Les belles familles de Marvejols
p. 309-320
Texte intégral
1La ville est petite. Elle ne compte que cinq mille âmes, presque le même chiffre qu’au siècle dernier. « Petite ville » : c’est le nom que lui a donné, en 1962, Mario Ruspoli, un pionnier du cinéma vérité, quand il est venu ici tourner une série de six films, peut-être parce qu’elle en avait la forme, l’apparence et aussi cet esprit stigmatisé par Marc Bloch dans L’étrange défaite.
2À l’ouest de la Lozère, Marvejols est pourtant la deuxième ville du département. Un centre administratif, qui ne s’est jamais relevé de la perte de sa sous-préfecture, un gros marché et, aujourd’hui, le siège de nombreux établissements de soins pour handicapés. Dans la vallée, la petite ville s’étale, puis grimpe sur les coteaux. Il faut venir à Marvejols au printemps quand fleurissent les arbres fruitiers et verdissent les prés, et revenir l’été, accablé par la chaleur, pour se réfugier sur les bords de la Colagne qui ne coule plus alors qu’en minces filets. Pour les habitants du pays, Marvejols est un tribunal, une clinique, le lieu où se trouvent les collèges privés et publics, une gare, un abattoir, là où on vient voir le notaire et faire quelques achats. Si le Truc du Midi, magnifique piton calcaire, la domine, l’Aubrac et la Margeride la touchent.
3Du passé, Marvejols a gardé ses portes, Chanelles et Soubeyran, des ruelles étroites, une petite église et de belles demeures. Face à Mende, la préfecture et le siège épiscopal, elle a été la ville du roi, devenu un centre calviniste jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes. Ici, la plupart des grandes familles, les Chambrun, les Framond, les Mendras, les Giscard, hommes de loi, riches marchands et nobles, avaient adhéré ensemble à la religion réformée. En souvenir de ce riche passé, on a placé au cœur de la ville deux statues biscornues : l’une représente la célèbre Bête du Gévaudan, qui pendant des années avait rôdé dans les environs, et l’autre le bon roi Henri IV qui, par un don, avait permis la reconstruction de la ville détruite pendant les guerres de religion.
4À la fin du siècle dernier, Marvejols était devenue un centre industriel textile qui groupait plus de mille ouvriers dans vingt manufactures. La ville avait rivalisé avec Amiens pour la production des étoffes destinées aux communautés religieuses. Dans cette activité textile, des familles avaient su trouver l’aisance et même la fortune. Les beaux dimanches, à Marvejols, nobles et bourgeois flânaient sur l’Esplanade. Le temps a passé. Le maire actuel est un rejeton de ces industriels. Après son grand-père et son père, il s’est installé à l’hôtel de ville voisin du beau château de Saint-Lambert. Dans ces dernières décennies, Marvejols s’était peu à peu assoupie. Depuis, elle semble s’éveiller : pour l’anecdote, elle a servi de cadre à un étrange film « 37°2 le matin », et, fait plus important, elle a vu passer l’autoroute. À présent, elle espère et elle rêve d’activité, d’entreprises et d’emplois. Le hasard ou la volonté politique l’ont placée sur la grande route qui, par le Massif central, relie le nord de l’Europe, Paris et l’Espagne. Marvejols compte bien saisir la chance qui lui est offerte.
5Par contraste à l’atonie de ces derniers temps, Marvejols était au début du siècle un centre dynamique où travaillaient les ouvriers et où se croisaient les paysans. Pour rédiger la trente-quatrième série de son Voyage en France, Ardouin-Dumazet y était passé en 1904. Du train, il avait vu « des maisons fauves, une église rousse, un amusant hérissement de toits d’ardoise luisant au soleil, des cheminées dressées au-dessus des vastes constructions d’usines ; tout autour, des prés verts finissant au pied des collines revêtues de vignes »1. Au même moment, quelques années avant ou quelques années après, peu importe, d’autres visiteurs étaient venus pour des raisons familiales ou par intérêt politique.
Trois regards et trois témoignages
6Parmi ces trois nouveaux arrivés, il y avait deux femmes, deux cousines, deux américaines de Cincinnati. La première, Margaret Rives Nichols, était venue s’installer à Marvejols, en 1897, après son mariage avec le marquis Pierre de Chambrun. Elle y acquit une réputation de générosité qui servit bien la carrière politique de son mari, député, puis sénateur de la Lozère. Sur cette vie à Marvejols, je n’ai trouvé qu’un beau recueil de poèmes, « Feuilles éparses »2, dans lequel a été inséré un court récit en prose intitulé « Un jour d’élection », publié une première fois à Rome en 1914 et donné à quelques amis. L’auteur y décrit le printemps qui vient, l’atmosphère de la petite ville passionnée par l’élection et la mort du vieux fermier Bouniol.
7Après le vote, le marquis attendait impatiemment les résultats. L’épouse s’était discrètement éloignée : « A la sortie de la messe ce Dimanche, la foule devant l’église avait paru sympathique, mais une lettre, trouvée ensuite au bureau de poste, apportait de fâcheuses nouvelles d’un gros village de la haute montagne. Le candidat, se demandant s’il était encore temps d’y envoyer un émissaire, s’était arrêté chez un de ses conseillers. Je rentrais donc seule sans me presser. »
8Clara Eleonor Longworth — dont le frère a épousé la fille du président des États-Unis, Théodore Roosevelt — était venue à Marvejols pour rendre visite à sa cousine et pour prendre part aux nombreuses réjouissances qui suivirent l’élection. Comme elle le raconte dans ses mémoires3, elle y avait découvert un pays bien surprenant : « Ma première impression de la vie de campagne française fut donc mélangée d’une forte dose de politique locale. J’ai passé à Marvejols trois semaines d’un mois d’août torride le plus chaud qu’avait connu la région depuis quarante ans. Au cours de ces journées accablantes, j’ai fait la connaissance de plusieurs provinciaux typiques et me suis familiarisée avec des coutumes aussi différentes de celles de Paris que peuvent l’être les manières des montagnards du Kentucky et celles d’un New-Yorkais de la 5e Avenue. »4
9Le marquis de Chambrun s’était très vite imposé au pays de ses ancêtres et sa femme, à sa façon, avait appris à l’aimer : « Il était amusant de voir Pierre, autrefois le plus Américain des Américains, devenu le serviteur pour ne pas dire l’esclave, de ceux qui l’avaient élu. Quant à ma cousine, elle s’éprit de ce pays rude et sévère qui à mes yeux ne possédait ni le charme du Jura, ni la dignité des Pyrénées ; ce qui montre que les Américains, quoique originaires de la même région, n’ont pas pour cela forcément les mêmes goûts. Je taquinais souvent Pierre en lui disant que la meilleure preuve d’intelligence donnée par ses ancêtres était d’avoir abandonné Marvejols au moment où La Fayette quittait Le Puy. »
10Pendant ce court séjour à Marvejols, Clara Longworth rencontre celui qui allait devenir son mari : Aldebert de Chambrun, le deuxième fils de la maison. Plus tard, mais c’est là une autre histoire, leur fils René épousera la fille bien aimée de Pierre Laval. Sa cousine, Margaret Rives Nichols eut trois enfants : Marthe, qui épousa le prince Ruspoli, Jean-Pierre dont le fils Charles fut député (MRP et gaulliste pour la Lozère, Front National pour le Gard), Gilbert qui dirigea la Résistance dans la région et fut élu député progressiste de la Lozère jusqu’en 1956.
11Mon troisième témoin est un homme : Emmanuel de Las Cases, avocat à la Cour d’appel de Paris et lozérien depuis son mariage avec Marguerite Mayran, fille d’un sénateur de l’Aveyron qui avait acheté le château de La Baume, dans l’Aubrac lozérien. À la mort du sénateur de la Lozère, Théophile Roussel, en 1903, Emmanuel de Las Cases s’était lancé dans le combat politique au nom du camp libéral et clérical. Il avait été élu et constamment réélu sénateur jusqu’en 1932. Pour lui, Marvejols était devenu un lieu de passage et une résidence temporaire quand l’hiver rendait La Baume inhabitable. Son fils Philippe, lui aussi avocat présidera le conseil général et échouera, après une folle campagne électorale, dans sa tentative à succéder à son père face... au marquis de Chambrun. Son fils Emmanuel épousera Sylvie Giscard d’Estaing, sœur du président de la République, qui deviendra maire de Prinsuejols commune où se trouve le château familial. Mais encore une fois, c’est là une autre histoire !
12Pendant toute sa vie, le grand-père, Emmanuel, a tenu son journal que la famille a récemment publié. Il y fait le récit de son activité politique en Lozère et à Paris, reconstituant le climat de l’époque. A Marvejols où il vit temporairement, il fréquente surtout ces bonnes familles et rend visite aux délégués sénatoriaux.
Le château et les amis
13Pour les deux cousines américaines, Marvejols a l’apparence et les couleurs du château familial. Clara Longworth n’y voit qu’une belle demeure : « Sur les ruines du château de l’Empery avait été construite, deux générations auparavant, une maison de campagne confortable et spacieuse [...] » Mais Margaret Rives Nichols, l’épouse et la marquise, cherche à reconstituer la longue histoire. Le jour de l’élection, elle s’en va vers ce lieu où, les siècles précédents, avaient vécu les Pineton de Chambrun : « Un peu plus loin, la route montait à gauche pour contourner le domaine de l’Empery, avec sa tour du quinzième siècle, ses ormeaux, et son écurie bâtie sous Louis XIV. C’était autrefois un castel estimé par ses seigneurs comme leur bien le plus cher ; mais, incendié sous la Révolution, démoli en grande partie, il n’en restait plus qu’un étroit bâtiment de quatre étages attenant à la tour, et un ajouti disparate à deux étages voûtés. »
14De la splendeur passée, il ne reste plus que des souvenirs et des ruines. Sur le chemin, Margaret distingue les extérieurs : « Abandonné à des fermiers, le peu qui demeurait de l’ancien château avait déchu pitoyablement. Le vieux ménage qui l’habitait depuis cinquante ans cultivait une petite partie de l’ancien domaine. Leurs pommes de terre occupaient le milieu du jardin clos de murs où jadis des allées sablées et des massifs fleuris entouraient un bassin d’eau vive. »5 L’entrée est pitoyable : « Ainsi me parlait la voisine pendant que nous traversions la cour d’honneur maintenant dépavée où s’élevait un tas de fumier devant l’entrée de l’ancienne salle de gardes. Une petite porte flanquée de deux colonnettes Renaissance, et surmontée d’un écusson admirablement conservé, donnait accès à l’escalier à vis, lequel tournait deux fois sur lui-même avant d’arriver au premier étage. »6
15À l’intérieur, la maison n’a gardé que des restes d’un beau passé. La poussière et les atteintes du temps ont chassé la grandeur. Mais en suivant les indices, Margaret cherche à imaginer ce qu’avait été ici la vie autrefois : « La pièce où nous nous trouvions avait dû être un salon de réception. Le plafond à poutres et à poutrelles portait des traces de peinture. Les murs rugueux avaient dû être dissimulés sous des tapisseries. La cheminée dont toutes les boiseries et plaques avaient disparu, était de belles dimensions. La fenêtre à meneau gardait encore dans le haut des fragments de vitraux tout à fait anciens. Un châssis avec des carreaux de verre ordinaire avait été adapté sur l’encadrement de pierre. »7
16La visiteuse d’un jour aperçoit l’écusson, les poutres, la grande cheminée, les bouts de vitraux, elle songe aux générations passées, à l’héritage familial, au changement. À quelques distances de là, Carrières a remplacé l’Empery. C’est là où se rend le sénateur de Las Cases pour une visite de courtoisie à son collègue parlementaire. L’accueil est avenant, le propos de bonne tenue. Mais quand le sénateur lance une pique, le député, usant habilement de sa surdité, répond sur un autre sujet : « De Marvejols, nous allons à Carrières où monsieur et madame de Chambrun, celui-ci toujours souriant, nous reçoivent dans leur ancienne salle à manger transformée en salon. Une panthère courageusement empaillée nous rappelle un exploit de monsieur de Brazza8 et la déconvenue de ce grand explorateur à qui j’aurais volontiers laissé ma place au Sénat si son beau-frère ne m’avait assuré qu’il n’aurait jamais défendu les idées religieuses que voulait notre pays. Les deux voix que recueillit monsieur de Brazza dans cette élection lui furent dures et quoique je n ‘aie jamais dit un mot contre lui, je crois que de son vivant, il ne me les a jamais pardonnées. Naturellement, monsieur de Chambrun se livre sur la politique en Lozère et en général, aux considérations les plus élevées et quand je lui demande de combien il a augmenté le prix de ses fermes, il me répond que les prétentions financières de manieurs d’argent et des politiciens américains sont une honte pour les Etats-Unis. »9
17Au cours de son séjour au château de Carrières, Clara Longworth apprend à connaître les parents et les proches. Elle découvre les mœurs de la noblesse provinciale : « Parmi les cousins et amis qui se rendaient à Carrières personne ne songeait à pousser jusqu’à Paris. Ils ne cachaient pas leur mépris pour la capitale. Plusieurs se vantaient de posséder une maison à la ville et un château à la campagne ; mais la maison de ville était généralement dans l’enceinte de Marvejols, et le château un pavillon en montagne, entouré d’un vignoble clairsemé servant de pâturage à un oiseau, la grive, gibier courant dans ces campagnes. »10
18Dans ce pays, les hommes et les femmes ont des statuts et des occupations bien séparées : « Les hommes, pourtant, étaient des Nemrods. Quand ils ne pataugeaient pas entre les rochers des ruisseaux munis d’une canne à pêche à la recherche des truites, ils restaient à l’affût des merles et des grives. Aussi les voyait-on toujours équipés pour la chasse et pour la pêche. Malgré ces sports ils faisaient de fréquentes visites les uns aux autres, tandis qu’épouses, sœurs ou tantes ne sortaient que pour aller déjeuner dans le voisinage, quand elles ne s’occupaient pas des affaires du ménage ou qu’elles ne se rendaient pas à l’église. »
19Pour la noblesse du pays, Marvejols est un lieu de séjour, de rencontre et d’échange. La maison est ici, et les terres, les domaines, sur l’Aubrac, dans la Margeride, sur les Causses et dans les vallées. Ces familles, qui vivent de la rente foncière, veillent à bien marier leurs enfants. Le centre de l’influence et de la représentation sociale est à Marvejols, mais les hommes se rendent vite à Montrodat, Grèzes, Chirac, Chanac et La Canourgue, ils montent sur le haut pays, vers Saint-Laurent-de-Muret, Aumont, Saint-Chély-d’Apcher, le Malzieu. Là, ils possèdent les terres et occupent les mairies. Les frontières de l’alliance sinuent entre les niveaux de la noblesse et de la fortune. Certes, les Chambrun épousent de riches américaines, mais bien souvent les autres se marient dans le pays ou dans les régions voisines. Et parce qu’ils ne peuvent pas prétendre à un conjoint noble, les notables roturiers — propriétaires, hommes de loi, manufacturiers — restent dans leur milieu, fortifiant à l’occasion leur influence et leur patrimoine. Leurs mariages sont marqués par l’endogamie, la consanguinité et les renchaînements.
20Le bon parti, l’influence et l’éducation se trouvent et se composent au cours de nombreuses rencontres : « Ces repas n’étaient point cérémonieux dans le sens américain du terme. Ils me paraissaient pourtant imposants quant aux nombre des convives. Ceux-ci quittaient leurs châteaux avoisinants et arrivaient vers onze heures et demie avec la ferme intention de ne repartir que vers cinq heures. Chacun arrivait avec sa tribu, parents et alliés, auxquels se joignaient leurs hôtes du moment. Les enfants étaient aussi de la partie. Car, en France, le fait d’écouter la conversation des aînés a la réputation de développer le cerveau et d’améliorer les manières. »11
21La distinction est rigoureuse. Elle place d’un côté les nobles et de l’autre les bourgeois : « En ce temps-là la domesticité était fort nombreuse. Elle était surtout rétribuée en nature (vêtements, nourriture et soins en cas de maladie) et faisait, pour ainsi dire, partie de la famille. La noblesse campagnarde faisait peu de différences entre le serviteur, l’artisan du village ou le travailleur de champs. Son mépris était réservé au bourgeois qui, de son côté, était absolument convaincu qu’il constituait l’armature de la nation [...] »12
22Au cours de son séjour, Clara Longworth se rend à La Baume où Emmanuel de Las Cases, frais lozérien et jeune parlementaire, fait les honneurs de l’immense domaine : « Une des demeures les plus impressionnantes de ce pays montagneux est, sans contredit, le château de La Baume. Le sénateur Las Cases venait d’acquérir ces tours historiques et sombres où la belle Fontange entrevit la possibilité de conquérir le roi-soleil. On nous fit admirer la toile où elle est représentée, parée de la fameuse robe cousue de fleurs fraîches plus éphémères que sa jeune beauté. [...] Une vingtaine de personnes assistaient au repas auquel nous étions conviés et j’étais singulièrement favorisée par ma place, à côté de Robert de Fiers. Le futur académicien rêvait alors d’une carrière politique à laquelle je refusais de m’intéresser ; mais, en revanche, j’appréciai sa conversation brillante et une culture générale peu habituelle en ce milieu cévenol. »13
23Après le repas à La Baume, les jours se suivent bien occupés par les relations de famille et ces nombreuses visites qui entretiennent le bon voisinage. Car, dans ce milieu, la vie ordinaire ne semble s’animer que lors des mariages ou pendant les périodes électorales. Pourtant la venue d’un personnage met en ébullition le château de Carrières : « Un autre événement donna un intérêt imprévu à la fin de mon séjour. Ce fut l’arrivée de Pierre de Brazza, qui avait récemment épousé Thérèze de Chambrun et qui arrivait de Rome pour mieux connaître sa nouvelle famille. [...] Il fut décidé, un jour, d’entreprendre en compagnie de quelques voisins une excursion aux gorges du Tarn, randonnée aujourd’hui banale mais qui, il y a cinquante ans, offrait l’attrait de l’aventure. Au dernier moment notre hôte, le député de Marvejols, nous abandonna pour assister à un banquet politique. Sa femme et Thérèze de Brazza avaient leurs raisons pour ne pas entreprendre un voyage difficile. Sans eux, nous restions nombreux. Le ménage Olivier de Framond et leurs quatre enfants, le baron Roger de Prades, un veuf, qui promenait ses deux filles, une importante dame de Toulouse, un jeune abbé professeur de géologie et de préhistoire, enfin Brazza et moi. La direction de la caravane fut, d’un commun accord, confiée à l’explorateur africain. »14
24Clara s’en retourne pour un temps à Cincinnati. Elle laisse à Marvejols sa cousine bien occupée à seconder l’activité politique de son époux et le sénateur de Las Cases qui prépare de futures échéances électorales.
La ville dans la fièvre électorale
25À Marvejols, le sénateur de Las Cases découvre une population catholique soumise à l’autorité de ses prêtres. Le 15 août 1904, il assiste aux cérémonies qui marquent la fête de l’Assomption : « M. le curé a en effet, pour cette circonstance, sorti la statue miraculeuse de Notre-Dame-de-la-Carce, qui n’est portée en ville que dans les grandes circonstances. Derrière, suit une procession de femmes, d’hommes, de pénitentes et de pénitents, développant plus d’un kilomètre. Et les Marvejolais se plaignent encore de la diminution de la foi. Il y a quelques années, disent-ils, à une semblable solennité, il n’eût pas manqué dix habitants. »15 En 1911, il comparaît en correctionnelle pour avoir, le 15 août de cette année, arboré le drapeau pontifical aux fenêtres de sa maison. Et le 7 avril 1912, pris par ses soucis, il commet une omission : « C’est le dimanche de Pâques. Nous manquons la messe de six heures, et je le regrette car c’est un superbe spectacle de foi que celui de ce millier d’hommes remplissant leur devoir pascal. Paillerets vient me voir et me tient au courant des futures élections municipales. »16
26Quand il n’est pas à Paris, Las Cases va et vient entre son château de La Baume et Marvejols. Sitôt dans la ville, il rend visite aux notables, élus, délégués sénatoriaux et hommes influents. Le dimanche 23 décembre 1923, il reçoit : « Dîner de 19 couverts dont 16 délégués résidant à Marvejols. Monsieur Mendras, les deux frères Roujon, deux Talansier (Paul et Jules), trois Framond (père, fils, gendre), Boulet, Rouffiac, Poudevigne, Gaillard, Julien, Chapelle, Flouroux. Dans la soirée, madame Aimée Mendras, belle-fille de notre maire, nous fait visite. C’est une jeune femme charmante, aussi agréable à entendre qu’à regarder. Elle nous ouvre un aperçu instructif et réconfortant sur ces foyers de haute bourgeoisie où se prépare dans l’amour des parents, une élite intelligente, patriote, imbue de l’esprit de travail et de devoir. Tant qu’un peuple produit de tels enfants, on peut tout espérer de l’avenir. »17
27Et quand arrive le jour des élections, il part vite pour sa commune, dans l’Aubrac, pour veiller sur l’urne. Le 22 avril 1928, ce sont des élections législatives et le marquis de Chambrun est candidat. Las Cases le soutient du bout des doigts : « A neuf heures après la messe, nous partons pour Prinsuéjols. Il neige ferme et quand nous arrivons sur la montagne, la route est couverte d’un manteau blanc et les sapins d’un givre charmant. Jusqu’à onze heures (heure ancienne !), je reste à la mairie de ma commune où je jabote avec les uns et les autres. Hermabessière distribue pour moi 150 cigares. C’est à peine assez. Il en faudrait 200 pour satisfaire tout le monde. Avec 150, on ne peut guère donner qu’un cigare et demi par personne. Je vois Hermet et le fils de Vincent Hermet qu’une maladie de foie retient au lit. Henri Hermet, organiste de la cathédrale de Prinsuéjols, affirme que son harmonium manque de la moitié des touches. Je lui glisse mon obole et il m’annonce qu’il veut la compléter par un don de monsieur de Chambrun. Je lui dis : « Adressez-vous plutôt à madame de Chambrun et ce immédiatement. Dites-lui que Prinsuéjols veut célébrer l’admirable succès de son mari par un superbe Te Deum, mais que ce Te Deum exige un harmonium ayant toutes ses notes, par conséquent, un harmonium neuf ! »18
28Margaret Rives Nichols participe à l’activité politique de son mari, le marquis de Chambrun. Le jour de l’élection, elle est dans la ville pour assister à la messe et pour prendre le pouls électoral. Elle y voit des groupes d’électeurs et des placards : « La rue où je venais de passer avait été pleine de monde. Les hommes, dont quelques-uns avaient déjà voté, discutaient les proclamations de « la dernière heure ». Les murs étaient tapissés d’affiches électorales, portant les noms du député sortant et de ses concurrents. Sur une des portes de la ville, les bandes de papier montaient entre les tours rondes jusqu’aux mâchicoulis, collés pendant la nuit aux endroits les plus inaccessibles par des afficheurs rivaux. Les couleurs diverses formaient un cadre bizarre à la fière devise de la petite cité. »19
29Elle continue son chemin vers le château. La nouvelle de la mort du vieux fermier, qui habite le domaine de l’Empéry, l’arrête. Dans la vieille maison, elle trouve une femme éplorée : « Il venait de s’habiller », dit-elle, « pour aller à la messe avec moi. Après, il comptait voter pour M. le Député. Je descendais seule croyant qu’il me suivait... Depuis cinquante trois ans qu’il est électeur, Bouniol n’a jamais manqué à son devoir. Ce matin même, il me disait que ce serait la huitième fois qu’il votait pour votre nom, Madame, et la troisième fois qu’il portait Monsieur votre mari. - Ah ! il aimait bien votre famille. Et puis, Bouniol n’a jamais varié, voyez-vous. Si on lui avait dit qu’il allait mourir aujourd’hui, avant d’avoir voté, cela lui aurait fait trop de peine. »20
30Ainsi prend fin le récit : le vieux fermier est mort et le soir même, le marquis est réélu. Ce jour-là, Margaret Rives Nichols a parcouru une ville paralysée par l’attente des résultats. Elle a senti « l’atmosphère vibrant de la bataille », elle a joué son rôle de grande dame généreuse, marquise et riche américaine. Là où sa cousine n’avait vu qu’un lieu de séjour un peu exotique, une belle maison, un pays surprenant où les hommes de bonne condition, comme leurs domestiques, se passionnaient pour la pêche et la chasse, elle, l’épouse du député, a choisi de rendre un seul moment : celui qui contraste l’éphémère passion politique et l’humble destin d’un paysan. De son côté, Emmanuel de Las Cases a décrit dans son journal une population catholique, fidèle et respectueuse, des notables rigoureux et, autour de la ville, des paysans graves et dignes, « une aristocratie en sabots » disait le sénateur à son fils Philippe21. Les trois témoins ont vu les quartiers populaires, les usines, le millier d’ouvriers, mais ils n’en parlent pas. Pour eux, la ville a ses frontières sociales, ses cadres mondains et politiques. Ils ignorent la violence, ils oublient l’opposition sociale et le combat mené par certains. Seule Margaret Rives Nichols évoque dans un dessein esthétique les « agitations stériles » qui l’entourent. Mais dans la maison des fermiers, elle ne note que la vertu religieuse, cette digne pauvreté qui fait dire à la veuve : « Nous étions pauvres, mais nous ne devions rien. Bien souvent, c’est lui qui donnait à quelqu’un de plus pauvre que nous... » Elle ne dit rien sur la misère paysanne et sur le sort terrible qui est celui des journaliers. Aveuglement, oubli, désintérêt ? Pour eux, il n’y a dans cette petite ville que des croyants et des électeurs.
31Le 25 juillet 1941, le fils de Margaret, Gilbert de Chambrun, après avoir refusé de rejoindre le poste de premier secrétaire d’ambassade à Bucarest et démissionné des affaires étrangères, quitte Vichy. Il rejoint la ville de son enfance et s’engage dans la Résistance : « J’arrivai en gare de Marvejols. Le chauffeur m’attendait au volant d’une auto équipée au gazogène. Il me conduisit à la maison familiale, située à deux kilomètres de la ville, où j’avais passé les journées ensoleillées de mon enfance. La façade, sur laquelle des rosiers et des jasmins grimpaient jusqu’à la gouttière donnait sur un jardin à l’anglaise, suspendu au-dessus de la route et au milieu duquel un cèdre centenaire s’élevait majestueusement. »
32À cause de son engagement, il découvre une autre réalité, un autre monde : « Nous vivions dans l’isolement qui résultait des inégalités sociales. Je m’aperçus qu’ayant toujours vécu, sauf pour aller en famille à la grand messe, à l’écart de la ville toute proche, je n’y connaissais personne autrement que d’une manière superficielle. En revanche, les gens nous connaissaient parce que ma mère avait fait construire un préventorium avec des fonds recueillis par elle en Amérique et que mon père représentait la Lozère au Parlement comme député puis comme sénateur depuis 1898. »22
33Le 9 août 1996, je passe en voiture sur la route qui longe Carrières. Après les mauvaises affaires de son propriétaire, Charles de Chambrun, le château a été saisi et vendu aux enchères. L’ancien député, ancien maire de Saint-Gilles dans le Gard, en rupture avec le Front National, siège encore pour un temps au conseil régional Languedoc-Roussillon. Je m’arrête à l’Empéry. La demeure décrite par Margaret Rives Nichols a été aménagée par son actuel propriétaire, Gilbert de Chambrun. Un vieux monsieur, très beau et d’une étonnante vivacité d’esprit, me reçoit. Sous le soleil, le cadre est frais et verdoyant. Après un bref échange dans un bureau, M. de Chambrun m’invite à le suivre pour visiter les lieux. L’ancien château incendié à la Révolution et longtemps laissé à l’abandon est devenu une maison de maître. Mon hôte reconstitue son histoire soulignant ironiquement le faux marquisat et l’abus de certaines armoiries inscrites dans la pierre. Passant d’une pièce à l’autre, il me parle de ma famille, de mon grand-père, paysan du petit village de Valadou sur la commune de Montrodat dont son père avait, pendant des décennies, été maire. Ce grand-père avait été un des conseillers municipaux du marquis. La visite terminée, je suis invité à prendre un verre. M. de Chambrun aborde alors différents sujets, sur l’avenir de la Lozère, sur l’Europe. Il revient alors sur de vieux souvenirs quand, enfant et adolescent, il suivait son père dans ses campagnes électorales. Je l’interroge :
34« Pourquoi n’écrivez-vous pas sur votre expérience politique ?
35- A quoi bon ? »
36Je poursuis :
37« Après vous, vos fils23 ou d’autres Chambrun s’intéresseront-ils à la Lozère ?
38- Pourquoi agiraient-ils ainsi ? Moi, je l’ai fait par accident, parce que le parti radical, le parti socialiste et le parti communiste me l’ont demandé. Je suis encore étonné d’avoir été maire de Marvejols pendant dix-huit ans. »
39Inutile d’insister, Gilbert de Chambrun refuse absolument de prendre en compte l’héritage familial. Pour lui, son engagement est uniquement politique, lié aux circonstances, à la Résistance et à ses prolongements. Il est aussi résolument de gauche, en rupture avec les options antérieures des membres de sa famille. Il refuse d’apercevoir cette influence des grandes maisons, ce long pouvoir qui a marqué ce pays. Au sujet du tableau que j’ai fait dans « Les maîtres de granit »24, il me lance : « Vous avez été dur avec eux ! » Lui a une autre version et d’autres souvenirs qui illustrent le passé :
- « Ces nobles si pauvres qu’il devaient pressurer leurs paysans. »
- « Et cette autorité implacable qui régnaient dans ces familles d’agriculteurs. La grand-mère veillait à ce que les petites filles et la bru aussi assistent aux repas debouts. Après sa mort, elles se sont assises. »
40L’entretien s’achève. En quittant Marvejols, je songe à l’histoire de ces familles. Un siècle a passé depuis la première élection du marquis de Chambrun, le séjour de Clara Longworth et la mort de Bouniol décrite par Margaret Rives Nichols. Aujourd’hui, dans leur château de La Baume, les Las Cases accueillent les touristes. La Lozère a changé, les élus sont roturiers, médecins et fonctionnaires, et l’ascendant des maîtres a disparu.
Notes de bas de page
1 ARDOUIN-DUMAZET, Voyage en France (34e série : Velay, Bas-Vivarais-Gévaudan), Paris, Nancy, Berger- Levrault et Cie, 1904, p. 274.
2 Marquise de CHAMBRUN, Feuilles éparses, Paris, Éditions de Cluny, 1952.
3 C E. LONGWORTH CHAMBRUN, Sans jeter l’ancre (1873-1948), Paris, Pion, 1953. Elle deviendra une spécialiste de Shakespeare. Les Chambrun sont des descendants du général La Fayette par les Lasteyrie du Saillant et les Tircuy de Corcelle.
4 Ibid., p.28.
5 Marquise de CHAMBRUN, Feuilles éparses, op. cit., p. 68.
6 Ibid., p. 69.
7 Ibid., p. 71.
8 Savorgnan de Brazza avait épousé, en 1895, Thérèse de Chambrun, sœur aînée du député.
9 E. de LAS CASES, Éphémérides, Journal inédit présenté par son petit-fils Emmanuel de Las Cases, Montpellier, Presses du Languedoc, 1992.
10 C. E. LONGWORTH CHAMBRUN, Sans jeter l’ancre (1873-1949), op. cit., p. 28.
11 Ibid., p. 29.
12 Ibid., p. 29.
13 Ibid., p. 30. Robert de Fiers, dont le père avait épousé, en 1871, Marie-Louise-Marguerite de Rozière, fille du sénateur, sera conseiller général du Malzieu de 1898 à 1910. Clara Longworth confond les pays, la haute Lozère et les Cévennes.
14 Ibid., p. 30-31.
15 E. de LAS CASES, Éphémérides, op. cit., p. 48.
16 Ibid., p. 88.
17 Ibid., p. 196.
18 Ibid., p.243-244.
19 Marquise de CHAMBRUN, Feuilles éparses, op. cit., p. 66.
20 Ibid., p. 69-70.
21 P. de LAS CASES, Ce n’est rien. Rien qu’une vie ! Soixante ans de palais, de volant, d’action religieuse et sociale, Mende, Imprimerie Chaptal, 1961.
22 G. de CHAMBRUN, Journal d’un militaire d’occasion, Avignon, Aubanel, 1982.
23 Ils ont été candidats et élus en Lozère il y a quelques années.
24 Y. POURCHER, Les maîtres de granit. Les notables de Lozère du xviiie siècle à nos jours, Paris, Olivier Orban, 1987, 2e éd., Plon, 1995. Cf. aussi Y. POURCHER, La trémie et le rouet. Les moulins, l’industrie textile et les manufactures de Lozère à travers leur histoire, Montpellier, Presses du Languedoc-Max Chaleil éditeur, 1989 et « Un ethnologue dans l’histoire », dans M. ABÉLÈS et H-P. JEUDY dir., Anthropologie du politique, Paris, A. Colin, 1997.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999