Connaissance du droit et fonction politique dans les communes toscanes du xiiie siècle
p. 251-260
Texte intégral
1Dans l’historiographie italienne, la période xiie-xive siècles est couramment appelée « L’età comunale », l’âge des communes, une dénomination adaptée à l’histoire du nord et du centre de l’Italie, où les villes, particulièrement les cités sièges de diocèse (civitates), ont acquis ou acquièrent l’autonomie vis-à-vis de leur souverain — pape ou empereur — ou de leur seigneur — l’évêque par exemple — grâce à la constitution de communes. En Toscane l’organisation territoriale par les villes a succédé quasiment sans solution de continuité à celle de la Marche de Toscane1.
2Au plus tard depuis la fin du xiie siècle — mais beaucoup plus tôt à Pise comme en Lombardie — les villes ont forgé leur identité communale, elles s’autogèrent et gouvernent un territoire soumis, plus ou moins vaste suivant les cas et les temps ; ce sont les « città-stato » de l’historiographie, autrement dit « les républiques médiévales italiennes »2, seigneurs et capitales de leur « contado » ou comté. La paix de Constance de 1183, en réglant au bénéfice des cités unies dans la Ligue Lombarde le conflit qui les avait longuement opposées à l’empereur Frédéric Barberousse, a confirmé a posteriori l’identité politique de ces communes. Cette identité cependant était déjà acquise dès l’origine puisque les communes se fondaient a priori sur le principe associatif qui structure non seulement l’État (la Cité-État) mais des corps emboîtés : dans la ville-même les associations de métier, les associations familiales (« consorterie »), les confréries, les compagnies militaires de quartier ; en dehors de la ville les communes rurales.
3À l’origine la commune urbaine peut n’avoir pas été très différente de ces autres associations ; cependant ces dernières relevaient d’abord du droit privé, alors que la Commune-État du xiiie siècle, qui agit comme sujet politique sur la scène de l’Empire ou au moins de la province (ou Marche de Toscane), par définition se fonde en droit public et dit le droit. D’abord elle règle les formes de la délégation du pouvoir de la communauté à des hommes chargés de l’exécution voire de la décision, et puis elle fait la loi, édictant ce qu’elle appelle « statuts », évitant, par prudence ou par égard envers le souverain, le terme de lex. La commune a donc une organisation juridique, et besoin pour son fonctionnement de la participation des hommes qui connaissent et élaborent le droit.
4Il est nécessaire de rappeler qu’au début du xiiie siècle le pouvoir communal était aux mains des consuls, qui appartenaient aux familles aristocratiques de la ville-même. Par la suite la plus haute magistrature fut confiée en règle générale à un étranger — choisi dans une autre commune —, le podestat (première moitié du xiiie siècle), qui, cependant, au milieu du xiiie siècle, dut partager le gouvernement de la cité avec un capitaine du Peuple, lui aussi étranger et lui aussi élu pour un an. Ce dédoublement du pouvoir entre le podestat et le capitaine du Peuple est un effet du conflit opposant le parti de l’enrichissement urbain, celui du Peuple3, au parti de l’aristocratie fondatrice. À Sienne, il avait été préparé par l’institution de la magistrature populaire des Vingt-quatre à la fin de l’année 1235.
5C’est dans ces structures évolutives qu’il faut chercher les hommes de loi pour évaluer leur rôle sur la scène politique et dans la société des communes. Je situerai cette recherche pour l’essentiel dans la commune de Sienne.
Qui sont les juristes ?
6Suivant la plus élémentaire définition, les juristes sont les hommes qui connaissent le droit. Je passe sur une connaissance diffuse, liée à la pratique associative puisque dans les Arts le fonctionnement par assemblée ou par délégation aux conseils permet aux membres actifs d’acquérir une certaine connaissance du droit, qui les initie de quelque manière à la vie citoyenne. Mais je propose de retenir seulement les spécialistes du droit. Nous les trouvons pour le xiiie siècle sur toutes les scènes de la vie politique, dans les conseils, les offices, les commissions d’experts, les missions diplomatiques4. Un repérage par le titre révèle plusieurs niveaux.
7Au niveau le plus élémentaire du savoir juridique sont les notaires à qui la société demande une connaissance pratique, celle des contrats dont ils ont pour fonction essentielle d’assurer la garantie. Cette garantie passe par l’écrit et les notaires doivent donc être capables d’écrire en latin ce qui leur a été demandé dans la langue courante, le « volgare » toscan en sa forme siennoise, et de retraduire oralement en vulgaire les actes qu’ils ont écrits en latin5. L’ensemble de ces connaissances, acquises par apprentissage près d’un notaire plus ancien, leur donne un rôle-clé, par ailleurs bien connu, dans la gestion de la res publica, puisqu’ils tiennent tous les registres publics, aussi bien ceux des services fiscaux et administratifs que ceux des organes judiciaires ou des institutions délibératives, afin d’y assurer pratiquement l’écriture et administrativement l’observation des règles coutumières, et enfin d’y apposer juridiquement la garantie publique. Ils sont souvent appelés à participer à des commissions d’enquête ou d’arbitrage et, au moins à partir de la fin du siècle, ils jouent un rôle décisif dans le processus d’uniformisation du droit économique et public dans le « contado ».
8Le qualificatif de notarius ne suffit pas à caractériser la fortune et le savoir d’un homme : il y a des grands, des moyens et des petits notaires6. Les plus modestes sont souvent récemment immigrés du contado et peuvent buter pitoyablement sur les déclinaisons, et ceux-là remplissent rarement des fonctions communales à Sienne ; d’autres sont constamment présents sur la scène politique, démontrant parfois brillamment leur formation rhétorique, je pense à Sizio, rédacteur de la charte de franchise de Tintinnano en 1207 ou à Appuliese, grand notaire et rédacteur, lui aussi visiblement imprégné de connaissances classiques, dans le premier quart du xiiie siècle7. Il n’est pas inutile d’évoquer ici le plus connu de ces notaires toscans de haute volée : le Florentin Brunetto Latini (1220/30-1294), qui enseigna à Dante la rhétorique, écrivit en vulgaire français et toscan, traduisit Cicéron en toscan, tout en écrivant des contrats et en s’engageant au premier rang dans la politique communale. Modestement certains notaires siennois approchent de ce modèle.
9Les juges, eux, ont une formation juridique complète, pratique et théorique. Il ont normalement été instruits dans un Studium de droit, et comme ce dernier n’était accessible qu’après une formation aux arts libéraux, ils devaient avoir été initiés à la rhétorique, à l’argumentation orale et écrite (ars dictaminis). Mais nous ne relevons qu’exceptionnellement une trace de leur passage à Bologne ou à Arezzo ; nous ne pouvons donc pas affirmer qu’en réalité ils aient acquis leur savoir théorique du droit à l’université. Pourtant, outre la capacité de conférer la garantie publique à des actes, à l’égal des notaires, ils ont certainement la capacité de juger au tribunal ou de défendre une cause en tant qu’avocats. Au service de la commune ils sont souvent appelés comme experts et la présence d’un juge est toujours exigée dans la commission chargée de réviser le statut (à Sienne les Tredecim emendatores constituti) ; à la Biccherna aussi, service financier de la commune, un des Quatre proviseurs doit être juge. En tout état de cause — peut-être pour des problèmes de documentation — au xiiie siècle le rôle politique des juges, celui qui ici spécifiquement nous intéresse, est moins difficile à saisir que leur pratique proprement judiciaire.
10Si la différence hiérarchique de formation et de fonction est en principe indiscutable entre les notaires et les juges, il faut cependant signaler qu’en Toscane, le même Art (association) les réunit et, en évoquant les grandes inégalités entre les notaires eux-mêmes, nous avons montré qu’en fait le décalage entre un grand notaire et un simple juge pouvait être insensible.
11Il resterait pourtant à savoir de quel milieu social sont issus les juges or il est difficile de connaître leur famille car le qualificatif de judex, plus encore que celui de notarius, dispense le plus souvent d’autre précision, patronyme ou cognotnen, évidemment parce que dans une commune du xiiie siècle les juges étaient relativement peu nombreux (environ un juge pour dix notaires et pour mille habitants)8, donc connus. J’ai suivi un juge siennois, dominus Gratianus judex. Le nom de son père (Renaldus) n’apparaît que lorsque Graziano se nomme lui-même pour souscrire un acte et je n’ai pas pu le situer dans une famille9. De manière aussi aléatoire on découvre que d’autres juges appartiennent à de grandes familles consulaires, Maizi (dominus Arnolfinus judex Lucchesis [de Maizenghis]), Bandinelli (dominus Filippus judex [quondam domini Johannis Pape])10. Dans les cas où l’on peut arriver à une meilleure connaissance des personnalités, on observe en général une solidarité ou un style de vie commun avec les milites et avec les hommes de la « mercatura » — c’est-à-dire du grand commerce international et de la banque — qui donnent le ton à la commune. Nous essayerons de préciser ces remarques en étudiant la place des juges dans le corps politique siennois.
12Rappelons d’abord qu’au plus haut niveau du savoir juridique sont les maîtres, magistri ou professeurs, professores juris ; ils ne sont présents massivement que dans les villes où se trouve un Studium générale, à Bologne bien sûr, en Toscane à Arezzo11. A Sienne, la liste est brève mais quelques personnalités de ce niveau jouent un rôle politique. Je reviendrai sur magister Forte, maître es arts et juge, connu depuis 1193 et actif sur la scène communale jusqu’en 1250. Pepo, judex ou dominus legum, est conseiller en 1250-1252 ; Benincasa d’Arezzo est consulté comme professor juris en 1282 et 1284.
13Dans cette communication je préfère mettre l’accent sur les juges, assez nombreux et assez peu pour se distinguer dans un patriciat, une élite.
Les juges dans le conseil communal
14Pour évaluer le rôle réel des juges et des notaires, j’ai fait une enquête aussi approfondie que le permettent les sources sur les deux années 1249 et 1250, les premières pour lesquelles nous disposons des procès-verbaux des délibérations du conseil général de la commune, où, sous la présidence du podestat, se débattaient et se résolvaient tous les problèmes administratifs, législatifs, politiques.
Les juges conseillers de la commune en 1249-1250
15Sur 276 membres du conseil, je trouve un nombre stable de juges : 16 en 1249, 17 en 1250 ; et de notaires : 6 en 1249, 4 en 125012. On remarque déjà que les juges sont beaucoup plus nombreux que les notaires à participer au conseil, en chiffres absolus et beaucoup plus encore en chiffres relatifs, si l’on se rappelle qu’à cette époque dans les villes d’Italie centrale les notaires sont environ dix fois plus nombreux que les juges. Malheureusement nous ne savons pas comment à cette date sont désignés les conseillers.
16Précisant l’analyse, nous constatons que presque tous les juges prennent la parole (14 sur 16 en 1249 et 16 sur 17 en 1250) et de 2/3 à la moitié des notaires (4 sur 6 en 1249 et 2 sur 4 en 1250). Là aussi nous constatons que l’engagement des juges est plus évident que celui des notaires ; mais de toute façon la proportion des hommes de droit qui intervient en prenant position est beaucoup plus importante que la moyenne générale des intervenants, qui ne dépasse pas le quart ou le tiers du nombre des membres du conseil (exactement 26,4 % en 1249, 28,9 % en 1250).
17Le rôle actif qu’assument les juges au conseil s’explique génériquement par leur formation en droit et en arts ; ils ont appris à s’exprimer et ils savent développer une argumentation, ce qui au conseil d’une commune souveraine constitue une compétence politique13. Spécifiquement ils connaissent souvent les dossiers puisque, comme nous l’avons dit, beaucoup de commissions ou services comprennent nécessairement un juge, comme, en tout premier plan, la Biccherna, qui est dirigée par un camerarius/trésorier et 4 provisores : l’un des Quatre (proviseurs), tous désignés pour 1 an, puis 6 mois (après 1236), doit être juge et souscrit les actes de la Biccherna14. Ils ont acquis par là une compétence administrative.
18Cependant on ne peut pas faire de comparaison plus fine avec d’autres types de formation, d’autres professions, puisque dans les années prises en examen elles ne sont pas mentionnées pour désigner les conseillers. La seule qualification autrement courante est celle de dominus. Toujours appliquée aux juges : dominus Bandinus judex, elle s’applique aussi aux milites, généralement les hommes qui ont reçu les honneurs de la chevalerie et on entrevoit de nouveau ici la complémentarité entre judices et milites.
19Si l’on établit la liste des juges et notaires qui ont eu un rôle actif au conseil dans les années 1249 et 1250 on trouve 4 notaires et 19 juges (car beaucoup ont été conseillers durant les deux années), presque tous connus depuis longtemps dans la vie politique siennoise, la plupart depuis les années 1230, et ils restent dans les sphères de l’activité politique jusque dans les années 1270. Le « doyen » est le juge Forte, magister artium, présent sur la scène politique depuis 1193, qui, lui, n’apparaît plus après 125015.
Les juges conseillers avant 1250
20Quand on remonte dans le siècle, on ne dispose pas des mêmes instruments d’observation. Comme les procès-verbaux des délibérations du conseil n’ont pas été conservés, on ne dispose que de listes incomplètes puisqu’elles ont été établies en une circonstance déterminée (traité avec une commune voisine ou avec un seigneur du « contado »...) où importait à titre de garantie le nom des seuls conseillers présents ou s’engageant par serment16. On ne sait donc pas qui parle au conseil et on en reste par force à une vision plus lointaine de cette institution.
21Compte tenu de ces réserves, d’après les listes que j’ai pu établir pour la première moitié du siècle17, jusqu’en 1230 les notaires sont absents des conseils et on n’en trouve pas non plus parmi les consuls ; en 1235 deux notaires figurent comme conseillers. Par contre les juges sont constamment présents parmi les conseillers, pour environ 6 % (comme sur les listes complètes de 1249 et de 1250), sauf en 1228, où ils sont 8 %, mais il convient de rappeler les réserves faites plus haut sur les insuffisances de la documentation à ces dates18.
22Le conseil de 1234 apparaît comme une « exception ». La liste de 176 conseillers que nous pouvons établir pour cette année-là présente un fort taux de renouvellement par rapport au conseil des années précédentes, puisque 100 conseillers sont nouveaux, dont 34 ne reparaissent plus au conseil dans les vingt années qui suivent. Les juges ne sont que 7 (Forte, Gualfredo, Orlando, Priore, Ranieri di Maffeo, Saladino, Vesconte : 3,9 % des conseillers cités), tous présents à la vie publique en ces années, à côté d’un seul notaire, Paganello, inscrit pour la première fois. En outre 9 conseillers sont identifiés par leur métier19 — ce qui est, nous l’avons dit, tout à fait « anormal » — dont 7 disparaissent des listes dans les années suivantes.
23Cherchant à interpréter la composition du conseil de 1234, comparée à la structure des années précédentes et suivantes, j’y lis une poussée « populaire », qui se remarque en particulier à la présence de gens de métier, qui suivant nos informations sont tous au conseil pour la première fois et dont deux seulement s’y maintiendront20. Les juges ne sont pas « nouveaux » et ils se maintiennent par la suite dans les aires du pouvoir. Les sources narratives, qui évoquaient des mouvements populaires en 1212, 121821, sont muettes à ce sujet en 1234, mais on sait par ailleurs que le gouvernement de Sienne s’est ouvert au parti du Peuple, en particulier avec la magistrature des Vingt-quatre, à partir de 1235 ou 1236. Le renouvellement du conseil en 1234 est certainement le signe d’une entrée en force du Peuple dans les instances du pouvoir (au moins au conseil), y compris le « popolo medio » des artisans. La présence relativement faible des juges cette année-là confirme leur position dans les rangs ou proches de l’aristocratie. Le retrait des artisans et des homines novi dans les années suivantes montre un infléchissement du mouvement populaire — c’est-à-dire le recul des artisans — et la stabilisation au pouvoir du « popolo grasso » des marchands aux côtés des milites. On retrouve les uns et les autres au conseil et dans la magistrature populaire des Vingt-quatre après 1236. Au conseil les juges sont peut-être un peu moins nombreux qu’au début du siècle, quand le gouvernement était exclusivement aristocratique — rappelons qu’en 1228 les juges représentaient 8 % du conseil.
24Cependant le nombre des juges reste quand même important et, nous l’avons constaté dans les années 1249-1250, leur activité dans l’institution est très supérieure à celle de la moyenne des conseillers. C’est qu’ils appartiennent évidemment à la classe politique, par naissance et/ou par formation ; ils sont indispensables parce qu’ils détiennent le pouvoir de la parole et qu’ils ont la capacité d’exercer la juridiction au nom de la commune.
Fonctions politiques des juges
25Une fois situés les juges dans la principale assemblée délibérative et législative de la commune il convient d’examiner plus globalement leur rôle politique. Je le ferai en évoquant la carrière de deux d’entre eux : celle de maître Forte (1193-1250) déjà remarquée par Lodovico Zdekauer et par Victor Crescenzi22 et celle de Graziano (1221-1266).
26L’un et l’autre remplirent l’important office de judex comunis23 (Forte en 1227 et 1231, Graziano en 1224, 1229, 1233, 1241, 1244, 1247), occupèrent la place du juge dans le corps des Quatre proviseurs (Forte en 1237, Graziano en 1254) et siégèrent souvent au conseil, le premier entre 1228 et 1249, le second entre 1235 et 1266.
27Au début de sa carrière, quand Sienne était gouvernée par des consuls, Forte était maître es arts et apparaissait dans les milieux proches du pouvoir, souvent comme témoin ou scriba des actes communaux ; à partir de 1218 il est aussi désigné comme juge (magister Fortis judex, sans le titre de dominus) et comme tel il sert la commune. En particulier il contribua à plusieurs reprises à des révisions statutaires, au moins en 1227 et 1250. En 1250 il s’agissait de « mettre en ordre, compléter, réunir dans un livre » les brevia officialium, c’est-à-dire les courts textes définissant les fonctions statutaires confiées aux différents officiers communaux24. La prestation de Forte en 1250 a été récemment soulignée par Victor Crescenzi : le maître est payé en même temps que le notaire Giuseppe Pirotti qui a écrit les brevia officialium et que deux autres juges, Iacoppo et Uguiccio Bandini qui les ont rédigés avec lui, mais la commune le paye plus cher que les deux autres juges parce qu’il a travaillé davantage25 ; il avait à l’époque certainement plus de 70 et même de 75 ans. Il avait alors fait le tour de toutes les missions que la commune pouvait confier à un juge, qui plus est maître de rhétorique : harangues au conseil, missions diplomatiques, élaboration de traités (avec Montepulciano et avec Arezzo, Cortone, Chiusi...), rédaction de lettres adressées aux communes voisines ou aux puissances souveraines d’Italie (le pape et l’empereur), conseils juridiques à la commune et défense de la commune, sans oublier le quotidien des tâches moins spécifiques, telles que la levée des taxes, l’aménagement des routes et l’approvisionnement de la ville. Un dévouement certain à la chose publique, fortement marqué par la spécialisation de l’écrit, l’application de Yars dictaminis et, si l’on suit la fine argumentation de Victor Crescenzi, par une adhésion prolongée aux valeurs de la commune aristocratique qu’il servait déjà au début du siècle et que les brevia officialium de 1250 tentaient de conserver contre les innovations populaires mises en place depuis 1236. De famille on ne lui connaît qu’un petit-fils, Benedetto, qui vendait des tissus, cousait et vendait des vêtements sur commande de la commune26.
28Graziano appartient à la génération suivante et, sauf un fils, juge lui aussi et qui ne lui survécut pas, et un petit-fils qui apparemment ne fit pas carrière, à lui non plus on ne connaît pas de famille. Il rendit à la commune les mêmes services, juridiques, administratifs, diplomatiques, qu’il est inutile d’énumérer à nouveau. Notons plutôt les différences : elles tiennent à la formation de chacun des deux, à leur génération, à leurs choix politiques. Pour l’historien elles tiennent aussi à la documentation. Si Forte apparaît comme un homme de l’écrit et Graziano plutôt comme un homme de la parole, c’est largement parce que nous pouvons suivre les mots de Graziano sur plusieurs années grâce aux procès-verbaux du conseil général, alors que ces derniers ne nous sont pas parvenus pour la période antérieure à 1249 ; nous n’avons donc reçu que quelques mots de maître Forte27. Une grande partie de la carrière de Graziano se déroule après 1236, c’est-à-dire quand le parti du Peuple est entré dans la constitution de la commune par la magistrature des Vingt-quatre, et quand Sienne est entrée dans la configuration gibeline. Graziano a adhéré à ces choix. Il a entretenu les relations de Sienne avec les fonctionnaires et les légats de l’empereur Frédéric II, accompli des missions diplomatiques près de ses fils, Frédéric d’Antioche, Conrad IV et Manfred. Il été juge-conseiller du capitaine du Peuple en 1258, commis d’office à la défense des pauvres et il a fait partie de la magistrature des Vingt-quatre en 1262. Le 12 septembre 1266 il s’exprime au conseil de manière vibrante (pour autant qu’on puisse en juger) pour la défense » de la force, des libertés et des franchises du Peuple ».
29Deux temps dans un siècle, deux individus, deux carrières, deux choix politiques adverses. Ce n’est certes pas assez pour préciser la situation sociale et le pouvoir politique auxquels pouvaient accéder les juges. Une vaste étude prosopographique serait indispensable pour arriver à de vraies conclusions ; je me contente de faire quelques propositions. Au xiiie siècle le savoir juridique, plus encore quand il est associé à une bonne formation rhétorique, permet de prendre place aux premiers rangs de l’appareil communal. Si les juges appartiennent génériquement aux élites urbaines qui déjà dominent cet appareil, les deux exemples qui ont été brièvement présentés ne permettent pas d’exclure la possibilité que la compétence juridique et rhétorique suffise à assurer la promotion de quelques-uns, même en l’absence d’un enracinement familial fort.
Notes de bas de page
1 Dans la phase de dissolution de l’Empire, la Marche de Toscane avait conservé pendant presque tout le xie siècle une certaine cohérence politique.
2 Cf. D. WALEY, Les républiques médiévales italiennes, Paris, Hachette, L’Univers des connaissances, 1969.
3 Sur le Peuple à Sienne, cf. U. G. MONDOLFO, Il populus a Siena, Gênes, 1911 ; L. ZDEKAUER, Il Constituto del Comune di Siena dell’anno 1262, Milan, 1897, réimpr. anast., Sienne, 1974, dissertazione introduttiva, p. XIV-CVII ; E. SESTAN, « Siena avanti Montaperti », Bullettino Senese di Storia Patria, 68, 1961, p. 28-74, repris dans E. SESTAN, Italia médiévale, Naples, 1966, p. 151-192 ; W. M. BOWSKY, A Médiéval ltalian Commune. Siena under the Nine, 1287-1355, Berkeley/Los Angeles/Londres, 1981 ; V. CRESCENZI, « Note critiche sui codice Statuti 1 dell’Archivio di Stato di Siena », Archivio Storico ïtaliano, 148,1990, p. 511-579.
4 Les sources principales sont celles d’origine publique, cartulaire communal : Il Caleffo vecchio del Comune di Siena, éd. G. CECCHINI, 3 vol., Sienne ou Florence, 1932-1940 ; vol. 4, éd. M. ASCHERI, G. CECCHINI, Sienne, 1984 ; vol. 5 (index), Sienne, 1991 ; Comptes de la commune : Libri dell’entrata e dell’uscita délia repubblica di Siena detti del camarlingo e dei Quattro provveditori délia Biccherna, édités pour les années 1226-1259 par Archivio di Stato di Siena, Sienne, Florence ou Rome, 1914-1970, ensuite manuscrits à l’Archivio di Stato di Siena (désormais abrégé : ASS) ; délibérations du conseil communal, ASS, Consiglio générale (CG).
5 Sur ces différents aspects de la fonction notariale cf. O. REDON, « Les notaires dans le paysage culturel toscan des xiiie-xive siècles. Scribes, traducteurs, auteurs », dans Hommage à Jacqueline Brunei, textes réunis par M. DIAZ-RIZZOTTO, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, t. 2,1997, p. 213-222.
6 Cf. sur ces inégalités O. REDON, « Quatre notaires et leurs clientèles à Sienne et dans la campagne siennoise au milieu du xiiie siècle (1221-1271) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Age, 85,1973, p. 79-141, particulièrement p. 110.
7 Ibid. et O. REDON, « Seigneurs et communautés rurales dans le contado de Sienne au xiiie siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 91, 1979, p. 149-196, particulièrement p. 157-164 ; et aussi O. REDON, L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois (xiiie-xiv siècles), Rome, 1994, p. 176-178.
8 Cf. J.-C. MAIRE VIGUEUR, « Gli « iudices » nelle città comunali : identità culturale ed esperienze politiche », dans P. TOUBERT, A. PARAVICINI BAGLIANI éd., Federico II e le città italiane, Palerme, Sellerio, 1992, p. 161-176 ; il avance, p. 169-170, les chiffres de 30 à 40 juges pour plus de 300 notaires à Pérouse, ville d’environ 30 000 habitants et 65 juges pour 600 notaires et 90 000 habitants à Florence ; cf. aussi J.-C. MAIRE VIGUEUR, « justice et politique dans l’Italie communale de la seconde moitié du χιιie siècle : l’exemple de Pérouse », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions & belles lettres, 1986, p. 312-330.
9 Cf. O. REDON, « Un citoyen au xiiie siècle, le juge Graziano de Sienne », à paraître dans les Mélanges dédiés au professeur Charles M. de la Roncière, Publications de l’Université de Provence.
10 Dans les quelques cas cités, la thèse de J.-C. MAIRE VIGUEUR, sur l’identité sociale entre milites etjudices, « Gli « iudices »... », loc. cit., p. 164-170, se trouve confirmée.
11 Jean-Pierre Delumeau situe au début du xiiie siècle l’émergence d’une université arétine, ayant ses lointaines origines dans l’école canoniale des xie-xiie siècles ; les magistri se multiplient à Arezzo dans les années 1190. Au début du xiiie siècle l’université prend une orientation principalement juridique, qui se renforce avec l’arrivée des Bolonais en 1215. La plus grande floraison est au milieu du xiiie siècle, cf. J.-P. DELUMEAU, Arezzo. Espace et sociétés, 2 vol., Rome, 1996, vol. 2, p. 976-984.
12 Jean-Pierre Delumeau obtient des résultats un peu différents à Arezzo, où sur une liste de conseillers établie pour les années 1256 et 1258, il trouve 15 juges et 25 notaires, sur 116 professions précisées (ce que nous ne trouvons jamais à Sienne), ibid., p. 922. Dans une liste de 1222 au contraire il ne trouvait qu’un juge et 4 notaires sur 196 conseillers, ibid., p. 921.
13 Cf. entre autres E. ARTIFONI, « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella société comunale », dans La predicazione deifrati dalla meta del ‘200 alla fine ‘300, Atti del convegno di Assisi, 1994, Spolète, 1995, p. 143-188, et E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans P. CAMMAROSANO éd., Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Atti del convegno di Trieste, 1993, Rome, 1994, p. 157-182.
14 J’ai cité plus haut la souscription du juge Graziano ; il l’appose quand il est des Quatre, en 1254.
15 La longue durée de sa vie professionnelle ne doit pas trop étonner ; les notaires à la même époque exerçaient la profession pendant environ 40 ans, cf. O. REDON, « Le notaire au village, enquête en pays siennois dans la deuxième moitié du xiiie siècle et au début du xive siècle », dans Campagnes médiévales : l’hommes et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 667-680.
16 Parfois on doit arriver à un nombre proche de la réalité, quand on dispose de plusieurs listes pour la même année, comme par exemple pour 1235 : 7 listes nommant en tout 219 conseillers.
17 Exactement en 1203, 1228, 1230, 1234, 1235, 1237, 1238, 1239, 1243, 1246.
18 La seule liste de 1228 s’arrête à 100 conseillers, dont 8 juges.
19 Ce sont Assalitus pelliparius, Bellaminus faber, Burnettus barberius, Guelfus calzolarius, Guillielmus calzolarius, Laurentius calzolarius, Mainosus faber, Orlandus ancorarius, Ugolinus faber.
20 Le chiffre de 9 est un minimum puisque d’autres hommes sont peut-être artisans même s’ils n’ont pas été identifiés sur la liste par leur métier.
21 Cf. O. REDON, « Un podestat déplacé et les aléas du gouvernement communal. Sienne 1218 », Bullettino Senese di Storia Patria, 101,1994, p. 17-31.
22 L. ZDEKAUER, op. cit., dissertazione, p. XXXVIII-XXXIX, LXXII ; V. CRESCENZI, loc. cit., p. 513, 522, 534-536, 560.
23 C’est une fonction importante, la seconde ou troisième de la constitution communale, puisque le juge de la commune fait fonction d’assesseur du podestat et assure, avec le camerarius, l’intérim en son absence. Après le milieu du xiiie siècle, cette fonction est confiée à un juge étranger, évolution que J.-P. Delumeau observe aussi à Arezzo, plus tôt, vers 1230, cf. J.-P. DELUMEAU, op. cit., vol. 2, p. 1133.
24 Chaque brève correspond au texte du serment que devait prêter l’officier quand il acceptait la fonction qui lui était confiée.
25 Citation des termes de la dépense (dans les Libri della Biccherna) par V. CRESCENZI, loc. cit., p. 513.
26 Les paiements dans Libri della Biccherna, 4 (1231), p. 127, 140, 181.
27 Une fois en 1249 le vieux maître Forte prend la parole, le 31 novembre, cf. L. ZDEKAUER, op. cit., p. XXXVIII, n. 4. Rappelons que la parole des conseillers nous arrive déformée par les adaptations du notaire et par la traduction en latin d’interventions dites en langue vulgaire.
Auteur
Université de Paris VIII
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