Du champ cultivé au champ culturel : les transformations de la pomme de terre en Norvège
p. 101-114
Texte intégral
1Depuis l’époque nationale-romantique, où les prêtres norvégiens allaient de ferme en ferme prêcher la parole « solanale », la pomme de terre est passée du statut d’aliment rebut à celui d’aliment identitaire, de celui de produit quotidien à celui de produit institutionnalisé, voire du rang d’aliment cultivé à celui d’aliment culturel. Car les kokte poteter (pommes de terre à l’eau) font définitivement partie des symboles identitaires norvégiens. En dépit d’une baisse de la consommation ces dix dernières années, elles constituent encore aujourd’hui l’accompagnement le plus courant lors du dîner, avec une utilisation quasi quotidienne dans les campagnes. Cependant la chute de la vente de pommes de terre a entraîné une réaction du marché, encourageant producteurs et grossistes à stimuler les consommateurs. Projets de recherches et campagnes de marketing ont promu la pomme de terre, banal produit quotidien, de plus en plus standardisé depuis ces cinquante dernières années, au rang de produit de luxe. À l’instar de la réglementation européenne sur les protections géographiques, la loi norvégienne sur l’appellation d’origine contrôlée a été adoptée en juillet 2002, incitant les producteurs à différencier leurs produits.
2Construit comme un essai d’archéologie mentale, cet article propose de suivre les aventures de la pomme de terre en Norvège, depuis son implantation officielle dans les années 1750 jusqu’à nos jours, en mettant particulièrement l’accent sur le rôle culturel et institutionnalisé de la pomme de terre à l’heure actuelle.
3Notre étude se fonde sur des données essentiellement qualitatives, issues de documents historiques et d’articles scientifiques, ainsi que sur une analyse des discours populaires et politiques, de la classique littérature grise, d’articles de journaux et d’interviews de nombreux acteurs en relation directe avec l’univers de la pomme de terre, à savoir des producteurs, des grossistes, des distributeurs, des consommateurs ou encore des hommes politiques. Après une première partie introductrice présentant la pomme de terre et son utilisation dans les habitudes alimentaires norvégiennes, nous tracerons les grandes étapes de son existence afin de pouvoir mieux comprendre son rôle dans la consommation alimentaire du pays au xxie siècle. Dans une seconde partie, nous observerons la pomme de terre comme ingrédient et matière première, en essayant de retracer les règles de grammaire culinaires par lesquelles elle est entrée dans le quotidien norvégien. La pomme de terre étant l’acteur principal de cette étude, nous nous intéresserons dans une troisième partie à sa place dans le marché norvégien afin de mieux comprendre les enjeux politiques dont elle fait l’objet depuis quelques années. Car la pomme de terre n’est plus un aliment nourricier, mais devient un aliment, voire un argument, politique. L’impact des réglementations européennes et le récent changement de la politique agricole norvégienne, passée de production de masse à production de niche depuis la fin des années 1990, s’avèrent d’importants outils mentaux qui permettront d’observer la valeur de la pomme de terre dans une perspective institutionnelle et socio-économique. Trois sortes de pommes de terre différentes ont figuré parmi les premiers produits alimentaires norvégiens bénéficiant d’une indication d’origine géographique, ce qui, d’une part, leur permet de se différencier sur le marché national comme produits exclusifs et, d’autre part, leur donne une dimension culturelle extrêmement présente dans le discours public. La dernière partie de cette étude s’intéressera à la pomme de terre comme outil de discipline et de contrôle, en référence aux travaux de Michel Foucault, afin de montrer comment le marché, des producteurs aux consommateurs, suit l’évolution de la pomme de terre, du contrôle jusqu’à la gouvernementalité. Nous considérerons enfin les signes officiels de qualité qui distinguent la pomme de terre par le biais de certains procédés de transformations1.
D’impensable à indispensable : la pomme de terre en Norvège entre 1750 et 1950
4Introduite en Norvège dans les années 1750, la pomme de terre s’établit très lentement pour devenir, un siècle plus tard, l’aliment de base qui fait concurrence aux céréales constituant jusqu’alors l’essentiel de l’alimentation. Plusieurs sources relatent que des commerçants en contact avec l’étranger, des mineurs venant d’Allemagne ou des soldats de retour au pays plantaient dans leurs jardins potagers des « racines »2. Dans les années 1760-1770 apparaît sur le marché un certain nombre d’ouvrages expliquant comment cultiver et préparer « le fruit de la terre », le plus célèbre étant vraisemblablement un livre intitulé Information destinée aux paysans de Norvège, pour planter et utiliser la très utile Pomme de terre-fruit de la terre3, réédité à plusieurs reprises. L’auteur représente la lignée des « prêtres patates », terme norvégien encore utilisé de nos jours, qui souligne non pas la valeur religieuse de la pomme de terre, mais l’espoir qu’avaient les prêtres d’introduire une nouvelle plante qui peut-être pourraient soulager les Norvégiens de la faim. Possédant une solide éducation dans un pays paysan, les prêtres étaient au demeurant les représentants du gouvernement, et le « moyen » de communication, ou de liaison, le plus efficace pour joindre les populations rurales de multiples vallées, montagnes ou îles parsemant la Norvège. Rappelons que la Norvège était à l’époque le pays le plus pauvre d’Europe et que ses habitants se nourrissaient essentiellement de céréales, sous forme de gruau, ainsi que de produits laitiers et de poisson séché ou salé. Dans son Histoire de la Norvège, paru en 1949, Magnus Jensen souligne que la pomme de terre s’est d’abord implantée dans le sud et l’ouest du pays car elle avait besoin de plus « de traitement et d’engrais que ce qui était pratiqué dans l’est du pays »4. Il ajoute que :
Les gens éduqués, les fonctionnaires et autres représentants du gouvernement étaient les plus enthousiastes tandis que les paysans considéraient cette nouvelle plante avec méfiance ; ils disaient qu’elle donnait la lèpre et était empoisonnée. En plus ils ne la trouvaient pas goûteuse, contrairement au navet qu’ils connaissaient bien.5
5Les visites de prêtres, les programmes d’information et les ouvrages de propagande, dont par exemple le cours patriotique sur la plus efficace et la meilleure façon de cultiver et utiliser les pommes de terre6, paru en 1776, ont promu la pomme de terre avec constance pendant un siècle. Du sud-ouest au nord-est, elle se répand progressivement dans les champs et sur les tables de Norvège au milieu du xixe siècle. Dans son ouvrage présentant le royaume de Norvège à l’Exposition universelle, Broch résume en 1878 l’impact et l’évolution de la pomme de terre en ces mots :
L’emploi de la pomme de terre dans les ménages a extraordinairement augmenté. Introduites en Norvège au milieu du siècle dernier, mais très peu cultivées d’abord, seulement dans les jardins potagers, les pommes de terre, dès le commencement de ce siècle, se sont répandues avec une étonnante rapidité. Elles sont, à l’état cuit, avec le gruau, la principale nourriture du peuple des campagnes et des villes. […] Le souper ordinaire de la classe ouvrière des campagnes se compose presque partout de pommes de terre et de lait écrémé, principalement de lait sur.7
6Le tableau ci-dessous, confirme l’« étonnante rapidité » avec laquelle, une fois acceptée, la pomme de terre s’est introduite dans la production agricole norvégienne.
7Les pommes de terre étant utilisées comme alimentation animalière ou bien dans la production d’alcool local (aquavit), la production double en l’espace d’une génération, bien que la consommation annuelle par habitant ne progresse que doucement. On notera par ailleurs le fait que les pommes de terre ne sont à l’époque pas importées (en dépit du fait que déjà seules 3 % des terres sont cultivables en Norvège), alors que le froment, le seigle, l’orge, l’avoine, les pois, le maïs, le malt, les gruaux et les farines proviennent régulièrement de l’étranger (selon la même source)8. La consommation et la production de pommes de terre augmentent régulièrement jusqu’au milieu du xxe siècle, où la consommation annuelle moyenne atteint 90 kg par personne. À partir de cette date, on constate une baisse progressive de la consommation jusque dans les années 1990, puis une stabilisation autour d’une trentaine de kilos (26,6 kg per capita en 2005-20079, ainsi que 5,1 kg de produits transformés à base de pomme de terre).
8Avant d’essayer de comprendre les raisons de ce désintérêt pour un produit considéré depuis un siècle comme la base de « l’alimentation traditionnelle », nous nous intéresserons à l’intégration progressive de la pomme de terre sur les tables et dans les livres de recettes à l’époque de son avènement.
Du champ à la cuisine
9Les livres de cuisine comme sources historiques posent toujours un problème méthodologique puisqu’ils ne représentent pas nécessairement une pratique, mais les instructions pouvant donner lieu à une pratique potentielle, et dans le cas où les recettes proposées étaient utilisées, nous ne savons pas dans quelle mesure. Néanmoins, d’une part certains livres de cuisine décrivent ou commentent les pratiques en cours, à titre informatif ou comparatif, et d’autre part les recettes reflètent la grammaire alimentaire de l’époque. Cette partie s’appuie sur un relevé systématique des recettes à base de pommes de terre dans les livres de cuisine parus entre 1831 et 188910 (car en 1831 paraît le premier livre de cuisine norvégien, tandis qu’après 1889 apparaît une nouvelle génération de livres de cuisine, souvent des plagiats). Durant cette cinquantaine d’années sont édités 71 livres de cuisine, dont 26 premières éditions : 16 d’entre elles constituent notre corpus, les autres étant de petits livrets ou des ouvrages ne citant pas la pomme de terre. Remarquons qu’il n’existe qu’un seul homme parmi les auteurs, le biologiste et folkloriste P. C. Asbjørnsen.
10Souvent inspirés par la cuisine de la classe aisée (ce dont témoignent les ingrédients utilisés, tels que le beurre, la crème, le vin ou les épices), ces ouvrages sont adaptés à la moyenne bourgeoisie alors en plein essor. La pomme de terre remplace volontiers les céréales et le gruau, ou bien le pain, raison pour laquelle elle est d’une part utilisée sous forme de farine, et devient d’autre part le complément courant « d’un repas gras et salé », poisson salé ou viande grasse. Hertzberg note aussi que les paysans mettent des morceaux de pomme de terre dans la bouillie de lait fermenté : « leur propre trouvaille, une autre sorte de soupe au lait ». Les boulettes de pomme de terre, aux mille noms (kumle, kumpe, ball, klot, klubb, etc.) qui traduisent leur identité locale et leur importance, constituent un des plats traditionnels norvégiens. À l’origine fabriquées à base de sang et de farine, ces boulettes sont déjà citées dans une chanson folklorique du Moyen Âge11. Dans son dictionnaire de néonorvégien, Ivar Aasen cite les raspeballer à base de pommes de terre râpées, terme aujourd’hui passé à la langue des livres12. Ces boulettes, ou bien de simples morceaux de pomme de terre, étaient à l’époque couramment trempées dans de la sauce ou dans la soupe, ce qui évitait l’utilisation de couverts ou d’assiettes, devenus toutefois courants dans la plupart des ménages norvégiens au début du siècle dernier. Dans un livre sur la pomme de terre daté de 1841, Rudolph remarque que de plus en plus de gens mangent des pommes de terre plusieurs fois par jour, essentiellement cuites à l’eau. Un rapport publié en 1860 sur les habitudes alimentaires dans l’ouest du pays stipule par exemple que les pommes de terre se mangent chaudes avec du poisson salé pour le petit-déjeuner et froides, quand il en reste, pour le déjeuner ou le dîner. Dans son livre de cuisine, Per Christen Asbjørnsen écrit en 1864 que « les pommes de terre s’utilisent comme un complément peu onéreux et pratique accompagnant quasiment toutes sortes de plats » avant de donner des instructions de cuisson et de préparation. Le pudding, traditionnellement à base de crème, d’œufs, de farine et d’épices, est une forme culinaire dans laquelle les pommes de terre sont facilement intégrées. Cette recette est la plus citée dans nos sources. Cuit au four, le pudding de pommes de terre consiste en une sorte de gâteau, découpé en tranches ou en morceaux, et servi avec une sauce. Une variante du pudding se trouve dans les brioches (boller), souvent servies dans la soupe comme les boulettes, mais, selon Hanna Winsnes, plus petites et plus « chic ». Winsnes relève aussi une certaine grammaire culinaire, puisque chaque type de boulettes correspond à son plat : boulettes de farine avec la soupe de bœuf, boulettes de pain avec la soupe de veau, etc. Le ragoût est le plus courant des plats à base de pommes de terre, après le pudding. Servi pour accompagner de la viande ou du poisson, ce ragoût est constitué de pommes de terre cuites dans une sauce à base de crème, de beurre ou bien de bouillon de viande. La purée, dont la fonction est aussi d’accompagnement, apparaît dans tous les livres de cuisine de l’époque, ainsi que la salade de pommes de terre coupées, froides, le plus souvent assaisonnées à la crème. On trouve aussi des recettes de bouillie de pommes de terre, de gâteaux ou de crêpes (lomper ou lefser).
11Introduite comme « remplaçante » des céréales, la pomme de terre s’affirme à la fois par sa capacité d’assimilation et d’intégration. Au début du siècle dernier, on observe finalement deux modèles de consommation de la pomme de terre : un produit de remplacement, dans des recettes traditionnelles, et un produit autonome à l’aspect innovateur : la « patate à l’eau » qui devient l’accompagnement « naturel »13 du poisson ou de la viande. L’introduction de la technologie dans le domaine domestique au xxe siècle (dont par exemple la cuisinière et la casserole) permettant de cuire les ingrédients chacun à part, donc de séparer la sauce du tubercule, permet sans doute l’essor et la suprématie de la pomme de terre cuite à l’eau sur les tables norvégiennes. La pomme de terre devient partie intégrante de l’identité alimentaire nationale et représente un des fondements de la culture de l’alimentation norvégienne du xxe siècle sous trois formes principales : bouillie, moulue et distillée. La pomme de terre bouillie est associée au dîner, à un point tel que lorsque les pâtes et le riz apparaîtront sur le marché, elles seront dans un premier temps servies avec des « patates à l’eau ». La farine de pomme de terre s’avère un élément majeur de la cuisine des pains plats, crêpes et boulettes : à l’instar des tortillas ou des tacos aujourd’hui couramment utilisés, la lompe (une crêpe de pomme de terre) sert à « envelopper » la saucisse. La pølse med lompe – que nous traduirons « saucisse dans une crêpe de pomme de terre » – n’est pas un plat familial consommé autour d’une table, mais l’un des piliers du repas hors-foyer, et le symbole des réjouissances, dont la fête nationale du 17 mai. Enfin, l’aquavit, alcool de pomme de terre et blason national, est devenu indispensable, lors des repas traditionnels, pour accompagner la tête de mouton fumée ou le poisson fermenté14.
12Néanmoins, comme nous l’avons constaté, la consommation de pomme de terre baisse progressivement dans la deuxième moitié du xxe siècle, passant d’une consommation annuelle moyenne d’environ 100 kg par personne en 1950, à environ 35 kg en 2000. Cette diminution peut être directement liée à des facteurs sociaux tels que le cycle de vie, les changements structuraux des repas, la taille de la famille ou le niveau d’éducation15. Ainsi les jeunes souhaiteraient se démarquer de la génération parentale en introduisant le riz ou les pommes de terre transformées (comme les frites congelées) dans leurs dîners, alors que la consommation de pommes de terre à l’eau augmente lorsqu’une famille se fonde. D’autre part, on constate des divergences marquées en fonction du niveau socioéconomique, et les mangeurs urbains ayant un capital culturel et économique élevé, abandonnent plus facilement la pomme de terre à l’eau au profit d’autres cuissons, ou d’autres aliments16. En parallèle, émergent des changements institutionnels considérables, puisque dans les années 1990 le marché décide de réagir en invoquant qualité et concurrence, comme le souligne la troisième partie de cette présentation.
Le marché de la pomme de terre
13Comme une grande partie du marché alimentaire norvégien, la production de la pomme de terre a été strictement régulée pendant de nombreuses années, progressivement depuis la seconde guerre mondiale au siècle nouveau. Dans un pays pauvre ayant peu de terres cultivables17, l’objectif du gouvernement était d’assurer la stabilité du marché, de faire en sorte que chacun ait à manger et que les paysans puissent vivre de leurs revenus. La découverte de l’or noir a changé les données, ainsi Agnar Hegrenes et Svein Ole Borgenobservent trois grandes périodes dans l’évolution du marché de la pomme de terre qui passe « d’autorégulé » à « régulé » puis « dérégulé ». Jusqu’au milieu des années soixante-dix, le marché fonctionne de manière autorégulée, sans distinction de qualité, et repose sur le prix fixé en accord avec les syndicats producteurs et le gouvernement. La plupart des pommes de terre sont vendues directement aux distributeurs ou aux consommateurs. Les prix étant extrêmement variés et la qualité de plus en plus discutable, le gouvernement entreprend de réguler le marché en exigeant que la quasi-totalité de la production soit vendue par l’intermédiaire de grossistes jugeant de la qualité du produit. Cette mesure est soutenue par des subventions versées aux producteurs qui suivent cette démarche : ceux qui vendent en dehors des canaux officiels ne bénéficient d’aucun appui financier. Dans les années quatre-vingt-dix, au moins 90 % de la production est vendue via le Comité du budget pour l’agriculture, comprenant le comité de marketing de la pomme de terre (qui est responsable de la gestion des superficies agricoles, du paiement des subventions, des dates de stockage et qui agit comme organe de certification de la qualité). À cette époque, la distribution alimentaire est gérée par quatre chaînes de supermarchés qui possèdent environ 98 % du marché et travaillent directement avec les grossistes.
14Les pommes de terre étant uniformisées (ce dont témoigne l’incroyable prépondérance de la Beate, un type de pomme de terre développé par l’école d’agriculture d’Ås dans les années soixante), et les consommateurs en consommant de moins en moins, certains acteurs, dont les grossistes, décident de réagir et de réfléchir à des stratégies plus compétitives reposant particulièrement sur la différenciation, et non plus sur le marketing générique. Plusieurs programmes de recherche aident à développer, ou à réintroduire, des types de pommes de terre qui avaient disparu, et à améliorer la qualité générale du produit. Le comité de marketing de la pomme de terre disparaît début 1999, alors que le marché rentre dans une phase de « dérégulation progressive »18, fondée sur la concurrence et la mise en valeur de la qualité. Depuis les années 2000, on constate une volonté d’instaurer les marques de qualité, dont les labels officiels européens PDO, PGI et STG19. Les pommes de terre représentant, dans une perspective quantitative, le fleuron de ces signes de qualité, il convient de s’arrêter sur les trois sortes de pomme de terre labellisées en Norvège et sur le cadre juridique dans lequel elles fleurissent. Dans les années quatre-vingt-dix, le gouvernement développe plusieurs stratégies pour renforcer la compétitivité du secteur alimentaire norvégien au niveau national et international. En 2000, une délégation de ministère de l’Agriculture commande une étude sur l’AOC en France :
Le but de l’étude était d’acquérir des connaissances sur la construction du rapport à l’origine en France, afin de mieux comprendre comment les signes officiels de qualité ont évolué au fil du temps et comment le système est perçu par les producteurs et les consommateurs.20
15Le 5 juillet 2002, le système de protection des appellations d’origine, des indications géographiques et des spécialités traditionnelles garanties, inspiré des directives de l’Union européenne adoptées en 1992, est juridiquement introduit en Norvège. L’État, par le biais du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation est propriétaire du système qui est géré par l’Agence nationale de sécurité alimentaire. Les trois différentes formes de protection peuvent être obtenues pour les produits qui sont fortement associés à une zone géographique donnée ou bien qui présentent des caractéristiques particulières fondées sur des ingrédients ou des moyens de production traditionnels. En février 2009, quinze produits norvégiens avaient obtenu ces signes officiels de qualité dont trois pour des pommes de terre : Ringerikspotet fra Ringerike, Gulløye fra Nord-Norge et Fjellmandel fra Oppdal. Fra signifie « originaire de » en norvégien et constitue un dénominateur commun aux trois produits. Ces pommes de terre sont sorties, voire ressorties, de l’anonymat générique en l’espace de quelques années, ce dont témoigne la transformation sémantique subie, puisque la pomme de terre devient systématiquement associée au lieu d’origine. Bien que le système d’appellation contrôlée européen exige une dimension historique dans le rapport à l’origine, cette condition n’est pas requise en Norvège (vraisemblablement parce que cet aspect de la directive européenne a peu de sens dans un pays de production de masse, où l’accent a jusqu’alors été mis sur le plan national, et non pas régional ou local, en matière de produits alimentaires). La transformation sémantique repose à la fois sur un rattachement au lieu d’origine et une normalisation du nom d’origine, aboutissant parfois à de surprenantes formes lexicales, dont le sens n’est plus sémantique mais politique. Ainsi la Ringerikspotet (« la pomme de terre du Ringerike » dans une traduction littérale21) est dorénavant protégée comme Ringerikspotet fra Ringerike qui signifie « la pomme de terre du Ringerike originaire du Ringerike ». Les pommes de terre Gulløye fra Nord-Norge, jusqu’alors dénommées Gullauge (« Œil doré » en dialecte du Nord) ont vu leur nom normalisé dans un norvégien plus standard et sont limitées géographiquement à la plus grande région du pays qui est le Nord-Norge (« la Norvège du Nord »). La transformation se fait à deux niveaux pour les Fjellmandel fra Oppdal (« Amandines de montagne d’Oppdal »), jusqu’alors appelées mandel potet (« Amandines ») qui ont subi un double processus valorisant le lieu de production par leur nom géographique, Oppdal, et une caractéristique propre : fjell (« la montagne »). Les tubercules n’ont guère changé, hormis le fait que certaines ont été officiellement réinsérées dans le système de gestion des parcelles agricoles, mais leur dénomination a transformé des produits génériques locaux en des produits localisés. Cette dynamique sémantique, nécessaire pour s’adapter à un cadre international fondé sur des valeurs de qualité, soumet les pommes de terre à des exigences complexes et les consommateurs à une nouvelle mentalité alimentaire.
16Le consommateur, habitué depuis plus d’une génération à « la » Beate, se trouve donc confronté à de « nouveaux » produits, de nouvelles campagnes marketing et une nouvelle mise en valeur de la qualité et du goût. Le choix paraît plus individualisé, avec plusieurs sortes et qualités offertes, et le savoir est grandissant grâce à des projets divers et à des programmes mettant en valeur la culture de l’alimentation. Au dernier festival de produits locaux norvégiens, Matstreif à Oslo en octobre 2008, toutes les sortes de pommes de terre figurant au registre officiel étaient présentées aux visiteurs et « expliquées » par le biais d’étiquettes sur lesquelles figuraient le nom, l’origine et le type de cuisson et d’utilisation conseillées. La pomme de terre a acquis une valeur identitaire revendiquée par la filière et le discours politique, et concrètement soulignée par la transformation sémantique des dénominations et la communication au consommateur (design, packaging, brochures, etc.).
La pomme de terre entre pouvoir et savoir, entre discipline et sécurité
17Dans Surveiller et punir – naissance de la prison, Michel Foucault montre comment les punitions corporelles ont disparu au profit de punitions mentales en l’espace de quelques siècles. Il décrit une « société disciplinaire » où le contrôle sur le corps devient fondamental pour dresser et standardiser les gens. Il insiste sur la relation entre savoir (connaissance) et pouvoir, en expliquant que le savoir est un outil externe de contrôle géré par les institutions et la société, qui permet un pouvoir engendrant décision et responsabilité. Il introduit plus tard la notion de « société sécuritaire », où le savoir est un outil interne de contrôle géré par les acteurs eux-mêmes sous la forme d’auto-contrôle comprenant de fortes valeurs morales. La notion de « gouvernementalité » couvre cette nouvelle forme d’autodiscipline normative, faisant passer la responsabilité des institutions aux individus. Dans l’univers de la pomme de terre, la production de masse correspond à une forme de régulation souvent appliquée lorsque le système est peu organisé et sans valeur identitaire particulière. Cette rationalisation repose sur des standards plus ou moins stricts imposés par des acteurs externes, nécessitant un calibrage et un contrôle « physique » des produits dont l’objectif est la standardisation. Par discipline, nous entendons le contrôle de la qualité, le cadre collectif de coopération et la standardisation d’un produit unique. La pomme de terre se situe alors dans un cadre disciplinaire jusque dans les années 1990-2000, ce dont témoigne la prédominance de la Beate, produit quasi unique sur le marché courant. Les normes sont prescriptives, avec par exemple des pommes de terre mesurant entre 36 et 48 mm. Le pouvoir est hégémonique, avec un marché fortement régulé. La consommation et la « mentalité » culinaire sont disciplinaires, avec de puissantes normes établies dans la préparation et la cuisson, un rôle central dans la grammaire culinaire du pays et une primauté sur les autres aliments, scientifiquement justifiée par les diététiciens.
18Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, on aborde une production sécuritaire, dans laquelle les signes officiels de qualité, bien que disciplinaires par certains aspects22, jouent un rôle fondamental. Le savoir est géré par le syndicat et ses membres qui font appel à des contrôles internes et à une autodiscipline collective. Encore peu connus, voire peu adaptés à la mentalité alimentaire, ces signes de qualité ne sont pas perçus par tous les consommateurs, mais le pouvoir et le savoir sont individualisés. La responsabilité du choix semble reposer dorénavant sur le consommateur : qu’il s’agisse de choix de variété (qui demande un savoir particulier), de choix économique ou écologique, ou bien encore de choix moraux (débat des diététiciens), la responsabilité finale revient à l’acheteur et au mangeur qui s’autodiscipline dans un marché de plus en plus varié. Si, par discipline, nous entendons aussi l’éducation du consommateur et la standardisation d’une mentalité culinaire plus européenne que locale/ norvégienne, la dimension sécuritaire se perçoit dans la gouvernementalité culinaire attendue par le marché, dans les cas où le consommateur achète la pomme de terre à appellation contrôlée pour son goût et par « choix personnel ». Comme le souligne Alessandro Stanziani23, le choix du consommateur n’existe que dans un cadre institutionnel. Or, au niveau institutionnel, la valeur identitaire est parfaitement établie à travers le choix des dénominations, des concepts utilisés et des traductions qui permettent au mangeur de s’adapter à un nouveau produit traditionnel, sur un nouveau marché. La consommation, et la « mentalité » culinaire tendent vers le sécuritaire, ce dont témoignent aussi les « nouvelles » façons de préparer les pommes de terre et l’augmentation des produits industriels à base de pommes de terre.
En guise de conclusion : de nouvelles tactiques de pouvoir transforment un aliment cultivé en un aliment culturel
À n’étudier que les formes sociales générales, on risque de poser comme principe de l’adoucissement punitif des processus d’individualisation qui sont plutôt un des effets des nouvelles tactiques de pouvoir et parmi elles des nouveaux mécanismes pénaux.24
19Sans avoir l’audace de comparer la naissance de la pomme de terre norvégienne avec la naissance de la prison au xixe siècle, nous nous sommes inspirés de la fabuleuse archéologie mentale présentée par Foucault pour essayer de comprendre comment la pomme de terre a évolué en Norvège : par quelles transformations est-elle passée d’aliment rebut à aliment sacré ? Pourquoi la consommation progressivement en baisse entre 1980 et 2006 a-t-elle pris un nouvel essor ? L’importance de la pomme de terre semble finalement dépendre de stratégies de pouvoir et de mécanismes reposant sur une matrice commune à la politique, les sciences sociales, l’histoire, la culture ou l’économie de marché entre autres, plus que de processus d’individualisation. Nous avons remarqué un certain nombre de transformations cruciales, relatant des mécanismes liés au rapport entre savoir et pouvoir qui ont diachroniquement structuré l’évolution du tubercule :
Le savoir concernant la pomme de terre, à la fois celui de la production agricole et de la cuisine, a appartenu pendant presque un siècle aux classes aisées ou moyennes. Grâce à la persévérance des prêtres et à la profusion de livres pédagogiques, le savoir technique est devenu l’apanage du monde paysan et la pomme de terre un élément clé des habitudes alimentaires. Il s’agit d’une première transformation : d’aliment importé et inculqué, la pomme de terre devient un aliment adopté et courant.
La seconde transformation est fortement influencée par le passage d’une économie domestique à une économie de marché. La pomme de terre n’est plus un objet d’échange ou de vente individuelle, mais son prix – approximatif – est fixé par les acteurs commerciaux. Elle devient un bien de consommation rationalisé et quotidien.
La troisième transformation marque le passage d’une agriculture standardisée dans un système de distribution unifié à la mise en valeur de la qualité. Le changement de politique agricole dans les années 1990, concrétisé par différents programmes gouvernementaux centrés sur la valeur ajoutée due à la qualité des produits, transforme virtuellement la pomme de terre d’aliment de base en aliment de luxe, introduisant dans le produit même une nouvelle valeur liée à l’origine. Il s’agit alors d’un produit de niche, exclusif et, pour l’instant, apprécié dans certains milieux urbains.
20Au niveau des habitudes de consommation, la pomme de terre est passée de rebut à joyau, puis de produit nécessaire à produit rejeté. Au niveau du discours politique, la pomme de terre a récemment évolué de symbole de standardisation à symbole culturel local, développant une forte valeur identitaire liée à son rôle mythique dans la culture de l’alimentation et à son rapport physique au lieu de production. En l’espace d’un siècle et demi, la pomme de terre a parcouru le « chemin du Nord » (sens étymologique du mot « Norvège » constitué des vocables Nor et veg qui veut dire la « voie »/le « chemin ») passant d’aliment cultivé à aliment culturel.
Notes de bas de page
1 Le concept de transformation est employé en référence aux travaux de Bruno Latour et de Michel Callon.
2 Pour plus d’information, voir Notaker H., 1993, p. 137 sq.
3 Hertzberg P. H., 1774 (traduit par nous).
4 « Poteten hører vi først om i midten av det 18 århundre. Den vant tidligst innpass på Sørlandet og Vestlandet, for den trengte en nøyaktigere jordbehandling og mer gjødsel enn de vanligvis brukte østpå. Borgere og embetsmenn gikk i spissen ; men bøndene hadde mistillit til den nye planten ; de mente endatil at den forårsaket spedalskhet og at den var giftig. Heller ikke fant de den smakelig. Da var nepa noen annet, og neper hadde de litt av på de fleste gårder » Jensen M., 1949, p. 112 (traduit par nous).
5 Ibidem.
6 Braag R., Patriotisk Underviisning om den fordeelagtigste og bedste Maade at avle og benytte sig af Patetes eller Kartofler, Trondheim, 1776.
7 Broch O. J., 1878, p. 292.
8 Source : ibidem, Annexe XXIV, p. 62.
9 Consumption survey SSB 2005-2007, voir http://statbank.ssb.no/statistikkbanken et poste 0117 : http://www.ssb.no/emner/05/02/fbu/tab-2007-09-10-07
10 Étude effectuée par Henry Notaker et publiée dans Potetboken, 2008.
11 Tvende, 1647.
12 Note des auteurs : la Norvège possède deux langues officielles, le bokmål – littéralement « langue des livres », issu du danois et parlé surtout dans les agglomérations urbaines du Sud-Est (dont Oslo, la capitale, et ses environs), et le nynorsk – littéralement « néonorvégien », une langue artificielle basée sur une grammaire constituée par le linguiste Ivar Assen en 1850 à partir des divers dialectes relevés dans l’Ouest et en milieu rural.
13 En utilisant « naturel », on renvoie ici au concept de « cela va de soi » développé par Roland Barthes dans Mythologies (1957, p. 231) ou bien aux réflexions d’Anne Murcott sur le proper meal, dans le cadre desquelles un repas sans pomme de terre à l’eau n’est pas un « vrai » repas.
14 Norske Akevitters Venner [l’Association des amis de l’aquavit] défend la gastronomie et le plaisir de la table : http://www.norsk-akevitt.org/ Notons que l’industrie agroalimentaire utilise environ 20 millions de kilos de tubercules pour la production d’aquavit. Ces dernières années, on assiste à une mise en valeur de la qualité, avec prix, concours et signes officiels de qualité. Depuis 2003 le nombre de bouteilles exportées a dépassé le volume des ventes nationales qui est d’environ 1,3 million de bouteilles par an, cf. interview de Ingvar Hage, directeur de Hoff Norske Potetindustrier. En ligne : http://www.vg.no/pub/vgart.hbs?artid=203468::art/, consulté le 28 novembre 2003.
15 Wandel M. et al., 2000 ; Guzman M. et al., 2000 ; Fagerli R., 1999.
16 Wandel M. et al., 2000, p. 218.
17 Rappelons que la Norvège est peuplée de 4,5 millions d’habitants et possède 2,5 % de terres cultivables.
18 Selon les termes d’Hegrenes A. et Borgen S., 2003, p. 6.
19 AOC : Appellation d’origine contrôlée ; IGP : Indication géographique protégée ; STG : Spécialité traditionnelle garantie. 3 AOC, 12 IGP et aucune STG en Norvège. Liste détaillée disponible sur le site de KSL Matmerk à : http://www.beskyttedebetegnelser.no/seksjoner/godkjente_produkter
20 Opprinnelsesmerking (AOC) i Frankrike – Rapport fra studietur 27 – 30 juni 2000.
21 Le Ringerike est une grande commune de la région du Buskerud au nord d’Oslo.
22 Les appellations d’origines standardisent « l’unique » mais reposent sur des cahiers des charges rigoureux.
23 Stanziani A. (dir.), La qualité des produits en France, 2004.
24 Foucault M., Surveiller et punir, 1975, p. 28. Ce que reprend Bruno Latour dans son dernier ouvrage qui veut « refaire la sociologie ».
Auteurs
Senior researcher,
SIFO, Institut national de la recherche sur la consommation d’Oslo, Norvège.
Institut de sociologie, Université d’Oslo, Norvège.
Chercheur indépendant,
Oslo, Norvège.
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