Les origines sociales des officiers du bureau des finances de Tours (1577-1790)
p. 133-144
Texte intégral
1Si un terme pouvait résumer l’ensemble des appréciations des historiens sur les bureaux des finances, le mot déclin aurait probablement toutes les chances d’être retenu. Dans l’histoire de l’institution, l’intrusion dans les provinces des intendants de police, justice et finances à partir de 1634 et surtout de 1642-1643 constitue un moment-clé. En quelques années, les « commissaires départis » confisquent les principales prérogatives des bureaux en matière de répartition de l’impôt et les écartent partiellement de l’administration des ponts et chaussées et du domaine royal1. Les bureaux des finances, au nombre de 20 en 1587 (10 ans après leur création), de 26 en 1790, n’auront donc brillé qu’une soixantaine d’années. Au xviiie siècle, on les présente généralement comme totalement moribonds2, au point que seule la circonspection du pouvoir royal soucieux de ne pas s’attirer les foudres des milieux robins difficilement contrôlables et très revendicatifs expliquerait leur maintien.
2Les observateurs des xviie et xviiie siècles sont convaincus que la crise de l’institution a eu des répercussions sur le recrutement de ses membres. Pour le généalogiste Jean-Baptiste L’Hermite de Souliers, auteur d’un ouvrage sur la noblesse de Touraine publié en 1669 (soit une trentaine d’années après le début du « déclin »), il existe un contraste flagrant entre le bureau des finances de Tours des temps d’Henri III et celui de l’époque du Grand Roi3. Évoquant la carrière du trésorier de France Claude Cottereau, pourvu en 1577, il remarque qu’il acquit sa charge « dans un temps où, n’y en ayant encore que quatre en ce bureau, remplies de gens de qualité, elles estoient très-estimées » (l’emploi de l’imparfait n’est pas innocent). L’expression « gens de qualité » désigne naturellement la noblesse, à laquelle se rattache selon lui la famille Cottereau depuis le xive siècle (nous y reviendrons). Les manières de l’officier, remarque-t-il, n’avaient rien de commun avec celles des roturiers : « Il estoit homme de grande despense, et laquelle il croyoit nécessaire à un homme qui avoit du cœur et de la naissance. » Le sous-entendu est clair : sous le règne de Louis XIV, le bureau des finances n’est plus aussi bien fréquenté. Quant aux dernières années de l’Ancien Régime, est-il bien nécessaire de les évoquer ? La compagnie tourangelle, aux dires des rédacteurs du cahier de doléances de la ville de Tours, n’est plus qu’un repaire d’anciens commerçants aisés qui n’auraient qu’un but en tête, l’anoblissement4. Les conseillers du comte de Provence, prince apanagiste d’Anjou et du Maine (provinces comprises dans le ressort du bureau des finances de Tours), sont sur la même longueur d’ondes : « Quant aux personnes, estiment-ils à propos des trésoriers de France d’Alençon, le bureau des finances ressemble assez aux autres bureaux des finances du royaume, c’est-à-dire qu’il est composé de citoyens honnêtes, qui, après avoir exercé d’autres professions ou se destinant à n’en point exercer du tout, ont acheté des charges dans ce bureau pour avoir un état dans leur province et acquérir peu à peu la noblesse pour leurs descendants. »5 Bref, une société de gens oisifs issus d’horizons divers (et non du négoce exclusivement), mais tout de même assimilables à des « bourgeois ».
3Résumons : sur le plan institutionnel, une juridiction en totale perte de vitesse à partir de l’ère Mazarin-Colbert, au moment où le séjour des intendants dans les provinces devient permanent ; sur le plan social, un contraste saisissant entre une période de « grandeur », 1577-1653, où les officiers (aux origines flatteuses) ambitionneraient plus de servir l’État que d’accéder aux privilèges, et l’époque postérieure, marquée par un reflux nobiliaire et une pénétration massive des couches supérieures du troisième ordre (commerçants surtout) en quête d’anoblissement. Bien entendu, cette mutation sociale serait la conséquence directe du dépérissement des bureaux.
4Peut-on encore souscrire à cette vision des choses ? Sur le premier point, il nous semble que le tableau frisant souvent la caricature d’une institution en état de déliquescence avancé du règne personnel de Louis XIV à la Révolution mérite une sérieuse révision, mais une critique dans les règles de l’art n’est pas envisageable ici, faute de place6. Quant à la seconde question — un bouleversement sociologique s’est-il réellement produit ? —, nous tâcherons d’y apporter un début de réponse à travers le cas de Tours, en recourant aux méthodes classiques de la prosopographie7. Afin d’obtenir deux échantillons d’officiers de taille équivalente et ainsi de donner une plus grande validité aux statistiques, l’année 1700 a été choisie comme césure au lieu d’une date antérieure sans doute plus logique (1661 par exemple). Les grandes tendances, comme on va le voir, apparaissent cependant avec netteté et rien n’interdit un examen plus fin des phases d’évolution, même s’il faut pour cela mettre les statistiques de côté.
5Le tableau 1 confirme la thèse d’une désertion des lignages nobles du bureau des finances (44,2 % avant 1701, 14,8 % après), mais il faut y mettre un sérieux bémol : la compagnie n’a jamais été fréquentée à 100 % par des « gens de qualité » ni même à 50 %, y compris pendant sa « période de gloire ». Ainsi, sur les 17 familles représentées au bureau avant 1601, seulement 6 appartiennent au second ordre8, 8 sont roturières et une est en voie d’anoblissement9. Quant aux deux dernières (Prévost et du Faultray), impossible de se prononcer avec certitude, mais la condition roturière est assez probable, notamment dans le cas de Louis Prévost, issu d’une lignée d’orfèvres languedociens.
6Comment la noblesse des 51 lignages recensés a-t-elle été acquise ? Dans 33 cas, il est possible d’en déterminer le point de départ avec précision. L’anoblissement par charge de maire ou d’échevin (noblesse dite de « cloche ») revient le plus souvent avec 17 occurrences : l’hôtel de ville de Tours arrive en tête des organes assimilateurs (13 cas), suivi d’Angers (2), d’Angoulême et de Toulouse (1 chacun). 10 familles ont été anoblies par charge de secrétaire du roi, 5 par la voie des cours souveraines et seulement une par lettres patentes du roi, la famille Sainctot (1603), représentée au bureau par deux frères, fils d’un important traitant parisien récompensé par Henri IV à la fois pour services rendus à la monarchie et pour son activité de manufacturier10. Les 18 autres lignages se sont agrégés à la noblesse par le mode de vie (ou anoblissement « taisible »). Dans 7 de ces derniers cas, l’appartenance au second ordre n’est pas susceptible d’être remise en cause tant l’usurpation est ancienne, d’autant plus qu’une carrière militaire est souvent venue parachever le processus. Dans les 11 autres, la noblesse paraît beaucoup plus douteuse car la prise du titre d’écuyer est très récente. Chez les Dreux, par exemple, le grand-père du trésorier de France Pierre Dreux (reçu en 1712), Philippe, lieutenant général au siège royal de Chinon, déclare lors de la Recherche de 1666 n’avoir jamais pris la qualité d’écuyer11. Quelques années plus tard, le père du trésorier, prénommé Pierre comme son fils, a franchi le pas et s’intitule dans les actes notariés chinonais « écuyer, sieur de la Chancellerie ». Inutile d’insister sur la fragilité d’une noblesse aussi peu assurée. Si les Dreux ont apparemment réussi à passer à travers les mailles du filet, les Bigot et les Delucz, condamnés en 1697 par sentence de l’intendant de Tours12, ne peuvent en dire autant. Dans le premier cas, la prétention à la noblesse est très récente et dénuée de fondement, car lors de son mariage en 1639, le trésorier de France Louis Bigot est simplement présenté comme fils de Pierre Bigot, seigneur de Villecot. Dans le second cas, le grand-père du trésorier de France Louis Delucz, revêtu d’une charge de valet de chambre de Catherine de Médicis lui accordant les privilèges des commensaux du roi, a pris tout à fait légalement la qualité d’écuyer, toutefois « purement honorifique et de décoration », pour reprendre les termes de Necker13, autrement dit non transmissible. Lorsque quelques années plus tard le père du trésorier, Charles, président et lieutenant général au siège présidial de Tours, se proclame écuyer, il commet un abus, logiquement sanctionné à la fin du xviie siècle.
7Le caractère récent de l’intégration au second ordre n’est pas limité qu’à 11 lignages : pour 29 des 33 familles anoblies par charge ou cloche, l’agrégation est le fait du grand-père ou du père de l’officier, et même dans un cas de l’intéressé en personne (Henri de La Peyre, capitoul de Toulouse en 1716 puis trésorier de France en 1722). 40 des 51 lignages considérés (78 %) sont de noblesse nouvelle, parfois contestable ou mal considérée. Trois pères d’officiers issus de la cloche tourangelle ont ainsi jugé bon d’améliorer leur condition par l’achat d’une charge de secrétaire du roi14. L’idée d’un bureau des finances peuplé d’officiers issus de la vieille noblesse terrienne, que L’Hermite de Souliers tente d’accréditer au moyen de généalogies souvent manipulées15, est par conséquent à rejeter catégoriquement : une étude approfondie des sources authentiques prouve que les familles dont l’appartenance au second ordre est antérieure au xvie siècle ne sont qu’au nombre de trois, les Le Blanc, les Launay et les Viart (fin du xive siècle dans les trois cas). Quant aux Cottereau, si chers au généalogiste, ils sont loin d’être aussi anciennement nobles qu’il le prétend (non pas le xive siècle, mais le début du xvie siècle, par charge de secrétaire du roi ; leur plus lointain ancêtre connu est boucher à Blois16).
8Il n’en reste pas moins que la proportion de lignages nobles a sévèrement chuté d’un siècle à l’autre. Comment expliquer ce phénomène ? L’hypothèse d’une altération de l’image des bureaux des finances dans l’opinion est séduisante — et sans doute exacte en partie — mais n’explique pas tout. En effet, des officiers de bonne noblesse honorent toujours la compagnie tourangelle de leur présence au xviiie siècle (les trésoriers de France R. Legras, L.-A. et A.-J. Egrot du Lude, les trois premiers présidents Aubry...). Au bureau de Paris, le duc de Montmorency-Luxembourg, pair de France, occupe même la charge de chevalier d’honneur à la veille de la Révolution. Deux autres causes, nous semble-t-il, méritent davantage d’être mises en avant. Tout d’abord, la chasse aux faux nobles lancée par le pouvoir à partir du ministère Colbert (et poursuivie par la suite) a entraîné une forte diminution des effectifs de la noblesse à l’échelle nationale, chute dont les répercussions sont logiquement visibles à l’échelon tourangeau. Un second événement, la révocation du privilège d’anoblissement municipal en 1667 (touchant entre autres Tours, Angoulême et Angers), a eu des effets identiques : sur 17 lignages anoblis par cloche, seulement deux se sont hissés au bureau après 1700, les Aubry et les La Peyre. Il semble donc que la raréfaction des lignages nobles s’explique plus par des causes exogènes, liées à la politique du pouvoir royal vis-à-vis du second ordre, que purement endogènes, même si ces dernières ont pu jouer un rôle.
9L’étude des origines socioprofessionnelles des officiers vient-elle confirmer ces premières observations ? Commençons par la provenance géographique des officiers17. Plus de la moitié sont originaires de Touraine (57,4 %), essentiellement du chef-lieu de la généralité (51,6 % du corpus). L’Anjou et le Maine ont fourni 22,2 % des membres de la compagnie (respectivement 13,8 % et 8,4 %), les régions extérieures au ressort de la généralité 20,4 %, les Parisiens arrivant en tête avec 16 cas (7,1 %). Ces pourcentages évoluent fort peu du xviie au xviiie siècle. Le bureau des finances de Tours se présente comme un corps à l’assise locale prononcée, mais néanmoins ouvert aux élites des autres régions, puisqu’il a accueilli des officiers provenant d’horizons aussi divers que Lyon, Montpellier, Toulouse, Bayonne, Dieppe ou encore Château-Thierry. L’un de ces allogènes, Louis-François Chabert de Praille, né à Liège, était même un sujet autrichien naturalisé18. Autre caractéristique du groupe, son enracinement urbain : 90,5 % des officiers ont été baptisés dans une ville, mais les vrais citadins sont encore plus nombreux — 94,2 % — compte tenu des individus nés dans les paroisses périurbaines où leurs parents possèdent des biens. L’expression « patriciat urbain » est donc tout à fait appropriée dans le cas des officiers du bureau des finances de Tours.
10Les tableaux 2 et 3 regroupent les données collectées au sujet des professions ou états exercés par les pères et aïeux des officiers du bureau des finances de Tours. Ils montrent en premier lieu que, sur l’ensemble de la période, le monde de la robe est en position dominante, supériorité qui s’accroît d’une génération à l’autre (46,2 % des grands-pères, 55 % des pères). Inversement, la catégorie des marchands et entrepreneurs semble prendre davantage d’importance au fur et à mesure que l’on recule dans le passé (25,2 % des pères, 35,7 % des grands-pères). Les origines bourgeoises des officiers du bureau des finances ressortent encore mieux si l’on adjoint aux marchands et entrepreneurs les commerçants promus officiers et les maîtres de métier : 32,1 % des pères et 39,5 % des aïeux seraient alors issus du monde du négoce et des arts mécaniques (il faut souligner que les maîtres de métier sont totalement absents à la génération qui précède l’accès au bureau). Le pourcentage réel est en fait encore plus élevé, en particulier chez les grands-pères : en effet, sur 41 individus, la catégorie « Autres » comprend en effet 8 bourgeois et 24 sieurs ou seigneurs d’une quelconque terre, appellations qui désignent très souvent des commerçants retirés des affaires (chez les pères, ils sont respectivement 4 et 14). Le grand-père du trésorier de France Pierre Mathé constitue un bon exemple de ces individus qui cherchent à faire oublier un ancien métier peu reluisant à leur goût en se présentant comme d’honorables propriétaires fonciers vivant de leurs rentes : rien dans l’inventaire après décès de Pierre Mathé, sieur du Bouys (1641)19, ne rappelle sa première activité ; c’est à la lecture d’une appréciation (fort désobligeante) de l’intendant de Tours Colbert de Croissy sur son fils Charles Mathé, lieutenant général au présidial, que l’on apprend que ce dernier est « fils unique d’un marchand »20. La proportion des représentants du monde du commerce, voire, dans une bien moindre mesure, de l’artisanat, doit donc être revue à la hausse, jusqu’à 40 % environ chez les pères et sans doute 50 % chez les grands-pères. Le cas de Tours, précisons-le, n’est pas isolé : plus du quart des officiers du bureau des finances de Lille sont fils de commerçants (estimation-plancher), catégorie également bien représentée à Bordeaux, Montauban et Amiens21.
11On aimerait pouvoir étudier les lignages à l’échelle multi-séculaire pour savoir si, comme on le pressent, ceux-ci prennent bien racine dans le « peuple ». Le faible nombre de bisaïeux repérés dans les archives ne permet pas d’avancer des chiffres fiables22 ; tout juste dispose-t-on de quelques travaux généalogiques qui montrent qu’un certain nombre d’officiers issus de familles marchandes descendent d’artisans aisés : Charles Drouin a pour ancêtre un maître ouvrier en soie, Gaspard Varice un libraire, Michel-Jean-Baptiste Taschereau un maçon, Étienne-Jean Legris de la Gaudinière un charpentier23. Plusieurs représentants du monde des métiers parviennent même, on l’a vu, à s’immiscer parmi les grands-pères des membres de la compagnie (en très petit nombre, certes). L’ascension sociale a pour cadre la ville dans la plupart des cas, mais la promotion par la voie « rurale » est également possible, puisque trois officiers ont pour aïeux des fermiers de seigneuries24, comme le trésorier de France Gilles Douineau, petit-fils de Noël (t 1671), marchand et fermier du marquisat d’Ussé en Touraine25. Les offices seigneuriaux, en dehors des villes, constituent néanmoins un moyen plus sûr d’accéder à la notabilité : 5 pères ont détenu des charges seigneuriales et avant eux 8 grands-pères.
12Une bonne moitié des membres de la compagnie a des origines bourgeoises récentes. Il n’en reste pas moins que près de 60 % des pères d’officiers et 50 % des grands-pères n’ont pas fait carrière dans la marchandise ou l’entreprise, ce qui minimise les assertions des rédacteurs du cahier de doléances de Tours. Peut-être ceux-ci font-ils allusion à un phénomène récent d’« invasion » du bureau par des commerçants enrichis et leurs enfants ? Les exemples de pareils individus, au xviiie siècle (et spécialement dans la seconde moitié), ne manquent pas. Marchand fabricant en soie jusqu’à l’âge de 52 ans, Émery-Toussaint Letort délaisse son métier en 1755, « entendant dorénavant vivre bourgeoisement », déclare-t-il dans un acte officiel de renonciation, pour acheter aussitôt un office de trésorier de France moyennant 46 240 livres26. On peut admettre, à la suite des auteurs des cahiers, que la perte d’un tel élément fut préjudiciable à l’économie tourangelle, car Letort était effectivement très riche : doté de 37 000 livres lors de son mariage en 1724, auxquelles s’ajoutent les 21 000 livres apportées par sa femme, il hérite en 1753 de son père Émery, marchand fabricant, la somme de 43 401 livres 12 sols (soit le quart d’une fortune montant à 173 606 livres 8 sols)27 ; à sa mort en 1785, il possède 221 166 livres 12 sols rien qu’en biens mobiliers28. Autre illustration d’une fortune détournée du commerce, le cas Gohuau de Saint-Jean. En 1785, Gatien-Pierre Gohuau de Saint-Jean hérite de ses parents (dont il est fils unique) un patrimoine de plus de 440 000 livres, essentiellement constitué de billets à ordre, de lettres de change et de marchandises (21 321 livres en soieries de différents types)29, mais le jeune homme est davantage attiré par le mode de vie nobiliaire que par le dur métier de fabricant : déjà revêtu d’une charge de lieutenant de la grande louveterie du roi, il devient l’année suivante trésorier de France30 et le reste jusqu’à la Révolution. Il meurt en 1838, au terme d’une existence tranquille de propriétaire terrien31. On pourrait multiplier les exemples, mais seules les statistiques sont réellement parlantes. Elles mettent en évidence une remarquable progression, au sein des pères d’officiers, de la catégorie des marchands et entrepreneurs entre le xviie et le xviiie siècle (cf. tableau 2) : de 20,6 % à 42,3 %, soit un doublement32. Certes, la hausse n’est en réalité pas aussi spectaculaire qu’il y paraît, car plusieurs anciens commerçants, comme on l’a dit précédemment, se cachent au milieu des 14 pères d’officiers reçus avant 1701 qualifiés de bourgeois, sieurs ou seigneurs de tel ou tel lieu ; elle n’en demeure pas moins nette. Autre mouvement significatif, les fils d’officiers de bureaux des finances (de Tours pour la plupart) sont de plus en plus nombreux — 26,7 % des impétrants après 1700 contre 20,6 % avant —, signe que le désir d’accéder aux privilèges, parmi toutes les motivations envisageables, joue un rôle croissant. Toujours dans la catégorie des pères d’officiers appartenant au monde de la robe, plusieurs évolutions « qualitatives » sont décelables : entre les deux périodes considérées, le nombre de membres des cours souveraines chute de 11 à 2, celui des secrétaires du roi de 7 à 3, alors que le nombre d’officiers subalternes (greffiers, procureurs, huissiers...) progresse de 2 à 10, tendances que les contemporains ne pouvaient interpréter qu’en termes de décadence.
13On peut donc estimer que des trois avis sur la composition des bureaux des finances, ceux de L’Hermite de Souliers et des rédacteurs du cahier de doléances de Tours sont les plus contestables : si les mutations sociologiques qu’ils rapportent ont bien des accents de vérité, elles n’ont pas l’ampleur qu’ils leur prêtent. Les conseillers de Monsieur ont une opinion plus équilibrée, même s’ils grossissent le trait lorsqu’ils présentent l’anoblissement comme l’objectif essentiel des officiers (rappelons que deux générations d’officiers devaient se succéder, contrainte que peu de lignages ont pu ou souhaité respecter) : mieux vaut parler d’ambition d’accéder aux privilèges, privilèges qu’une éventuelle démission n’annihilait pas, à condition de se faire octroyer du roi des lettres d’honneur, formalité ne posant d’ordinaire guère de problèmes.
14Pourquoi tant d’exagérations chez le généalogiste et les auteurs des cahiers ? Ont-ils sciemment cherché à déconsidérer une compagnie ? Sans doute pas, malgré des arrière-pensées politiques évidentes dans le second cas. Plus vraisemblablement, n’ayant ni statistiques sous la main ni même le souci d’en d’établir, ils ont été frappés par quelques changements spectaculaires quoique d’ampleur très limitée, qui les ont conduits à bâtir des interprétations excessives. L’Hermite de Souliers paraît avoir été fortement impressionné par la disparition des familles de noblesse « immémoriale » du bureau des finances ; or, il est vrai que les trois représentants des lignages les plus anciens (xive siècle) ont tous été reçus dans la compagnie avant 160433. La noblesse de leurs successeurs, quand elle existe, est généralement beaucoup plus récente. Concernant l’« embourgeoisement » du bureau des finances, les rédacteurs des cahiers ont bien remarqué la percée des fils de marchands et entrepreneurs, visible à partir des années 1670 (3 ou 4 entrées par décennie, contre une ou 2 auparavant), bien qu’elle n’ait pas le caractère d’une ruée (le phénomène ne connaît d’ailleurs guère d’accélération au xviiie siècle), mais ils ont probablement été davantage surpris par deux évolutions plus subtiles : l’arrivée des fils de fabricants en soie et le fait que certains officiers issus du milieu marchand aient continué d’exercer leur métier, pourtant théoriquement peu compatible avec la condition robine.
15Sur le second point, déjà évoqué dans une précédente étude, on nous pardonnera de passer rapidement34. Précisons néanmoins que dès la fin du xviie siècle, quelques officiers commerçants de formation, et pas des moindres (les frères Rocher, premiers présidents l’un à la suite de l’autre), poursuivent parallèlement à leurs fonctions au bureau une carrière de négociant. Au siècle suivant, les archives notariales livrent suffisamment de noms pour que l’on puisse présenter la chose comme un usage courant : les trésoriers de France René Decop, Gilles Douineau, François Souchay, René-Joachim-François Testard des Bournais, François-Raphaël Delavau, les avocats du roi Louis Souchay et Charles-Pierre Moisant s’illustrent tous dans l’import-export de textiles (soieries, toiles de Bretagne, platilles) à l’échelle internationale (Antilles, Amérique du Sud via Cadix). Même ceux qui abandonnent leur profession comme Letort restent en contact étroit avec leur milieu d’origine en se muant en bailleurs de fonds des sociétés de commerce locales.
16Sur le premier point, il est indéniable que l’arrivée dans la compagnie de fils d’entrepreneurs de soieries, dont certains avaient eux-mêmes exercé ce métier, a constitué un choc. Car si la condition de marchand en gros ou négociant jouissait d’une certaine considération, ce n’était pas le cas de celle de marchand fabricant35, mal dégagée du monde des arts mécaniques : aucun fabricant, par exemple, ne fut jamais admis dans l’échevinage de Tours36. Le premier individu originaire de ce milieu reçu au bureau, le trésorier de France Jean-Armand Charpentier (1679), est un cas à part : son père (t 1664), marchand maître ouvrier en soie puis commerçant en gros, s’est employé à gommer les aspects déplaisants de sa biographie professionnelle en prenant rapidement la qualité de « sieur de la Fosse-Morin, bourgeois de Tours » ; de son côté, son fils, avocat en parlement en 1677, a suivi la formation d’un homme de robe, à l’instar de beaucoup de ses collègues du bureau des finances. Son profil social et son cursus n’avaient donc en apparence rien de scandaleux. En revanche, l’installation au bureau du second, Gatien Pinon (1702), constitue une petite révolution : fils d’un marchand maître ouvrier en soie, petit-fils d’un maître couvreur, marchand maître ouvrier en soie lui-même, tout en lui sent le parvenu, et ce n’est sans doute pas un hasard s’il achète un office de trésorier de France de nouvelle création (quel officier ou quelle famille de trésorier lui en aurait vendu un ?). Bien conscient de son « handicap » social, il adopte très vite un train de vie à la Monsieur Jourdain, consacrant de grosses sommes à l’embellissement de l’hôtel Babou de la Bourdaisière, place Foire-le-Roi, acheté en 169737, et à l’entretien de ses propriétés de Valmer et Vaumorin à Chançay (seigneuries acquises en 1703 et 1711)38. Après lui, d’autres entrepreneurs s’engouffrent dans la brèche (Jacques Orceau en 1713 et plus tard Antoine Girollet, Émery-Toussaint Letort, François Huault-Bellisle...), sans qu’on puisse pour autant parler de raz-de-marée.
17Le recrutement des officiers du bureau des finances de Tours n’a en définitive qu’assez peu évolué entre 1577 et 1790. Dès l’origine, l’institution est relativement ouverte aux enfants et surtout aux petits-enfants des chefs de file du commerce local ou parisien, comme en témoigne la présence d’individus comme Marc de Fortia, Arnoul de Nouveau ou Valleran Perrochel. Quelques évolutions spectaculaires bien que ne portant que sur un faible nombre d’individus, en partie dues à une baisse de prestige de la compagnie mais surtout à un ensemble de causes exogènes (parmi lesquelles il faudrait ajouter la perte par Tours de son statut de capitale en 1594 et l’émigration vers Paris et la cour des grandes familles nobles tourangelles qui en fut la conséquence), ont conduit certains observateurs à brosser un tableau caricatural de la situation sociale du bureau des finances, qu’il était utile de nuancer. Reste à présent à élargir cette étude aux autres juridictions du royaumes.
Notes de bas de page
1 M. MARION, Dictionnaire des institutions de la France aux xviie et xviiie siècles, Paris, Picard, 1923 ; M. BORDES, L’administration provinciale et municipale en France au xviiie siècle, Paris, CDU-SEDES, 1972.
2 Selon Joël Félix, les bureaux des finances « ne formaient plus en 1789 qu’une vaine institution, vidée de la plupart de ses anciens pouvoirs, et dont l’inutilité était reconnue par tous » : J. FÉLIX, Économie et finances sous l’Ancien Régime. Guide du chercheur, 1523-1789, Paris, CHEFF, 1994, p. 303.
3 J.-B. L’HERMITE DE SOULIERS, Inventaire de l’histoire généalogique de la noblesse de Touraine et pays circonvoisins, Paris, Alliot, 1669, p. 485.
4 Cahiers de doléances de la région Centre, Indre-et-Loire, publiés par D. JEANSON, t. 3, Tours, 1991, p. 455-456. Les offices supérieurs des bureaux des finances — au nombre de 31 à Tours en 1790 — confèrent une noblesse graduelle (deux générations d’officiers sont nécessaires).
5 A.N., R5 216, f. 68 v° : délibération du Conseil de Monsieur, 17/12/1775.
6 Nous nous permettons de renvoyer à la première partie de notre thèse en préparation sur les officiers du bureau des finances de Tours.
7 Le fichier d’état civil ancien des archives municipales de Tours fut un instrument de travail incontournable, associé aux minutiers tourangeaux, angevins et manceaux. Pour les familles extérieures à la région, nous avons recouru au Cabinet des Titres de la Bibliothèque nationale, en privilégiant la sous-série « Pièces originales », par définition la plus crédible.
8 Les familles Cottereau, Gilles, Le Blanc, Mandat, Mesnager et Viart.
9 Celle de Marc de Fortia, fils d’un président de la chambre des comptes de Bretagne.
10 F. BAYARD, Le monde des financiers au xviie siècle, Paris, Flammarion, 1988, p. 355-356.
11 Recherche de la noblesse dans la généralité de Tours en 1666. Procès-verbaux de comparution, publiés par E.-L. CHAMBOIS et P. de FARCY, Mamers, 1895, p. 273.
12 A.D. Indre-et-Loire, 1J/978, Maintenue de noblesse faite par l’intendant Hué de Miromesnil pour la généralité de Tours, f. 2 (sauf indication contraire, toutes les références citées concernent le dépôt d’Indre-et-Loire).
13 F. CAILLOU, « Commerçants tourangeaux anoblis par charge au Siècle des lumières », dans Regards sur les sociétés modernes, xvie-xviiie siècle. Mélanges offerts à Claude Petitfrère, Tours, Centre d’Histoire de la Ville moderne et contemporaine, 1997, p. 345-355.
14 Léonor Aubry, Galliot Mandat et Michel Taschereau. Il faut préciser qu’à Tours, la noblesse de cloche n’a pas droit au partage noble. Le père du trésorier de France Etienne Pallu, fils d’un maire de Tours, va même jusqu’à déclarer en 1666 qu’il n’a jamais pris la qualité d’écuyer par égards pour les gentilshommes portant les armes : A.-C. PALLU DE LESSERT, Essai sur h famille Pallu, fasc. 2, Paris, A. Pedone, 1907, p. 31-32.
15 Ou même carrément fausses dans le cas des Bouet, anoblis en la personne du trésorier de France Charles Bouet, nommé échevin de Tours en 1589 (et donc roturier à son entrée au bureau en 1587).
16 B. CHEVALIER, Tours, ville royale (1356-1520). Origine et développement d’une capitale à la fin du Moyen Âge, Louvain-Paris, Vander/Nauwelaerts, 1975, p. 477.
17 Cette étude combine deux types d’information : les paroisses de baptême et les adresses des parents.
18 Sa famille n’était cependant pas totalement étrangère à la Touraine, car son grand-père Sébastien Chabert fut échevin de Tours.
19 3E 2/75 (notaire Portays) : inventaire après décès du 15/5/1641.
20 C. COLBERT DE CROISSY, Rapport au roi sur la province de Touraine, publié par C. de SOURDEVAL, Tours, Marne, 1863, p. 46-47.
21 P. ROSSET, Les officiers du bureau des finances de Lille (1691-1790), Genève-Paris, Droz, 1991, p. 66 ; M. FIGEAC, « Être trésorier de France à Bordeaux au xviiie siècle : une simple sinécure ou un tremplin sur les chemins de l’ascension sociale ? », dans Les officiers « moyens » à l’époque moderne. France, Angleterre, Espagne, Limoges, PULIM, 1998, p. 233-246 ; V. BROUSSELLE-BASQUES, « Le bureau des finances de Montauban et ses officiers (1635-1790) », Études et documents, t. VII, Paris, CHEFF, 1995, p. 53-81 ; P. DEYON, Amiens, capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au 17e siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1967, p. 552.
22 Notons tout de même que 39,4 % des 66 bisaïeux sont marchands ou entrepreneurs, robins excommerçants ou artisans.
23 B. CHEVALIER, Tours, ville royale..., op. cit., p. 359 ; Y. CHASSIN DU GUERNY, Une famille tourangelle, xvie-xixe siècle : les Taschereau. Essai généalogique, Tours, Centre généalogique de Touraine, s. d. (2e éd.), p. 3 ; B. MAYAUD, Recueils de généalogies angevines, Nantes, 1985, vol. 5 (Varice) ; 1991, vol. 11 (Legris).
24 Classés parmi les marchands et entrepreneurs dans les tableaux 2 et 3.
25 L. de GRANDMAISON, Inventaire sommaire des archives départementales d’Indre-et-Loire antérieures à 1790, série E supplément, t. 1, Tours, Arrault et C’, 1906, p. 98. 3E 17/609 (notaire Guérin) : inventaire après décès d’Anne Péan, veuve de Noël Douineau, 1/7/1711.
26 3E 8 (notaire Gervaize l’aîné) : renonciation à la communauté des fabricants du 14/4/1755 et vente d’office du 15/4.
27 3E 4/111 (notaire Gaudin) : contrat de mariage du 10/1/1724 (la dot du mari est de 27 000 livres, mais ses parents lui en versent 10 000 de plus quelque temps plus tard). 3E 8 (notaire Gervaize l’aîné) : partage du 12/7/1753. Compte tenu des « avancements » concédés à ses enfants, il était en fait à la tête de 294 606 livres 8 sols.
28 Contrôle des actes de Tours, 2C 3 101, vol. 288, f. 31 r°.
29 3E 6/232 (notaire Archambault de Beaune) : inventaire après décès de Marthe Champoiseau, veuve de Gatien-Martin Gohuau de Saint-Jean, marchand fabricant, 19/8/1785 (les immeubles ne sont pas compris).
30 AN, V1 528, pièce 487.
31 Centre des Archives Contemporaines d’Indre-et-Loire, microfilm Langeais, NMD 1833-1842 (1838, décès, n° 60).
32 En additionnant marchands et entrepreneurs « pur jus » aux commerçants promus officiers.
33 J. Le Blanc avant 1576, J. Viart en 1588 et D. de Launay en 1603. On peut leur adjoindre C. Cottereau, que L’Hermite de Souliers considérait comme issu d’un vieux lignage chevaleresque.
34 F. CAILLOU, « Commerçants tourangeaux anoblis par charge au Siècle des lumières », op. cit., p. 345-355.
35 Terme en usage au xviiie siècle. L’équivalent, au xviie siècle, est marchand maître ouvrier en soie.
36 C. PETITFRÈRE, « Les officiers dans le corps de ville de Tours aux xviie et xviiie siècles », dans Les officiers « moyens » à l’époque moderne..., op. cit., p. 121-138.
37 L.-A. BOSSEBŒUF, « Les maisons historiques de Tours. Hôtel de l’argentier du roi François Ier ou de Philibert Babou », Bulletin de la Société Archéologique de Touraine, t.19,1913-1914, p. 479-520.
38 L’ensemble est vendu en 1736 par ses héritiers moyennant 125 000 livres : fonds de Pitteurs, 12J/11 et 12J/14. A. MONTOUX, Vieux logis de Touraine, t. 4, Chambray-lès-Tours, CLD, 1979, p. 21-30.
Auteur
Lycée Marc Chagall, Reims
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