Les propositions de panification de la pomme de terre : les contributions des agronomes économistes de la Société d’agriculture du département de l’Indre
p. 29-41
Texte intégral
1Apparues en France en 1761, les propositions de panification de la pomme de terre se multiplient au xixe siècle, mais se heurtent à une vive opposition. Il serait fastidieux d’en étudier l’ensemble, aussi on se limitera aux contributions de deux agronomes économistes de la Société d’agriculture de l’Indre, Grillon de Villéclair et Briaune, qui permettent de présenter les différents aspects de cette panification. Leur examen est précédé du rappel des travaux fondateurs de Cadet de Vaux puis suivi de celui des critiques de ce procédé.
Les travaux fondateurs de Cadet de Vaux
2Les travaux de Cadet de Vaux1 sur la panification de la pomme de terre s’étendent de 1780 à 1821. Le titre de son livre de 18122 montre qu’il conçoit cette panification comme un moyen d’empêcher les disettes. Ce livre explique l’intérêt économique de la panification de la pomme de terre, décrit les différents procédés techniques et esquisse un bilan nutritionnel.
La justification économique du recours à la panification de la pomme de terre
3Cadet de Vaux déplore la place exorbitante du blé dans l’alimentation. Il se fonde sur l’instabilité de sa récolte qui conduit à une succession de disettes et d’effondrements de prix. Il regrette aussi que cette place empêche le développement des prairies indispensables pour l’essor de l’élevage et de la consommation de viande. Il préconise alors le recours massif à la pomme de terre, notamment au niveau de l’autoconsommation, ce qui, en raison du rendement par arpent de la pomme de terre, supérieur à celui du blé, dégagerait des surfaces pour les autres cultures. Cependant, l’intérêt de la pomme de terre comme aliment ne légitime pas sa panification. Cadet de Vaux la justifie par plusieurs arguments :
les Français voulant à tout prix consommer du pain et étant prêts à panifier n’importe quelle substance alimentaire, ils préféreront consommer la pomme de terre dans du pain ;
la pomme de terre non transformée ne peut se conserver que peu de temps et ne permet pas d’assurer la subsistance après l’hiver, lorsque la détresse alimentaire est la plus grande. La pomme de terre desséchée et réduite en farine pour être intégrée dans le pain ou dans des soupes peut, au contraire, se conserver pendant longtemps ;
on peut tenir compte du caractère pondéreux de la pomme de terre qui interdit son transport sur de grandes distances, inconvénient qui disparaît après sa transformation en farine3. Cadet de Vaux n’utilise cet élément que pour faire de la pomme de terre l’aliment essentiel de l’autoconsommation, puisque cela la met à l’abri d’une spéculation identique à celle qui s’exerce sur les blés4.
Les différents procédés de panification de la pomme de terre et leur bilan économique et nutritionnel
4Cadet de Vaux rejette la panification directe de la pomme de terre à partir de sa pulpe cuite :
La pulpe de pomme de terre […] ne peut guère entrer dans la composition du pain au-delà du quart. Ainsi, sur douze livres de farine destinées à 16 livres de pain, c’est quatre livres de pulpe qu’on ajoute. Or, ces quatre livres contenant trois livres d’eau de végétation, voilà une livre et un quart au plus d’ajoutée5. Il en résulte un pain lourd, visqueux, dont la croûte de dessous conserve un état pâteux ; […] Et que d’inconvénients, pour une livre et un quart de pain sur dix-sept ! En sorte que, […], mieux valait manger les quatre livres de ces tubercules en nature6.
5Il préconise deux autres procédés. Tout d’abord, le râpage de la pomme de terre pour obtenir la « farine par extraction ». Celle-ci, après élimination de l’eau, est composée de la fécule et du parenchyme :
Alors ces tubercules n’apportent plus leurs trois quarts d’eau de végétation. […] C’est quatre onces de substance farineuse qu’on ajoute par livre de farine des céréales ; dans cet état on peut porter cette association à parties égales. Ainsi, vingt-quatre livres de pommes de terre donnent six livres de farine, et ces six livres associées à six de farine de froment, il en résulte quinze livres de très bon pain, dont la moitié que représente la pomme de terre, ne revient qu’à la valeur de ces tubercules, à l’époque où l’on jouit de la pomme de terre fraîche ; c’est le moyen le plus simple d’en faire emploi pour l’augmentation de la masse panaire.7
6Ce procédé ne résout pas le problème de la conservation de la pomme de terre, d’où l’accent mis sur la farine obtenue après dessiccation, selon les opérations suivantes : la pomme de terre est cuite à la vapeur, coupée en rondelles ou rouelles minces qui sont séchées au four et réduites en farine, un quintal de pommes de terre donnant trente livres de farine. Cette farine revient six fois moins cher que la farine de froment. Le mélange d’un quart de cette farine avec trois quarts de farine de froment donne un pain d’excellente qualité, bien accepté par tous. Cadet de Vaux étudie le procédé du point de vue nutritif en comparant le produit d’un arpent en blé ou en pommes de terre. Il estime qu’un arpent donne, semence prélevée, dans le cadre de la petite culture qu’il considère comme la plus productive, 1 200 livres de blé qui donnent 900 livres de farine puis 1 200 livres de pain : il faut alors deux arpents pour nourrir trois personnes. L’arpent fournit 30 000 livres de pommes de terre, d’où 9 000 livres de farine8 : sur la base de 550 livres de farine par jour, deux arpents nourriraient 34 individus au lieu de trois. Cependant, pour Masson-Four :
En admettant que 2 kilogr. de froment équivalent à 7 kilogr. de pommes de terre9 […]. La consommation par individu est évaluée à 197 kilogrammes de froment par année10, qui peuvent être remplacés par 690 kil. de pommes de terre. Ainsi un hectare semé en froment fournira la nourriture annuelle de huit individus, tandis que la même étendue de terrain plantée en pommes de terre pourra nourrir 17,80 ou près de 18 personnes.11
7Ainsi, un hectare en pommes de terre nourrit plus du double de personnes qu’un hectare en blé, contre plus de dix fois plus pour Cadet de Vaux. Masson-Four calcule que ravitailler les 32 millions de Français nécessiterait 4 millions d’hectares en blé ou moins de 2 millions d’hectares en pommes de terre. La panification de la pomme de terre réduisant d’un quart la consommation de blé, 3 millions d’hectares en blé et un demi million en pommes de terre suffiraient à nourrir la France, qui y parvenait alors difficilement avec 14,7 millions d’hectares en grains, pommes de terre et châtaignes ! Les nombreuses publications de Cadet de Vaux seront vite oubliées au profit des recherches de l’abbé Mergoux, curé de Bezons, publiées en 181612. Sa technique d’obtention de farine par râpage fonde les travaux des agronomes de l’Indre.
Les propositions de panification de la pomme de terre par les agronomes de la Société d’agriculture du département de l’Indre
8La cherté de 1817 amène la Société d’agriculture de l’Indre à s’intéresser à la panification de la pomme de terre. Elle décide d’acquérir le moulin-râpe mis au point par Mergoux13 et honore les travaux techniques de Grillon de Villéclair. Ce dernier aborde l’aspect économique du sujet lors de la cherté de 1840. Un agronome de la même société, Briaune, présente un exposé complet en 1845, période de paupérisation et non de cherté.
Grillon de Villéclair : de l’exposition de procédés techniques à l’esquisse d’un bilan économique sans bilan nutritionnel
9Charles Grillon de Villéclair (1764-1844), ancien avocat, maire de Châteauroux (Indre) de 1806 à 1815, puis conseiller de la préfecture de l’Indre de 1821 à 1835, écrit deux mémoires techniques14 sur une expérience de production de farine de pomme de terre effectuée en 1 817 suivant le procédé de Mergoux. La Société d’agriculture15 en souligne l’intérêt pour lutter contre la disette. Il revient sur le sujet, sur les plans nutritionnel et économique, le 24 avril 1840 dans une lettre au préfet de l’Indre16, provoquée par la cherté de 1839-1840. Il étudie la production de farine de pomme de terre à grande échelle. Son procédé donne 375 kg de farine de pomme de terre à partir de 1 875 kg de tubercules, soit une déperdition de 80 % supérieure aux 75 % dans le cas du râpage pour Cadet de Vaux. Un seul établissement pourrait produire 240 000 décalitres par an et huit établissements produiraient 1 920 000 décalitres de farine de pomme de terre qui, entrant dans la panification pour un quart, fourniraient 7 650 000 décalitres de farine amalgamée, soit 38 400 000 kg pour nourrir 257 350 personnes. Sur la base d’une consommation moyenne de pain d’un demi-kilo de pain par habitant et par jour, le besoin en pain s’élèverait à 46 865 375 kg, d’où un déficit de 8 465 375 kg. Mais, le fait que les 25 000 personnes les plus aisées ne consomment pas ce type de subsistance économiserait 8 125 000 kg, le reste du déficit étant économisé par les enfants en bas âge.
10Grillon de Villéclair s’intéresse ensuite à « la question économique » qui résulte de « la comparaison des produits avec la dépense qu’ils ont exigée » : si le kilogramme de farine coûte 30 centimes pour le blé et 20 pour la pomme de terre, 16 kg de farine de blé coûteraient 4,80 francs, alors que le mélange de 12 kg de blé et 4 kg de pommes de terre reviendrait à 4 F (3,20 F pour le blé et 0,80 F pour la pomme de terre), soit un gain de 0,80 F au total, soit 5 centimes par kilo de farine. Ce calcul erroné, car les 12 kg de farine de blé coûtent 3,60 F, d’où un coût total de 4,40 F et un gain deux fois plus faible, ignore de plus la quantité de pain obtenue dans chacun de ces deux procédés et néglige la question de l’équivalence nutritionnelle entre les deux aliments.
Briaune : un bilan local complet mais non généralisable
11Ancien avocat lui aussi, ancien professeur d’économie rurale à l’Institution agronomique de Grignon de 1830 à 1838, habile cultivateur et économiste original, Jean-Edmond Briaune (1798-1885)17 prône en 1845 la panification de la pomme de terre dans un journal local18. Il aborde tous les aspects du problème. Selon Briaune, contrairement aux procédés antérieurs, un procédé qui évite la dessiccation, utilisé dans son canton, est simple et avantageux :
Après avoir lavé les pommes de terre, on les râpe, on les met dans un linge assez épais pour ne pas laisser échapper la fécule, et on les laisse égoutter pendant 12 à 15 heures. Lorsqu’elles ont perdu leur eau de végétation, on les délaie à l’eau bouillante, et on les mêle à un levain de farine préparé 8 à 10 heures à l’avance. On ajoute la farine et on pétrit un peu plus mou qu’à l’ordinaire. Si les pommes de terre ont été suffisamment délayées, il ne faut pas ajouter d’eau avec la farine ; dans le cas contraire, l’eau ne doit plus être bouillante. Le pain mis à lever doit être couvert très chaudement, et malgré cette précaution il monte très lentement. Le four doit avoir un plus haut degré de chaleur, et la cuisson dure environ 15 minutes de plus que pour le pain de ménage commun. Par ce procédé, on peut introduire jusqu’à 15 litres de pommes de terre dans 25 litres de froment mélangé de seigle ou d’orge et même davantage dans du froment pur.19
12Briaune n’aborde donc pas le problème de la conservation de la pomme de terre, que la dessiccation est seule à résoudre. Ses résultats sont les suivants :
Sous le rapport de l’apparence et du goût, il est difficile de distinguer le pain mélangé de pommes de terre du pain de ménage ordinaire, cependant il est plus blanc et plus frais. Sous le rapport de l’alimentation, il devrait avoir un effet utile inférieur à celui du pain de céréales. Néanmoins tous ceux qui en ont fait usage m’ont affirmé n’avoir reconnu aucune différence soit dans la quantité consommée, soit dans la durée de digestion, soit dans l’intensité des forces. Sous le rapport de la dépense, l’avantage est notable, et des expériences faites avec soin m’ont permis de le constater en chiffres. J’ai pris 24 kilog. de farine de bon méteil, je les ai partagés en quantités exactement égales de 12 kilog. chacune. Avec l’une, j’ai fait du pain ordinaire. Dans l’autre, j’ai ajouté 7 kilog. ½ de pommes de terre […] Les 19 kilog. ½ de farine et de pommes de terre ont rendu 20 à 21 kilog. de pain ; les 12 kilog. de farine pure en ont rendu de 15 à 15 kilog. ½, suivant le degré de cuisson des diverses opérations. D’après ces expériences, 7 kilog. ½ de pommes de terre, valant au cours de cet hiver 20 centimes, ont fourni 5 kilog. de pain à 4 centimes le kilog., tandis que les 12 kilog. de farine de méteil, coûtant 2,65 F centimes et donnant 15 kilog. de pain, chaque kilog. revient à 17 centimes ⅔. En laissant de côté les frais de râpage, de mouture et de panification, qui sont à peu près égaux pour chacun des produits, leur différence spéciale est donc de 12 centimes ⅔ par kilog. de pain. Mais comme on ne peut employer exclusivement des pommes de terre en panification, il faut comparer le prix20 du mélange à celui de la farine pure. Ce prix est pour la première espèce de 14 centimes ¼, pour la seconde de 17 centimes ⅔, la différence définitive est donc de 3 c.5/2 par kilog. de pain21. Cette différence serait plus grande si la farine a été employée eût été de froment pur, d’abord parce que le prix vénal de la farine pure s’augmenterait, tandis que celui de la pomme de terre resterait le même, ensuite parce que le seigle […] est le grain le moins propre à mélanger avec la pomme de terre […]. Néanmoins, en se limitant à l’économie résultant de ces expériences et en admettant comme moyenne de consommation d’un ouvrier rural, de sa femme et de deux enfants, 3 kilog. ½ de pain par jour, l’introduction de la pomme de terre diminue sa dépense de 12 centimes par jour, un peu plus de 84 centimes par semaine, somme équivalente au prix de d’un kilog. ½ de viande dans nos campagnes. C’est la poule au pot rêvée par Henri IV. Faisons donc connaître au peuple comment il peut se la procurer, en priant Dieu de la bénir et le fisc de la lui laisser manger.22
13Le Journal d’agriculture pratique niant tout intérêt au procédé, Briaune répond que sa publication initiale était à usage local, donc non généralisable. Attaqué sur le plan « hygiénique », il répond sur le terrain économique. En effet, l’économie résultant du procédé permettrait aux journaliers d’ajouter de la viande à leur nourriture qui se compose de pain d’orge pur et de quelques légumes : « ma poule au pot n’était pas dans l’emploi de la pomme de terre, mais dans l’argent que cet emploi laissait au cultivateur »23 :
Me voilà sur mon terrain et la question se trouve ainsi posée : 9 kilogr. de farine de froment, mélangés de 1 kilogr. 160 grammes de pommes de terre et 180 grammes de viande, sont-ils d’une valeur nutritive égale à pareil poids d’orge ? Forment-ils une nourriture moins favorable à la santé?24
14À son habitude, il refuse de se laisser entraîner sur le plan général25 :
La science, comme dans toutes les questions d’alimentation, ne peut trouver la solution que par l’expérience directe. Or cette expérience est faite. Depuis près de six ans que cette alimentation (moins la viande) est introduite dans ma localité, aucun fait n’a laissé soupçonner la débilitation des familles qui l’ont adoptée. Sans doute il en serait autrement là où le pain habituel serait de pur froment ou de méteil ; mais c’est la question générale, et je m’en abstiens pour rester dans le cercle de la question locale.26
15Refusant de se faire juger d’un point de vue parisien, il laisse la décision aux habitants de l’Indre à qui son texte était destiné. On doit noter que sa proposition s’inscrit dans une logique de lutte contre la misère rurale27 et d’amélioration de la nutrition dans son département : à la différence des autres auteurs, il n’en fait pas un instrument de lutte contre la disette. Cela vient sans doute de ce que, pour lui, cette lutte passe par la mise en place de réserves de grains chez les agriculteurs28.
Les oppositions à la panification de la pomme de terre
16La panification de la pomme de terre s’est heurtée à des oppositions déterminées. Déjà, Parmentier lui était peu favorable. En 1829, l’avocat Jacques Bujault (1771-1842), agronome de Melle dans les Deux-Sèvres, favorable à la pomme de terre, rejette sa panification qui rencontre aussi l’opposition du Journal d’agriculture pratique.
Le rejet du pain à la pomme de terre par Jacques Bujault
17Dans un texte souvent réédité29, Jacques Bujault prône la culture des pommes de terre : « semez des pommes de terre ; elles vous nourriront dans la disette, engraisseront votre bétail dans l’abondance »30. Mais, s’il souhaite sa substitution au pain, il rejette sa panification :
On l’a vantée sans raison ; on la pratique sans bénéfice ; enfin on abandonne pour elle un moyen de consommation facile, utile, économique.31 Ne mêlez jamais la pomme de terre au pain ; vous gâterez deux bonnes choses sans profit et vous serez mal nourris. Sur trois fournées, il y en aura une de perdue car cela ne réussit presque jamais bien. Si vous ne mettez qu’un boisseau de pommes de terre avec deux boisseaux de farine, vous allez voir que c’est une économie de rien. Une livre de pain de froment est la même chose, pour nourrir, […] que trois livres de pommes de terre. Voyons maintenant : un sac de pommes de terre […] pèse 153 livres. Il vaut, pour la nourriture, un boisseau de froment pesant 51 livres32 […].33 Si donc vous ajoutez 50 livres de pomme de terre à 100 livres de farine, la masse augmente du tiers, et les parties alimentaires n’augmentent que de 16 à 17 livres. Si vous mélangez 100 livres de l’une et 100 livres de l’autre, vous doublez les volumes et le poids et n’augmentez les parties alimentaires que de 33 livres. Pour avoir un aliment composé, sous la forme panaire, d’une moitié de pomme de terre et d’une moitié en blé, il faudrait ajouter 300 livres de pommes de terre à 100 livres de farine de froment avant le blutage. Cela ne s’est jamais fait, ni ne peut se faire : cette masse n’aurait pas l’aspect d’un pain.34
18Cette critique concerne tous les procédés de panification :
Mélez à votre farine la pomme de terre bouillie, ou la pomme de terre râpée, ou la pomme de terre coupée, séchée et convertie en farine, cela est indifférent. La forme ne change pas la proportion, l’apparence ne modifie pas la réalité ; il faudra toujours trois parties de pomme de terre pour équivaloir en nourriture à une partie de froment.35
19Bujault avance aussi une impossibilité technique : « aucun levain n’a pu, jusqu’à ce jour, développer en elle [la pomme de terre] la fermentation panaire ; c’est ce qui s’opposera toujours à la panification de cette substance »36. De là, « le pain sera gras, compact, ressemblant à une terre argileuse, tout à fait indigeste et impropre à faire de la soupe »37.
20D’où :
On perd donc, par la panification de la pomme de terre, deux bonnes choses, le pain et la pomme de terre. Prises séparément elles sont excellentes ; mais le mélange n’en vaut rien. Il est plus dispendieux qu’économique, plus nuisible qu’utile. L’apparence est pour cette innovation […] mais la réalité est contre.38
21Cette analyse est rejetée par Saulnier d’Anchald :
Elle prouve que M. Bujault n’a pas fait du pain dans lequel les pommes de terre soient entrées dans une proportion quelconque, ou qu’il l’a fait faire sans précaution, parce que sur cent livres de pommes de terre et cent livres de farine il y aura une perte très légère en poids : mais dire que ces cent livres de pommes de terre se réduiront à trente-trois livres de parties alimentaires, c’est ce que n’accorderai pas, parce que j’ai toujours reconnu que le pain dans lequel les pommes de terre entraient depuis moitié jusqu’aux trois quarts, faisait, à peu de choses près, le même usage que l’autre pain, qu’il trempait très bien dans la soupe, et que cela en diminuait le prix depuis moitié jusqu’aux deux tiers, ce qui compensait bien au-delà de la nourriture un peu moins substantielle qu’il procurait. Au surplus ce pain n’a jamais passé pour être pesant et lourd sur l’estomac.39
22Pour lui, Bujault se contredit en prônant la consommation de la pomme de terre tout en minimisant son apport nutritif :
Quand M. Bujault dira que les pommes de terre, entrées dans la manipulation du pain ne comptent pour rien dans les parties alimentaires, je n’hésiterai pas à lui dire que qui prouve trop ne prouve rien, et il y aura de sa part contradiction à énoncer que les pommes de terre à elles seules peuvent fournir une nourriture saine et suffisante pour vivre, et à avancer ensuite que dans la panification elles ne comptent pour rien.40
L’opposition du Journal d’agriculture pratique
23Les critiques exprimées par le Journal d’agriculture pratique évoluent. Au début de 1846, le rejet du procédé de Briaune repose sur la négation des capacités nutritives de la pomme de terre :
Malgré le mérite incontestable que nous connaissons à M. Briaune en agronomie, nous croyons remplir un devoir en signalant l’erreur où sa poule au pot, comme il le dit, pourrait entraîner les populations rurales déjà si mal alimentées. Les propriétés nutritives de la pomme de terre sont tellement inférieures à celles des céréales et surtout du froment, qu’il est impossible que le pain proposé puisse suppléer au pain ordinaire.41
24L’auteur rappelle l’insuccès des propositions antérieures, comme celle de Mergoux :
Il y a bien des années que le curé de Bezons, près Versailles, et d’autres philanthropes, animés comme M. Briaune des intentions les plus pures, avaient indiqué précisément les mêmes moyens de panification auxquels on a dû renoncer. Nous formons à notre tour un vœu : c’est que l’agriculture devienne assez puissante pour que le froment et la viande se trouvent enfin à la portée de la classe qui travaille à les produire.42
25Cette critique sera amplifiée par Cador, puis par Villeroy43, pour qui le recours à la pomme de terre symbolise la misère à laquelle a conduit le morcellement des terres :
Il serait bientôt temps d’en finir avec cette mauvaise, détestable et cruelle plaisanterie nommée la Parmentière. Voici bientôt plus de soixante ans que les philanthropes abusent de ce tubercule malsain et fallacieux. […] La pomme de terre employée comme nourriture exclusive par les sept huitièmes des cultivateurs pauvres est une mystification atroce, […] c’est à l’emploi de cette nourriture qu’il faut attribuer la mortalité effrayante qui décime trop souvent les populations des campagnes.44
26À la fin de 1846, Marie conteste dans le Journal la panification de la pomme de terre :
Admettons que dans un kilogramme de pain il entre trois parties de farine et une de pomme de terre : les trois parties de farine ne pourront jamais être livrées par le boulanger qu’au taux actuel ; quant à la pomme de terre, sa valeur sera augmentée des frais de manipulation qu’elle aura à subir pour être transformée en pain. Nous demandons, après cela, où est l’économie, et s’il ne vaut pas mieux pour la classe ouvrière acheter séparément du pain et des pommes de terre.45
27En 1848, dans le même Journal, Pommier est aussi critique tout en reconnaissant les mérites de la pomme de terre :
Chercher à panifier la pomme de terre ou le riz, qui forment une excellente nourriture, une nourriture économique, par l’effet d’une simple décoction dans l’eau ; qui peuvent se manger avec le pain, en les mêlant avec un peu de graisse, d’huile ou de beurre ; qui sont l’un et l’autre des mets accessibles à tous les goûts et à toutes les bourses, c’est, selon nous, se donner une peine inutile et méconnaître les lois de la Providence.46
28Pour Pommier, la farine de pomme de terre a donné au boulanger le moyen de falsifier le pain. On note que cette argumentation ignore le problème de leur durée de conservation. Le déplacement de la discussion, de la lutte contre la disette à la baisse du coût de l’alimentation, a pu faire oublier ce problème.
Conclusion
29On peut s’interroger sur les causes de l’échec de la panification de la pomme de terre dont les partisans soulignaient l’intérêt économique et les bons résultats sur les plans gustatif et nutritif. On peut souligner l’image de déchéance attachée à la consommation de la pomme de terre et celle de promotion associée à la consommation du pain de froment. L’augmentation du niveau de vie à partir de 1850 et l’abaissement ultérieur du prix du blé allaient mettre cet idéal à la portée de tous. Par ailleurs, l’intérêt du procédé fut réduit par la maladie de la pomme de terre qui, sans provoquer de tragédie comme en Irlande, enleva à celle-ci son caractère providentiel. Enfin, la panification de la pomme de terre fut victime de sa complexité face à la simplicité de ses autres usages.
Notes de bas de page
1 Antoine-Alexis Cadet de Vaux (1743-1828), pharmacien des Invalides et collaborateur de Parmentier.
2 Cadet de Vaux A.-A., Moyens de prévenir le retour des disettes, Paris, L. Colas, 1812.
3 Cet argument est généralement écarté sur la base que la pomme de terre est cultivée partout.
4 Cette absence de spéculation s’explique aussi par le caractère périssable de la pomme de terre.
5 Cadet de Vaux A.-A., Moyens…, op. cit., p. 65.
6 Ibid., p. 70.
7 Op. cit., p. 70.
8 Soit en rendement en farine de 30 % contre 25 % dans le procédé du râpage.
9 L’apport nutritif de la pomme de terre est donc égal à 28,55 % de celui du froment, contre 43,67 % pour Cadet de Vaux.
10 Cela est inférieur de moitié aux 400 kg annoncés par Cadet de Vaux qui pose aussi comme base une consommation de 916 kg de pommes de terre (550 livres de farine multipliées par 3,33), contre 690 pour Masson-Four.
11 Masson-Four, « Fabrication du pain », Journal des connaissances utiles, 3e année, no 6, juin 1833, p. 158.
12 Abbé Mergoux, Essai sur l’extraction de la farine de pommes de terre, avec la manière d’en faire du pain, soit dans son état de fraîcheur, soit après dessiccation, Paris, Huzard, 1816.
13 Forest, « Extrait du procès verbal de la séance générale de la Société d’agriculture de l’Indre du 7 septembre 1817 », Éphémérides de la Société d’agriculture du département de l’Indre, 1817, XIe cahier, p. 27-50.
14 Grillon de Villéclair C., « Deux rapports sur la farine de pomme de terre », Éphémérides de la Société d’agriculture du département de l’Indre, 1818, XIIe cahier, p. 38-47.
15 Forest, « Extrait du procès verbal de la séance générale de la Société d’agriculture de l’Indre du 6 septembre 1818 », Éphémérides de la Société d’agriculture du département de l’Indre, 1818, XIIe cahier, p. 9-35.
16 Grillon de Villéclair C., Lettre au préfet Louis Bonnet, 1840, Archives départementales de l’Indre, M5224.
17 Voir Simonin J.-P., « La vie et l’œuvre de Briaune », dans Jean-Edmond Briaune (1798- 1885) : agriculteur, agronome et économiste, Simonin J.-P. (éd.), Angers, Presses Universitaires d’Angers, 2006, p. 17-85.
18 Briaune J.-E., « Introduction des pommes de terre dans le pain de céréales », Journal de l’Indre, 12 juin 1845, no 68.
19 Briaune J.-E., « Introduction… », art. cit.
20 Briaune calcule le coût du kg de pain sur la base d’un prix de 0,20 F pour les 7 kg ½ de pommes de terre et de 2,65 F pour les 12 kg de méteil.
21 À comparer à l’économie de 2,5 centimes par kilo de farine (et non de pain) calculée par Grillon de Villéclair (après correction).
22 Briaune J.-E., « Introduction… », art. cit.
23 Id., « Deux mots sur la pomme de terre », Journal d’agriculture pratique, 2e série, t. III, mai 1846, p. 516.
24 Loc. cit.
25 Pour la réticence de Briaune envers les théories générales, voir Simonin J.-P. et Vatin F., « La pensée agronomique de Briaune », dans Histoire et agronomie : entre rupture et durée, Aeschlimann J.-P., Feller C. & Robin P. (éd.), Paris, IRD éditions, 2007, p. 317-328.
26 Briaune J.-E., « Deux mots… », op. cit.
27 Cette paupérisation provoque des troubles à Buzançais (Indre) en janvier 1847 et amène Briaune à proposer un nouveau mode de rémunération des travailleurs agricoles (voir Simonin J.-P., « Briaune et la question des travailleurs agricoles en 1848 », Colloque Regards croisés sur le travail, 22 au 24 mai 2008, Orléans).
28 Briaune J.-E., Des crises commerciales. De leurs causes et de leurs remèdes, Paris, Huzard, 1840.
29 Bujault J., Le pain à un sou la livre ou la pomme de terre employée à la nourriture de l’homme, 5e éd., Paris, Ladvocat, 1830. Un texte différent figure dans Rieffel J. (éd.), Œuvres de Jacques Bujault, 3e éd., Paris, Librairie agricole, 1864, p. 50-58.
30 Bujault J., Œuvres…, op. cit., p. 50.
31 Id., Le pain…, op. cit., p. 2.
32 L’apport nutritif de la pomme de terre est le tiers de celui du froment, contre 28,55 % pour Masson-Four et 43,67 % pour Cadet de Vaux.
33 Bujault J., Œuvres…, op. cit., p. 51.
34 Id., Le pain…, op. cit., p. 3.
35 Loc. cit.
36 Id., Le pain…, op. cit., p. 4.
37 Ibid., p. 5.
38 Ibid., p. 5-6.
39 Saulnier d’Anchald, Essai sur la pomme de terre, Paris, Rousselon, 1830, p. 40-41.
40 Ibid., p. 41.
41 Anonyme, « De la pomme de terre dans le pain », Journal d’agriculture pra 2e série, t. III, mars 1846, p. 431.
42 Ibidem, p. 431-432.
43 Villeroy F., « L’agriculture est une science de localité », Journal d’agriculture pratique, 4e série, t. III, 20 mai 1855, p. 397-399.
44 Cador L., Subsistances et populations, Paris, Guillaumin, 1850, p. 31.
45 Marie E., « Revue commerciale », Journal d’agriculture pratique, 2e série, t. IV, décembre 1846, p. 135. Villeroy F. X., « Du pain de betteraves et de pommes de terre », Journal d’agriculture pratique, 2e série, t. IV, janvier 1847, p. 164-167, lui répond que le pain de pommes de terre permet d’introduire du blé dans une alimentation basée sur la pomme de terre.
46 Pommier A., « Chronique agricole », Journal d’agriculture pratique, 2e série, t. V, juillet 1848, p. 336.
Auteur
Professeur émérite en histoire contemporaine,
GRANEM, Université d’Angers.
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