Les élites dans deux villes provinciales (Lyon et Strasbourg des années 1870 aux années 1930)
p. 187-197
Texte intégral
1Étudier les rapports entre les élites et la ville peut impliquer différentes démarches. Je me concentre ici sur les relations que les élites entretiennent avec l’espace urbain et, en particulier, avec l’espace résidentiel. La période étudiée, de la fin du xixe siècle à la seconde guerre mondiale, est une période où l’on s’accorde à considérer que la ségrégation horizontale existe, ce n’est donc pas cette interrogation qui sous-tend cette comparaison entre Lyon et Strasbourg mais plutôt un questionnement qui renvoie à l’existence d’une ou de plusieurs polarités résidentielles des élites ; qui s’interroge aussi sur les relations que cette ou ces polarités entretiennent avec le centre et la périphérie de l’agglomération.
2La comparaison porte sur deux villes provinciales dont les histoires politiques sont très différentes mais qui se caractérisent par la naissance d’un nouveau quartier résidentiel, situé à l’est de la ville historique et qui offre à ses résidents des demeures dont les normes de confort sont très supérieures à celles dont ils pourraient disposer dans le centre ville. Ces nouveaux quartiers sont conformes aux normes de circulation des flux (eau, air, lumière, véhicules) qui s’imposent à la fin du xixe siècle dans les capitales régionales.
Les polarités résidentielles des élites
3L’une des interrogations sous-jacentes à cette comparaison de deux capitales régionales renvoie aux relations que les élites entretiennent avec la périphérie urbaine en France et dans d’autres pays occidentaux. S’il y a débat en Angleterre sur la chronologie de la mise en place de la ségrégation sociale, en particulier dans les villes de province, l’accord existe sur son existence à la fin du xixe siècle et surtout sur les formes que prend cette ségrégation (constitution de banlieues résidentielles). David Cannadine relève que les élites se sont très tôt retirées du centre ville et se sont protégées par tout un arsenal de barrières. Dans cette stratégie de l’isolement intervinrent aussi bien la pure distance physique et donc la nécessité de recourir à des transports en commun coûteux que la mise en place de péages prohibitifs, de gardiens de parcs ou de réglementations diverses. L’organisation de la banlieue résidentielle de Birmingham est exemplaire de la hiérarchisation de l’espace social du xixe siècle. La décision de constituer un « ghetto vert pour l’élite » à Edgbaston, une grande propriété appartenant à Lord Calthorpe, est prise dès les premières décennies du siècle. Le projet atteignit parfaitement son objectif. Les élites de la ville, et en particulier les élites politiques y avaient leur résidence : dans les années 1860, près de 40 % des membres du conseil municipal y vivaient. Joseph Chamberlain, maire au début des années 1870, y avait sa résidence et c’est là que naquit son fils Neville1.
4Birmingham, qui compte un peu moins de 250 000 habitants en 1850, atteint 500 000 habitants en 1900 et dépasse le million en 1930 ; Lyon a 177 000 habitants au milieu du xixe siècle et quelque 460 000 à la fin. En 1930, sa population, qui dépasse officiellement les 560 000 habitants, n’atteint probablement pas le demi-million d’habitants2. Strasbourg se situe en deçà de ces deux villes : elle compte 76 000 habitants au milieu du xixe siècle, 150 000 en 1900 et 180 000 en 1930. Dans la première, dès les années 1860, les élites ont déserté le centre ville et se sont installées en périphérie ; dans les deux villes françaises, les polarités résidentielles sont, au contraire, centrales. Seules sont fréquentables les rues du centre, qu’il s’agisse des environs de la place Bellecour à Lyon ou de certaines rues proches, à Strasbourg, de la place Kléber, comme la rue Brûlée. Cette dernière illustre parfaitement le caractère aristocratique du quartier. S’y côtoient les pouvoirs politiques, militaires et religieux. A Lyon, le quartier d’Ainay, à deux pas de Bellecour abrite les familles de soyeux.
À l’est, les nouveaux quartiers
5La fin du xixe siècle est une période, pour les deux villes, dans des contextes différents, de création d’un nouveau quartier pour les élites.
La capitale du Reichsland et la nouvelle ville
6Après la signature du traité de Francfort, Strasbourg devient la capitale du Reichsland. A ce titre, elle domine un territoire beaucoup plus large que celui qu’elle dominait en tant que préfecture du Bas-Rhin. La population croît très vite. De 1871 à 1910, la population civile de la ville passe de 78 000 habitants à 163 000, la population militaire de 7 500 à plus de 15 000. L’afflux d’Allemands, en particulier de Prussiens, compense largement le départ de la population qui choisit de quitter la ville pour gagner la France. Le centre historique se double bientôt d’une nouvelle ville ou Neustadt3. Le déclassement, la démolition des anciennes fortifications, reportées en avant, libère quelques 190 hectares de terrains militaires, rachetés par la Ville de Strasbourg. Les projets d’urbanisme du nouveau quartier proposés par J.-G. Conrath, architecte en chef de la ville depuis 1854 et par August Orth, un urbaniste de Berlin, sont exposés en 1878 à l’Hôtel de ville pour une consultation officieuse. Les projets Orth et Conrath ont des points communs qui leur sont imposés par les choix de l’armée : implantation de la nouvelle gare à l’ouest de la ville, tracé du chemin de ronde des nouvelles fortifications. Conrath choisit un plan orthogonal s’articulant autour de deux axes : l’un allant de la Place de Bordeaux à la Place Impériale, l’autre de la place de Haguenau à la porte de Kehl (à créer). Cet axe est parallèle à un axe monumental Place Impériale / Place de l’Université. Ce plan a l’avantage de générer des parcelles à angles droit, faciles à bâtir, et donc aisément valorisables par la ville : ce fut l’argument principal pour le choix du plan Conrath. La commission d’experts vote le projet en 1880. La construction des bâtiments bat son plein dans les années 1880-1900 et cela se traduit par un afflux important d’ouvriers du bâtiment, d’architectes, de techniciens...
7Autour de l’axe monumental, ce sont surtout les constructions du Palais de l’Empereur (Palais du Rhin), celle du Parlement (théâtre national actuel), du Palais de l’Université et de la Bibliothèque nationale, de la nouvelle poste... qui caractérisent la capitale du Reichsland. L’est de la ville qui était jusque-là réservé aux espaces verts — Parc des Contades et Parc de l’Orangerie — devient un espace résidentiel prestigieux.
Les Brotteaux et le Parc de la Tête d’Or
8À Lyon, la plaine des Brotteaux, longtemps inondable, est le lieu d’édification d’un nouveau quartier résidentiel. Pendant longtemps, ces vastes espaces marécageux n’attirent guère les Lyonnais. Les premiers projets d’extension remontent à la fin du xviiie siècle lorsque J.-A. Morand, après la construction d’un pont à péage sur le Rhône, fait adopter le plan du nouveau quartier. Dès les premiers projets, les Brotteaux mêlent des catégories très diverses et l’inscription spatiale de l’habitat est directement liée à la place dans la hiérarchie sociale. Par ailleurs, ce plan, complètement dominé par les principes de circulation que souligne la hiérarchisation des voies et le tracé orthogonal, est le premier plan d’urbanisme lyonnais. Il est à l’origine du plan en damier actuel de la plus grande partie de la rive gauche du Rhône. La Révolution, l’Empire et les débuts de la Restauration sont marqués par un arrêt quasi-complet de l’urbanisation du nord de la rive gauche. L’urbanisation reprend dès les dernières années de la Restauration. Elle va se faire dans le cadre d’un nouveau carcan, imposé par les fortifications. Sous le Second Empire, le préfet-maire Vaïsse, décidé à « donner la campagne à ceux qui n’en ont pas » accepte les propositions de deux paysagistes suisses, D. et E. Bulher, qui bâtissent à l’emplacement de la ferme de la Tête d’Or, un parc de 111 hectares4.
9En 1874 une seconde ligne de défense est constituée par les forts érigés dans la plaine du Bas-Dauphiné. La première ligne de fortifications érigée sous la monarchie de Juillet, devenue d’une utilité toute relative, est déclassée à partir de 1884. La suppression de ces ouvrages militaires laisse le champ libre à diverses opérations d’urbanisme. Des rues et des places sont rectifiées ou tracées, de nouveaux espaces sont lotis, des équipements collectifs édifiés. L’ensemble de ces opérations provoque un enchérissement continu du prix du terrain.
10Désormais, les Hospices civils de Lyon, principal propriétaire de la rive gauche du Rhône, acceptent de vendre leurs terrains et autorisent ainsi la construction d’immeubles cossus. Ils vont cependant imposer aux nouveaux propriétaires quelques règles. À partir de 1890, l’installation d’une ligne de tramway à vapeur contribue à changer le caractère du quartier. La bonne desserte par les transports en commun, le déplacement de certaines activités industrielles vers les Charpennes modifie la physionomie d’un quartier dont la fonction résidentielle progresse au détriment des fonctions industrielles. Le quartier populaire du milieu du xixe siècle devient un quartier huppé.
11À la suite du déclassement des fortifications, l’État et la ville de Lyon ont conclu un traité le 6 juillet 1895. Un traité supplémentaire est passé entre le préfet et le maire de Lyon, Gailleton, en avril 1897. Ce traité supplémentaire concerne les terrains contigus au Parc de la Tête d’Or5. L’article 8 en fixe les servitudes. « Il ne pourra être édifié sur les dits terrains que des hôtels particuliers, villas d’agréments, ou maisons pour habitations bourgeoises, sans qu’il ne puisse jamais y être créé aucun genre de commerce ou d’industrie, ni y être placé aucune indication ou enseigne. Ces bâtiments ne devront en aucun cas, comporter plus de trois étages au dessus du rez-de-chaussée... Les propriétaires ou locataires des maisons établies comme il vient d’être dit auront le droit de vue et un accès libre et direct sur le Parc, à pied, à cheval et en voiture ; mais il est bien entendu que ce droit d’accès ne pourra s’exercer que pendant le temps où le Parc est ouvert au public...6 » Ainsi sont définies les avantages de ce qui allait devenir la résidence préférée d’une partie de la bourgeoisie lyonnaise, le côté impair du boulevard du Nord, devenu boulevard des Belges en 1916. En traversant le parc, les habitants des nouveaux hôtels particuliers peuvent se rendre au Grand Camp, en bordure du Rhône, où se trouvent l’hippodrome et le tout nouveau Tennis Club de Lyon. Le comte Raoul Baguenault de Puchesse habite 7, boulevard du Nord. Presque tous les matins, il galope dans le Parc de la Tête d’Or avec ses fils : les écuries de son hôtel donnent directement sur les allées cavalières du parc7.
12L’éducation des enfants n’est pas oubliée et, à l’emplacement de la lunette des Charpennes, les fortifications déclassées sont remplacées par le lycée du Parc. Pour les jeunes filles, les petites sœurs de l’Assomption possèdent un établissement place d’Helvétie, au début du boulevard du Nord. Après la fermeture de l’établissement en 1906, une école privée, le cours Diot, ouvre ses portes place Morand. Ainsi se constitue, en quelques années, un nouveau quartier résidentiel, situé à quelques minutes de la presqu’île, et disposant d’atouts importants : un cadre de vie assez exceptionnel, la proximité de terrains de sports à la mode, d’établissements scolaires...
13Au terme de cette évolution, tant à Strasbourg qu’à Lyon, le centre historique où les élites ont élu domicile, se trouve doublé, à l’est, à une distance qui n’empêche pas les déplacements pédestres, d’une zone résidentielle aérée, avec des immeubles, des hôtels ou des villas qui peuvent avoir des normes de confort élevées.
La composition des élites
14En se fondant sur des documents prenant en compte l’ensemble de la population, tels les recensements, les listes électorales, les fichiers domiciliaires et en établissant un certain nombre de critères, le chercheur peut s’efforcer de délimiter, au sein des diverses catégories sociales, les individus qui constituent les élites. Il est parfois possible de se fonder sur une autodéfinition des élites à partir du moment où apparaissent les annuaires des élites qui ne répertorient que les personnes qui se définissent, elles-mêmes et leur famille, comme des membres des élites.
Annuaires de la Société
15De manière générale, les élites sont caractérisées, au xixe siècle par un renouvellement. Le mouvement est particulièrement sensible à la fin du siècle lorsque la chimie, l’électricité et l’automobile se développent. Une certaine fluidité s’amorce, les hiérarchies deviennent pour un temps plus mouvantes. De nouveaux repères sont nécessaires. C’est alors qu’apparaissent les annuaires de la « Société ». Ils sont, comme le souligne Leonore Davidoff, une preuve indirecte de la fluidité des hiérarchies. Ils sont aussi le moyen de donner à l’étiquette un fondement plus codifié. Le monde anglo-saxon a sans doute été un précurseur en la matière8. A Lyon, les premiers annuaires de la bonne société n’apparaissent qu’au tournant du siècle et, à Strasbourg, il faut attendre la fin de l’entre-deux-guerres. La première édition de l’annuaire du Tout Lyon date de 1902 alors que le Strasbourg-Select ne paraît qu’en 1937. Ces annuaires précisent les adresses, celle de la résidence urbaine et celle des propriétés rurales, les titres ou fonctions honorifiques des membres, leur appartenance éventuelle à des cercles, clubs ou sociétés diverses, le jour de réception de madame, la possession d’une voiture9... Est en particulier indiquée, à Lyon, l’appartenance aux grands cercles qui nous a permis d’étudier les élites lyonnaises10.
16Cet accent mis sur l’appartenance aux grands cercles lyonnais revient très certainement à privilégier les hommes d’affaires par rapport aux autres catégories des élites. En effet, Christophe Charle note qu’au plan national et au tout début du xxe siècle, si seulement 16 % des hauts fonctionnaires appartiennent à un club, 42 % des hommes d’affaires en sont membres11. Par ailleurs les grands cercles sont peut-être plus prisés des membres du patronat traditionnel que des nouveaux venus. C’est du moins ce que suggère Maurice Lévy-Leboyer dans son étude du patronat français12. Quoi qu’il en soit, on ne trouve pas à Strasbourg l’équivalent des grands cercles lyonnais. Confirmation indirecte de la faiblesse des hommes d’affaires dans la capitale alsacienne, que ce soit au temps du Reichsland ou sous la IIIe République ? Probablement.
Le fichier domiciliaire
17Pour Strasbourg, l’apparition tardive de l’annuaire des élites nous a amené à utiliser conjointement le fichier domiciliaire. Le fichier a été mis en place par l’administration allemande après 1871. Dès septembre 1871, le directeur de la police de Strasbourg informait la population de l’ouverture d’un bureau des déclarations domiciliaires. Son fonctionnement est explicité par une ordonnance du président de district (Bezirkpràsident) qui contrôle l’administration communale en date du 16 juin 188313. Après novembre 1918, le droit français se combine au droit local et la pratique administrative admet que l’ordonnance de juin 1883 reste en vigueur : dans le Strasbourg de l’entre-deux-guerres, les habitants achètent dans les bureaux de tabac, les formulaires nécessaires à la déclaration d’arrivée ou de départ d’un nouveau logement14. Dans le cadre d’une enquête sur l’ensemble de la population strasbourgeoise, nous avons examiné les itinéraires urbains des membres des élites. Cela ne va pas sans poser problèmes car les élites sont peu nombreuses et le nombre de chefs de ménage sur lesquels nous pouvons nous fonder est restreint15. Sur les 7 500 enregistrements, 206 concernent les élites, soit 2,75 % bien que la définition que nous avons retenu pour les élites soit assez extensive : à Strasbourg, sont intégrés aux élites les universitaires. Cette assimilation totalement justifiée dans le cadre de l’empire allemand l’est sans doute moins dans celui de la IIIe République16.
Les élites et le nouvel espace urbain
18Les élites strasbourgeoises n’ont pas le même profil que celles de Lyon ; la dimension économique est nettement moins accentuée alors que la composante renvoyant au service de l’État — qu’il s’agisse de l’empire allemand ou de la IIIe République — est beaucoup plus développée. Au sein des fonctionnaires, on peut facilement distinguer la dimension administrative et militaire et la dimension culturelle et, surtout, universitaire.
19Alors qu’à Lyon comptent surtout les hommes d’affaires et les industriels, à Strasbourg ce sont surtout des officiers supérieurs, des magistrats ou des hauts fonctionnaires qui constituent les élites. A Lyon, où l’immense majorité des élites est de religion catholique, le critère religieux n’apparaît pas comme très discriminant dans le choix résidentiel. De ce point de vue, le clivage passe au sein des catholiques mêmes et la manière de concevoir la religion est essentielle. A l’adhésion évidente, sereine et, sauf pendant les périodes de tensions, peu militante correspond une localisation qui respecte les interdits sociaux mais qui, au sein de l’espace urbain privilégié, est peu discriminante. Au contraire, si le catholicisme est vécu comme un enjeu majeur de la vie sociale et comme une mobilisation permanente contre les valeurs nées de la Révolution, aux interdits sociaux se surajoutent les impératifs religieux : pour les membres du cercle de Lyon, lié au monde de la Congrégation des Messieurs de Lyon17, les lieux de résidence obligés se trouvent autour de la place Bellecour et autour de la cathédrale Saint-Jean et l’homologie entre leur espace résidentiel et la géographie catholique est forte18. À Strasbourg, les clivages entre protestants et catholiques sont plus discriminants, et ce d’autant que l’arrivée d’une population allemande souvent originaire du nord de l’Empire renforce la composante protestante. Surtout, l’installation dans la Neustadt, la ville allemande, devient un critère de l’acceptation ou du refus de l’autorité du deuxième Reich.
Lyon : les difficultés à « traverser l’eau »
20En dépit des avantages évidents du petit Neuilly lyonnais, la bourgeoisie lyonnaise s’est montrée très réticente et a hésité à abandonner le centre de la presqu’île. Habiter les Brotteaux, c’était un peu déchoir. L’expression revient souvent dans la bouche d’habitants dont les parents, ou les grands parents ont été les premiers à « traverser l’eau ». Parmi les premiers à s’installer en bordure du Parc de la Tête d’Or se trouve Edouard Aynard. Il représente parmi les bourgeois catholiques lyonnais un cas assez unique. Ayant pris ses distances avec les catholiques conservateurs et la droite conservatrice — il fut dreyfusard — pour s’allier aux républicains progressistes, ce banquier libéral est député du Rhône de 1889 à 1913.
21Son ouverture d’esprit dans le domaine politique l’a-t-elle incité à dépasser les préjugés traditionnels de la bourgeoisie lyonnaise pour qui le seul quartier résidentiel convenant à son rang était le quartier d’Ainay ? En 1906, Edouard Aynard habite 31, boulevard du Nord, un de ses fils habite 29 et un autre 42, boulevard du Nord. Et c’est Edouard Aynard qui a incité son ami, Auguste Isaac, ami qui partage ses idées religieuses, politiques et sociales, à construire une belle demeure pour ses enfants au numéro 33 du boulevard du Nord19.
22La distribution des membres des grands cercles avant le premier conflit mondial permet de montrer que les familles dont le patrimoine est le plus ancien et dont l’attachement à un catholicisme militant souvent teinté de légitimisme restent attachées au quartier du centre de Lyon et en particulier au quartier d’Ainay, à proximité immédiate de la place Bellecour ou de la cathédrale alors que les familles dont la fortune est souvent plus récente et pour lesquelles la religion n’est pas l’objet d’un combat de tous les instants sont plus fortement représentées aux Brotteaux20. Il faut d’ailleurs noter que des industriels de souche modeste, comme les Berliet ou les Lumière, ont des résidences en dehors de ces quartiers.
Strasbourg : les réticences des natifs à résider dans la Neustadt
23Les quartiers de la Neustadt développée au nord-est de la ville où l’Empire allemand bâtit les monuments du nouveau pouvoir (casernes, palais de l’empereur, palais universitaire...) s’organisent autour du parc de l’Orangerie et de celui des Contades. Avant la première guerre mondiale, sur les 114 chefs de ménages appartenant aux élites repérés dans le fichier domiciliaire, 68 sont nés en Allemagne et 24 en Alsace. Ces chefs de ménages ont pendant la période considérée un peu plus de deux adresses dans la nouvelle capitale du Reichsland. Les premières sont presque toutes dans l’ellipse insulaire et ce n’est qu’à compter de la seconde, voire de la troisième adresse que l’installation se fait dans la nouvelle ville qui est en pleine construction. En conséquence, le nombre d’adresses dans cette nouvelle ville est relativement faible et le nombre de chefs de ménages qui s’y installent ne représente que 40 % (45 sur 114) des chefs de ménage appartenant aux élites. Pourtant les choix sont très clairs : si plus de la moitié des chefs de ménage nés en Allemagne s’y installent après un parcours résidentiel commencé dans la vieille ville (35 sur 68), le cas est beaucoup plus rare pour les natifs d’Alsace (6 sur 24). Surtout, qu’à la veille du premier conflit mondial, ces natifs d’Alsace, et en particulier de Strasbourg, appartiennent en fait à la seconde génération des vieux Allemands. Révélateur est le cas de ce dentiste né à Strasbourg en 1901, cinquième enfant d’un commerçant né dans le Brandebourg en 1864, qui, après avoir résidé dans la Neustadt quitte l’Alsace avec son père à la fin du premier conflit mondial. Pour les familles des Alsaciens de souche appartenant aux élites, la nouvelle ville est un espace résidentiel peu prisé en dépit de ses attraits en matière de modes de vie.
24Les années 1890 sont celles de la construction de la nouvelle ville et l’afflux de très nombreux manuels non qualifiés employés dans le bâtiment — on repère nombre de maçons italiens — est nécessaire aux entreprises locales. Dans le même temps, Berlin envoie de très nombreux hauts fonctionnaires pour mettre en place la nouvelle administration de la capitale du Reichsland dont l’autorité s’étend sur l’Alsace et sur la Lorraine annexée. La situation est différente au milieu des années 1920 : Strasbourg n’est plus que la préfecture du Bas-Rhin et les catégories moyennes y comptent bien davantage. Les interdits qui pesaient sur la Neustadt avant le conflit s’amenuisent pour les Alsaciens de souche même s’ils ne disparaissent pas. Il faut tenir compte du fait que le départ massif des Allemands après novembre 1918, libère un grand nombre d’appartements ou de villas dans la nouvelle ville. Ces vacances de l’immobilier sont utilisées par des Alsaciens mais plus encore par les fonctionnaires de la IIIe République qui s’installent à Strasbourg. Le cas est particulièrement patent pour les universitaires pour lesquels le lieu de naissance comme le lieu de provenance — en particulier la région parisienne — est un facteur discriminant21. Les nouveaux venus en Alsace s’installent sans problèmes dans une Neustadt peu occupée en raison des départs volontaires ou des expulsions qui suivent la défaite du deuxième Reich mais les universitaires natifs d’Alsace, et en particulier de Strasbourg, sont beaucoup plus réticents à s’y installer.
25À la veille du second conflit mondial, les quartiers de l’université et de l’Orangerie — où les villas sont plus nombreuses que les immeubles22 — accueillent 75 % des universitaires mais seulement 60 % des membres inscrits dans le Strasbourg-Select23. Le milieu juridique, et de façon moindre celui des ingénieurs, y sont sous-représentés. L’ellipse insulaire délimitée par l’Ill demeure le lieu de résidence privilégié de ces catégories, surtout si elles sont originaires de Strasbourg.
Conclusion
26Au terme de cette comparaison, quels sont les éléments qui semblent acquis pour expliquer les polarités résidentielles des élites urbaines ? D’une part, la construction de nouveaux quartiers n’entraîne pas ipso facto une mobilité résidentielle de tous les membres des élites et les résistances sont nombreuses même si elles n’ont pas partout les mêmes caractéristiques. A Strasbourg, le lieu de naissance est un marqueur de l’identité culturelle, voire nationale. A Lyon, il ne peut en être de même : l’ancienneté du patrimoine familial, l’attachement à Ainay renvoient aussi à l’identité, mais à une identité dont les composantes sociales priment. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, le sentiment d’appartenance interdit de résider dans des lieux associés à des valeurs récusées. Pendant l’entre-deux-guerres, les significations que peuvent prendre la résidence dans tel ou tel quartier ont tendance à s’amenuiser même si elles restent plus vives sur les bords de l’IIΙ que sur les bords du Rhône ou de la Saône.
27Au-delà des spécificités des deux capitales régionales, se retrouvent des constantes dans le rapport que ces élites entretiennent avec l’espace urbain. Plus que dans d’autres pays occidentaux, les élites urbaines françaises ne manifestent pas un tropisme fort pour la banlieue. On le vérifie aussi pour les élites parisiennes. Les études de Cyril Grange sur le Bottin mondain24 ou celles d’Isabelle Rabault-Mazières sur la banlieue résidentielle d’île-de-France25 le montrent de manière explicite. La banlieue huppée est un lieu de villégiature mais elle ne devient que très tardivement — après la seconde guerre mondiale — un lieu de résidence permanent. L’attrait pour le centre des villes des élites françaises les distinguent de celles des autres pays occidentaux. Ce constat souligne une différence sans doute essentielle entre l’histoire des sociétés urbaines en France et dans les autres pays occidentaux.
Notes de bas de page
1 D. CANNADINE, « Victorian cities, how différent ? », Social History, n° 4, 1977.
2 On le sait les recensements lyonnais sont volontairement falsifiés de 1911 à 1936. L’INSEE a révisé les chiffres officiels de la population lyonnaise après la seconde guerre mondiale. Cf. J. BIENFAIT, « La population de Lyon à travers un quart de siècle de recensements douteux, 1911-1936 », Revue de géographie de Lyon, n° 1-2,1968, p. 63-132.
3 Cf. K. NOHLEN, Construire une capitale, Strasbourg impérial de 1870 à 1918, Strasbourg, Publications des sociétés savantes d’Alsace, 1997. Cf. aussi J.-L. PINOL dir., Atlas historique des villes de France, Centre de culture contemporaine de Barcelone, Paris, Hachette, 1996.
4 D. BERTIN et A.-S. CLÉMENÇON, Lyon-guide, Paris, Arthaud, 1986, p. 163-167.
5 Fortifications déclassées de la rive gauche du Rhône, Création de voies publiques sur les terrains militaires déclassés, Cession de terrains par l’État à la ville de Lyon, Lyon, Association typographique, 1898, 28p.
6 Ces avantages ne vont donc pas jusqu’à l’utilisation privée d’un parc public comme ce fut le cas dans le Londres Victorien. Hamilton Gardens étaient séparés par des grilles métalliques du reste de Hyde Park et seuls les résidents de Mayfair en possédaient la clef. Il s’agissait donc d’un terrain de jeux privé, inclus dans un parc public, et réservé aux enfants de la haute bourgeoisie. Cf. L. DAVIDOFF, The Best circles, Women and Society in Victorian England, Totawa (N.-L), Rowmann and Littlefield, 1973, cf. p. 31.
7 Témoignage oral.
8 Cf. L. DAVIDOFF, The Best Circles, op. cit., 1973.
9 C CHARLE, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987. Sur les annuaires en France, cf. p. 11-17. Du même auteur, « L’image sociale des milieux d’affaires d’après Quiêtes-vous ? (1908) », dans M. LÉVY-LEBOYER, Le patronat de la seconde industrialisation, Paris, Éditions ouvrières, 1979, p. 278-291. Cf. aussi L. DAVIDOFF, The Best Circles, op. cit. Les annuaires se généralisent dans la « Société » anglaise dans les années 1880. Ils sont la preuve indirecte de la fluidité des hiérarchies (p. 47).
C’est au nom de leur ancienneté, et donc de leur notoriété qui ne saurait être notifiée par un simple annuaire, que certaines grandes familles lyonnaises ont refusé de figurer dans l’annuaire du Tout-Lyon. Le Tout-Lyon est créé en 1894, bien avant la création des annuaires. Ce périodique mondain rend compte des soirées et autres activités des élites.
10 Cf. J.-L. PINOL, Les mobilités de la grande ville, Paris, Presses de la FNSP, 1991.
11 Cf. C. CHARLE, Les élites de la République, op. cit., p. 394.
12 Cf. M. LÉVY-LEBOYER, « Le patronat français, 1912-1973 », dans M. LÉVY-LEBOYER, Le Patronat de la seconde industrialisation, Paris, Éditions ouvrières, 1979, p. 137-188.
13 Cf. T. DUCLERC, Des mobilités à Strasbourg, 1871-1939, Enquêtes et réflexions sur le fichier domiciliaire de la population strasbourgeoise, mémoire de DEA, université de Strasbourg Π, Centre de recherches historiques sur la ville, 1990, p. 23 sq.
14 Cf. « La tenue d’un fichier domiciliaire : une obligation pour les communes d’Alsace-Moselle ? », Revue du Droit local, n° 11, 1994, p. 27-30.
15 Pour une présentation de l’enquête et la construction de la base de données, cf. F.-J. HAHN et J.-L. PINOL, « Les mobilités d’une grande ville : Strasbourg, 1870-1940 (présentation de l’enquête et premiers résultats) », Annales de démographie historique, 1995.
16 Sur les universitaires d’avant 1918, cf. J.-L. REPPERT, Mobilités spatiales des professeurs de l’université de Strasbourg (1871-1918), mémoire de DEA, université de Strasbourg II, Centre de recherches historiques sur la ville, 1992. Sur la période postérieure à la première guerre mondiale, cf. J.-L. PINOL, « Itinéraires résidentiels des universitaires strasbourgeois (1919-1939) », Annales de la recherche urbaine, n° 62-63, juin 1994. Ces deux recherches utilisent le fichier domiciliaire.
Sur les élites strasbourgeoises, cf. S. MATHEVON, Les élites strasbourgeoises de l’entre-deux-guerres, mémoire de DEA, université de Strasbourg II, Centre de recherches historiques sur la ville, 1993.
17 Cf. C. PONSON, Les catholiques lyonnais et la Chronique sociale, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979.
18 Sur ce point, cf. J.-L. PINOL, Les mobilités de la grande ville, op. cit., p. 129.
19 Témoignage oral.
20 Sur tous ces points, ici rapidement présentés, cf. J.-L. PINOL, Les mobilités de la grande ville, op. cit., p. 127-152.
21 Cf. J.-L. PINOL, « Itinéraires résidentiels des universitaires strasbourgeois (1919-1939) », op. cit.
22 On retrouve en bordure du Parc des hôtels particuliers qui, même s’ils ne sont pas adossés au Parc comme à Lyon, ont une localisation voisine de celles des hôtels particuliers des numéros impairs du boulevard des Belges.
23 Parmi les quelques 1 900 personnes inscrites dans le Strasbourg-Select, le groupe des enseignants, qui ne reprend pas la définition ici utilisée des universitaires regroupe 11 % des effectifs alors que le groupe des hommes d’affaires et celui des officiers en rassemblent chacun 19 % (cf. S. MATHEVON, op. cit., p. 20).
24 C. GRANGE, Les gens du Bottin mondain, 1903-1987, Paris, Fayard, 1996. Cf. aussi son article dans le numéro des Annales de démographie historique (n° 1, 1999) consacré à « Faire son chemin dans la ville ».
25 I. RABAULT-MAZIÈRES, « Aux origines de la banlieue résidentielle : la villégiature parisienne au xixe siècle », thèse de doctorat nouveau régime, université de Tours, CEHVI, 1998, à paraître aux éditions de l’ENS.
Auteur
Université de Tours
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
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