De la Grande Famine aux chips Tayto : la pomme de terre et la culture irlandaise
p. 151-162
Texte intégral
They blended well with the diet of the poor; with the cow’s drop their sweetness was enough; they were great with fish and pure butter, and there was never a cheaper food.1
Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n’y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu’il s’en trouverait chez Flicoteaux. Elle s’y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée et jouit d’un privilège envié par les femmes : telle vous l’avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840.2
1L’association entre l’Irlande et la pomme de terre, illustrée par ces deux citations, l’une issue de la culture populaire irlandaise d’expression gaélique, l’autre trouvée sous la plume d’un grand écrivain tourangeau, est établie de longue date et bien connue, y compris hors de la verte Erin. La pomme de terre a longtemps régné en Irlande mais cette domination sans partage sur l’alimentation d’une population croissante aux xviiie et xixe siècles eut des conséquences tragiques. Aujourd’hui, l’Irlande consomme plus de pommes de terre que la plupart des autres pays du monde (300 grammes par personne) mais est dépassée par la Grande-Bretagne, la Pologne, la Russie ou encore la Biélorussie, championne toutes catégories avec 900 grammes consommés par habitant3. Noel Tracy, ministre d’État, pouvait dire en ouvrant la Semaine nationale de la pomme de terre le 26 février 2004 que 93 % des foyers irlandais achetaient des pommes de terre. On le voit, l’histoire d’amour entre l’Irlande et la pomme de terre continue. Cet article, après un bref rappel historique des causes de la Grande Famine (1845-1849) s’attachera à identifier les conséquences de ce traumatisme telles qu’on peut les percevoir dans la culture irlandaise, examinées en particulier à travers le prisme des nombreuses manifestations organisées entre 1995 et 1998 à l’occasion des 150 ans de cette tragédie.
La pomme de terre en Irlande avant 1845
2La pomme de terre s’est affirmée comme une alternative aux céréales d’abord dans le sud-ouest de l’Irlande, dans la province de Munster. Avec l’expansion économique relative de la seconde moitié du xviiie siècle, la zone de culture devait s’étendre par le sud, vers l’est et au nord, dans le Connacht. L’Irlande aurait encouragé la diffusion de la pomme de terre en Écosse et au pays de Galles dès 1664. L’historien Kevin Whelan peut ainsi affirmer qu’en 1800, la pomme de terre était la denrée de base des paysans et petits fermiers et l’on observait une forte tendance à la monoculture du tubercule4. Différents facteurs peuvent expliquer cet engouement, au premier chef les qualités nutritives remarquables de la pomme de terre. Consommée avec du lait, elle offrait un régime équilibré, apportant protéines, féculents et sels minéraux en bonne quantité. Et c’est heureux car on peut estimer que ceux qui dépendaient largement, voire exclusivement, de la pomme de terre en consommaient quotidiennement cinq à six kilos. Un autre avantage était que la pomme de terre, contrairement à d’autres aliments, en particulier les céréales, ne nécessitait pas d’être transformée par un intermédiaire pour être consommée, donnant ainsi à chaque famille une grande autonomie. Elle servait aussi à nourrir le cochon traditionnellement élevé pour acquitter le fermage au propriétaire. Ainsi, à la fin du xviiie siècle, l’Irlandais Thomas Keating, émigré à Paris, conseillait-il aux Français d’accorder une plus grande place et une plus grande confiance à la pomme de terre : To be convinced that potatoes are as nutritious and good as corn bread one needs only consider the actual state of Ireland. […] The Irish live on potatoes, to which they occasionally add a little salt and butter. And yet the whole world knows that the Irish peasants are very strong and very brave…5
3À ces qualités intrinsèques, il faut ajouter la capacité de la pomme de terre à coloniser des sols pauvres, peu exploitables pour d’autres récoltes, et à résister à l’humidité caractéristique du climat irlandais. Qui plus est, les Irlandais développèrent des méthodes de culture qui amenaient de très hauts rendements, deux fois plus élevés qu’en France par exemple. Cette productivité remarquable allait entraîner un déclin des variétés de pommes de terre cultivées ; ainsi entre 1810 et 1845, une variété appelée Lumper s’impose, car elle s’avère, à l’usage la mieux capable de produire de bonnes quantités sur des sols pauvres. On devine aussi qu’en s’en remettant largement à une seule espèce, le risque de maladie augmentait. Le triomphe de la pomme de terre présentait ainsi un réel danger car, si toute la population irlandaise mangeait des pommes de terre, riches et pauvres, catholiques et protestants, seuls les plus pauvres dépendaient exclusivement du tubercule. Étant donné l’étendue de la pauvreté en Irlande, ce groupe représentait pas moins de trois millions de paysans au début du xixe siècle, vivant sur des parcelles de terre parfois minuscules (plus de 200000 familles sur des terres de moins de cinq acres, 135 000 sur moins d’une acre6) qu’ils louaient à prix d’or à des propriétaires souvent absents. On va ainsi rapidement parler, pour nombre de ces paysans et journaliers de potato wage, salaire si faible qu’il ne laissait aucune chance d’acheter ou de cultiver une nourriture autre que des pommes de terre. La pauvreté des Irlandais ne manquait pas de frapper les visiteurs étrangers comme Gustave de Beaumont (1839) ou, à plus forte raison, James Hack Tuke (1847), le philanthrope anglais pour qui la pauvreté des paysans locaux excédait en horreur celle des villages indiens et des esclaves noirs des plantations américaines. L’économie irlandaise était ouvertement organisée pour ne pas menacer les intérêts de la puissance coloniale britannique. Elle devait être complémentaire et non concurrente. Ainsi le gouvernement britannique décidait-il ce que l’Irlande pouvait ou non produire ou exporter. À ce principe, il faut ajouter les effets produits par les discriminations sectaires introduites par les Lois Pénales, qui avaient abouti à priver la population catholique du droit de propriété : en 1600, 95 % des terres avaient des propriétaires catholiques, en 1778, 5 % seulement des terres n’étaient pas sous le contrôle de propriétaires protestants7. Le système appauvrissait l’Irlande car les fermages étaient envoyés et dépensés en Angleterre par des propriétaires non-résidents (absentee landlords). Les intermédiaires avaient la haute main et poussaient à l’augmentation des fermages ; autre facteur aggravant, la dîme devait être payée par tous à l’Église établie (protestante) et ce même si l’immense majorité des paysans étaient catholiques. Au début du xixe siècle, alors que l’Angleterre s’industrialisait, 80 % de la population irlandaise dépendait encore de l’agriculture. Les attentes de cette population étaient si modestes, le niveau de vie si bas, qu’une quantité suffisante de tourbe et de pommes de terre (une demie acre suffisait à nourrir une famille) étaient la mesure du contentement8. Pauvres, et sans espoir aucun d’échapper à cette pauvreté, les Irlandais se mariaient jeunes et la population, nourrie par la pomme de terre, augmentait. On estime qu’elle passa de 1 à 8,4 millions entre 1600 et 1845, dont 4 millions nés entre 1780 et 1845. On comprend mieux comment, dans de telles conditions, la destruction par la maladie de plusieurs récoltes successives de pomme de terre allait plonger des régions entières du pays dans la détresse et la Famine.
La Grande Famine et ses conséquences
4Nombre d’historiens ont montré que des situations de pénurie entraînant des périodes de famine étaient fréquentes, dès la fin du xviiie siècle. Mais le mildiou ou phytopthora infestans qui frappa les récoltes et en détruisit le tiers en 1845, entraînant une récolte de 1846 réduite des deux tiers par manque de semence, puis une année noire en 1847, passée dans la mémoire populaire sous le nom de Black 47, déclencha une catastrophe sans précédent que les Irlandais nomment, en traduction du gaélique, The Great Hunger, la Grande Faim. Si les chiffres sont régulièrement débattus par les experts, un consensus existe pour reconnaître qu’en cinq ans, au moins un million d’Irlandais moururent et un minimum de deux autres millions prirent le chemin de l’exil, le plus souvent vers les États-Unis et le Canada, parfois via l’Angleterre. En 1846, c’étaient les mieux organisés, les plus autonomes, qui choisirent d’émigrer. Leur installation outre-Atlantique allait très vite s’avérer cruciale, permettant l’accueil des malheureux qui, pendant les années suivantes, n’allaient avoir d’autre choix que d’embarquer pour le Nouveau Monde. Pendant des décennies, et jusqu’à une date fort récente, les Irlandais allaient continuer à émigrer, entraînant la formation d’une diaspora nombreuse9 qui, au fil des ans, allait souvent jouer un rôle important dans leur pays d’adoption, mais aussi largement entretenir une mémoire souvent haineuse de l’affameur anglais mêlée de rêverie nostalgique de la terre natale perdue. En Irlande même, les survivants de la Famine allaient modifier leur mode de vie et les décennies qui suivirent virent une forte diminution de la fertilité, une augmentation importante de l’âge au mariage et une baisse très sensible du taux de nuptialité. Ces différents facteurs expliquent la stagnation de la population irlandaise autour de quatre millions pendant bien longtemps, l’émigration endémique privant chaque nouvelle génération de certains de ses éléments les plus actifs et les plus audacieux.
5D’un point de vue politique et social, on notera la montée d’un nationalisme violemment anti-anglais qui allait culminer dans les mouvements indépendantistes armés. En 1800, l’Acte d’Union avait supprimé le parlement irlandais et fait de l’Irlande une partie intégrante du Royaume-Uni dont les représentants siégeaient à Westminster. La Famine allait montrer une Angleterre très peu désireuse d’intervenir en faveur de ses « concitoyens » irlandais. Il y eut deux temps distincts dans la réaction anglaise : Robert Peel, Premier ministre issu du Parti libéral, fit acheter dès l’automne 1845 de grandes quantités de farine de maïs (Indian meal), qui permit de sauver des milliers de paysans de la mort. Mais Peel fut bientôt remplacé à la tête du gouvernement par Lord Russell, du parti Tory (conservateur), qui confia la gestion de la crise irlandaise à un haut fonctionnaire, le secrétaire permanent au Trésor Charles Edward Trevelyan. Ce dernier allait formuler la lecture britannique officielle de la crise en janvier 1848 dans The Irish Crisis :
The great evil with which we have to contend is not the physical evil of the famine, but the moral evil of the selfish, perverse and turbulent character of the people.10
6Selon sa lecture « providentialiste », la famine avait été envoyée pour punir l’Irlande et lui servir de leçon, et il fallait se garder de trop en atténuer les effets11. Pendant les pires mois de la Famine, Westminster s’en tint aux principes de l’orthodoxie libérale12, refusant ou limitant au strict minimum l’intervention de l’État, lui préférant des initiatives qui pourraient prêter à rire si la situation n’avait été aussi tragique. Ainsi M. Alexis Soyer, cuisinier français d’un grand restaurant de Londres, le Reform Club, se proposa pour inventer des recettes de soupes peu chères et néanmoins nourrissantes. Ces soupes populaires qui ouvrirent à Dublin en 1847 n’eurent guère de succès, on s’en doute13. Pour nombre de politiques anglais, c’était aux propriétaires terriens irlandais de porter le fardeau financier, pas au Royaume-Uni dans sa totalité14. Ainsi le vote de la Irish Poor Law en 1838 visait surtout à arrêter l’afflux d’émigrants irlandais en Grande-Bretagne. Très vite, les asiles en Irlande durent fermer, faute de pouvoir compter sur les impôts locaux. À partir de 1847, on note une accélération des expulsions car les loyers n’étaient pas acquittés par les paysans affamés et la loi anglaise, suite à l’amendement passé à la demande de Lord Gregory, rendait les propriétaires locaux responsables financièrement de l’aide aux pauvres. En conséquence, les propriétaires qui répugnaient à expulser leurs paysans ne pouvaient pas collecter de fermages et étaient incapables d’assurer le paiement des poor rates ; certains préférèrent la ruine ; la majorité opta pour la facilité, expulsant les fermiers incapables de payer, les condamnant à une mort certaine sur les bords de routes. On estime que 60 % des fermiers les plus pauvres furent expulsés, en particulier dans les comtés du Sud. La Famine allait ainsi permettre une transformation du système agraire irlandais, le remplacement de la micro-exploitation et des grandes propriétés par un système jugé plus moderne, plus conforme au modèle anglais. Il est indéniable que la Famine porta un coup fatal à l’Union en renforçant les mouvements nationalistes déjà solidement implantés depuis le soulèvement avorté des Irlandais-Unis en 1798. Ainsi John Mitchell, journaliste et militant de la cause irlandaise, allait-il populariser dans ses écrits une lecture de la Famine qui s’opposait au « providentialisme » de Trevelyan et affirmait la terrible responsabilité d’une Angleterre criminelle : « The Almighty, indeed, sent the potato blight, but the English created the Famine »15 – un point de vue qui s’enracina dans une conscience populaire irlandaise violemment anti-britannique, en particulier dans la diaspora d’outre-Atlantique. Le raisonnement de Mitchell aboutit à accuser les Britanniques d’avoir perpétré un génocide, d’avoir eu l’intention d’exterminer la population, une interprétation que la majorité des historiens refuse, à juste titre, de cautionner. Mais la théorie du génocide a ses adeptes, en particulier aux États-Unis, où l’on assista dès les années 1860 à l’organisation du mouvement des fenians, opérant en étroite relation avec son équivalent basé en Irlande, l’Irish Republican Brotherhood, cultivant la haine de l’Angleterre et qui allait ultérieurement contribuer généreusement au financement de l’IRA et de sa campagne paramilitaire en Irlande du Nord. Sur un plan plus symbolique, on peut estimer que la prédilection des nationalistes/républicains irlandais pour la grève de la faim, de Terence McSwiney, maire de Cork mort en 1920, à Bobby Sands et ses compagnons de la prison de Maze, morts en 1981, relève d’une association puissante et morbide entre ces corps affamés sacrifiés et un inconscient national encore traumatisé par les images et le souvenir de la Famine.
7D’un point de vue linguistique, la Grande Famine eut des conséquences funestes, encore clairement perceptibles et que l’on peut estimer irréversibles. Les régions les plus touchées par la famine, et l’émigration qu’elle entraîna, étaient localisées au sud et à l’ouest de l’île, là où la langue gaélique restait la langue vernaculaire. L’émigration et l’évolution économique et sociale allaient se traduire par une anglicisation accélérée et un net recul du gaélique comme langue d’usage. Avec la langue, c’est toute la culture gaélique traditionnelle qui fut soumise à un puissant effet de dislocation. Si le gaélique a survécu, il a été stigmatisé comme langue de la pauvreté et, en dépit des efforts des gouvernements irlandais qui se sont succédés depuis l’indépendance, la langue irlandaise apparaît comme en survie artificielle, sauf en de rares régions du nord-ouest où elle reste la langue d’expression d’une population de plus en plus âgée et clairsemée. La langue anglaise s’est imposée tant pour ceux qui quittaient le pays que pour ceux qui y restaient, y compris dans les représentations littéraires de la Famine puisque c’est à William Carleton que l’on doit le premier roman écrit au cœur même de cette tragédie, The Black Prophet, a tale of Irish Famine (1847). C’est également en anglais que Liam O’Flaherty allait écrire ce qui demeure le meilleur et le plus célèbre roman sur ce sujet impossible, Famine, en 193716. On le constate, la Grande Famine modifia de façon radicale le devenir de l’Irlande, tant d’un point de vue démographique, socio-économique, politique que linguistique et culturel.
(Re) lectures et (ré)écritures de la Famine
8Le centenaire de la Famine en 1945 ne donna pas lieu à de grandes manifestations publiques. La situation ne s’y prêtait guère, la seconde guerre mondiale venait de s’achever, et plutôt que de commémorer des victimes anciennes, le monde découvrait avec horreur des millions de nouvelles victimes, exterminées dans les camps. De plus, le refus de l’Irlande de s’engager dans le conflit aux côtés des forces alliées au nom du principe de neutralité avait suscité bien des antagonismes, sans parler du célèbre message de condoléances envoyé par Eamon de Valera, Premier ministre de ce qui serait bientôt la république d’Irlande, à l’occasion du suicide d’Hitler. Ce même De Valera souhaitait néanmoins que le centenaire de la Famine soit marqué par la publication d’un ouvrage historique. Les historiens pressentis allaient mettre plus de dix ans à satisfaire cette demande car ce n’est qu’en 1956 que l’ouvrage fut enfin publié. Ce travail illustre la difficulté à analyser un tel événement et souligne l’évolution de l’historiographie en Irlande ; moins nationaliste que De Valera ne l’aurait souhaité, The Great Famine. Studies in Irish History, publié sous la direction de R. D. Edwards et T. D. Williams17 signale la montée du courant dit « révisionniste » qui allait prendre ses distances avec les interprétations péremptoires ayant accompagné la marche de l’Irlande vers l’indépendance. En 1962, c’était une historienne amateur, anglaise de surcroît, qui allait déchaîner les passions avec la publication de l’ouvrage, The Great Hunger, qui fut et demeure un énorme succès populaire des deux côtés de l’Atlantique, grâce à son souci de rendre vivant et poignant le tableau tragique de ces années d’horreur et à son attaque en règle contre le comportement de l’Angleterre, symbolisé par l’intransigeance d’un Trevelyan.
9L’Irlande allait s’engager dans un processus très actif de commémoration des cent cinquante ans de la Famine à partir de 1994, avec la mise en place du Famine Committee qui allait fonctionner jusqu’en 1997. Pour l’ensemble des manifestations officielles, plusieurs écueils devaient être évités : les tout récents cessez-le-feu des organisations paramilitaires en Irlande du Nord permettant le début d’une phase de négociations visant à mettre un terme aux Troubles rendaient nécessaire une grande prudence dans la façon dont le souvenir de la Grande Famine était évoqué. Il n’était pas question de remettre à l’ordre du jour la responsabilité, voire la culpabilité, de l’oppresseur anglais, dans la droite ligne de l’historiographie nationaliste héritée de Mitchell (The Nation) et de ses successeurs. On ne pouvait pas non plus minimiser délibérément les souffrances associées à la Grande Famine. Comme on pouvait s’y attendre, diverses manifestations organisées aux États-Unis prirent une tonalité délibérément agressive avec la décision du Great Irish Famine/Genocide Committee de New York d’attaquer le gouvernement de Lord Russell pour génocide (faisant écho à un procès similaire organisé à Bantry en 1847) et la publication en ligne en 1998 de The Great Starvation, an Irish Holocaust18. En Irlande, par contre, la présidente de la République d’Irlande, Mary Robinson, avocate très engagée dans la défense des Droits de l’homme19, allait contribuer à donner aux commémorations officielles une orientation moins agressive et vindicative, caractérisée par l’ouverture au monde et la conscience des famines actuelles. Mary Robinson visita la Somalie et le Rwanda, affirmant la solidarité de l’Irlande avec les pays victimes de la famine aujourd’hui, dans la droite ligne des actions très médiatiques menées plus tôt par Live Aid20. Elle insista aussi sur les liens étroits avec la diaspora irlandaise largement, sinon exclusivement, issue de l’émigration liée à la Famine. La meilleure illustration de cette orientation est sans doute le musée de la Famine ouvert à Strokestown, dans le comté de Roscommon, en 199421. Ce musée est jumelé avec un autre mémorial, celui-ci au Canada, sur le site de Grosse-Île, la station de quarantaine du Québec où des milliers d’émigrants irlandais, arrivés en 1847, sont enterrés dans des fosses communes22. En août 1994, Mary Robinson reconnaissait le caractère sacré (hallowed) de ce lieu et, quatre ans plus tard, en août 1998, la nouvelle présidente irlandaise, Mary McAleese assistait à l’inauguration officielle du mémorial de la Grosse-Île, réalisé par l’artiste Lucienne Cornet, commémorant « la mémoire des immigrants d’origine irlandaise et autres, qui décédèrent sur l’île, ainsi que des personnes qui sacrifièrent leur vie pour soigner et réconforter ces immigrants malades »23. On notera l’inflexion moins strictement identitaire et irlandaise donnée à ce mémorial récent. Le souci de ne pas offenser la Grande-Bretagne était manifeste, par exemple dans le discours d’Avril Doyle, députée au Parlement irlandais et présidente du National Famine Committee :
The Famine is not just an Irish event, it was just as much a British event, a shared experience. Together we will face up to what happened and move forward. It is in a spirit of understanding and reconciliation that we are commemorating the Great Famine.24
10La Grande-Bretagne manifestait le même souci de favoriser la réconciliation, comme en témoignent les excuses formulées par Tony Blair, par l’intermédiaire de Veronica Sutherland, ambassadrice du Royaume-Uni en Irlande, à l’occasion de l’ouverture des commémorations à Cork le 31 mai 1997 :
Those who governed in London at the time failed their people through standing by while crop failure turned into a massive tragedy. We must not forget such a dreadful event.25
11En mai 2008, le Premier ministre irlandais disait réfléchir à l’instauration d’un jour de commémoration officielle de la Famine. Parmi les nombreux ouvrages publiés pendant cette période de commémoration, on trouve un nombre important d’études de ce que l’on pourrait appeler les « Écritures » de la Famine : des études historiographiques, bien sûr, passant au crible des méthodologies modernes les documents de l’époque, mais également plusieurs ouvrages consacrés aux représentations littéraires de la Famine. Ainsi Terry Eagleton publiait-il en 1995 son étude au titre évocateur, Heathcliff and the Great Hunger, Studies in Irish Culture26, où, en introduction, mélangeant les thèses de Mitchell et la sémiologie contemporaine, il compare la Famine à un Auschwitz irlandais, qui défierait les modes de représentation et aurait tué le signifiant, frappant de mutisme une civilisation entière par l’anéantissement de la langue irlandaise. Également importante, mais non spécifique à Eagleton, est la lecture du mode gothique, émergent à l’époque, à la lumière de l’horreur absolue de la Famine qui hante la conscience et l’inconscient de nombre d’écrivains anglo-irlandais, Bram Stoker (Dracula) et Sheridan Le Fanu en tête. La figure du silence imposé est également centrale dans les travaux de Christopher Morash, pionnier en la matière avec The Hungry Voice : The Poetry of the Irish Famine, publié dès 198927. Il a poursuivi son travail avec de nombreux articles et un ouvrage essentiel, Writing the Irish Famine, publié en 199528, où il affirme que la Famine est, comme tout événement passé, accessible surtout dans sa dimension textuelle grâce à l’émergence d’un récit relativement cohérent qui signifie « Famine » par l’accumulation de marqueurs et de tropes reconnaissables ; ainsi le corps éclaté, le silence, l’impossibilité de représenter l’inimaginable constituent ce qu’il nomme writing in extremis, une écriture de l’extrême, un face-à-face impossible avec le vide et la mort. Patrick Kavanagh et Tom Murphy ont, chacun à leur manière, manifesté la place centrale de la Famine dans leur imaginaire identitaire et littéraire, faisant de la faim littérale et symbolique de l’Irlande moderne un trope incontournable. La pièce épique de Murphy, analysée par Alexandra Poulain29, entre autres, comme l’impossible entrée de l’Irlande dans la modernité, tandis que le paysan du long poème, The Great Hunger de Patrick Kavanagh (1942) incarne une condition marquée par la faim, la privation morale, sexuelle et culturelle que celui-ci voyait comme caractéristique de l’Irlande moderne dans un texte qui dialogue aussi délibérément avec les images de la Famine qu’avec le Waste Land de T. S. Eliot. À ces écritures du traumatisme, auxquelles on doit ajouter le roman de Walter Macken, The Silent People (1962), ou plus indirectement Fin de Partie de Samuel Beckett avec son paysage apocalyptique de privation absolue, on opposera le mode délibérément parodique et oblique de Flann O’Brien dans An Beal Bocht (1941), traduit en anglais en 1964 sous le titre évocateur de The Poor Mouth et, de façon plus provocatrice encore, les références à la pomme de terre sous sa forme la plus commerciale et contemporaine, les chips dans les comédies sauvages de Martin McDonagh et, en particulier, The Lonesome West, joué en 1997, au cœur des commémorations officielles de la Famine : [Valene : ] « Takes eight packets of Taytos out of the bag and lays them on the table ». [Coleman : ] « Be getting McCoys if you’re getting crisps… Taytos are dried fecking filth and everybody knows they are »30. Après avoir insulté la pomme de terre en la traitant de « putain de saleté » (fecking filth), Coleman poursuit par un sacrilège absolu avec la menace proférée de détruire ces précieuses pommes de terre chips au nom de la faim qu’il éprouve et que son frère refuse de le laisser satisfaire en lui interdisant de manger les chips dont il a pourtant « besoin » : « I’m hungry and I need some Taytos [...] I won’t have any of your Taytos so. I’ll just crush them to skitter »31. On laissera chacun apprécier le bon ou mauvais goût de telles répliques qui invoquent délibérément diverses images de la Famine sur le mode parodique et provocateur que McDonagh a su cultiver dans son théâtre.
12Pour conclure, il est indéniable que les diverses manifestations de ce 150e anniversaire, avec leurs nombreux mémoriaux, plaques et statues, ont permis l’inscription littérale du traumatisme de la Famine dans le paysage irlandais, mais la publication d’un nombre impressionnant d’ouvrages, d’études historiques et littéraires, de documentaires variés consacrés à ce tragique événement en a assuré aussi le retour symbolique, confirmant le diagnostic posé par le sénateur Tom Hayden :
A famine repressed breeds an incipient hunger of its own, a hunger to know, to grieve, to hold accountable, to resolve and to honour.32
13On peut estimer aujourd’hui que les différentes manifestations commémoratives qui se sont déroulées entre 1994 et 1998 ont très largement rempli auprès des Irlandais, qu’ils soient sur le territoire national ou qu’ils appartiennent à de la diaspora, la fonction cathartique espérée par Avril Doyle : « For our own sakes, we need the catharsis of a commemoration which fully recognises the pain and loss the Famine represented »33.
Notes de bas de page
1 Extrait du poème Lament for the Potato, 1740, écrit en irlandais. Cité par Ó Gráda C., Black ‘47 and Beyond. The Great Irish Famine in History, Economy and Memory, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 13.
2 Balzac H. de, Les Illusions Perdues, Paris, Garnier, 1961, p. 207-208.
3 Site web : http://www.potato2008.org/en/world/index.html
4 Whelan K., « Pre and Post-Famine Landscape Change », dans Poirteir C., (ed.), The Great Irish Famine, Dublin, Mercier Press, 1995, p. 19-33.
5 Ó Grada C., Black ‘47 and beyond, op. cit., p. 15.
6 Chiffres cités dans Hutchinson W., La question irlandaise, Paris, Ellipses, 1997, p. 94.
7 When Ireland Starved, première partie : Causes of Poverty, film documentaire réalisé par Radharc/RTE, 1995.
8 « If they have turf and potatoes enough, they reckon themselves provided for », extrait des Letters from the Irish Highlands of Connemara, 1824, cité par Kevin Whelan, « Pre and Post-Famine Landscape… », art. cit., p. 23.
9 Lors du recensement de 1980, plus de 40 millions d’Américains revendiquaient des racines irlandaises. Même Barack Obama aurait un arrière arrière arrière grand-père du côté maternel, Fulmouth Kearney, originaire d’une petite ville du comté d’Offaly qui aurait émigré aux États-Unis en 1850.
10 Lettre de Charles Edward Trevelyan au colonel Jones, 2 décembre 1846, citée par Woodham-Smith Cecil, The Great Hunger : Ireland 1845-49, Londres, Hamish Hamilton, 1962, p. 156.
11 Voir en particulier Gray Peter, « Ideology and the Famine », dans Poirtheir C. (ed.), The Great Irish Famine, op. cit., 1995.
12 Lord Clarendon écrivait au Premier ministre le 10 août 1847 : « We shall be equally blamed for keeping [the Irish] alive or letting them die and we have only to select between the censure of the Economists or the Philanthropists. Which do you prefer ? », cité par Gray P., « Ideology », art. cit., p. 88.
13 Crawford E. M., « Food and Famine » dans Poirtheir C. (ed.), The Great Irish Famine, op. cit., p. 69.
14 Voir Colantonio L., « La Grande Famine en Irlande (1846-51) : objet d’histoire, enjeu de mémoire », Revue historique, 2007-4, no 644, p. 899-925.
15 Mitchell J., The Last Conquest of Ireland (perhaps), Glasgow, (1861) 1876, p. 218, cité par Davis G., « The Historiography of the Irish Famine » dans The Meaning of Famine, O’Sullivan P. (ed.), Londres et New York, Leicester University Press, 1997, p. 17.
16 Il va de soi que la littérature populaire sur le sujet comprend également nombre de chansons et poèmes en langue gaélique.
17 Edwards R. D. & Williams T. D. (ed.), The Great Famine. Studies in Irish History, 1845- 1852, Dublin, Browne & Nolan, 1956.
18 Kinealy C., « The Great Irish Famine. ADangerous Memory ? » dans Gribben A. (ed.), The Great Famine & The Irish Diaspora in America, Amherst, University of Massachussetts Press, 1999, p. 239.
19 Après la fin de son mandat en 1997, et jusqu’en 2002, elle allait être Haut-Commissaire aux Nations unies pour les droits de l’homme.
20 Bob Geldorf, chanteur du groupe dublinois les Boomtown Rats avait été à l’origine de la fondation de Band Aid, une association caritative qui avait organisé des concerts en soutien à l’Ethiopie, victime d’une terrible famine en 1984. Aujourd’hui Bono, de son vrai nom Paul Hewson, chanteur du groupe irlandais U2 est activement impliqué dans des initiatives similaires.
21 Site web de Strokestown : http://www.strokestownpark.ie/museum.html
22 Voir par exemple Quigley M., « Grosse Île. Canada’s Famine Memorial », dans The Great Famine & The Irish Diaspora in America, op. cit., p. 133-154 et le site web du mémorial.
23 Site web : http://www.pc.gc.ca/lhn-nhs/qc/grosseile/natcul/natcul3a_f.asp#cimetiere
24 Discours d’Avril Doyle prononcé le 27 juin 1995 et cité par Kinealy C., The Great Famine. Impact, Ideology and Rebellion, Basingstoke, Palgrave, 2002, p. 7.
25 Ibidem, p. 1.
26 Eagleton T., Heathcliff and the Great Hunger, Studies in Irish Culture, Londres, Verso, 1995.
27 Morash C., The Hungry Voice : the Poetry of the Irish Famine, Dublin, Irish Academic Press, 1989.
28 Id., Writing the Irish Famine, Oxford, Oxford University Press, 1995.
29 Poulain A., Homo Famelicus. Le théâtre de Tom Murphy, Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p. 47-68.
30 McDonagh M., The Lonesome West, Londres, Methuen, 1997, p. 15.
31 Ibidem, p. 46-47.
32 Hayden T. (dir), Irish Hunger. Personal Reflections on the Legacy of the Famine, Colorado, Roberts Rinehart, 1997.
33 Kinealy C., The Great Famine…, op. cit., 2002, p. 7.
Auteur
Maître de conférences en langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes,
Graat, Université François-Rabelais de Tours.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011