de noblesse et de prestige très particulière au sein de la société sahraouie, en relation directe avec la cristallisation de la mémoire orale à travers laquelle le peuple sahraoui exprime et transmet de manière traditionnelle ses connaissances.
16C’est pourquoi notre rôle en tant que chercheurs est de comprendre, connaître et respecter ces systèmes de courtoisie. Notre rôle en tant que réalisateurs audiovisuels et par l’anthropologie est de faire ressortir ce climat dans les mises en scène, ce respect, cette dignité, cette considération sociale, tout en sacrifiant, si besoin, les trames narratives et les représentations dramatiques qui pourraient ouvrir d’autres portes du monde de l’industrie audiovisuelle, de la communication ou autres.
17J’irai un peu plus loin : nos récits ethnographiques audiovisuels devraient, d’une façon plus ou moins subtile, explicite ou implicite, refléter et rendre visibles les conditions normatives à partir desquelles le discours audiovisuel est produit en tant que représentation et autoreprésentation. Il ne s’agit pas uniquement d’un caprice épistémologique, fruit d’un processus réflexif, mais du constat de l’importance et de la signification ethnographique des conditions de production qui permettent – ou provoquent (Rouch 1975) – que l’on dise et que l’on fasse quelque chose de particulier, devant une caméra, des micros, une mise en scène.
18Dans notre film Legna, il y a plusieurs scènes qui correspondent à l’explication audiovisuelle du cadre normatif, ainsi que l’illustre l’un de ces fragments : il s’agit de la scène entre le poète Mohamed Moulud Uld Budi Uld Hach (alias Beibuh) et son épouse. Dans cette scène, le poète Beibuh dit à propos de la poésie lyrique et de son rôle depuis la révolution de mai 1973 :
Au sujet de la poésie lyrique entre les hommes et les femmes [on voit Beibuh au premier plan et son épouse au second, en train de préparer le thé pour nous accueillir, tout en écoutant avec un sourire malicieux les propos de son mari], c’était ce qui créait l’ambiance, c’était le quotidien, chanter et dédier la poésie à la femme. Chevaucher pendant des jours pour les voir. Mais depuis que la révolution est née, on ne les cherche plus… [Beibuh s’adresse à Bahia M. Awah qui, dans cet entretien et ce tournage, était en charge des traductions] : « Traduis bien ceci… Nous les fuyons, elles ne nous intéressent plus… » [La femme rit en complicité avec Beibuh, ils se regardent en riant et elle répond] : « C’est un mensonge… » et Beibuh de lui répondre : « Laisse, laisse les poser leurs questions… » [faisant référence à notre présence derrière les caméras].
19Cet extrait du film montre non seulement ce qui se dit au sujet de la poésie lyrique, de la poésie d’amour, à partir de la révolution de 1973, mais aussi, avec beaucoup d’humour et d’ironie, reflète le cadre normatif qui gouverne les relations entre les sexes dans la société sahraouie : le second plan apparent de la femme de Beibuh n’implique pas la relégation mais une écoute attentive. Au moment choisi, elle occupe l’espace du discours et des interactions. Il n’y a ni tension ni défi dans sa prise de pouvoir textuelle et audiovisuelle. Elle est dans sa khaïma, dans son droit, c’est notre amphitryon et elle montre l’horizontalité de la relation, à l’intérieur de la khaïma, avec le respecté et noble poète, qui est en outre son époux. Dans cette courte séquence, qui ne dure pas plus de 45 secondes, il est explicité plus ou moins clairement et avec la force et l’ironie qui définissent l’attitude sahraouie des anciens que la réponse est induite par la position qui nous est attribuée en tant qu’interlocuteurs et « chercheurs espagnols ». La clé est que Beibuh nuance avec son langage non verbal ce qu’il affirme par l’expression orale. Lui et sa femme ont été interwievés à maintes reprises et savent que ce « théâtre » sur les disputes de genre est souvent apprécié par leurs interlocuteurs. Cependant, avec nous, avec la confiance que donnent le temps et la relation construite sur la longue durée, il se permet le clin d’œil qui relativise la déclaration, qui la place dans son juste terme5. Il est en train de nous dire : « Vous savez déjà que ceci n’est qu’à moitié vrai… Les femmes continuent de nous plaire et nous continuons de composer des vers pour elles. » Beibuh confie pleinement que nous saurons contextualiser parfaitement le cadre normatif de la scène et la situer de façon adéquate dans la narration audiovisuelle.
Pouvoir, distance et poids de l’imposition
20En approfondissant les éléments qui constituent ce cadre normatif, nous arrivons à ce qu’on appelle des « systèmes de courtoisie » (Scollon et Scollon 2001) en anthropologie linguistique, expression qui renvoie à des concepts comme celui de « contexte général et restreint », de méthodologies ethnographiques plus classiques (Guber 2004). Analysant le « système de courtoisie » en vigueur dans nos rencontres avec les poètes des camps de réfugiés, nous identifions trois éléments clés : pouvoir, distance et « poids de l’imposition » – à savoir le niveau de conflit potentiel du sujet traité. Ces trois éléments nous aident à systématiser le type de relation que nous établissons dans l’espace sahraoui.
21En ce qui concerne le pouvoir, il est évident que la relation décoloniale tend à l’égalité et même à une subordination invité/amphitryon dans laquelle, en tant que chercheurs, nous subordonnons notre agenda à celui des sujets du processus.
22Le récit audiovisuel ethnographique, en tant que traduction interculturelle, peut être corrompu par le simple fait qu’il existe des tendances asymétriques dans les langues qui parlent de domination – les sociétés dominantes et les sociétés dominées (Carbonell i Cortès 1999). Il est de notre devoir en tant qu’anthropologues d’explorer urgemment le transfert culturel, la prise de pouvoir de la culture, la société, l’identité, la langue du peuple subordonné, colonisé (Asad 1986). C’est un travail que doit prendre très au sérieux l’émancipation épistémique (Lins Ribeiro et Escobar 2008 ; Mignolo 2003), qui se matérialise non seulement dans la mise en valeur des discours des peuples subordonnés mais aussi dans les formats linguistiques d’expression qui correspondent au mieux à la transmission de ce bagage. Dans ce cas, les formats audiovisuels offrent une plus grande fidélité à la dimension orale et contextuelle de la connaissance sahraouie, largement associée à la poésie.
23Dans la construction audiovisuelle du film Legna, ceci a impliqué de trouver une manière de voir et d’entendre un même territoire, le désert, et de l’exprimer à travers la poésie orale pour deux publics, de langue hassaniyya et de langue espagnole, dans un texte qui recherchait l’hybridation (Papastergiadis 1995 ; Bhabha 1994), la diglossie (Bajtin 1989). Exprimer l’émotion à partir de la dimension géographique de la poésie orale, qui situe les accidents géographiques sur les chemins de la vie et de la mort, produits et reproduits de générations en générations d’hommes et de femmes sahraouies. Des familles qui transitent sur un territoire qu’elles ne possèdent pas, sur lequel on négocie le droit de passage, sur lequel l’influence sur le pâturage et l’eau est répartie inéquitablement, où la route est sociale et le chemin ne correspond jamais à une ligne droite. Tout cela dans un modèle de travail hybride qui a imprégné chacune des phases du processus de production, de documentation, d’écriture du scénario, de tournage, d’édition et de projection.
24En ce qui concerne la distance (sociale, culturelle, hiérarchique), on recherche un respect mutuel mais dans le cadre d’une relation continue et prolongée dans le temps, qui aille vers une réduction de la distance sociale entre les chercheurs, et aussi entre les chercheurs et les informateurs. Une relation de plus en plus empathique, fluide et de proximité. À ce titre, remarquons la relation historique qu’implique la situation coloniale spécifique entre l’Espagne et le Sahara Occidental et qui, d’une certaine façon, continue de conditionner les relations entre les Espagnols et les Sahraouis. La mise en place et l’évolution de la distance entre les chercheurs sahraouis et espagnols, entre les chercheurs et les poètes, sont conditionnées par une certaine attitude et une certaine pratique. L’attitude de reconnaissance mutuelle et d’attention aux codes normatifs de chaque collectif était la norme. La pratique impliquait une continuité dans les visites des uns ou des autres : pendant ces années, au moins deux voyages de chercheurs espagnols dans les camps de réfugiés ; en retour, des voyages en Espagne de poètes et de chercheurs sahraouis dans le cadre de séminaires de recherche ou de journées dédiées au Sahara Occidental6.
25En ce qui concerne le degré d’importance du sujet traité dans le discours, on ne parle pas de sujets superficiels ni même banals car il s’agit de la lutte sahraouie pour l’autodétermination, du front académique, du récit contre-historique, de la construction de la mémoire historique à partir de la mémoire orale. Ces questions sont importantes, voire centrales, pour les Sahraouis. En ce sens, l’accès au terrain a été évalué avec soin, grâce aux représentants du ministère de la Culture sahraoui. Il faut savoir que la poésie orale nationale sahraouie fait partie des éléments identificateurs différentiels sahraouis qui sont revendiqués dans la lutte pour l’autodétermination. Dans la phase de restitution7 de notre film Legna à différents collectifs de la société sahraouie, nous avons reçu des questions systématiques du public relatives à l’absence de certains poètes et de poèmes dans ce film. La critique portait surtout sur la sélection des voix, et non sur les contenus : par exemple, pourquoi certains poètes ne faisaient pas partie du récit poétique cristallisé dans Legna ? Le public a pris très au sérieux ces débats puisque la présence des responsables de la direction générale de la mémoire orale du ministère de la Culture et la caution des poètes nationaux reconnaissaient le film en tant que contribution à la construction en puissance du récit national sahraoui. L’acceptation de notre part de ce contexte nous a donné le privilège de partager les récits, discours et pratiques de la société sahraouie de l’intérieur. La contrepartie est que nous devons connaître, mesurer et respecter scrupuleusement les codes sociaux, normatifs et politiques dans lesquels se déroule notre travail, ce que nous avons englobé sous la dénomination de « système de courtoisie8 ». Ne soyons pas naïfs, le travail sur le terrain est situé, toujours et plus encore, dans des conditions de confrontation, de guerre et de décolonisation supervisées par la MINURSO, dans une forme d’échange réciproque qui exige confidentialité et positionnement social et politique.
26Dès lors, face aux systèmes de courtoisie de type hiérarchique (définis par des relations de pouvoir asymétriques typiquement coloniales) et face à des systèmes de courtoisie respectueux (définis par des relations de pouvoir symétriques mais rarement empathiques, formelles, où une grande distance entre les sujets s’impose), le système de courtoisie le plus proche de notre position épistémologique et du type de récit et de représentation audiovisuelle déployés serait un système de courtoisie solidaire, défini par des relations de pouvoir symétriques, proches bien que présentant une potentialité de conflit élevée (le poids d’imposition) si la question de la légitimité de la révolution nationaliste et de l’autodétermination du peuple saharawi était mise en cause.
27La structure narrative du texte audiovisuel Legna a explicité ce choix normatif basé sur un système de courtoisie solidaire. Cette structure narrative implique une manière d’être décoloniale basée sur la « validité dans la rencontre » (De la Peza 2013), c’est-à-dire une épistémologie dialogique (Pérez Daniel 2013) qui met en valeur l’horizontalité de la rencontre entres les sujets et les chercheurs, et non uniquement l’extraction de sens à partir de la rencontre. La rigueur repose sur les conditions de la rencontre et la validité du discours est liée à la compréhension des dynamiques du dialogue.
28La mise en valeur de la rencontre ajoute une condition nécessaire supplémentaire, la coprésence, au sens large : coprésence des sujets, coprésence de langues (hassaniyya et espagnol), coprésence de contenus, coprésence de récits. La coprésence devient une condition nécessaire à cette « écologie de savoirs » (De Sousa Santos 2014). Tout ceci implique un lien très fort avec les méthodologies basées sur la recherche d’action participative (Fals Borda 2009 ; Stavenhagen 1992 ; Rappaport 2007) et, bien sûr, avec la linguistique de contact (Pratt 2010). Tout cela s’est concrétisé par les choix suivants dans la composition du texte audiovisuel :
Construire un texte à partir de la complémentarité et non de la simultanéité des langues : les séquences, les extraits de poèmes, en fonction de leur thématique, vont se déployer, les uns après les autres, d’abord en hassaniyya, puis en espagnol ; nous avons évité la superposition simultanée de sous-titres ou les locutions superposées d’une langue sur l’autre ;
Renforcer l’oral : refuser les sous-titres des poèmes et refuser la superposition d’une langue sur l’autre ; la re-création en espagnol de la poésie hassaniyya a obligé l’équipe hispanophone a faire un apprentissage du ton, de l’intensité et du rythme de la poésie hassaniyya ; nous avons substitué au concept de « traduction » celui de « re-création » ;
Monter9 le registre poétique vers la poésie visuelle, par conséquent entrelacer la poésie récitée, l’image et le son dans une forme d’expression poétique allégorique (Rivera Cusicanqui 2015) qui fera appel à un amalgame de raison et d’émotion, d’éthique et d’esthétique (Barthes 201210).
Audiovisuel décolonial : une forme de lutte politique
29Nous relaterons à présent une seconde intervention lors d’une réunion dans le camp de Smara avec les poètes nationaux sahraouis, suite à la projection de Legna au FiSahara11 2014 :
Désormais nous pouvons avoir confiance en vous, nous vous considérons comme fils des Sahraouis : vous avez un contrat pour le reste de votre vie avec nous, nous savons que nous pouvons partager notre cause avec vous, notre objectif principal : la lutte pour l’autodétermination.
(El Husein Uld Moulud Uld Mohamed)
30Dans ce sens, en 2009, le ministère de la Culture sahraoui, par l’intermédiaire de sa ministre Jadiya Hamdi, nous avait demandé de collaborer avec eux et de les accompagner, avec notre bagage théorique ainsi que notre apport méthodologique et technique (audiovisuel), dans deux tâches.
31La première était de contribuer à la construction du dénommé front académique sahraoui en lien avec la création d’une histoire sahraouie propre avec une approche contre-historique (Gimeno Martín et Robles Picón 2015 ; Guha 2002 ; Bhabha 1994). Il était évident que depuis l’échec des plans Baker I12 et II13, impulsés par le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU et supervisés par la MINURSO14, le gouvernement marocain et ses alliés avaient envisagé comme objectif la reconstruction d’une bibliothèque néocoloniale et toute une série d’activités culturelles (Ruano Posada et Solana Moreno 2015) qui cherchaient à assimiler les valeurs, la culture, les pratiques et l’histoire sahraouies, en reprenant les traditions des bibliothèques coloniales des pays coloniaux européens comme l’Espagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, etc15. Au département d’anthropologie sociale de l’université de Madrid, deux programmes de recherche ont débuté, en partie en lien avec l’objectif de création d’un front académique sahraoui16.
32Le rôle que joue le format audiovisuel est en relation avec la capacité du récit audiovisuel de fixer et légitimer (Bourdieu 1985) la mémoire historique à partir de la mémoire collective et du récit oral. Au départ, le format audiovisuel permit l’enregistrement des recueils de poèmes d’au moins douze des poètes nationaux sahraouis proposés par le ministère de la Culture de la RASD. L’objectif était de créer une archive de la mémoire historique du ministère de la Culture. Évidemment, la dimension orale de la plupart de ces recueils faisait que le format audiovisuel était particulièrement indiqué pour leur enregistrement.
33À partir de cette mission d’enregistrement, une seconde tâche, en lien avec la capacité des formats audiovisuels, a été de diffuser et légitimer le discours contre-historique sahraoui. Cela impliquait en parallèle la reconnaissance du peuple sahraoui en tant que sujet politique de sa propre histoire dans deux contextes linguistiques (Bourdieu 2010) : le contexte international et celui des nouvelles générations de jeunes Sahraouis, nées dans les territoires occupés par le Maroc, dans les camps de réfugiés de Tindouf (Algérie) ou en exil, des générations sahraouies dépossédées de leur histoire, de leur territoire.
34Dans ce domaine, la période historique qui pose les plus grands défis est celle qui se déroule dans les premières étapes de la colonisation et de la lutte coloniale dans ses différentes phases, autrement dit la période historique qui s’étend de la conférence et du traité de Berlin (1884-1885) au déclenchement de la révolution (10 mai 1973). Dans ce cas, le travail effectué dans Legna a pris un soin spécial à réhabiliter quelques-unes des personnalités et leaders anticoloniaux décrits comme des voleurs et des traîtres par l’histoire coloniale, tel par exemple Wayaha ou Ali Meyara (Gimeno Martín et Robles Picón 2015), tout comme des périodes que les Sahraouis considèrent comme épiques, mais qui sont présentées par l’historiographie coloniale comme des moments de trahison motivés par des intérêts illégitimes, telle par exemple la bataille de Ajshash (Gleib Al Fortuna17).
35L’autre rôle dans lequel le récit audiovisuel montre une grande efficacité est sa capacité à déclencher la mémoire et le débat collectif. Ceci est lié à la force du récit cristallisé, légitimé par la reconnaissance officielle de la narration audiovisuelle. La reconnaissance officielle, nationale et internationale que Legna a reçue lui a octroyé cette virtualité18. Pour cela, sa projection plus spécifique, en tant que phase de restitution aux différentes populations et collectifs sahraouis, suscita certains consensus mais souleva également des débats passionnants, des débats en lien avec le choix des étapes historiques et des héros exaltés. Évidemment, comme dans tout récit historique de n’importe quelle nation ou peuple, on fait une sélection et une hiérarchisation des étapes historiques et des personnages. Le plus important est que le peuple sahraoui, ses intellectuels et institutions, soient en train de créer ce grand récit historique, auquel contribue modestement notre travail, en partie avec les éléments audiovisuels que nous venons de mentionner.
36Si Walter Benjamin (1969) était dans le vrai, la traduction interculturelle ne serait pas un simple mécanisme interprétatif mais un tout harmonisé, une « écologie des savoirs » selon la théorie décoloniale (De Sousa Santos 2010). Nous pouvons dès lors affirmer que la traduction interculturelle et dialogique est plutôt une manière de vivre et de construire le discours, de représenter les pratiques et les valeurs. Le texte ethnographique écrit n’est pas en mesure de transmettre une partie du sens contextuel de la poésie orale hassaniyya. Une œuvre dramatique, une danse, l’exécution d’une œuvre musicale seraient sans doute des façons plus appropriées pour connaître, accéder et transmettre l’essentiel de ces cultures de transmission orale. La narration et le texte audiovisuel ont cette capacité à produire des discours pleins, avec une pluralité de registres convergents (Bensa 1985). Le texte audiovisuel, en tant qu’allégorie (Rivera Cusicanqui 2015), devient un discours privilégié en mesure d’unifier l’art et la science, de fondre la raison et l’émotion. Ce défi est le nôtre.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été traduit de l’espagnol par Stéphanie Boulay, revu et corrigé par Pascale Cheviron, auxquelles nous adressons nos chaleureux remerciements.
2 Legna : habla el verso saharaui est le fruit de deux projets de recherche. Le premier, Recuperación de la memoria del pueblo saharaui, est un projet du ministère sahraoui de la Culture, avec la collaboration du département d’Anthropologie sociale et de Pensée philosophique espagnole de l’université autonome de Madrid et de l’association Antropología en Acción. Le second, Sahara Occidental (1884-1976) : memorias coloniales, miradas postcoloniales, est un projet I+D+i. Legna est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=aoU6ehmm5KM.
3 L’anthropologie de l’orientation publique se présente comme une anthropologie sociale engagée de manière critique dans la réalité sociale qu’elle étudie et à laquelle elle participe. Elle poursuit deux objectifs fondamentaux : produire une connaissance sociale rigoureuse, pertinente et significative pour la gestion et la transformation des réalités sociales ; produire un savoir responsable, à la fois conscient de la façon dont la réalité sociale interpelle le savoir et disposé à répondre à ces demandes. Voir le site www.raop. net (consulté le 13 juin 2018).
4 Groupe de poètes sahraouis hispanophones en exil et ayant, pour la plupart, étudié à Cuba.
5 Dans ce type de situation de terrain, la présence du poète Bahia M. Awah a été déterminante ; les vieux poètes se sentaient en confiance parce qu’ils savaient que Bahia saurait traduire, contextualiser et moduler les sentiments distincts, dans un espace ambigu de la société sahraouie entre le permis et le tabou.
6 Par exemple, des poètes ont régulièrement été conviés à participer aux journées sur le Sahara Occidental organisées annuellement par les universités publiques de Madrid.
7 Le film Legna a été projeté dans quatre des cinq wilayat des campements sahraouis en mai 2015 : El Aiun, Smara, Bojador et Auserd. Il l’a également été au siège social du ministère de la Culture de la RASD à Rabuni. Tout ce matériel, avec les interventions des Sahraouis présents, a été filmé. Au moment de la publication de cet article, ce matériel est en cours d’édition et d’analyse. Les allusions à ce matériel dans cet article constituent de premiers éléments de réflexion.
8 Par exemple, ce contexte a impliqué de privilégier les thématiques épiques au détriment de la poésie lyrique, la poésie de résistance et de guerre explicite, au détriment du type de poésie féminine qui privilégie d’autres types de résistance dans la vie quotidienne.
9 « Monter » est synonyme, dans la poésie orale sahraouie, de composer oralement, de manière collective, à partir de quelques givân (pluriel de gâv ; poème court de quatre ou six hémistiches) d’un poète. D’autres vont ajouter progressivement des vers en faisant grandir la composition et les tlaa (strophes). Un certain degré de compétition entre poètes est implicite. Pour cela, aucun jeune ne peut exposer publiquement ses poèmes si l’un des anciens de sa famille compose. Ceci serait interprété comme un défi à un ancien (père, grand-père, oncle) et une rivalité illicite entre poètes de différentes générations au sein de la même famille. Par exemple, le poète Sidi Brahim Salama n’a présenté publiquement ses poèmes qu’à l’âge de cinquante ans, quand son père, Salama, célèbre poète, est décédé (interview, 5 septembre 2011, Miyek, territoires libérés, Sahara Occidental).
10 À titre d’exemple, se reporter et voir la séquence du poème Bulariah du poète Uld Abdelahay Buseif : https://www.youtube.com/watch?v=aoU6ehmm5KM (1h28min40s).
11 Organisé dans les camps de réfugiés de Tindouf depuis 2003.
12 L’Accord-cadre sur le statut du Sahara ou plan Baker I proposait la concession d’une certaine autonomie au territoire tout en préservant la souveraineté marocaine. Le projet a été présenté en 2001. Il envisageait l’élection d’un conseil exécutif, avec de grandes compétences, et d’un conseil législatif, nommé par tous les habitants du territoire y ayant résidé jusqu’en 2000, colons marocains inclus. Passés quatre ans, l’exécutif serait de nouveau élu par le conseil législatif et aurait à traiter avec le gouvernement marocain du statut final du territoire, avec deux conditions : que l’option de l’indépendance soit formellement interdite et que dans l’électorat soit inclus tout citoyen installé au Sahara un an avant le vote. Le Front Polisario refusa cette option (Fuente Cobo 2011).
13 Résolution 1495/2003 du Conseil de sécurité des Nations unies contenant le dénommé plan Baker I. Ce plan établit une période d’autonomie du Sahara Occidental à l’intérieur du Maroc durant quatre ou cinq ans, suivie d’un référendum d’autodétermination dans lequel le peuple sahraoui déciderait du statut final de ce territoire : pays indépendant ou province intégrée au Maroc.
14 http://www.un.org/es/peacekeeping/missions/minurso/ ; http://www.un.org/es/decolonization/.
15 Par exemple : le festival de cinéma de Dakhla créé dans les territoires occupés par le Maroc ; le festival de musique du désert de Tan-Tan ; les difficultés pour s’habiller avec le costume sahraoui traditionnel ; etc. Voir http://www.wshrw.org/la-onu-denuncia-que-marruecos-acosa-a-los-saharauis-que-usan-su-traje-tradicional-distintivo/.
16 Programmes Consolidación y declive del orden colonial español en el Sahara Occidental (Ifni-Tarfalla-Sahara : 1956-1976) et Sahara Occidental (1884-1976) : memorias coloniales, miradas postcoloniales. Bailleur de fonds : I+D+i, ministère de l’Innovation et de la Science, secrétariat d’État aux universités, direction générale des Programmes et du Transfert de connaissances.
17 Sur le rôle de Chej Ma-el-Ainin dans la bataille de Ajshash, voir https://www.youtube.com/watch?v=aoU6ehmm5KM (42 min 20 s).
18 Nous mentionnons quelques-unes des occasions lors desquelles le film a reçu une reconnaissance :
– Projections-débats dans les universités de Séville, Barcelone, Donosti, Valence et Madrid, 2014-2015 ;
– Projection lors du Congreso Latinoamericano de Ciencia Sociales, FLACSO, Équateur, 2015 ;
– Projection lors du Congreso Nacional de Antropología del Estado Español, Tarragone, Espagne, 2014 ;
– Projection lors du Congreso España-Orán, historia compartida, Université d’Oran, Algérie, 2015 ;
– Projection auprès des Asociaciones de Apoyo al Pueblo Saharaui de Tres Cantos, des Asturies, de Séville et de Barcelone ;
– Prix du meilleur film au FiSahara 2015.
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