La politique dans les cités de l’Empire romain en Orient
Traditions locales et variations régionales
p. 241-250
Texte intégral
1Y avait-il une vie politique dans les cités de l’Empire romain ? Poser la question, déjà, risque de paraître absurde, puisque les cités, au moins dans les provinces orientales, étaient des poleis, et par elles-mêmes le cadre naturel de la vie politique. Faire de la politique a dû être le sine qua non des cités, même pendant une époque d’absolutisme comme celle de la domination des empereurs romains. Bien sûr, depuis le début de l’époque hellénistique, les cités ont perdu peu à peu leur liberté et leur indépendance face aux pouvoirs supérieurs des rois hellénistiques et de leurs armées, et cette faiblesse relative est devenue inéluctable bien avant la création du principat d’Auguste. Mais ce destin est tout à fait normal pour une cité à n’importe quelle époque, cité qui ne peut être autre qu’un élément, généralement un sujet, dans une constellation politique plus large. Cela n’a jamais empêché la classe politique d’une cité de nouer des alliances, de trancher les questions de distribution des bienfaits et des ressources entre les citoyens, de se disputer et d’essayer de résoudre ces disputes. Chaque cité du monde hellénistique et romain a dû pratiquer la politique à sa propre manière et conformément aux règles (plus souvent informelles qu’exprimées de façon légaliste) et limites que le pouvoir souverain des rois et des empereurs a imposées. De plus, les cités des provinces romaines orientales étaient non seulement individualistes, mais très fières de leur particularisme. Elles ont gardé et célébré leurs propres constitutions, leurs propres cultes, leurs traditions et leur histoire locale, jusque dans l’Antiquité tardive.
2Le caractère politique d’une communauté est le produit d’une part de son histoire et de ses traditions, d’autre part des circonstances économiques dont elle dépend. On doit s’attendre à ce que la vive conscience du particularisme de chaque ville conduise à une vie politique très variée dans les cités. Les analyses historiques de la vie urbaine de l’époque romaine ont néanmoins favorisé un modèle très homogène de reconstruction du comportement politique des cités et de leurs classes dirigeantes. On peut fournir plusieurs explications de ce point de vue moderne. En premier lieu, la documentation relative à la cité grecque sous l’Empire romain est si multiple qu’on est toujours tenté de généraliser et de simplifier pour la rendre intelligible. En second lieu, l’historiographie moderne est dominée soit par des spécialistes d’histoire romaine qui se sont intéressés au fonctionnement des cités comme éléments constitutifs du système impérial, soit par une tradition de recherche fondée de fait par le meilleur connaisseur de cet univers historique, Louis Robert. Or, Robert, bien qu’il se soit intéressé à presque tous les autres aspects de la vie civique (économie, ressources, cultes, histoire, traditions locales), a peu publié sur la politique au sens étroit. Une douzaine d’années après sa mort, on sort à peine de son ombre et on commence à envisager des perspectives nouvelles. En troisième lieu, l’étude de la vie politique est fondée sur les inscriptions honorifiques des cités, qui exagèrent l’impression d’uniformité : elles emploient une langue et un style communs et universels ; elles concernent exclusivement les traits positifs de la vie politique et se préoccupent principalement des bienfaits.
3La question des bienfaits que les notables des cités de l’Empire ont accordés à leur communauté fournit un des thèmes centraux, sinon le thème central, de l’histoire de ces cités pendant les trois premiers siècles de notre ère. Le sujet a été discuté et analysé en détail, non seulement par les spécialistes, mais aussi dans tout livre sur l’histoire de cette époque en général. En outre, nous disposons de deux grandes études synoptiques sur les évergésies, l’ancien mais toujours excellent livre de A. H. M. Jones, The Greek City, et l’étude sociologique que constitue Le Pain et le Cirque de Paul Veyne. Ces ouvrages d’histoire et de sociologie historique analysent les divers témoignages concernant les relations qui se sont établies entre l’aristocratie urbaine et les cités grecques, et ils ont fondé une interprétation assez générale de ces relations.
4Le livre de Veyne, bien qu’il jouisse du statut d’un classique et soit devenu une des rares études françaises d’histoire ancienne à être traduite en anglais, a été vivement critiqué, pour l’essentiel par ses compatriotes, critique qui a été très utilement résumée par M. Sartre1.
5On a ainsi mis en relief que Veyne avait négligé l’évolution chronologique du phénomène de l’évergétisme. Ph. Gauthier, dans son livre sur les bienfaiteurs à l’époque hellénistique, a montré comment se différencient les prestations aristocratiques du ive et du iiie siècle av. J.-C, qui prennent place dans le cadre d’une vie politique encore constitutionnelle, et même démocratique, de l’évergétisme de l’époque hellénistique tardive et de l’époque impériale2. Après 200 av. J.-C, sous l’influence croissante du pouvoir romain, les cités furent de plus en plus dominées par les riches notables, qui se sont distingués de la masse de leurs concitoyens, et ont opéré en dehors des magistratures annuelles de la cité. Cette tendance fut accentuée et presque institutionnalisée par le fait qu’après l’époque d’Auguste, dans la plupart des cités de l’Orient romain, la fonction la plus prestigieuse ne fut plus une magistrature civique mais une prêtrise, le plus souvent la grande-prêtrise de l’empereur lui-même, c’est-à-dire celle du culte impérial. Des centaines d’inscriptions montrent que les donations les plus importantes dans la vie d’une ville, notamment le financement et l’organisation des grandes fêtes, étaient rattachées à ces prêtrises3.
6De plus l’explication de la motivation de ces notables, telle que Veyne l’a développée, était fondée sur la psychologie individuelle des bienfaiteurs, ce qui revenait à marginaliser les conditions politiques et économiques qui ont favorisé le développement de l’évergétisme comme fait social entre 200 av. et 200 ap. J.-C. Malgré cela, son analyse des racines du phénomène a le très grand mérite de souligner la proximité entre la réalité des donations et des prestations, disons les résultats de l’évergétisme, et les témoignages historiques dont nous disposons, les centaines d’inscriptions honorifiques, qui identifient les statues des notables, elles-mêmes pour la plupart disparues, et précisent la nature de leurs donations. Les inscriptions montrent de façon graphique le besoin de publicité des prestataires de bienfaits. Plus exactement, leur objectif était de prolonger pour l’éternité le souvenir des bienfaiteurs4.
7On a prétendu que l’uniformité de nos témoignages ne résultait pas exclusivement du caractère uniforme (ou, mieux, univoque) de la culture grecque, qui a produit la langue et la pensée des inscriptions, mais qu’elle était aussi le produit des efforts de Rome pour imposer un conformisme politique à tous les niveaux de la société. Rome, dit-on, a toujours favorisé les oligarchies. Mais en dehors des circonstances particulières où la création d’une vie civique fut effectivement due à l’intervention des Romains, comme dans la province de Pont-Bithynie en 63 av. J.-C, il est clair que les empereurs et les magistrats romains sont intervenus assez rarement dans l’administration des cités et dans la politique locale. Ils s’assuraient que les gens payaient leurs impôts, que leurs disputes internes ne dépassaient pas un niveau acceptable, et cela suffisait. Entre ces limites, il restait un vaste champ d’action pour la vie politique5.
8Dans l’interprétation de l’évergétisme, nous devons rendre compte d’une autre circonstance, ou du moins de conditions politiques particulières à l’époque impériale, qui ont déterminé la conduite des notables. L’Orient romain ne constitue pas une unité : les sociétés provinciales en Grèce, en Asie Mineure et en Syrie, pour ne rien dire de l’Egypte et des régions limitrophes, trouvent leur origine dans des traditions locales très diverses. Il faut se demander dans quelle mesure les communautés de l’Orient romain ont conservé une part significative de leur originalité locale et régionale.
9Pour prendre un seul exemple assez frappant, la cité d’Athènes n’a jamais eu de relations sans nuage avec les plus importants de ses citoyens au ier et au ier siècles de notre ère. Suétone raconte que sous Domitien les Athéniens étaient en conflit avec Hipparchos, qui était accusé selon Philostrate, epi tyrnannikais aitiais, c’est-à-dire qu’il avait voulu créer une tyrannie6. Plus problématique encore furent les rapports de la ville avec le petit-fils d’Hipparchos, Hérode Atticus dans le troisième quart du iie siècle. Il fut aussi accusé d’avoir voulu établir une tyrannie à Athènes, et les imbroglios politiques qui se sont développés ensuite l’ont mené jusqu’à la cour de l’empereur lui-même, Marc Aurèle, qui a dû régler les relations entre Hérode et ses accusateurs7. Certes, l’envie et l’orgueil sont constitutifs de la politique de chaque communauté à cette époque, et pour tous les notables qui ont gagné l’approbation publique, combien il dut y en avoir d’autres auxquels leur grande fortune fut fortement reprochée par leurs compatriotes ! Mais, dans ces deux cas, les querelles athéniennes évoquent une impression différente de celle qu’on trouve dans les autres cités. L’emploi par les sources littéraires du mot « tyrannie » ou même « dynastie » pour caractériser les ambitions d’un notable trop impérieux n’est pas usité dans d’autres passages. Il rappelle naturellement l’ancienne tyrannie des Pisistratides ou la domination de la cité par un roi hellénistique comme Démétrios. De plus, Athènes avait une structure politique et sociale beaucoup plus complexe que celle qu’on trouve ailleurs. Cette constitution, dite « ancestrale », était fondée sur les anciennes institutions de la cité, et les empereurs aussi bien que les Athéniens ont voulu la maintenir. Elle était plutôt le reflet d’une réalité politique qu’une façade archaïsante. Cela n’implique pas le souci de rétablir la démocratie, mais celui de renforcer une tradition politique locale, liée à une histoire patriotique, qui était partagée par les gens de culture de cette époque. Il était nécessaire que tous ceux qui étaient jugés dignes du privilège d’être citoyens d’Athènes participent à cette politique et à cette culture. C’est pour cette raison que les Athéniens ont résisté vigoureusement à la domination d’un soi-disant tyran. Ainsi la politique d’indépendance de la cité se trouvait adaptée aux conditions de l’Empire romain8.
10Passons de la Grèce en Asie Mineure, qui est devenue le vrai foyer de la cité grecque aux premiers siècles de notre ère. Josèphe, qui exagère légèrement, parle de plus de cinq cents cités, pour lesquelles on dispose dans la plupart des cas de plusieurs, même de dizaines d’inscriptions qui se rapportent aux bienfaits des notables. Mais bien que la forme de ces inscriptions apparaisse un peu partout identique, il faut se demander dans quelle mesure cette uniformité formelle reflète une conformité politique entre les diverses régions.
11Commençons avec la Phrygie, vaste région de l’intérieur de l’Anatolie. La cité grecque était une nouveauté dans cette région au début de l’Empire. Les villes hellénistiques se limitaient essentiellement à la marge méridionale, le long de la vallée du Méandre, où se trouvaient plusieurs fondations séleucides. On constate que l’impulsion de ces fondations est venue d’en haut, des rois eux-mêmes, qui ont ainsi créé une chaîne de nouvelles cités, parfois peuplées de colons militaires, qui reliait la côte occidentale de l’Anatolie au cœur de leur royaume en Syrie du Nord9.
12On trouve cependant une exception en Phrygie centrale, constituée par la cité d’Aizanoi, où les fouilles très récentes ont découvert des vestiges importants de bâtiments de l’époque hellénistique tardive10. Ce développement précoce s’explique par le fait qu’Aizanoi fut colonisée par les soldats des rois de Pergame et de Bithynie aux environs de 200 av. J.-C, et plus encore, parce qu’elle fut un centre religieux très important. Ailleurs, l’habitat urbain qui se développa en Phrygie à l’époque romaine n’avait rien de comparable. Les villes, localisées pour la plupart dans les plaines agricoles11 et fondées pendant la paix romaine, n’ont eu aucun besoin de fortifications et n’ont jamais connu la tradition guerrière commune qui a forgé l’identité civique en Grèce et ailleurs. À part les cités du bassin du Méandre et d’Aizanoi, toutes exceptionnelles sous cet aspect, il y a peu de témoignages du développement monumental qui était si caractéristique des cités dans les autres régions du Proche-Orient. La raison d’être de la majorité des villes de Phrygie, plutôt bourgs agricoles que cités grecques, était de servir comme centres commerciaux ou administratifs dans le contexte politique et économique propre à l’Empire romain. La Phrygie était une région des grandes propriétés et les notables étaient de riches propriétaires, soit d’origine locale, soit venus d’ailleurs, parmi lesquels se trouvent les empereurs et quelques sénateurs romains. Leurs rapports avec la population locale doivent avoir eu un caractère seigneurial, bien que l’on ne doive pas supposer que toute la population rurale était composée de serfs. Il y eut au contraire des paysans assez riches et fiers de leur rang social12, mais ils n’ont guère constitué un corps civique soucieux de son pouvoir vis-à-vis des grands propriétaires.
13Une carrière politique dans un tel milieu était d’une autre nature qu’à Athènes. On n’avait pas à compter avec la jalousie ou la résistance du peuple, mais en contrepartie, l’octroi d’honneurs n’avait pas le cachet qu’on pouvait attendre dans les plus grandes cités. Être domi nobilis a compté pour beaucoup moins en Phrygie qu’à Athènes. La solution pour les grands notables était donc d’aller faire carrière en dehors de leur patrie. Les villes de la Phrygie, y compris de très petites, ont ainsi fourni bon nombre des prêtres provinciaux d’Asie, rattachés au koinon de la province, qui pouvaient donc jouir de la reconnaissance publique dans des villes importantes, Éphèse, Pergame, Cyzique, Laodicée, Sardes et Smyrne, où se déroulaient les grandes fêtes et se tenaient les assemblées13.
14Un exemple révélateur de la mentalité des notables de l’intérieur de l’Asie Mineure est fourni par la carrière bien connue de Marcus Ulpius Appuleius Euryclès, citoyen d’Aizanoi. Il ressort d’inscriptions récemment publiées que la famille d’Euryclès fut responsable de la construction de plusieurs édifices publics au milieu du iie siècle : les ponts sur le fleuve au centre de la ville, le stade, édifice impressionnant qui restait inachevé après son décès, et peut-être, le chef d’œuvre des bâtiments de la ville, le temple de Zeus14. Plus important encore, on peut observer que les fonctions les plus prestigieuses de sa carrière sont exercées pour l’essentiel en dehors de sa patrie. Déjà son grand-père avait rempli la fonction de grand-prêtre d’Asie en 113/114, sous Trajan, de qui il avait reçu la citoyenneté romaine. Son père, M. Ulpius Appuleianus Flavianus, a occupé les magistratures locales et est devenu un grand bienfaiteur à Aizanoi même, mais pendant un temps de disette il a fourni le grain à bon marché et en abondance non seulement à sa ville mais aussi « en Asie »15. Cette précision inaccoutumée ne peut s’expliquer que dans le cadre des activités du koinon d’Asie, la seule institution qui représente la province entière. Son fils, le fameux Euryclès, ne voulut pas se satisfaire d’une carrière locale. Porteur de la plus haute culture hellénique, comme le démontre la finesse de ses inscriptions16, il est devenu membre du Panhellénion à Athènes, où il a séjourné quatre ans. Après son retour à Aizanoi, on a fait inscrire sur les murs du temple de Zeus, à la place d’honneur, les témoignages d’estime envoyés à sa cité par deux présidents du Panhellénion, par l’Aréopage d’Athènes, et enfin par l’empereur Antonin le Pieux. Cette expérience athénienne fut commémorée par la dédicace d’un monument pour Antonin le Pieux, Hadrien fondateur du Panhellénion, les déesses d’Eleusis, Athéna Polias, protectrice d’Athènes mais inconnue en Phrygie, et les divinités maritimes, Poséidon et Amphitrite, qui n’ont aucun rapport avec la patrie méditerranéenne d’Euryclès17. Après son retour en Asie, il devint grand-prêtre d’Asie en compagnie de sa femme, intervint dans les affaires de la gérousia d’Éphèse, et vers la fin de sa vie exerça aussi la charge de curator des affaires d’Aphrodisias18. On reconnaît dans cette carrière les efforts d’Euryclès pour sortir des limites imposées à la vie civique en Phrygie, même dans une ville aussi importante qu’Aizanoi.
15De Phrygie passons au Sud-Ouest de l’Anatolie, en Lycie, dont les villes ont connu une histoire fort différente. Les communautés de Lycie sont depuis la première moitié du iie siècle av. J.-C, sinon depuis l’époque classique, réunies dans une confédération. Pendant l’époque hellénistique, elles ont évolué en cités grecques, mais ont conservé un caractère lycien19. On employait la langue lycienne aussi bien que le grec dans les documents publics jusqu’au ive siècle av. J.-C. Les cités ont habituellement coopéré entre elles non seulement par des fêtes communes, mais aussi dans les affaires militaires. Les Lyciens de l’époque hellénistique ont hérité des traditions guerrières qui s’étaient formées pendant l’époque classique. Fait rare en Asie Mineure, les cités ont rarement lutté entre elles, mais combattirent ensemble leurs adversaires communs, les Rhodiens, les Pisidiens ou les pirates (en d’autres termes les habitants des villes situées à l’Est de la Lycie jusqu’à la Cilicie). En effet la ligue lycienne a fonctionné effectivement comme une unité politique. Les institutions de la ligue furent modifiées sous l’Empire car Strabon, qui écrivait précisément à l’époque d’Auguste, souligne ce fait essentiel que les Lyciens ont perdu le droit de trancher les questions de guerre et de paix. Ce changement se reflète dans la titulature de leurs magistrats : au lieu du strategos, de Yhipparchos et du nauarchos de l’époque de l’indépendance, on est mis en présence d’une hiérarchie civile, qui comporte peut-être tout en bas les hypophylakes et archiphylakes, responsables de la perception des impôts, les hypogrammateis et les grammateis, le secrétariat du conseil provincial, et enfin les archiereis et lyciarques, présidents de ce conseil et éponymes de la province20. En effet la soumission de la Lycie au nouveau régime a suivi un processus très graduel, par lequel une structure politique qui a conservé son caractère ancien l’a adapté progressivement aux nouvelles conditions imposées par l’Empire romain. Les cités ont toujours agi de concert et leur assemblée provinciale semble bien plus active que celles des autres provinces d’Anatolie, même celle de la province d’Asie. Les notables les plus éminents s’identifient comme politeuomenoi en pasais polesin, « actifs politiquement dans toutes les villes » de Lycie21. Les grands bienfaiteurs ont distribué leurs largesses non à une ou deux cités mais partout dans la ligue, comme l’attestent les inscriptions bien connues d’Opramoas de Rhodiapolis ou de Jason de Kyaneai22. Ces gens originaires de cités assez petites — ce qui a certainement encouragé leur participation à la vie collective de la ligue — n’ont pas eu envie, comme Euryclès à Aizanoi, de sortir des limites de la province pour gagner une renommée internationale. On a noté que ni l’un ni l’autre ne sont citoyens romains, bien qu’on se soit attendu à ce que tous les deux aient reçu ce privilège, assez largement répandu au milieu du ιie siècle.
16Passons enfin à la Pisidie, la région voisine de la Lycie au nord-ouest. Les Pisidiens comme les Lyciens sont organisés en cités grecques, en poleis, depuis le début de l’époque hellénistique, mais à la différence de ce qu’on observe en Phrygie, l’irripulsion de cette évolution politique n’est pas venue d’en haut mais d’en bas. Les habitants de la région ont évidemment imité les mœurs grecques au moins en ce qui concerne la vie publique et politique23. Leur modèle n’était pas la cité grecque affaiblie, comme on imagine parfois les cités grecques ordinaires à l’époque hellénistique, mais la communauté libre et autonome de l’époque classique. Une inscription du iie siècle av. J.-C. mentionne la démocratie qui prévalait dans les cités de Termessos et d’Adada, et la région ou, pour mieux dire, ses diverses cités ont plus ou moins réussi à maintenir leur liberté en face de l’impérialisme des rois hellénistiques et des Romains jusqu’au temps d’Auguste. Termessos s’est vantée de son indépendance jusqu’au iiie siècle de notre ère24. Ce souci d’une tradition politique indépendante, voire démocratique, n’était peut-être pas une illusion, même à l’époque romaine. Les cités étaient très nombreuses, plus de cinquante dans l’espace compris entre la Pamphylie au sud et la Phrygie au nord. Cela ne laissait guère de place pour des noyaux de pouvoir rural, les grands sanctuaires ou les grandes propriétés. La région ne fut jamais dominée par les grands domaines et on observe peu de traces des propriétaires, souvent absents, qui furent les éminences grises de la société en Phrygie25. L’exploration archéologique des villes de Pisidie, dont plusieurs sont bien conservées, révèle un habitat urbain dans lequel les grandes maisons sont rares. On remarque plutôt bon nombre de maisons familiales assez vastes mais sans prétention, construites à l’époque hellénistique et occupées sans interruption jusqu’à la fin de l’Antiquité au vie siècle26. Les inscriptions attestent une remarquable continuité du sentiment familial et il n’est pas rare de trouver cinq, six ou même sept générations d’une famille mentionnées dans une seule inscription funéraire ou honorifique. Ces gens ne sont pas des aristocrates, comme on pourrait le déduire de cet enthousiasme pour la généalogie, mais bien les membres d’une bourgeoisie. Seule l’implantation de colons d’origine italienne par Auguste a modifié dans une certaine mesure l’équilibre social de la région, mais ces colons eux-mêmes s’intégrèrent dans le cadre social de la région27. L’environnement social doit avoir favorisé une continuité politique entre les époques hellénistique et romaine. Selon la documentation épigraphique, les villes ne furent qu’exceptionnellement dominées par leurs notables, et il y a peu de témoignages que ceux-ci soient sortis de leur patrie pour établir leur réputation ailleurs. Les Pisidiens apparaissent assez rarement dans la documentation des autres régions du monde antique. Une recherche plus poussée reste à faire, mais j’ose avancer qu’on devrait pouvoir démontrer une continuité importante des traditions démocratiques de la Pisidie jusqu’à l’époque romaine.
17Revenons pour conclure à la question des actes d’évergétisme dans le cadre urbain. Nous observons un fort contraste entre la diversité politique du monde des cités grecques et l’uniformité remarquable de la documentation relative à l’évergétisme urbain. Cette observation peut soutenir l’hypothèse que les gens de toutes les provinces hellénophones, ou au moins tous les notables, étaient liés par une culture commune et partagée. Elle peut attester que les impulsions psychologiques des notables à la poursuite de la renommée et de la reconnaissance de leurs concitoyens étaient un peu partout les mêmes. Mais elle souligne aussi qu’une étude de l’évergétisme seule ne peut constituer la seule clef pour aider à la reconstruction des mœurs politiques de ce monde.
Notes de bas de page
1 P. VEYNE, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, 1976. Traduction abrégée par B. PEARCE, Bread and Cireuses. Historical Sociology and Political Pluralism, Londres, 1990. Cf. les critiques de J. ANDREAU, P. SCHMITT et A. SCHNAPP, Annales, 33, 1978, p. 307-325 ; P. GARNSEY, « The Generosity of Veyne », JRS, 81, 1991, p. 164-168 ; M. SARTRE, L’Orient Romain, Paris, 1991, p. 147-166, notamment p. 163-166.
2 P. GAUTHIER, Les Cités Grecques et leurs Bienfaiteurs (ive-ve siècle av. J.-C.). Contribution à l’histoire des institutions, Paris, 1985.
3 Le livre de S. PRICE, Rituals and Power. The Roman Impérial Cuit in Asia Minor, Cambridge, 1984, néglige de discuter l’histoire institutionnelle du culte. Cf. en outre M. SARTRE, L’Orient Romain, 1991, p. 104-120 ; S. MITCHELL, Anatolia. Land, Men, and Gods in Asia Minor, I, Oxford, 1993, p. 100-117.
4 On ne rencontre jamais une représentation négative du monde civique dans les inscriptions. La tâche de reconstituer la réalité de la vie politique des cités sous l’Empire romain ressemble à ce que J. BURCKHARDT a réalisé dans The Civilisation of the Renaissance in Italy, 1860 (traduction anglaise, 3" éd., Londres, 1995).
5 C. NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen. 2. Genèse d’un empire, Paris, 1978, p. 883-920.
6 SUÉTONE, Vie de Vespasien, 13 ; PHILOSTRATE, Vie des sophistes, 2.1, 547K. Selon l’inscription IG II2 1100, son domaine fut confisqué et loué par le régime romain à de petits tenanciers.
7 Pour HÉRODE, cf. PIR2, II, 175 : C 802, la biographie ancienne de PHILOSTRATE, Vies des sophistes, 2. 1. 10-11 (559-563K), et la nouvelle inscription d’Athènes, publiée par J. H. OLIVER, Marcus Aurelius. Aspects of Civic and Communal Policy in the East, Princeton, 1970, avec les modifications importantes de C. P. JONES, ZPE, 8,1971, p. 161-183. Cf. aussi J. TOBIN, Herodes Attikos and the City of Athens. Patronage and conflict under the Antonines, Amsterdam, 1997, notamment p. 285-294.
8 D. J. GEAGAN, The Athenian Constitution after Sulla, Princeton, 1967 ; S. FOLLET, Athènes aux IV et iiie siècles, 1979 ; M. SARTRE, L’Orient Romain, Paris, 1991, p. 221-26.
9 Le caractère militaire de certaines de ces fondations dans l’intérieur de l’Anatolie est très bien illustré par une nouvelle inscription de Tyriaion, fondée par le roi Attalide Eumène II, L JONNES et M. RICL, Epigraphica Anatolica, 29,1997, p. 1-30.
10 K. RHEIDT, Antike Welt, 28/6, 1997, p. 479-499, a fourni un très utile résumé des nouvelles fouilles.
11 L. ROBERT, BCH, 105,1981, p. 350.
12 Notamment dans la vallée du Haut Tembris, région très bien connue à cause de ses inscriptions et de ses monuments sculptés ; cf. le compte-rendu de Monwnenta Asiae Minoris Antiqua, IX, 1988 et X, 1993, par W. AMELING, Gnomon, 70,1998, p. 525-538.
13 Documentation dans M. -D. CAMPANILE, / sacerdoti del koinon d’Asia (I sec. a.C-IU sec. d.C.), Pisa, 1994. Au moins seize villes de Phrygie ont fourni des grands prêtres au koinon.
14 M. WÖRRLE, Chiron, 22,1992, p. 337-70.
15 F. NAUMANN, Istanbuler Mitteilungen, 35,1985, p. 217-226 (SEG, 35,1985,1365).
16 Observation de M. WÖRRLE, Chiron, 1992, p. 347.
17 OGIS, 1903, p. 504-507 ; cf. ΜΑΜΑ, IX, 1988, p. 6-9.
18 J. REYNOLDS, Aphrodisias and Rome, Londres, 1982.
19 En dernier lieu cf. M. ZIMMERMANN, Untersuchungen zur historischen Landeskunde Zentrallykiens, Bonn, 1992.
20 S. JAMESON, « The Lycian League. Some problems in its administration », ANRW, II.7.2, 1980, p. 832-855.
21 M. WÖRRLE, Stadt und Fest im kaiserzetlichen Kleinasien, Munich, 1989, p. 50, n. 29.
22 Pour Opramoas et le bienfaiteur anonyme d’une inscription du Letôon de Xanthos, cf. M. SARTRE, L’Asie Mineure et l’Anatolie d’Alexandre à Dioclétien. ive siècle av. J.-C.-iiie siècle ap. J.-C, Paris, 1995, p. 251-252, n. 64 avec bibliographie ; pour Jason cf. M. ZIMMERMANN, Untersuchungen zur historischen Landeskunde Zentrallykiens, 1992, p. 252-270.
23 S. MITCHELL, « Hellenismus in Pisidien », dans E. SCHWERTHEIM éd., Forschungen in Pisidien, Asia Minor Studien, 6,1992, p. 1-27. « L’hellénisation » de la vie publique des villes n’implique nullement que toute trace de la culture indigène des Pisidiens ait disparu. L’anthroponymie, les cultes régionaux et même la survivance de leur langue attestent la persistance d’une identité ethnique pisidienne. Cf. J. NOLLÉ, « Munzen als Zeugnisse fvir die Geschichte der Hellenisierung Kleinasiens », Stephanos Nomismatikos. Edith Schönert-Geiss zum 65. Geburtstag, Berlin, 1998, p. 503-521 notamment p. 512.
24 S. MITCHELL, « Native Rébellion in the Pisidian Taurus », dans K. HOPWOOD éd., Organized Crime in theAncient World, Londres, 1999, p. 155-176.
25 S. MITCHELL, « The Pisidian Survey », dans R. MATTHEWS éd., Ancient Anatolia. Fifty years’ work by the British Institute of Archaeology at Ankara, Oxford, 1998, p. 237-253.
26 S. MITCHELL, « The Development of Classical Cities and Settlements in Late Roman Anatolia », dans Y. SEY, Housing and Seulement in Anatolia. A Historical Perspective, Istanbul, 1996, p. 193-205.
27 B. LEVICK, Roman Colonies in Southern Asia Minor, Oxford, 1967.
Auteur
University of Wales, Swansea (Grande-Bretagne)
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