La pomme de terre dans les habitudes alimentaires slovènes : de l’hostilité à la consécration
p. 89-98
Texte intégral
1La pomme de terre fait partie des plantes cultivées qui ont profondément modifié les habitudes alimentaires de la population européenne même si, après avoir été introduite dans l’agriculture, elle a mis relativement longtemps à être reconnue et acceptée ; à cet égard la Slovénie ne fait pas exception. La pomme de terre qui, au départ, faisait partie des aliments les moins appréciés a acquis une grande popularité et les frites maison sont très souvent mentionnées comme étant un symbole de la cuisine slovène. Il existe même une dynamique Association pour la reconnaissance des frites maison (Društvo za priznanje praženega krompirja) qui organise chaque année des compétitions auxquelles participent des candidats venant de divers pays d’Europe et d’ailleurs, ainsi que, bien entendu, de nombreux visiteurs hongrois venus déguster les nombreuses variantes et modes de préparation des frites maison.
2Tout comme le maïs et le tabac, la pomme de terre a été introduite en Europe en provenance d’Amérique, dont elle est originaire. Les Espagnols ont rencontré cette nouvelle culture pour la première fois au Pérou en 15391. On ignore quand, et par qui, les premiers plants de pomme de terre ont été introduits sur le territoire de l’actuelle Slovénie. En 1689, Polyhistor Janez Vajkard Valvasor ne la mentionne pas dans son livre La gloire du duché de Carniola (Slava vojvodine Kranjske). Comme dans d’autres régions d’Europe centrale, la pomme de terre a été introduite en Slovénie au milieu du xviiie siècle. Selon certaines sources, elle serait apparue entre 1730 et 1740, mais uniquement sous forme de fourrage, ce qui concorde avec l’idée, dominante à l’époque, que la consommation de tubercules de pomme de terre était dangereuse pour la santé. De nombreuses appellations ont été données à la pomme de terre, la plupart dérivant de la langue d’un pays voisin, à partir duquel la plante a été introduite en Slovénie2. Les premières recommandations officielles concernant la culture de la pomme de terre ont été formulées sous le règne de Charles VI. Sa patente de 1740 comporte une disposition qui prévoit que chaque foyer recevra de son seigneur féodal six tubercules à utiliser comme semence3. Les mauvaises récoltes de blé ayant favorisé son acceptation, on a commencé à planter des pommes de terre dans les champs et les terrains communaux. Les autorités ont beaucoup œuvré pour que cette nouvelle plante devienne un aliment de base dans tout le duché de Carniola. En 1767, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche a envoyé une circulaire spéciale à tous les préfets de district pour leur notifier la décision officielle concernant la culture de la pomme de terre. Cette mesure visait à prévenir la famine qui sévissait chez les pauvres lorsque les récoltes étaient mauvaises. En 1770, la Société agricole a publié une brochure expliquant à la population comment cultiver la pomme de terre. Celle-ci y était présentée comme une plante universelle, convenant pour l’alimentation humaine. Elle pouvait être cuite au four comme du pain, utilisée comme fourrage pour le bétail et la volaille, transformée en eau-de-vie, servir à produire de l’amidon et de la poudre pour les cheveux. La Société promettait également une prime de deux ducats à ceux qui suivraient les instructions de la brochure et commenceraient à planter des pommes de terre sur leurs terres. À cette époque, la pomme de terre était cultivée sur la majorité du territoire slovène. Dans certaines régions, comme à Pohorje, près de Ribnica, et à Notranjsko, elle faisait déjà partie des repas de tous les jours4. Les mauvaises récoltes à répétition dans les années 1780 ont favorisé la culture de la pomme de terre. Elles ont également entraîné une augmentation du prix du pain, ce qui a poussé les autorités des districts à recommander de fabriquer du pain avec de la farine de pomme de terre5. Les rapports faits par les seigneuries aux autorités des districts soulignent également l’importance de la pomme de terre en tant qu’aliment de base, remplaçant le blé en cas de mauvaise récolte. En 1787, la seigneurie de Krupa rapporte que près de 510 familles des environs de Ribnica vivaient de pommes de terre alors que, par le passé, elles mendiaient du pain6. La seigneurie conseillait à ses sujets de planter encore davantage de pommes de terre. Toutefois, certaines régions, comme par exemple Bela Krajina, refusaient toujours de cultiver et de manger des pommes de terre. Il a fallu attendre les mauvaises récoltes de la période 1815-1817, et la terrible famine qui s’ensuivit, pour que la pomme de terre soit globalement acceptée en tant qu’aliment humain. Sa popularité a grandi d’abord lentement puis plus vite, avec l’introduction en Slovénie d’une variété plus goûteuse, la ribničan, originaire du littoral croate, qui a rapidement remplacé la variété rouge précédemment cultivée. À partir de 1820, l’introduction de cette nouvelle variété a été très rapide, notamment dans les zones montagneuses et dans les régions à sol pauvre. Au milieu du xixe siècle, la pomme de terre était devenue la culture la plus importante après les céréales. Elle était cultivée essentiellement à Carniola (10 % des surfaces cultivées), à Štajersko (2,4 %) et, à moins grande échelle, à Koroško et à Goriško7.
3Entre 1845 et 1855, la moisissure de la pomme de terre, jusqu’alors inconnue, apparut en Europe et affecta aussi la Slovénie. Elle entraîna une baisse des rendements et, par conséquent, une augmentation du prix de la pomme de terre, aliment et fourrage. Comme la pomme de terre était déjà très populaire en Slovénie et représentait une des plus importantes productions agricoles, il y eut également pénurie alimentaire et famine. Entre 1850 et 1882, le rendement augmenta à nouveau et on peut dire que la pomme de terre devint le principal aliment de base, aussi bien dans les campagnes que dans les villes slovènes8. Après la première guerre mondiale, elle devint la principale culture agricole et le resta depuis. Par rapport à la récolte record de 1957 (938 135 tonnes) la production de pommes de terre a presque diminué de deux tiers ; elle demeure néanmoins, de loin, la plus importante production agricole slovène9.
Modes de préparation de la pomme de terre pour la consommation humaine
4Les tubercules de pomme de terre peuvent être préparés de différentes façons. Au départ, on ne savait pas très bien comment les préparer. On les faisait bouillir à l’eau, on les coupait en tranches et on les consommait nature ou avec des légumes. Avec l’autorisation des autorités administratives, le Bureau du district de Celovec (Klagenfurt) a publié en 1788, pour la première fois, des instructions concernant la préparation de la pomme de terre. Rédigées au départ par le curé Roy, elles expliquaient aux gens comment faire cuire le pain de pommes de terre pour survivre aux mauvaises récoltes et à la famine dévastatrice10. Un an plus tard, l’écrivain slovène Marko Pohlin rédigea à son tour des instructions sur le même sujet. Dans son livre Conseils à l’usage des paysans (Kmetam, za potrebo inu pomoč), Pohlin vante la polyvalence de la pomme de terre. Après diverses instructions concernant la cuisson du pain, l’obtention de l’amidon et la préparation de la pomme de terre fourragère, Pohlin ajoute un avertissement qui illustre parfaitement les doutes et les peurs qui prévalaient au sujet de la consommation de la pomme de terre par les humains. Selon Pohlin, une consommation trop fréquente de pommes de terre, surtout si elles ont été cultivées dans des zones humides ou s’il a beaucoup plu dans l’année, peut être dommageable pour la santé humaine. Il conseille de ne consommer des pommes de terre que deux fois par semaine11.
5Le premier livre de cuisine écrit en slovène par Valentin Vodnik en 1799, Livre de cuisine (Kuharske bukve), ne comportait que deux recettes pour cuisiner les pommes de terre. Il s’agissait d’une recette de pommes de terre au fromage (krompir s’siram), et d’une recette de bouchées aux pommes de terre (krompirjeve cmoke ali gnedelne). Il est intéressant de noter que Vodnik recense un certain nombre de recettes de soupes de légumes, dont aucune ne contient des pommes de terre, et qu’il ne mentionne pas non plus de potage aux pommes de terre12. En 1860 est publié un livre de cuisine en slovène, intitulé Le nouveau livre de cuisine, ou comment préparer les repas les meilleurs et les plus raffinés sans dépenser davantage (Nove kuharske bukve ali nauk nar boljši in nar imenitniši jedila brez posebnih stroškov pripraviti). Il comporte dix recettes de pommes de terre ; la soupe aux pommes de terre et la salade de pommes de terre, par exemple, y figurent comme nouveautés13. Publié à Ljubljana en 1868, le premier livre de cuisine original slovène, écrit par Magdalena Pleiweis, s’intitulait Cuisine slovène, ou instructions pour préparer de délicieux plats de tous les jours et des plats de fête (Slovenska kuharica ali Navod okusno kuhati navadna in imenitna jedila). Sur 933 recettes, sept concernent la préparation des pommes de terre. On y trouve des recettes de soupes aux pommes de terre, de bouchées aux pommes de terre, de petites quenelles aux pommes de terre utilisées pour épaissir les soupes, de sauces aux pommes de terre ou de pommes de terre farcies. La pomme de terre figure aussi parmi les ingrédients de la salade italienne et des bouchées aux pommes de terre et aux prunes14. En 1921, Felicita Kalinšek, professeur d’économie domestique, entre autres, dans une école catholique, révisa soigneusement le livre de cuisine de 1868 et lui ajouta un certain nombre de recettes nouvelles. Cette édition revue devint le livre de cuisine slovène le plus important et, certainement, le plus populaire. Elle a été revue plusieurs fois et réimprimée plus de vingt fois. Ses 35 recettes concernant la préparation de divers plats de pommes de terre témoignent de la grande popularité de ce tubercule dans la cuisine slovène15. La plupart des recettes concernent la soupe aux pommes de terre, les bouchées de pommes de terre et les pommes de terre utilisées en tant que garniture pour la viande et les légumes. Il y a également une recette de pain de pomme de terre et même trois recettes de cakes à base de pommes de terre. Dans les éditions plus récentes de ce livre, la pomme de terre a complètement perdu son rôle de substitut du blé et est devenue un accompagnement de choix ou un plat principal. Les éditions des années 1990 comportent 62 recettes de plats de pommes de terre ; les recettes de pain de pomme de terre et autres plats caractéristiques des époques de pénurie ont été supprimées16.
6Les livres de recettes manuscrits, ou les collections de recettes privées, constituent également une source importante pour l’étude du mode de préparation des pommes de terre. Une collection manuscrite de recettes de Gorenjsko datant de 1916 et 1917 rassemble un certain nombre de recettes de plats de pommes de terre. En voici quelques-unes : purée de pomme de terre, bouchées de pommes de terre, soupe aux pommes de terre, pommes de terre à la farine de maïs, soufflé de pommes de terre au jambon, roux aux pommes de terre, boulettes de pommes de terre à la viande, cake de pommes de terre, bouchées de pommes de terre aux couennes rissolées, pommes de terre au raifort, et gâteau de pommes de terre au fromage. Le livre de cuisine manuscrit de Svetinje à Prlekija recense également des recettes de soupe aux pommes de terre au lait, de goulache de pommes de terre et de galettes de pommes de terre17. Les livres de recettes des ménagères aisées comportent, en plus des recettes les plus simples, des recettes de plats de pommes de terre plus compliqués et plus chers. La collection de recettes de la femme d’un industriel de Maribor, datant des années 1920, comporte également des recettes d’entrées telles que, par exemple, le soufflé de pommes de terre au beurre, le flan de pommes de terre ou les beignets de pommes de terre. Elle contient également une nouvelle recette d’entrée : les pommes de terre aux anchois. Un ancien cuisinier d’un hôtel de Bled a laissé une collection de recettes, datant de 1913, qui comporte des instructions pour préparer les pommes de terre frites à la française, les french fries, aujourd’hui si populaires. Ce plat étant coûteux et exigeant une préparation complexe, seules quelques ménagères le préparaient à la maison. La situation a changé vers la fin des années 1960 et le début des années 1970. Avant la deuxième guerre mondiale, les pommes de terre frites à la française figuraient sur la carte des meilleurs restaurants et hôtels, parmi lesquels l’hôtel de l’archiduc Johann à Maribor. En plus des nombreux plats avec ou sans viande, ce restaurant préparait des pommes de terre frites qui, si l’on excepte les asperges au beurre, étaient l’accompagnement le plus cher. En comparaison, les frites maison, populaires et très appréciées, ne coûtaient que le quart du prix des pommes de terre frites à la française18.
7À mesure que de plus en plus d’agriculteurs cultivaient des pommes de terre sur leurs terres, les Slovènes ont progressivement pris conscience de leur intérêt, non seulement comme aliment pour les animaux mais également pour la consommation humaine. En un peu plus d’un siècle, on a atteint le niveau actuel de connaissances sur les modes de préparation des pommes de terre. Certains d’entre eux sont demeurés populaires depuis le début du xxe siècle. Inversement, d’autres ont été oubliés depuis longtemps : par exemple, le gâteau de pommes de terre au fromage, le pudding de pommes de terre, les boulettes de pommes de terre à la viande ou les galettes de pommes de terre, de même que les préparations telles que la farine de pomme de terre, le pain de pomme de terre et les cakes à la pomme de terre, qui étaient très répandues autrefois pendant les périodes de pénurie et de guerre.
Les plats de pommes de terre dans les habitudes alimentaires des Slovènes
8Comme nous l’avons déjà mentionné, en dépit des stratégies bien définies pour développer la culture de la pomme de terre, il a fallu longtemps avant que celle-ci ne se fasse une place à la table de la plupart des Slovènes. À la fin du xviiie et au début du xixe siècle, la pomme de terre était essentiellement un substitut des plats à base de céréales, qui étaient très appréciés et occupaient une place importante dans le régime alimentaire de la population, aussi bien rurale qu’urbaine. Cependant, lors des périodes de mauvaises récoltes, et notamment depuis 1815, il a fallu faire face à de sévères pénuries de céréales. La pomme de terre a remplacé la bouillie, le porridge, et la semoule au lait, notamment dans les régions les moins fertiles de Dolenjsko, Bela Krajina, et Notranjsko, par exemple, et dans les familles urbaines les plus pauvres. Les pommes de terre étaient servies avec du chou, des haricots et des navets. L’été, bouillies et coupées en tranches ou encore sous forme de purée, on les servait accompagnées de laitue. Selon certaines sources, les pommes de terre étaient servies à chacun des trois repas quotidiens : le matin, on les servait bouillies et coupées en tranches avec de la semoule au lait ou du lait sur ; à midi et le soir, elles accompagnaient les plats de légumes ou de racines comestibles19. Le dimanche ou pendant les vacances, on consommait des pommes de terre au four ou encore en saumure ou mélangées à du bacon, à de la couenne rissolée ou à un roux. En 1822, Jožef Rudež, seigneur du château de Ribnica, décrivait par ces mots l’importance de la pomme de terre dans les habitudes alimentaires de ses sujets :
La pomme de terre, servie trois fois par jour, est devenue le principal aliment de base et la nourriture la plus populaire de la population de Ribnica. Elle pousse si bien dans cette région qu’elle est très connue pour son goût excellent. Sur le marché hebdomadaire de Ljubljana, ces pommes de terre se vendent toujours à meilleur prix que les pommes de terre provenant d’autres régions.20
9Le pain de pomme de terre n’a jamais été populaire en Slovénie, bien qu’il ait été très recommandé par les autorités, par exemple dans une brochure datant de 1806 intitulée Instructions pour cuire le pain de pomme de terre (Nauk iz krompira kruh pezhi), ainsi que par des savants experts en agriculture, dont les conseils étaient publiés dans les journaux de l’époque (par exemple dans Kmetijske in rokodelske novice)21. Ce n’est que dans les périodes de grande famine, ou dans les périodes où toute nourriture était rare (pendant la première guerre mondiale par exemple), que les gens se résignaient à cuire du pain de pomme de terre. La pomme de terre était plus souvent mélangée à d’autres types de farine, pour fabriquer du pain de sarrasin ou de maïs, par exemple22.
10La pomme de terre n’est devenue l’élément le plus important des repas slovènes qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Cela s’explique par le fait que les plantes étaient plus saines, les tubercules avaient meilleur goût et qu’on savait mieux les cuisiner. Parallèlement au développement rapide de la culture de la pomme de terre, le nombre de recettes de plats de pommes de terre augmentait dans les livres de cuisine et les journaux. La population rurale et la classe ouvrière privilégiaient toujours les recettes n’exigeant pas une longue préparation, par exemple les pommes de terre bouillies ou en robe des champs, les pommes de terre bouillies et coupées en tranches, la purée de pomme de terre et, parmi les nouvelles recettes, les pommes de terre en sauce et les soupes aux pommes de terre23. À la table des familles aisées de la classe moyenne, les pommes de terre étaient en général cuites au four, en purée ou en salade, et souvent servies comme accompagnement de plats de viande, de poisson ou de légumes. Le dimanche et pendant les vacances, les classes les plus modestes servaient des pommes de terre au four ou des frites maison, alors que les gens riches des villes préféraient des plats de pommes de terre plus coûteux et nécessitant une préparation plus complexe : des chaussons de pommes de terre farcis et frits, des croquettes, des pommes de terre farcies24. Avant la deuxième guerre mondiale, la pomme de terre était l’un des aliments de base les plus importants dans les habitudes alimentaires des Slovènes. Elle était consommée, dans les villes comme dans les campagnes, indépendamment de la situation financière ou de l’origine géographique des personnes. Les pommes de terre figuraient à tous les repas quotidiens. On en mangeait en semaine, les jours fériés, au petit-déjeuner, au déjeuner, au dîner ou comme en-cas entre les repas. C’était tantôt un plat principal, accompagné de lait, de pain, de laitue ou d’autres légumes, tantôt un accompagnement de plats de viande ou de légumes. Dans son travail de recherche sur les habitudes alimentaires slovènes avant la deuxième guerre mondiale, le Dr Ivo Pirc conclut que, comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe centrale, la pomme de terre était l’un des aliments essentiels des Slovènes d’origine rurale et urbaine. D’après des chercheurs allemands travaillant sur le même sujet, les paysans et les ouvriers allemands consommaient environ 600 grammes de pommes de terre par jour. La pomme de terre était donc leur principale nourriture25. Selon le Dr Pirc, avant la deuxième guerre mondiale, la situation était très similaire dans les familles paysannes slovènes ; par exemple, un habitant-type des environs de Ljubljana consommait 180 kg de pommes de terre par an, ce qui indique clairement que la pomme de terre constituait la principale base de son alimentation. La pomme de terre était également importante dans les habitudes alimentaires des segments les plus pauvres de la population slovène. Le Dr Pirc décrit en détail la production d’aliments dans diverses fermes slovènes et cite l’exemple d’une famille de Drašiči à Bela Krajina. En 1936-1937 cette famille produisait sur une exploitation de quatre hectares : 40 boisseaux de maïs, 15 boisseaux de blé, 12 boisseaux d’orge, 6 boisseaux de millet, 6 boisseaux de sarrasin, 3 boisseaux de haricots et 70 boisseaux de pommes de terre. La famille était composée de 7 personnes dont 2 enfants de moins de 7 ans. Chaque personne consommait 635 g de pain et 666 g de pommes de terre par jour, ce qui concorde avec le résultat des travaux d’Elisabeth Dulon, chercheuse allemande travaillant sur les habitudes alimentaires en milieu rural26.
11En Slovénie, la pomme de terre est demeurée l’aliment le plus répandu et le plus populaire pour accompagner les plats de légumes et de viande. La plupart du temps, on la consomme frite avec des oignons, au four, bouillie et coupée en tranches, bouillie et parsemée de persil ou en purée. Depuis les années 1960 et plus encore dans les années 1970, les pommes de terre frites à la française, autrefois rares et surtout chères, sont devenues un aliment populaire des repas du dimanche et des vacances. Leur préparation étant devenue plus simple, ce qui explique leur popularité croissante, elles ont aussi perdu leur prestige de plat précieux et raffiné. Pendant les deux dernières décennies, les Slovènes ont également consommé de plus grandes quantités de pommes de terre préparées industriellement, notamment sous forme de plats à base de pâte de pomme de terre, comme les bouchées ou les gnocchis, ou encore sous forme de purée ou de chips.
Conclusion
12Comme dans beaucoup de pays d’Europe Centrale, l’introduction de la pomme de terre sur le territoire de l’actuelle Slovénie a été un processus relativement lent. Au départ, elle s’est heurtée à une hostilité féroce, non seulement de la part des paysans et des segments les plus pauvres de la population rurale et urbaine, mais également de la part de certains experts dans le domaine de l’agriculture, de la médecine et de l’économie. Cela a été particulièrement sensible lorsqu’il s’est agi de promouvoir la pomme de terre non seulement pour l’alimentation animale mais aussi pour l’alimentation humaine. La pomme de terre n’a pas suivi le schéma habituel. C’est une des rares nouveautés qui n’ait pas été introduite et intégrée dans le système culturel d’abord par le biais du segment le plus aisé de la société pour se diffuser ensuite progressivement vers les classes les plus modestes. Un certain nombre de mesures officielles ont encouragé son introduction, d’abord comme fourrage, puis comme aliment pour les populations pauvres, rurales et urbaines. Après l’introduction de variétés de meilleure qualité et de méthodes de préparation plus exigeantes et coûteuses, sa popularité a augmenté rapidement dans les classes plus aisées. Celles-ci consommaient des pommes de terre sous des formes demandant une préparation plus longue et plus compliquée, incorporant des ingrédients plus chers. Comme pour la viande, on peut dire que les familles plus aisées consommaient des pommes de terre rôties, au four ou frites, alors qu’elles méprisaient les pommes de terre bouillies ou sous forme de pâte, relativement bon marché et faciles à préparer, considérées comme un aliment de pauvres27. La pomme de terre étant progressivement passée des classes les plus modestes vers les classes les plus riches, elle fait partie de ces rares innovations qui peuvent être qualifiées de biens culturels « ascendants » dans la culture européenne28. Selon des études antérieures, on ne peut qu’être d’accord avec l’ethnologue allemand Günther Wiegelmann qui considère que la pomme de terre constitue la principale innovation du système culturel de nombreuses nations29. On peut dire que cette plante a eu un impact considérable et a profondément modifié les habitudes alimentaires de l’ensemble de la population slovène.
Notes de bas de page
1 Braudel F., 1988, p. 198.
2 Stabej J., 1977, p. 9.
3 Britovšek M., Razkroj fevdalne…, 1964, p. 189.
4 Britovšek M., Gospodarska in družbena…, 1970, p. 262.
5 Id., Razkroj fevdalne…, 1964, p. 194.
6 Ibidem, p. 190.
7 Britovšek M., Gospodarska in družbena…, 1970, op. cit.
8 Id., Razkroj fevdalne…, 1964, p. 203.
9 Id., Letni pregled kmetijstva, 1989, p. 17.
10 Id., Razkroj fevdalne…, 1964, p. 194.
11 Teplý B., 1943, p. 109.
12 Vodnik V., 1981, p. 169.
13 Nove kuharske bukve…, 1861.
14 Pleiweis M., 1878.
15 Kalinšek F., 1923.
16 Kalinšek F., 1991.
17 Les livres de cuisine proviennent de Zdenka Primožič, Škofja Loka.
18 Carte des menus, Hôtel Erzherzog Johann, 1915, Archive Maribor, MOM 33910.
19 Makarovič G., 1991, p. 134.
20 Stabej J., 1977, p. 24-25.
21 Teply B., 1943, p. 110.
22 Trdina J., 1946, p. 10.
23 Baš A., 1967, p. 180-194 ; Kremenšek S., 1970, p. 77-79.
24 Godina-Golija M., 1996, p. 68 et 70.
25 Pirc I., 1938, p. 84-85.
26 Ibidem, p. 86.
27 Lévi-Strauss C., 1983, p. 360.
28 Wiegelmann G., 1992, p. 82.
29 Ibidem, p. 79.
Auteur
Université de Maribor, Slovénie.
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