Les frères Bauhin et la pomme de terre aux xvie et xviie siècles
p. 19-28
Texte intégral
1Dans l’histoire extrêmement complexe de la pomme de terre, il convient de mentionner l’œuvre des frères Bauhin, Jehan l’aîné et Gaspard le puîné. Nous savons qu’ils ont profondément marqué le renouveau de la botanique à la fin de la Renaissance et au tournant du xviie siècle. Ce colloque donne l’occasion de mesurer l’apport de chacun concernant le tubercule1. La famille Bauhin est originaire d’Amiens. Le père, prénommé aussi Jehan, est né dans cette ville en 1511. Devenu médecin, il a été séduit par les idées nouvelles et a embrassé la Réforme. Menacé, il a quitté le royaume de France et s’est réfugié d’abord à Anvers puis à Bâle. Il y devint membre actif du cercle de la communauté anabaptiste. Il mourut en 1582, laissant trois filles et deux fils médecins. Que sait-on d’eux ?
Jean et Gaspard
2Jean Bauhin naquit le 12 décembre 1541, à Bâle ; il étudia la médecine et la botanique à Bâle, à Tübingen (il y suivit l’enseignement de Leonhart Fuchs), à Zürich (Conrad Gesner), à Bologne (Ulisse Aldrovandi), à Montpellier (Guillaume Rondelet) et à Padoue. Ayant obtenu son doctorat, il exerça à Lyon, où il soigna les pestiférés. C’est là qu’il fit la connaissance de Jacques Daléchamps, avec qui il herborisa. Protestant, risquant donc les persécutions, il quitta la France et s’installa à Genève. Il exerça ensuite la médecine à Bâle. Il y devint professeur de rhétorique. Il fut en contact avec les humanistes, notamment Conrad Gesner qui le tenait en très haute estime2. En 1570, il devint médecin du duc de Wurtemberg, à Montbéliard. Il créa et dirigea son jardin botanique, en faisant ainsi un des plus anciens d’Europe3. L’œuvre de Jehan Bauhin est variée. Il a publié des travaux sur la rage (dès 1591), sur les piqûres des animaux, sur les plantes portant le nom d’un saint (étrange pour un protestant) ou encore sur les vertus presque miraculeuses de l’eau d’une fontaine. Son chef-d’œuvre reste toutefois une compilation monumentale, l’Historia plantarum universalis, publiée à titre posthume en 1650. Cette mine est inépuisable puisqu’elle ne comprend pas moins de 3200 pages en latin, agrémentée de 3577 gravures, résultat de 44 années de travail. Jean Bauhin mourut à Montbéliard le 26 octobre 16124.
3Son frère, Gaspard Bauhin, est né à Bâle le 17 janvier 1560. On le disait de constitution chétive, raison pour laquelle sa famille le destina à l’état ecclésiastique. Toutefois, dès l’âge de 16 ans, il suivit les cours de médecine, de botanique et de sciences naturelles à l’université de Bâle. Il y fréquenta Félix Platter et Théodore Swinger. En 1577, il partit à l’université de Padoue. Il y côtoya les plus grandes sommités comme Fabrice d’Aquapendente, Mercuriali et Capivacci. Il découvrit les États italiens (Bologne), occupant ses loisirs à herboriser. Il revint à Bâle en 1579 puis voyagea et séjourna en France, à Montpellier et Paris, et dans les États germaniques (Tübingen). En 1582, il enseigna le grec. Deux chaires furent créées pour lui à l’Université de Bâle en 1588, celles d’anatomie et de botanique. Il fut élu recteur puis doyen de l’Université de Bâle. En 1597, il devint médecin de Frédéric de Wurtemberg. En 1614, il succéda à Félix Platter à la chaire de médecine de l’Université de Bâle. L’œuvre de Gaspard Bauhin est également considérable. Il a publié des ouvrages de botanique, comme le Pinax theatri botanici (paru en 1671), ou d’anatomie, comme le Theatrum anatomicum, édité de son vivant en 1605. Pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, on retiendra surtout son Phutopinax paru à Bâle en 1596 : Phutopinax seu enumeratio plantarum ab herbariis nostro seculo descriptarum, cum earum differentis, additis aliquot hactenus non sculptarum plantarum vivis iconibus (in-4°, Sebastianum Henricpetri)5. Ses travaux de classification botanique seront repris plus tard par Linné. Son portrait a été gravé notamment par Jean Théodore de Bry, et publié en 1614. Son visage se caractérisait par le port d’une très longue barbe, ondulée, imposante, et de moustaches tombantes6. Gaspard Bauhin mourut le 5 décembre 1624. Les principaux protagonistes étant présentés, il convient maintenant de mettre en évidence, de la façon la plus claire possible, ce que les deux frères nous apprennent au sujet de la pomme de terre.
Gaspard Bauhin décrit la pomme de terre et la classe parmi les solanacées (ou solanées)
4C’est dans le Phutopinax, publié à Bâle en 1596, que Gaspard Bauhin donne une description détaillée de la pomme de terre et qu’il la classe avec justesse dans la famille des solanacées ou solanées : solanum tuberosum. Laissons de côté cet aspect botanique, sachant qu’il a déjà été décortiqué par les botanistes. On se reportera au texte publié en annexe, à la fin de l’ouvrage. Nous devons cependant utiliser certans passages ici. On observera que le classement parmi les solanacées eut des conséquences probables : il souffrit sans doute d’une parenté encombrante avec certaines plantes comme la mandragore et la jusquiame, connues pour leurs effets hallucinatoires voire toxiques. Son statut alimentaire demeura donc, d’un strict point de vue botanique, dans une incertitude défavorable7. C’est également Gaspard Bauhin qui nous offre le premier dessin publié de la pomme de terre, dans son Pinax, ouvrage posthume paru en 1671 : Pinax theatri botanici sive index Theophrasti Dioscoridis, Plinii et botanicorum qui a seculo scripserunt opera, qui date de 1596 mais qui a été publié à Bâle en 16718. L’Historia plantarum universalis9, la compilation monumentale de Jehan Bauhin, décrit la pomme de terre, sous la rubrique papas americanum et donne aussi un dessin, très différent du précédent.
La pomme de terre est présente dans la région de Bâle
5Le deuxième point que nous pouvons mettre en évidence concerne la présence de la pomme de terre dans la région de Bâle, dans la principauté de Montbéliard et dans le comté de Bourgogne (Franche-Comté), dès la fin du xvie siècle. En effet, les travaux de botanique sont menés par les frères Bauhin, principalement dans le jardin du duc de Wurtemberg à Montbéliard. On peut dater les expériences de culture de la pomme de terre après 1578, et en tout cas au plus tard avant 1596, date des premières publications. Une certitude apparaît : la pomme de terre est alors cultivée, d’une part à Montbéliard, d’autre part en Franche-Comté (à cette époque, Montbéliard n’en faisait pas partie). Dans l’Historia universalis plantarum, Jehan Bauhin explique « qu’un seul tubercule jette de nombreux rameaux qui développent des fibres ou racines auxquelles seront accrochés de multiples bulbes grands et petits et sans amertume. Ainsi cette plante se répand et se développe par boutures, de façon remarquable ». Et il ajoute que les Bourguignons, c’est-à-dire les Comtois, pratiquent une méthode de culture différente qui, à mon avis, est inspirée de la viticulture : « ils provignent ou ils marcottent10 une partie des branches étant inclinées dans la terre, et recouvertes de terre pour produire plus de truffes ». Plusieurs lieux de culture sont possibles. D’abord, dans le jardin du palais Granvelle à Besançon. On sait que Jehan Bauhin y a puisé des boutures. Ensuite, dans le jardin du docteur Chifflet à Besançon, que Jehan Bauhin a visité aussi. Enfin, dans le jardin de Vauferrant à Salins, où Jehan Bauhin est allé également. À ces espaces de curiosités botaniques, il faut ajouter le jardin du château de Marnoz, près de Salins, créé par Jean de Gilley, un proche de Philippe II, que Jehan Bauhin fréquenta surtout en 1588 ; ce jardin devait rester célèbre jusqu’en 1799. Ajoutons un dernier lieu de culture possible, le jardin de Nozeroy, la ville des Chalon, princes d’Orange, mais que les Bauhin ne semblent pas avoir fréquentés. On a prétendu que les Espagnols étaient à l’origine de la présence de la pomme de terre dans la région, mais il n’y a aucune preuve de cela. De même, on a dit que le cardinal Granvelle avait interdit cette culture sur ses terres ; il n’existe aucun document qui confirmerait cette assertion.
La pomme de terre est consommée
6Contrairement à une idée reçue, la pomme de terre est devenue rapidement un produit alimentaire, non seulement pour les animaux mais aussi pour l’homme11. Dès 1596, Jehan Bauhin a donc identifié la pomme de terre : solanum tuberosum. En 1598, il ajoute la mention esculatum, c’est-à-dire mangeable, comestible. Dans l’Historia universalis plantarum, Jehan Bauhin reprend ce que disait son frère Gaspard :
Nostrates, inquit Casp. Bauhinus, aliquando tuberum modo sub cineribus assant, & cuticula ablata, cum pipere comedunt : alij affatas & mundatas, in taleolas dissecant, & ius pingue cum pipere affundunt & comedunt, ad venerem excitandam, semenque augendum alij & tabidis quoque utiles esse volunt, quod bonum alimentum praebeant, & nô minus quam castaneae & pastinacae alant, & flatulentae sint (III, p. 623).
7Ce qui a été traduit ainsi par le docteur Jean Cuisenier :
Nos gens font cuire quelques fois les pommes de terre sous les cendres et la peau enlevée les consomment poivrées. D’autres les grillent coupées en morceaux et dans des poêles les arrosent de graisse fondue avec du poivre et les mangent. Elles seraient aphrodisiaques et augmenteraient la semence.
8Nous proposons plutôt la traduction suivante :
Chez nous, dit Gaspard Bauhin, on cuit parfois simplement le tubercule sous la cendre, et après l’avoir épluché, on le mange avec du poivre. Les uns le coupent en tranches cuites et nettoyées, versent de la sauce grasse au poivre et le mangent de façon à exciter le désir de Vénus et à améliorer la qualité du sperme. Les autres les utilisent même s’ils sont sales, parce qu’ils les tiennent pour un bon aliment, qu’ils nourrissent autant que les châtaignes et les panais et parce qu’ils sont flatulents.
9Dans le Prodromos, Gaspard Bauhin nous procure un paragraphe similaire au précédent :
Sic nostrates, aliquando tuberum modo sub cineribus assant, et cuticula ablata, cum pipere comedunt : alii assatas, et mundatas, in taleolas dissecant, et jus pingue cum pipere affundunt et comedunt, ad venerem excitandam, semen augendum : alii et tabidis utiles volunt, cum bonum alimentum praebeant : non minus quam castaneae et pastinacae alunt, et flatulentae sunt12.
10Ce que le docteur Cuisenier avait traduit ainsi :
Chez nous, on fait parfois rôtir les tubercules sous la cendre comme des truffes, puis on enlève la cuticule et on les mange avec du poivre. Quelques-uns les font rôtir, les nettoient, les coupent en tranches, les fricassent dans une sauce grasse avec du poivre et les mangent à titre de bon reconstituant.
11L’auteur ajoute qu’« elles seraient aphrodisiaques (?) et augmenteraient la semence… »13. Une traduction un peu différente peut être proposée :
Ainsi chez nous on fait cuire la truffe simplement sous les cendres, et les cuticules ayant été enlevées (ou : après l’avoir épluchée), on la mange avec du poivre. Les uns la coupent en tranches cuites et nettoyées, versent (ou : répandent) de la sauce grasse avec du poivre, et les mangent pour exciter le désir de Vénus et accroître la semence. Les autres les utilisent même s’ils sont sales puisqu’ils les tiennent pour un bon aliment. Les truffes ne sont pas moins nourrissantes que les châtaignes et les panais, et sont flatulentes.
12Charles de l’Escluse nous donne une recette différente mais avec des détails très voisins. Charles de l’Escluse était un botaniste réputé, professeur de botanique à l’université de Leyde. Jehan Bauhin connaissait bien ses travaux et correspondait avec lui. Voici la recette de Charles de l’Escluse :
Ces tubercules sont non moins nourrissants que les châtaignes. Après les avoir dépouillés de leur épiderme, car ils s’épluchent facilement, je les ai fait cuire entre deux plats. Je les ai dégustés après macération dans une sauce grasse de navets et de mouton .
Rariorum plantarum, 1601
13Nos propositions de traduction appellent plusieurs remarques d’ordre culinaire et digestif, voire médical, que nous inspirent les travaux des frères Bauhin. Avec la cuisson apparaît la recette. Nous en avons ici plusieurs en même temps. La cuisson sous la cendre semble primaire, peu élaborée, et pourrait concerner des milieux populaires. Le terme « sales » qui est utilisé par Bauhin évoque sans doute la présence des cendres. Pour en rester aux modes de cuisson, les deux plats évoqués par Charles de l’Escluse correspondent sans doute à notre « diable ». L’adjonction de poivre indiquerait un usage culinaire limité aux milieux aisés, car on prétend souvent que cette épice est très chère et rare. En réalité, le poivre est fréquent au xvie siècle dans la région concernée. Il coûte à peine plus que le sucre, deux fois moins cher que la cannelle et infiniment moins que le safran. On sait par ailleurs que des meuniers payaient une partie de leurs redevances en épices exotiques. En ce qui concerne la sauce grasse, nous n’avons pas d’information. On est là au contact de deux civilisations culinaires, celle du beurre et celle de l’huile, notamment l’huile de noix. La sauce grasse des frères Bauhin inclut-elle aussi le navet comme celle de Charles de l’Escluse ? La finesse du navet, à la différence des raves, suggère, là encore, une consommation non populaire. Cela dit, nous n’avons pas consulté le texte originel de Charles de l’Escluse dans lequel figure un mot que certains auteurs ont traduit par navets et d’autres par raves. La mention des panais et des châtaignes mérite aussi un mot. Les panais sont répandus et constituent probablement un légume banal. On sait cependant que cette sorte d’énorme carotte ne peut pas facilement se couper en morceaux, à cause de la « corde », le cœur ligneux. Quant aux châtaignes, il s’agit, au contraire, dans cette région, d’un fruit très rare, réservé aux tables des gens de qualité. La princesse d’Orange en achète parfois. Il y a donc plusieurs façons de cuisiner, en associant la pomme de terre à des mets ordinaires ou rares, selon les cas. L’avant-dernière remarque porte sur la mention de Vénus. Le terme de semence désigne à l’évidence le sperme. La pomme de terre a donc, comme la truffe, la vraie truffe, la réputation d’être aphrodisiaque. Reste le problème de la flatulence. Ici, il semble que le météorisme soit considéré comme libérateur. Décidément, il faut manger des pommes de terre. Notons que cette réputation subsiste dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en 1765. On peut y lire ceci : « on reproche avec raison à la pomme de terre d’être venteuse. Mais qu’est-ce que des vents pour les organes vigoureux des paysans et des manœuvres ? ».
La pomme de terre et la lèpre
14Dans son Prodromos theatri botanici, publié en 1620, Gaspard Bauhin se fait l’écho d’une rumeur comtoise, selon laquelle la consommation de la pomme de terre provoquerait la lèpre, toujours perçue comme l’une des maladies les plus invalidantes :
Relatum mihi, nunc apud Burgundos harum radicum usum interdictum, persuasi earum lepram causare, et artiscokos Indicos vocari.
15Nous proposons la traduction suivante :
Mais on m’a relaté que maintenant en Bourgogne [Franche-Comté de Bourgogne] la consommation de ces racines est interdite, parce qu’on est persuadé qu’elle cause la lèpre ; on les y appelle artichauts des Indes.14
16Notons d’abord que la lèpre est encore présente en Franche-Comté, du moins au début du xvie siècle. En effet, certaines léproseries de la région accueillent encore quelques lépreux ou lépreuses, jusqu’en 154315. Toutefois, à l’époque de Jean et Gaspard Bauhin, on ne trouve plus mention de la lèpre, mais la peur d’être contaminé n’a sans doute pas disparu. À en croire un érudit spécialiste de ce légume, Ernest Roze, la même suspicion se lit dans un prétendu arrêt du parlement, en 1630, concernant le territoire de Salins. Les parlementaires associent de la même manière la lèpre à ce légume et en interdisent la culture :
Attendu que la pomme de terre est une substance pernicieuse et que son usage peut donner la lèpre, défense est faite, sous peine d’une amende arbitraire, de la cultiver dans le territoire de Salins.16
17Aucun chercheur n’a jamais retrouvé ce texte, pour la bonne raison qu’il est non seulement douteux mais faux. D’abord, il utilise l’expression « pomme de terre », inusitée à l’époque. Ensuite, le parlement de Besançon n’existe pas en 1630, il est alors implanté à Dole. D’autre part, il ne serait jamais intervenu au sujet du seul finage de Salins. Enfin, et surtout, l’interdiction est forcément antérieure à 1620, puisque le Prodromos a été publié à cette date. Just Tripard, qui a effectué en vain des recherches à la demande d’Ernest Roze, avait raison de ne pas croire en l’existence de ce document. Un autre chercheur, Félix Broutet, qui a, lui aussi, longuement traqué cet arrêt, n’en a trouvé aucune trace17. Il faut donc, selon nous, rechercher un texte qui concernerait « l’artichaut des Indes », qui daterait d’avant 1620 et qui serait plutôt une décision du conseil de la ville de Salins. D’autres historiens ont invoqué aussi un arrêt du parlement de Besançon, en 1748, interdisant la culture de la pomme de terre, pour risque de « maladrerie »18. Le recueil des édits, pourtant très complet, ne comporte pas la moindre allusion à cette affaire19. Ces indices sont surtout significatifs d’une certaine réticence envers la culture et la consommation du tubercule. La méfiance vis-à-vis de la pomme de terre et l’accusation de transmettre la lèpre, ou d’épuiser les sols, sont classiques à l’époque. La nouveauté donne lieu à des rumeurs et suscite toujours la méfiance. On retrouve le même comportement pour les denrées trop productives, comme le cépage gamay à Besançon, et dans une partie de la Franche-Comté, jusqu’au xviie siècle. Ce contexte a interrompu la culture de la pomme de terre dans la région pour plus d’un siècle.
18Pour conclure, les frères Bauhin nous apportent une multitude d’informations sur la pomme de terre à la fin du xvie et au début du xviie siècle. On retiendra que c’est bien Jehan Bauhin qui a décrit et identifié la pomme de terre parmi les solanacées, et non Charles de l’Escluse qui, lui, l’avait classée parmi les arachides. L’attribution à Charles de l’Escluse se retrouve souvent dans la littérature actuelle, notamment sur les sites Internet des producteurs de pommes de terre et autres patates. Il faut pourtant rendre à César ce qui lui appartient, et César, c’est Jehan Bauhin. C’est lui aussi qui a publié la première illustration, identifiée par les spécialistes actuels de l’INRA, comme étant une variété andine et non chilienne20. On a entrevu ici les modalités de la réception d’une denrée nouvelle. Les éléments du texte montrent qu’elle est déjà sortie, probablement, des jardins botaniques. Il y a un discours de la population (« on m’a dit », « on m’a rapporté »), et des traces de législation avec l’idée d’interdiction. La réception est différente. Dans le comté luthérien de Montbéliard, la pomme de terre est valorisée, jugée euphorisante. En revanche, dans le comté catholique de Bourgogne, on s’en méfie. C’est là que se propage l’association entre la pomme de terre et la lèpre. Cela dit, le clivage religieux n’intervient sûrement pas, d’autant plus que les frères Bauhin sont des protestants très modérés et fréquentent assidûment les plus grandes familles catholiques du comté de Bourgogne. Tout ce que nous apprennent les Jehan et Gaspard Bauhin reste malheureusement l’unique témoignage de la culture et de la consommation de la pomme de terre dans la région concernée. Il faut donc, pour l’instant, se contenter de ce modeste plat21.
Notes de bas de page
1 Article « Botanique », Encyclopédie thématique, Universalis, 2004, t. XVI, p. 508.
2 Anthologie des humanistes européens de la Renaissance, Margolin J.-C. (éd.), Paris, Gallimard, 2007, p. 635-643 ; Boutroue M.-E., « Jean Bauhin », Dictionnaire des Lettres françaises, le xvie siècle, Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque », 2001, p. 114-115 (biographie, liste des œuvres et riche bibliographie).
3 Turlotte M., « Les jardins des princes de Montbéliard », Bulletin et Mémoires de la Société d’émulation de Montbéliard, no 125, 2003, p. 25-44.
4 Cuisenier R., « Jehan Bauhin, médecin et botaniste montbéliardais, 1541-1612 », Bulletin de la Société d’émulation de Montbéliard, no 114, 1991, p. 214-363.
5 Bibliothèque d’étude et de conservation, Besançon : 53 361.
6 Cf. la notice sur « Gaspard Bauhin », dans Redier T. et Beaud-Gambier M.-J., Portraits singuliers. Hommes et femmes de savoirs dans l’Europe de la Renaissance, 1400-1650, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 174 et planche 50.
7 Jahan S., Les renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, Belin, 2004, p. 286.
8 In-4°, Basileae, Joannis Regis, 1671. Bibliothèque d’étude et de conservation, Besançon : 232 313. Cet exemplaire provient de l’ancienne bibliothèque publique de l’abbaye Saint-Vincent de Besançon.
9 Ebroduni = Yverdon, 1650-1651, en trois tomes, et le tome II en deux parties.
10 Le texte étant en latin, il s’agit donc ici d’une traduction parmi d’autres possibles.
11 Abbé Suchet, « La pomme de terre en Franche-Comté », Annuaire du Doubs et de la Franche-Comté pour 1870, Besançon, Jacquin, 1870, p. 176-195, ici p. 178.
12 Bibliothèque d’étude et de conservation, Besançon : 53 361 (figure dans le même recueil factice que le Pinax cité ci-dessus).
13 Enumeratio plantarum, publiée en 1596, cité par Roze E., Histoire de la pomme de terre traitée aux points de vue historique, biologique, pathologique, culturel et utilitaire, Paris, Rothschild, 1898 ; la dernière phrase est donnée par Cuisenier R., « Jehan Bauhin… », art. cit., p. 327.
14 Bibliothèque d’étude et de conservation, Besançon : 53 361 (figure dans le même recueil factice que le Pinax cité ci-dessus).
15 Delsalle P., Charles Quint et la Franche-Comté, portraits et lieux de mémoire, Besançon, Cêtre, 2008, p. 118, article « lèpre, lépreux, lépreuses ».
16 Toutes les références sur la pomme de terre en Franche-Comté, non reprises ici, se trouvent dans mon article : « Aux origines de la pomme de terre en Franche-Comté », dans Delsalle P., Demard J.-C., Joly C., Des belles en robe des champs s’exposent en Haute-Saône, Vesoul, Musées de Haute-Saône, 2003, p. 3-15.
17 Bibliothèque municipale de Dole : manuscrit 443.
18 J’ai donc eu tort de reprendre l’information : Delsalle P., Boire et manger en Franche-Comté, une histoire de l’alimentation, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2002, p. 75.
19 Recueil des édits, déclarations, lettres-patentes et arrêts du Conseil des rois Louis XIV et Louis XV, Besançon, Librairie Daclin, 1771-1778, 4 volumes.
20 Rousselle P., Robert Y. & Crosnier J.-C.(éd.), La pomme de terre, Paris, INRA, 1996.
21 J’ai bénéficié de l’érudition de Laurence Delobette, maître de conférences en histoire médiévale, que je remercie vivement.
Auteur
Maître de conférences en histoire moderne,
Université de Besançon.
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