Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Les hommes, considérés individuellement ou en groupes sociaux (familles, ethnies, nations, coreligionnaires, etc.), expriment leur personnalité par leur sens du sacré, leurs idéaux sociaux et politiques, par la ou les langues qu’ils parlent et écrivent, par leurs savoir-faire techniques, leurs comportements et, bien entendu, par leurs manières de manger et de boire. Brillat-Savarin se montre à la fois philosophe, psychologue, sociologue, anthropologue, géographe lorsqu’il écrit son célèbre quatrième aphorisme1 « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » On connaît moins le troisième2 dans lequel il se fait, en outre, politologue : « La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. » C’est en cela que le saké intéresse la géographie, car il est le nihonshu, la boisson identitaire du peuple japonais. Or celui-ci, tout en reconnaissant ce qu’il doit au continent asiatique, à la civilisation chinoise en particulier, s’est toujours considéré comme différent et irréductible à ses voisins, en un mot, unique. Il n’a pas tort, car toute société est unique, mais se révèle au cours de son histoire plus ou moins poreuse aux influences extérieures. La particularité du Japon est de n’avoir jamais été massivement envahi par des étrangers et d’avoir toujours su filtrer et adapter les idées et les techniques venues d’ailleurs, le plus souvent dans les temps anciens de Chine et de Corée, en envoyant lui-même sur place des voyageurs missionnés pour observer. Ainsi en est-il de la riziculture inondée qui lui est venue du monde chinois à partir de l’époque Yayoi (-iiie siècle – iiie siècle) et, avec elle, tout un ensemble de techniques agricoles, de pratiques alimentaires (le bol de riz, pièce majeure du repas, décalé vers la fin de celui-ci dans sa version longue), de représentations. C’est ainsi que le riz et son dérivé liquide ont été pleinement intégrés au shintô, la religion originelle de l’archipel, un peu comme le vin s’est fermement installé dans la religion grecque par le culte de Dionysos arrivé d’Orient vers le ve siècle av. J.-C. Le saké est devenu la boisson de la sociabilité, de la joie, de la célébration des moments heureux de la vie et du calendrier, de l’attachement aux traditions religieuses et politiques les plus anciennes du Japon.
2Lorsque Nicolas Baumert a commencé il y a quelques années à s’intéresser au saké, le thème est apparu aux yeux de certains comme farfelu et décidément trop peu géographique. Pourtant, il l’est tout autant que la maison japonaise sur laquelle Jacques Pezeu-Massabuau a travaillé à partir de 1960, ou le vin en France auquel Roger Dion a été l’un des premiers à se consacrer à la fin des années 1940. Il y a d’ailleurs bien des points communs entre le vin et le saké : leurs vertus euphorisantes et désinhibantes, leur puissance d’évocation, propre à tous les ferments solides ou liquides, suggestives métaphores de la Vie, le souci de ressembler au terroir (variétés de riz, composition de l’eau de source, ferments), le rôle du marché de consommation qui crée les réputations et fixe les prix. Comme le vin, et à la différence de l’eau, le saké est une boisson de dilection et non de nécessité biologique ; il est donc propice au dépassement et au rêve. La poésie japonaise le démontre amplement.
3La mondialisation accélérée crée des échanges toujours plus nombreux et approfondis entre les aires culturelles. Elle donne l’impression que la planète s’uniformise, ce qui est une illusion. En réalité, nous adoptons tous les jours des idées, des comportements, des objets venus d’ailleurs, mais nous les transformons et les adaptons très vite à nos besoins, à nos idéaux, à notre propre culture. Nicolas Baumert montre bien que le saké fait partie de la famille très répandue en Asie des boissons fermentées issues du riz, ensuite distillées pour certaines, mais que leur version japonaise a connu son propre développement sur l’archipel. Elle y a été perfectionnée, raffinée, épurée au fil des siècles. Le souci d’aller à l’essentiel, jusqu’au concept, dans l’esprit de l’éthique zen, s’exprime dans le polissage du riz qui aboutit à ne mettre en œuvre pour la fabrication du saké que le cœur translucide des grains. La fermentation, puis la dilution dans une eau très pure équivalent à une alchimie qui permet d’approcher l’essence même de la céréale sacrée, de frôler l’indicible, l’impalpable, l’ineffable. C’est un peu ce que recherchent aussi les talentueux vignerons qui parviennent à exalter dans la finesse et la complexité de leurs vins la personnalité des grands terroirs. D’ailleurs, aujourd’hui, la civilisation du saké se confronte à celle du vin, diversifiant à l’extrême l’expression des terroirs rizicoles, des variétés de riz et de la saveur des eaux de source, les bouteilles et leurs habillages élégants ornés de savantes calligraphies, les modes de consommation et d’association avec les mets, sans oublier les prix. Nicolas Baumert le montre, c’est sa seule chance de séduire les jeunes Japonais, quelquefois blasés vis-à-vis du saké, et les étrangers, donc de s’exporter davantage et finalement de survivre.
4Le Japon intéresse l’Occident, voire le fascine, mais en même temps, que d’ignorance et de préjugés ! Ses voisins d’Extrême-Orient sont plus prévenus encore, partagés entre l’admiration, l’inquiétude et l’envie, se complaisant dans la rancœur sans avenir d’une lecture anachronique de l’histoire. Il est vrai que la culture japonaise s’exporte bien, désormais, mais qu’elle conserve encore une part de mystère que les Japonais ne font rien pour dissiper. Il faut s’y plonger sans cartésianisme et la pratiquer sans chercher à y mettre des mots. Le saké est un bon moyen d’entrer dans l’univers retenu du goût japonais, sa « fadeur » subtile qui est à l’opposé du style démonstratif de nombreux aliments et boissons du reste du monde, à l’image des cultures extraverties qui les portent. Boire du saké en compagnie de Japonais, en respectant leurs rituels, c’est communier avec eux, c’est partager leurs émotions. Essayez, cela en vaut la peine, d’autant que la qualité progresse constamment et que les crus se diversifient. Le livre lumineux et attachant de Nicolas Baumert va vous servir de guide et, de plus, vous comprendrez en le lisant que la géographie a beaucoup changé ces dernières années.
Auteur
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