La sélection variétale et la culture des pommes de terre en France au xxe siècle
p. 73-87
Texte intégral
1L’histoire de la culture de la pomme de terre en France est complexe à plus d’un titre. La fin du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle paraissent représenter un moment important tant dans la généralisation de la sélection que dans les méthodes de cette dernière et ses effets sur la production. En effet, en partant de données statistiques de base, on s’aperçoit qu’au moins deux problèmes paraissent contrarier la croissance de la production de pomme de terre au début du xxe siècle. Celle-ci croît de manière continue mais relativement lente jusque dans les années 1940, 1950. Cette augmentation se fait dans un contexte de rendements faibles voire mauvais. Si à partir des années 1950, ils s’accroissent très progressivement, on ne peut parler de réelle amélioration qu’à partir des années 1960.
2Une des conséquences de cette situation est la dégradation de la balance commerciale française des plants de pommes de terre. Déjà réel après la première guerre mondiale, le déficit s’avère franchement très important à la veille de la seconde. On voit donc un premier indice d’une difficulté de l’agriculture française à produire suffisamment de plants de pommes de terre pour la consommation croissante du pays. Le second problème provient d’une sorte de particularisme français de la pomme de terre. Cette dernière est une des deux grandes cultures sarclées, avec la betterave, en Europe. On pourrait donc penser qu’elles présentent des analogies, tant en ce qui concerne la concurrence allemande, que pour la production. Or, il apparaît clairement que tandis que la betterave, poussée par un usage industriel quasiment exclusif est à la pointe de la science dès les années 1880, avec en particulier les obtenteurs de la Pévèle, il n’en est rien pour la pomme de terre1. L’objectif de ce papier est donc de comprendre pourquoi il existe une telle situation, et surtout comment elle est gérée, puis de tenter d’expliquer quels changements ont permis à la France de basculer dans une structure très moderne, très productive et très exportatrice dans la seconde moitié du xxe siècle.
Aimé Girard et la question des maladies
3La publication de l’ouvrage d’Aimé Girard, Recherches sur la culture de la pomme de terre industrielle et fourragère, en 1889, et peut-être plus encore, la seconde édition de 1891, constituent très clairement un tournant dans l’approche non seulement de la culture du tubercule, mais aussi de la sélection des plants en fonction des maladies de la pomme de terre2. En effet, ce livre est important à plusieurs points de vue. L’identité de l’auteur tout d’abord. Aimé Girard (1830-1898) est un chimiste. Élève de Pelouze, il succède à Anselme Payen, en 1871, comme titulaire de la chaire de chimie appliquée à l’industrie au Conservatoire des arts et métiers de Paris. Membre de l’Académie des sciences, il est également membre de l’Académie d’agriculture de France. Co-auteur du dictionnaire de chimie industrielle avec Barreswill, il s’intéresse également aux plantes qui peuvent avoir des applications industrielles. Il étudie ainsi aussi bien la cellulose et le papier, les dattes noires de la région de Nice, la composition des raisins des cépages français que l’hévéa3. Mais il est surtout connu pour ses Recherches sur le développement de la betterave qui précèdent celles sur la pomme de terre4. Il justifie en 1891, une nouvelle publication remaniée de son ouvrage par une constatation simple.
Attaché à la recherche d’une pratique agricole qui permît la régénération en France de la culture si arriérée de la pomme de terre, j’avais peu à peu, pendant ces quatre années, élargi le cercle de mon action.5
4Le second élément qui permet de faire du livre d’Aimé Girard une date dans l’histoire de la culture de la pomme de terre en France réside dans le fait qu’il est repris, cité, commenté très régulièrement par les auteurs d’ouvrages techniques ou de guides. C’est encore le cas dans les années 1950, donc plus d’un demi-siècle après sa parution6. Ceci montre clairement que pour ses successeurs, Aimé Girard constitue un point de départ. Pourquoi cet ouvrage sert-il à ce point de référence ? Nous pensons qu’au moins deux explications peuvent être avancées. Les travaux sur la betterave ont permis que son auteur connaisse bien à la fois la culture des plantes sarclées, dont fait partie la pomme de terre, et la situation au moins au niveau européen, en particulier ce qui se pratique en Allemagne qui, dans le domaine des plantes sarclées et particulièrement de la betterave, possède une réelle avance sur la France. Il est donc à même de faire un point précis et d’évaluer la situation française dans un contexte plus large. La seconde raison est l’application d’une démarche réellement scientifique pour ses travaux sur la pomme de terre. Il travaille par expérimentation, dans un premier temps seul sur des terrains de la ferme de la Faisanderie à Joinville-le-Pont exploitée par l’Institut national d’agronomie. Les résultats alors obtenus sont utilisés dans la première édition de son ouvrage. Son succès commercial7 lui permet ensuite, comme il l’écrit lui-même, d’obtenir l’aide de divers agriculteurs répartis sur le territoire français. Il insiste aussi sur le rôle des professeurs départementaux d’agriculture, des directeurs des écoles pratiques et des fermes écoles. Ils ont tous reçu du plant trié et sélectionné, pour agir à la propagation de la variété et des procédés qui permettent d’obtenir des résultats au plus haut. En réalité, ses expérimentations ont pour objet de comprendre comment se déroule la culture de la pomme de terre, de définir quels sont les meilleurs plants, tant en ce qui concerne les rendements que la résistance aux maladies, la capacité à répondre à l’usage auquel les tubercules sont destinés, fécule ou fourrage, etc. Très documenté, comportant de très nombreux tableaux et graphiques pour présenter les résultats obtenus par les divers expérimentateurs, l’ouvrage d’Aimé Girard propose au final quelques conclusions qu’il souhaite voir adoptées par l’ensemble des cultivateurs. On peut définir les deux plus importantes. La première concerne le choix des plants. C’est pour lui le cœur du problème et la raison du très grand retard de la France.
Des conditions diverses qu’exige la production des récoltes maxima, la plus importante et de beaucoup, est celle qui consiste dans le choix du plant. On ne s’en doute que bien peu en France, aujourd’hui encore ; les plants sont mis en terre, comme ils viennent et sans choix ; même c’est une coutume que de destiner à la vente tous les beaux produits et de réserver pour les plants les tubercules de rebut. On ne saurait plus mal agir.8
5Il démontre ainsi que les tubercules de taille moyenne fournissent les meilleurs plants et qu’ils sont en particulier d’un bien meilleur rendement que les gros tubercules. C’est évidemment une affirmation qui surprend car elle va à l’encontre de ce que croient et pratiquent les agriculteurs. De même, il affirme qu’on peut effectuer des tris pour les plants en observant les plantes :
Ceci posé, il est aisé de concevoir comment, au mois de juillet, au moment où les tiges et les feuilles sont en pleine activité, le cultivateur peut, parcourant ses champs de pommes de terre, marquer, à l’aide de baguettes que des enfants transportent derrière lui, les sujets vigoureux et sur lesquels il compte.9
6Étant donné la date de publication, on est encore dans l’enfance de la connaissance des maladies. Aimé Girard aborde néanmoins le sujet, il a d’ailleurs publié un opuscule sur ce thème. Le mildiou commence tout juste à être l’objet de traitement, il ne s’y attarde que fort peu, en revanche il s’intéresse de très près à la question dite de la dégénérescence, en disant qu’une démarche simple permet de lutter en partie. Sans réellement savoir de quoi il s’agit, il propose une solution qui s’avère partiellement correcte. « C’est à la négligence apportée au choix du plant que cette dégénérescence doit être imputée : elle est accidentelle » écrit-il. Ce faisant, il s’incrit partiellement en faux contre l’opinion commune qui est fort bien résumée dans le catalogue Vilmorin-Andrieux de 1883.
C’est une opinion très répandue et probablement une idée juste en somme, que les variétés de pomme de terre […] n’ont qu’une durée limitée ; qu’au bout de quinze, vingt ou trente ans au plus, elles s’affaiblissent, cessent d’être productives, et finalement s’éteignent d’elles-mêmes.10
7Girard reconnaît cependant que ses travaux n’ont encore que cinq ans de recul, donc trop peu pour être définitifs, mais que le fait qu’ils soient concordants, quel que soit l’expérimentateur, donne un indice fort d’exactitude. Si l’ouvrage d’Aimé Girard est important pour la postérité, il n’est pas certain qu’il ait été d’application aussi immédiate qu’on pourrait le penser. Il est clairement affiché à usage de la production industrielle et fourragère, ce qui n’est pas l’usage le plus courant. De ce fait, il s’appuie surtout sur l’utilisation de l’Arran Banner, certes très bonne pomme de terre industrielle, mais peu utilisée en réalité, surtout en France. Un indice du peu de réussite d’Aimé Girard à faire adopter des pratiques nouvelles réside dans la publication d’Henri Hitier. Secrétaire perpétuel de l’Académie d’agriculture pendant la première guerre mondiale, il publie son ouvrage durant cette dernière, une forme de participation à l’effort de guerre. Il insiste en particulier sur le fait qu’on utilise les fonds de cave ou de silos pour faire les plantations11. Il n’est pas certain que les résultats soient meilleurs si on en juge par la situation au début des années 1920.
Les vrais débuts de la sélection
8Le retard persistant de l’agriculture française dans la culture de la pomme de terre est suffisamment problématique pour que les institutions françaises se donnent les moyens de le régler. Cela commence par la visite des spécialistes hollandais en France. À leur tête, le professeur Hendrik Marius Quanjer de l’Institut agronomique de Wageningen. Il est un des premiers à avoir caractérisé ce qu’on appelait en France la maladie de la dégénérescence. Il a montré que la maladie de l’enroulement, son autre nom, était en réalité liée à un virus transmis par un puceron qui attaquait la pomme de terre.12 Il avait également mis au point, avec son collègue Jan Ortwynn Botjes, un procédé de sélection des plantes saines13. En effet, les idées de Girard ou d’Hitier sur le tri des plants reposaient sur l’idée que la dégénérescence était liée à un trop faible renouvellement des plants, d’où le conseil de faire un tri pour ne conserver que les plus vigoureux. Ils appliquaient ainsi les méthodes de l’élevage à la culture. S’ils se trompaient sur le fond, ils avaient en partie raison sur la forme. Pour lutter contre ce qui s’avère être une maladie, le meilleur moyen est effectivement d’éliminer les plants atteints et de n’utiliser que des plants sains. C’est à cet objectif que s’attache la méthode de Quanjer. Il publie à la suite de sa visite en France un véritable guide-bilan dans lequel il écrit :
La situation de la culture de la pomme de terre est assez grave partout en France, les maladies dites de dégénérescence ont atteint une gravité inquiétante. Il faut que l’agriculture française se rende compte du danger qui existe et donne tous ses soins à l’état de cette importante culture.14
9Il précise aussi qu’en Hollande, il se fait une inspection sur pied annuelle. Elle existe d’ailleurs depuis 1903 en Frise15. C’est une des raisons de l’avance des Pays-Bas dans ce domaine. Étienne Foex et Vital Ducomet, de l’Institut national d’agronomie, décident de poursuivre l’approche néerlandaise avec l’envoi d’une mission française en Hollande pour étudier les méthodes de sélection dont parle Quanjer. Elle se déroule du 27 juin au 2 juillet 1921. L’inspecteur général de l’agriculture charge ensuite Charles Duboys, un des membres de la mission, et professeur à l’École nationale d’agriculture de Rennes de prospecter dans l’ouest de la France pour vérifier l’état des cultures et créer des centres de sélection. Il s’agit en fait de pratiquer un tri pour éliminer les pieds malades. L’objectif est ambitieux. Il ne s’agit pas de se contenter du piquetage selon la méthode de Girard, fastidieuse et pas nécessairement efficace, ni de celle de Quanjer, qui est beaucoup trop sélective. Jean Costantin écrit à son sujet :
Ils ont mis au point un procédé qui exige cinq années d’effort. Ce travail de purification est donc extrêmement laborieux ; ses résultats sont d’ailleurs assez médiocres (non pas théoriquement), car il ne permet d’isoler que deux touffes (de 20 tubercules environ) sur les 100 000 tubercules qu’on aurait pu conserver, si la semence primitive avait été pure. Quoi qu’il en soit la technique de MM. Botjes et Quanjer ont assuré à la Hollande une supériorité immense dans le commerce des tubercules de pommes de terre, qui est presque un monopole de ce pays à l’heure actuelle.16
10La volonté est de mettre en place un système de production de plants sains qui permette d’améliorer la culture et la production en créant une véritable filière. Foex et Ducomet publient d’ailleurs en 1924 un opuscule sur la question de la maladie de l’enroulement17. Les premières mesures concrètes sont prises dès 1922 avec la décision de créer 70 centres qui commencent ainsi à fonctionner lentement. Ils sont situés dans les départements que Charles Duboys considère les mieux adaptés à la sélection du plant de pomme de terre du fait du climat humide et du vent. Ce sont le Finistère, les Côtes-du-Nord et le Morbihan, puis, dans une moindre mesure, l’Ille-et-Vilaine, la Mayenne et la Sarthe. Le premier centre à déposer ses statuts est celui de Pontivy, le 14 février 1922. Le système commence réellement à fonctionner à partir de 1924, avec 172 hectares contrôlés, 123 hectares acceptés et 2 000 tonnes de plants sains produits18. Les centres de sélection deviennent alors des syndicats de producteurs de plants, embauchent un technicien qui suit les cultures, les contrôle et surtout joue un rôle important dans l’adoption de ces nouvelles techniques. Ces syndicats sont souvent spécialisés sur une variété, ainsi ceux de Pontivy, Châteaulin et Redon produisent de l’Institut de Beauvais, celui de Quimperlé de la Saucisse, celui de Mespaul, créé en 1926, de la Hollande de Roscoff (Kam-Mellem) et des variétés d’exportation pour l’Afrique du Nord, Royal-Kidney et Étoile du Léon19. La croissance du système, tant en superficie qu’en quantité produite, est relativement lente : il faut attendre 1929 pour atteindre 1 000 hectares et 1939 pour passer la barre des 2 000 hectares. La production de plants augmente plus vite, malgré une forte attaque de mildiou en 1930 et malgré une augmentation continue du nombre des syndicats.
11En réalité, il faut des mesures complémentaires pour faire avancer la sélection et lutter contre le poids de pratiques traditionnelles qui sont en fait néfastes. Ces mesures sont politiques et constituent un réel tournant dans l’histoire de l’agriculture française et de la sélection. Elles ne sont en effet pas spécifiques de la pomme de terre en France. Elles reposent sur trois textes de première importance. Le premier est le décret du 16 novembre 1932, qui crée le catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées et l’accompagne d’un registre des plantes sélectionnées de grandes cultures. L’arrêté du 16 novembre 1934 porte application du décret du 16 novembre 1932 aux semences de blés, d’avoines et aux plants de pomme de terre. C’est lui qui permet vraiment aux mesures de sélections de s’imposer. Un arrêté du 13 avril 1943 limite à 3 par espèces et par an le nombre de demandes d’inscriptions au catalogue. Il s’agit d’un vrai tournant qui se traduit d’abord par la création de la Fédération nationale en décembre 1932. Elle assure le fonctionnement du contrôle au niveau régional et national. Une seconde étape est franchie en 1934 avec la création de la Commission officielle de contrôle (COC) par le ministère de l’Agriculture. Un règlement est alors établi, les certificats de contrôle sont créés. La COC s’appuie sur la fédération pour fonctionner. Il est important de souligner que ce système est mis en place de manière rapide et efficace, c’est sans doute ce qui explique qu’il fonctionne jusqu’en 1962. En 1936 enfin, chaque syndicat est obligé de délimiter sa zone d’action. La culture de la pomme de terre en France connaît donc une véritable révolution dans l’entre-deux-guerres dans le domaine de la production du plant. Il n’en va pas de même semble-t-il pour la sélection variétale.
Tableau 2. Contrôle et production de plants, 1924-1948.
Années | Surfaces contrôlées en ha | Production en tonnes | Observations |
1924 | 172 | 2 000 | Premiers contrôles |
1925 | 633 | 8 320 | |
1926 | 716 | 9 330 | |
1927 | 848 | 8 945 | |
1928 | 900 | 11 040 | |
1929 | 1 023 | 13 590 | 12 syndicats |
1930 | 1 255 | 8 250 | Mildiou |
1931 | 1 314 | 9 140 | Id. |
1932 | 1 504 | 17 000 | |
1935 | 1 472 | 19 240 | 17 syndicats |
1939 | 2 000 | 20 000 | 80 syndicats |
1940 | 1 800 | 23 200 | |
1941 | 2 500 | 39 400 | |
1942 | 3 800 | 68 900 | |
1943 | 6 100 | 85 000 | |
1944 | 10 100 | 140 675 | |
1945 | 15 425 | 200 460 | |
1946 | 19 000 | 252 255 | |
1947 | 33 500 | 528 255 | |
1948 | 34 500 | 613 570 |
[Sources : Josselin G., Godard J., Guide pratique du producteur de pommes de terre, Paris, Socaci, 1952]
La sélection variétale
12En effet le nombre de variétés connues s’accroît régulièrement en Europe et en France depuis Parmentier. Il est généralement admis qu’une quarantaine de variétés est cultivée à l’époque de Parmentier, tandis que Vilmorin en propose 630 à son catalogue de 1882. Raymond Pondeleaux estime qu’il en existe environ 2 000 en 193920. Or, seules 47 variétés sont inscrites au catalogue officiel en 1950. C’est la preuve indirecte que le travail sur les plants ne s’accompagne pas du second volet obligatoire pour faire progresser la culture, celui d’une réelle sélection variétale. L’ouvrage de René Diehl publié en 1938 le confirme. Dans son introduction, Vital Ducomet précise bien ce qu’il en est :
Il y a dix ans, lorsque je publiais ma brochure sur Les variétés de Pommes de terre, je pensais bien qu’une réédition s’imposerait à bref délai. « Les gains » s’accroissant rapidement en Allemagne, en Hollande et ailleurs, de nouvelles variétés apparaissent qui viennent supplanter les anciennes en raison de leurs qualités commerciales, de leur résistance à la galle verruqueuse et parfois de leur moindre sensibilité aux maladies de dégénérescence. La généralisation de ces maladies, les multiples foyers de galle, contre laquelle nous ne savons pas lutter autrement que par la seule culture de variétés résistantes, nous obligent à emprunter à l’étranger de telles variétés, puisque bon nombre des nôtres sont sensibles et que les créateurs sont rares chez nous.21
13Cet avis est important puisque Vital Ducomet travaille sur ce sujet depuis plus de 30 ans. Il semble en fait que les progrès réels réalisés par la mise en place des centres de sélection des plants soient largement annihilés par l’absence de recherches suffisantes sur les variétés. Tous les auteurs confirment un certain immobilisme dans le choix des variétés travaillées, tant dans les centres que par les agriculteurs. Un des témoins les plus directs, Marcel Tanguy l’écrit très clairement dans ses mémoires. Il explique qu’il a réussi très progressivement à faire adopter les méthodes de la sélection génétique, c’est-à-dire le procédé proposé par Charles Dubouys. Cette méthode est en réalité très empirique puisqu’elle revient à prélever sur les cultures, les touffes présumées saines et productives, appelées « têtes de famille » pour les replanter et les suivre ensuite d’années en années. D’après Marcel Tanguy, les centres de sélections obtenaient ainsi des souches en bon état sanitaire, donc moins susceptibles de souffrir des deux maladies les plus fréquentes. Mais ils ne faisaient pas de la sélection au sens strict, telle que la pratiquent les Hollandais, et dans une moindre mesure les Anglais et les Allemands, ou les obtenteurs français de betteraves. André Gault, dans son ouvrage de 1938 puis encore dans sa réédition durant la seconde guerre mondiale, se plaint également du résultat de la production française qui n’est pas selon lui à la hauteur de ce qu’on pourrait en attendre.
Notre regrettable carence, tant en ce qui concerne la création de nouvelles variétés, qu’en ce qui concerne la sélection, nous oblige pour bon nombre de variétés à importer des plants étrangers.22
14Il précise qu’en 1936, la France arrivait à importer 60 000 tonnes de plants de Hollande, alors que la moyenne des 10 années était de 30 000. Ce qui confirme bien que la situation se dégrade. La situation est en réalité complexe et donne un peu l’impression qu’un relatif succès en ce qui concerne la lutte contre la dégénérescence et la sélection du plant a conduit à prendre encore plus de retard dans la sélection variétale. Il faudrait pour être efficace arriver à travailler l’ancien et à créer le nouveau. C’est très difficile. Les déclarations de superficies multipliées permettent de bien comprendre la situation.
Tableau 3. Variétés les plus sélectionnées en 1938, par ordre décroissant des surfaces.
Variétés | Date d’obtention | Pays d’obtention |
Institut de Beauvais | Avant 1884 | France |
Bintje | 1910 | Pays-Bas |
Ackersegen | 1929 | Allemagne |
Saucisse | Avant 1850 | France |
Étoile du Léon | avant 1900 voire 1850 | France, Bretagne |
Early Rose | 1861 | États-Unis |
Industrie | 1900 | Pologne |
Tableau 4. Variétés les plus sélectionnées en 1948 par ordre décroissant des surfaces.
Variétés | Date d’obtention | Pays d’obtention |
Bintje | 1910 | Pays-Bas |
Ackersegen | 1929 | Allemagne |
Étoile du Léon | avant 1900 voire 1850 | France, Bretagne |
Ostbote23 | 1933 | Allemagne |
Arran Banner24 | 1927 | Grande-Bretagne |
Industrie | 1900 | Pologne |
Saucisse | 1867 | France |
Voran | 1931 | Allemagne |
15Les deux listes de 1938 et de 1948 montrent un double phénomène. Les agriculteurs sélectionnent à l’origine surtout les variétés auxquels ils sont habitués. D’ailleurs les syndicats locaux se spécialisent, voire sont créés, sur ces variétés. C’est le cas de Quimperlé avec la Saucisse, de Mespaul avec la Hollande de Roscoff connu localement sous son nom breton, Kam-Mellen ou l’Étoile du Léon, de Châteaulin avec l’Institut de Beauvais. Ceci explique qu’on les retrouve en haut des classements. Quelques variétés étrangères sont également testées. C’est le cas de l’Early Rose (Suède, 1861) à Plœuc ou de la Fluke (Grande-Bretagne, 1892) à Dol. Mais la reine incontestée dès les années 1930 est la Bintje qui s’impose à la fois comme plant sélectionné et sur les marchés. En 1938, elle occupe déjà le second rang en superficie déclarée et passe à la première place en 1948. Ses qualités nombreuses sont bien mises en avant par Diehl, elle convient à tous les usages avec une bonne tenue à la cuisson et elle est à grand rendement tout en étant précoce25. Elle offre de ce fait des avantages aussi bien du côté du consommateur que du producteur. Elle devient d’ailleurs, dès l’entre-deux-guerres, une référence en termes de rendement, on mesure encore aujourd’hui les rendements des variétés par rapport à celui de la Bintje. Mais plus encore, elle devient synonyme de pomme de terre de consommation, son nom en devient presque générique et plusieurs auteurs dans les années 1930 insistent sur le fait qu’on vend sous le nom de Bintje sur les marchés parisiens des variétés différentes. Elle est pourtant sensible à toutes les maladies, mildiou, galle verruqueuse et dégénérescence. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains centres essaient dès les années 1930, d’autres variétés étrangères susceptibles de remplacer la Bintje. C’est le cas par exemple de La Flava cultivée dès sa mise au commerce en 1931 par le centre de Lesneven avec un objectif à l’exportation.
16Le besoin de faire une réelle sélection variétale incite certains obtenteurs à s’organiser. Une Fédération nationale des syndicats de producteurs de plants est créée en décembre 1934. Bizarrement son siège est fixé à Canchomprez, à Templeuve, dans le département du Nord, au cœur du pays des obtenteurs de betteraves. C’est en effet l’exploitation d’Henri Demesmay, l’un des principaux obtenteurs français qui vient d’acheter une exploitation agricole en Bretagne à Milizac pour faire de la création de pommes de terre. Les résultats bruts, ainsi que l’illustrent les tableaux joints peuvent sembler a priori peu satisfaisants. En effet, en 1948, 63 % des plants sélectionnés sont de la Bintje, 7 % Ackersegen, 6 % Étoile du Léon, 4,8 % Ostbote et 4 % Flava. En 1958, cependant, on voit que la situation commence à évoluer. De nouvelles variétés apparaissent dans le classement, certes de manière encore modeste, et deux françaises en particulier, dont la célèbre BF15 créée par l’INRA et inscrite en 1947. En fait, les efforts pour développer une vraie activité de sélection variétale sont continus depuis la fin des années 1930 et durent jusqu’à la fin des années 1950. Il est important de souligner que la seconde guerre mondiale ne constitue en rien une coupure dans ce domaine. En effet, la pomme de terre est un produit rare et recherché : il faut donc la produire, et l’activité des centres comme des obtenteurs est soutenue par les pouvoirs publics comme par les organisations professionnelles. C’est en particulier le cas de la Confédération paysanne qui sous l’impulsion de Jean Bustaret installe une station dans le Finistère. Ainsi, alors que les premiers obtenteurs individuels, Goulven Mazéas, installé à Guimgamp, et Henri Demesmay travaillaient dès la fin des années 1930, des sociétés sont créées dès la Libération. Solanum-Tourneur s’installe à Châteaulin en 1946, la coopérative de Lennon investit les terres du château de Trévarez en 1947. Grâce à ce mouvement, on voit arriver sur le marché de nouvelles variétés dont certaines figurent déjà au classement de 1958, et dont les autres sont des succès à plus long terme. Citons pour l’exemple, la Kerpondy, créée par Demesmay en 1949, la Roseval créée par la fédération des syndicats bretons en 1950, Claudia à Trévarez en 1955, voir Keltia de Mazéas en 1964. Dans le même temps l’INRA crée sa première station de sélection en Bretagne.
17En réalité, le mouvement qui a démarré au début des années 1930, a permis d’obtenir un double résultat, d’une part de revitaliser un peu les anciennes variétés françaises, et d’autre part d’en créer de nouvelles qui vont peu à peu prendre une place prépondérante sur le marché et replacer la France dans une bonne situation. Il a surtout permis la mise en place de structures modernes dans le cadre de la modernisation de l’agriculture française. C’est ce travail qui aboutit avec la mise en place du GNIS en 1962. La même année est créé le GOPEX, Groupement d’orientation de production et d’exportation du plant de pomme de terre sélectionné de Bretagne. Son objectif affiché est de résister à la concurrence du Nord mais surtout des Pays-Bas. En effet, la réussite de la sélection et de l’obtention de pommes de terre est en partie remise en question à partir des années 1960 par le grand mouvement de modernisation de l’agriculture française dans le cadre des lois Debré Pisani et de la mise en place de la PAC. Une place plus grande est alors donnée à d’autres formes de cultures, essor des primeurs, de la culture hors sol, mais aussi de l’élevage, en particulier volailles et porcs. La principale région d’obtention et de sélection, la Bretagne, connaît ainsi une forte baisse des surfaces consacrées à la culture des plants. De 18 000 hectares en 1950, elle passe à 10 000 hectares en 198226 et 4 590 en 2007. Cette baisse est partiellement compensée par l’augmentation des surfaces dans le Nord de la France, 9 326 hectares en 2007. Mais au total, les surfaces françaises sont passées de 24 000 hectares acceptés en 1950 à 15 000 en 2007. Si la France est désormais un acteur majeur du secteur, elle demeure derrière ses éternels concurrents, l’Allemagne avec 16 399 hectares de plants cultivés, et les Pays-Bas, avec 36 207 hectares27. En revanche, si la Bintje demeure la première variété, les créations françaises répondent désormais largement à la demande. De ce point de vue, les souhaits des initiateurs de la sélection variétale des pommes de terre au début du xxe siècle sont atteints.
Notes de bas de page
1 Barrière J.-P. & Ferrière le Vayer M. de, « La Pévèle, patrie de la sélection variétale en France (xixe-xxe siècles) », dans Drouard A. & Williot J.-P. (dir.), Histoire des innovations alimentaires, xixe et xxe siècles, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 13-46.
2 Girard A., Recherches sur la culture de la pomme de terre industrielle et fourragère, Paris, Gauthier-Villars, 1889 pour la 1re édition, 1891 pour la 2de.
3 Girard A. & Lindet L., Recherches sur le développement progressif de la grappe de raisin, Paris, Imprimerie nationale, 1868. Girard A., Exposition universelle de Vienne en 1873. Section française. Rapport sur la fabrication de la bière, Paris, imprimerie de P. Dupont, 1876. Id., Composition chimique et valeur alimentaire des diverses parties du grain de froment, Paris, Gauthier-Villars, 1884. Id., Chambre syndicale des fondeurs de suif du département de la Seine. Titrage des suifs. Rapport présenté à la chambre syndicale, Paris, imprimerie de Vve E. Vert, 1888. Id., La Lutte contre la maladie de la pomme de terre, Paris, imprimerie de G. Chamerot, 1891. Id., Ministère du Commerce, de l’industrie et des colonies. Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapports du jury international, publiés sous la direction de M. Alfred Picard, Classe 50. Matériel et procédés des usines agricoles et des industries alimentaires, Paris, Imprimerie nationale, 1891. Id., Application de la pomme de terre à l’alimentation du bétail. Production de la viande, Nancy, imprimerie de Berger-Levrault, 1895. Id., Recherches sur la composition des fruits frais avec une note préliminaire de M. Lindet, Paris, Imprimerie nationale, 1899. Id., Recherches sur la composition des blés tendres français et étrangers, Paris, Imprimerie nationale, 1900. Girard A. et Lindet L., Le Froment et sa mouture, traité de meunerie, d’après un manuscrit inachevé d’Aimé Girard, Paris, Gauthier-Villars, 1903.
4 Girard A., Recherches sur le développement de la betterave à sucre, Paris, Gauthier-Villars, 1887. Id., Les Nématodes de la betterave, Paris, imprimerie de G. Chamero, 1887. Id., Application de la pomme de terre à la distillerie agricole en France, Paris, imprimerie de G. Née, 1890. Id., Recherches au sujet de l’influence attribuée à la richesse en fécule des plants de pommes de terre sur le rendement et la richesse des récoltes, Paris, L. Maretheux, 1893.
5 Recherches…, op. cit., préface, p. V.
6 C’est le cas de Pondeleaux R., La pomme de terre, sa culture, ses maladies et parasites et les moyens de les combattre, Paris, 1938, mais aussi de Josselin G. & Godard J., Guide pratique du producteur de pommes de terre, Socaci, Paris, 1952.
7 Il précise dans la préface de la 2de édition : « L’édition que MM Gauthier-Villars avaient offerte au public en 1889 a été épuisée en dix-huit mois, malgré le prix élevé que l’annexion des belles héliogravures de M. P. Dujardin avait forcé de fixer pour chaque exemplaire ». Girard A., Recherches sur la culture de la pomme de terre…, op. cit., 1891, p. V.
8 Ibidem, p. 176.
9 Ibid., p. 157.
10 « Pomme de terre Segonzac » dans Vilmorin-Andrieux et Cie, Les plantes potagères, Paris, 1883, p. 482.
11 Hitier H., Plantes sarclées, Betteraves et Pommes de terre, Paris, Baillière, 1916.
12 Quanjer Hendrik M., Van der Lek H. A. A., Oortwyjn Botjes Jan G., « Nature, mode of dissimination and control of Phloem necrosis (leaf roll) and related deseases », dans Meded. Rijks. Hoog. Land-, tuin-boschbouwschool, 10, 1-90, 1916. Repris en français dans Quanjer. M., Oortwyjn Botjes J. G., L’enroulement des feuilles leptonécrose et la frisolée mosaïque de la pomme de terre, Nancy, Berger-Levrault, 1919. Ils sont par ces études des pionniers de l’étude des virus ; voir Albouy J., Lecoq H., Maury Y., Principes de virologie végétale. Génome, pouvoir pathogène, écologie des virus, Paris, éditions Quae, 2001.
13 Costantin J., « Actualités biologiques : Évolution de nos conceptions sur la dégénéréscence et la symbiose », dans Annales des Sciences Naturelles, Botanique, dixième série, t. XV, 1933, p. XXXIII.
14 Cité dans Patissier J., Pommes de terre sélectionnées, Flammarion, Paris, 1950.
15 Quanjer H. M., Guide pour l’inspection aux champs et pour la sélection des pommes de terre, imprimerie AH Veenam, Wageningen, 1921.
16 Costantin J., « Actualités biologiques… », art. cit., p. XXXIII-XXXIV.
17 Foex É., Ducomet V., Les maladies de la pomme de terre, caractères auxquels on les reconnaît, moyen de les combattre et de les prévenir, Paris, Librairie de la maison rustique, 1924.
18 Josselin G. & Godard J., Guide pratique du producteur…, op. cit., p. 214.
19 La Pomme de terre française, spécial 60e anniversaire.
20 Pondeleaux R., La Pomme de terre, sa culture, ses maladies et parasites et les moyens de les combattre, Paris, 1938, p. 7.
21 Ducomet V., Préface à Diehl R., La pomme de terre, Caractère et description des variétés, Paris, Imprimerie nationale, 1938.
22 Gault A., La pomme de terre, Paris, 1938.
23 Ne figure pas dans Diehl
24 Ne figure pas dans Diehl
25 Diehl, op. cit., p. 89.
26 Tanguy M. & P., « La pomme de terre bretonne », Armen, no 75, mars 1996, p. 27 et DRAAF, Agreste Bretagne, Tableaux de l’agriculture bretonne 2008, Rennes, 2009, p. 61-62.
27 Chiffres du Plant français de pomme de terre.
Auteur
Professeur en histoire contemporaine,
Cermahva & IEHCA, Université François-Rabelais de Tours.
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