Les oligarchies municipales en France sous l’Ancien Régime : réflexion méthodologique sur l’analyse historique de leur reproduction à partir de l’exemple de Nantes
p. 95-112
Texte intégral
1Évoluant dans une culture politique aristocratique où l’unanimité communautaire, toujours jugée indispensable comme référence théorique, ne pouvait être correctement exprimée que par la voix de la « plus saine et maire partie des nobles, bourgeois, manants et habitants », la distribution sociale du pouvoir municipal dans la ville d’Ancien Régime a progressivement obéi à une logique d’oligarchisation confortée par l’accroissement du fossé culturel entre l’élite et le peuple du xvie au xviiie siècle1. Nul ne songe à nier le processus de fermeture qui caractérise, avec de sérieux décalages chronologiques et une gradation assez variée, le fonctionnement des échevinages français des Temps modernes2.
2Les interrogations surgissent lorsqu’il s agit de qualifier cette élite sociale qui gravite autour du pouvoir politique urbain. Une solide tradition historiographique la perçoit généralement comme un groupe très fermé dans lequel des alliances matrimoniales répétées et croisées finissent par constituer un ensemble inextricable de lignées toutes en relation de parenté3, position justifiant souvent l’utilisation du terme « caste municipale ». Outre que ce jugement ne s’appuie jamais sur une étude approfondie de l’ensemble des familles mais uniquement sur quelques-unes érigées autoritairement comme exemplaires, des appréciations contradictoires ont pu être portées sur la même ville4. Face à cette vulgate, des thèses récentes5 ont proposé une autre vision du groupe social à la tête des affaires urbaines dans les grandes villes en insistant au contraire sur l’importante rotation des familles à l’intérieur des corps de ville, tout en distinguant bien sûr les météores à l’influence ponctuelle et le noyau central au poids politique durable.
3Ces enquêtes sur les villes de la frontière Nord, sur Marseille et sur Nantes n’ont envisagé, uniquement ou principalement, que la réalité des familles patronymiques. Il est donc légitime de s’interroger sur la qualité de leurs conclusions par insuffisance de prise en compte des réseaux de parenté constitués autour des alliances matrimoniales. Aussi, cet article se fixe-t-il comme objectif d’explorer cette question de la structuration du noyau central de l’oligarchie échevinale en prenant comme base d’analyse les réalités nantaises, à partir des réflexions déjà livrées. Au-delà de l’étude de cas, il s’agit bien entendu de proposer une méthodologie applicable à toutes les villes de France.
La réalité dynastique
4Dans les villes françaises des Temps modernes, le mandat du maire obéit le plus souvent à la règle de l’annalité, avant que le xviiie siècle ne le porte à deux ou trois ans, tandis que celui des échevins est habituellement fixé dès le début à deux ou trois ans. Ce passage furtif au bureau de ville est corrigé par l’habitude prise de prolonger les maires et, plus rarement, d’enchaîner les différentes fonctions. La politique des offices municipaux, lancée par la monarchie à partir de 1690, introduit des durées de gestion totalement inconnues auparavant, même si les corps de ville essaient souvent de racheter ces offices pour préserver leurs privilèges électoraux. Si l’addition de toutes ces nouvelles pratiques donne ainsi au xviiie siècle une coloration spécifique par le maintien en poste de certains notables sur des mandats nettement plus longs, la principale caractéristique du pouvoir municipal d’Ancien Régime reste toutefois la brièveté des exercices.
5L’approche de la notion socio-politique de dynastie municipale ne doit pas perdre de vue ces données structurelles, faute de quoi elle risque de dévier vers un discours inadapté, trop influencé par une vision liée aux réalités électorales des xixe et xxe siècles, incapable de caractériser le rapport de l’oligarchie au pouvoir politique urbain des Temps modernes. La rapidité des passages à l’intérieur du bureau de ville commande de ne pas choisir un seuil trop bas pour cerner l’importance relative du phénomène dynastique.
6L’exemple de la ville de Nantes permet de concrétiser cette mesure. Pour le xviie siècle, deux parents proches totalisent au mieux six ans s’ils ont été échevins ou simplement quatre s’ils ont été maires. Que peut bien représenter en terme d’influence durable une telle occupation du bureau de ville ? Il nous semble que pour toutes les villes de même type institutionnel l’acception la plus élémentaire ne doit pas descendre au-dessous de trois parents (de six à neuf ans de travail) et plutôt en englober quatre (de huit à douze ans en responsabilité)6. À partir de cette définition, la répartition des 571 familles municipales nantaises (1565-1789) dessine une pyramide à quatre étages avec une pointe de onze véritables dynasties, appuyée sur un second niveau de 25 dynasties inférieures, lui-même posé sur une troisième strate intermédiaire de 86 familles à deux membres et sur une large base de 267 individus.
7Cette approche globale indique que si le fait familial caractérise la distribution sociale du pouvoir municipal à Nantes, il ne le fait pas de manière écrasante (53,23 %). La présence dynastique, saisie dans sa définition la plus étroite et significative, englobe 10 % des édiles. Ce résultat est à rapprocher des données recueillies pour Marseille où 52 % des 342 familles concernées par les trois offices majeurs de consul, assesseur et trésorier ne sont citées qu’une fois tandis que 6,7 % d’entre elles sont présentes sur toute la période allant de 1492 à 16607.
8Cette première mesure ne saurait suffire à cerner le phénomène dynastique puisqu’il n’a été question que de regroupement de mêmes patronymes, donc de parenté directe par le sang, sans prise en compte de la diversification apportée par les alliances. Avant de se lancer dans cette reconstitution complexe exigeant une documentation énorme, quelques réflexes de prudence s’imposent pour éviter de s’enliser dans un marais conceptuel, tant les exemples d’enchaînement d’alliances matrimoniales et de croisement de parentèles peuvent sembler dessiner un ensemble inextricable, d’où la tentation de conclure à la caste municipale.
9Qu’est-ce qu’une dynastie municipale ? Il nous semble que ce terme doit être réservé à un groupe centré sur une lignée illustrant un patronyme, servant de tronc central sur lequel viennent se rattacher directement des rameaux secondaires après mariage. Seule cette permanence dans le temps d’un lignage dominant fournit la cohérence indispensable pour atteindre la réalité dynastique. Pour entrer dans ce type de parentèle, il faut appartenir à une famille directement attachée à celle qui constitue la colonne vertébrale de ce corps socio-politique. Les familles alliées aux familles alliées au lignage central sont donc exclues de cette seconde approche parce que la substance dynastique ne souffre pas de liens intermédiaires. Cette précaution méthodologique paraît indispensable pour respecter la forte polarisation qui doit rester au centre de l’effet dynastique.
10Dans ces conditions, observons les résultats obtenus dans l’analyse de l’oligarchie nantaise intéressée par la fonction de maire de 1565 à 1692. En respectant les critères énoncés, nous ne pouvons retenir que quatre dynasties municipales. En ne prenant que le seul critère du nombre de leurs membres, ce sont les ensembles formés autour des lignées Poullain, Charette, Harouys et Bidé.
11Au sens strict, la dynastie Poullain est formée de douze membres de l’échevinage, puisque le premier a occupé le poste de trésorier du conseil des bourgeois, structure traditionnelle existant avant la création de l’échevinage par le roi François II, et que le dernier a simplement été sélectionné par l’assemblée électorale, sans être retenu par le pouvoir royal. Parmi ces douze notables, qui totalisent en fait seize mandats grâce à certaines promotions d’échevin au poste de maire, les Poullain en comptent sept, avec dix mandats8. La durée d’influence est un peu plus que séculaire, de la fin du règne de François Ier au tout début du règne personnel de Louis XIV, mais surtout centrée sur le dernier tiers du xvie siècle sur lequel se concentrent huit édiles sur douze (quatre Poullain, quatre alliés), dont deux seulement sont parvenus jusqu’au poste de maire.
12L’émergence de cette dynastie est intimement liée aux conditions historiques de la création de la mairie de Nantes, voulue et imposée par l’élite négociante à la robe nantaise très hostile à la transformation de l’ancien conseil des bourgeois, capable de bloquer pendant cinq ans toute application des lettres patentes royales. L’importance de l’investissement municipal du principal clan familial marchand nantais, très lié aux grandes familles d’origine castillane en pleine intégration à l’élite urbaine, apparaît ainsi en pleine lumière. Avec le xviie siècle, le lignage se sépare en trois branches dont deux restent dans l’orbite municipale en respectant la dénivellation de prestige entre la fonction de maire et d’échevin. Ces dernières ont bénéficié de la puissance de protection des Poullain de Gesvres, qui tiennent la trésorerie des États de Bretagne pendant la première moitié du xviie siècle.
13La dynastie Charette a joui d’un impact sensiblement plus fort parce qu’elle est plus concentrée sur la famille souche et qu’elle contrôle surtout le poste de maire. Telle qu’elle est présentée, elle se compose de douze notables dont dix seulement ont réellement dirigé le bureau de ville. Julien Charette, chef du parti royal pendant la Ligue, n’a été privé de cet honneur que par son décès survenu en 1600 et la nécessité politique pour Henri IV de récompenser prioritairement d’autres loyaux serviteurs. Louis IV Charette escomptait bien devenir maire après la suppression de l’office (1693-1715), mais a été écarté volontairement par l’intendant de Bretagne pour état d’esprit contestataire.
14L’adjonction des deux premiers notables peut surprendre puisque ce sont des promotions qui précèdent celles des Charette. Si le succès de Julien Laurens doit tout à la protection de cette famille, celui de Claude Brossard, très antérieur, est a priori moins évident à intégrer. Nous nous fondons ici sur les liens de parrainage très puissants unissant les trois familles dans les années 1580 et sur le fait que l’arrivée de Brossard représente la première accession d’un officier du Présidial à la direction du bureau de ville après presque vingt ans d’opposition entre les deux institutions. Cette désignation, qui préfigure le fort contrôle exercé par la cour de sénéchaussée et présidial sur le poste de maire au xviie siècle, peut être ainsi inscrite au bénéfice des Charette qui tiennent déjà les charges d’alloué-lieutenant général et de prévôt, avant de saisir celle de sénéchal en 1586.
15La dynastie Charette, appuyée sur le poste de premier juge royal de Nantes, s’est aussi assurée une forte présence à la tête de la municipalité pendant les trois quarts du xviie siècle. Cela coïncide avec la phase historique de la domination des gens de justice sur l’échevinage et correspond aussi à une époque où la plus ancienne noblesse ne dédaigne pas de concourir à la direction du corps de ville.
16La dynastie Harouys est de même type que celle des Charette, avec comme nuances une moindre importance quantitative, une plus grande diversité dans les offices exercés et un léger décalage chronologique lui conférant une antériorité qui centre son action sur le dernier tiers du xvie siècle et le premier tiers du xviie siècle, c’est-à-dire dans une phase de transition politique fondamentale pour la monarchie française.
17La dynastie Bidé est très enracinée dans le Présidial et centrée sur le xviie siècle, avec un profil d’élévation sociale. Pour tout cela, elle est très caractéristique de la vie municipale nantaise du xviie siècle marquée par le quasi monopole des officiers de justice sur le poste de maire et la nette domination des gens de justice sur l’échevinage jusqu’en 1640. Avec le poste d’alloué et lieutenant général, les Bidé se tiennent proches des Charette qui contrôlent la charge de sénéchal.
18Jusqu’où faire aller le modèle dynastique ? Il est sans doute possible d’admettre que des parents proches des alliés directs, appartenant à la famille de sang, puissent être placés dans la mouvance de la lignée centrale, même si leur rattachement passe par un intermédiaire. L’exemple de cette reconstitution pour la dynastie Poullain montre l’ampleur du réseau dynastique ainsi formé. Autour du lignage central vient le premier cercle des alliés directs, lui-même entouré du deuxième cercle de leurs parents, alliés indirects des Poullain.
19Cette extension maximale de la dynastie ne modifie pas l’orientation fondamentale déjà dégagée : un réseau d’influence marchand, centré sur le dernier tiers du xvie siècle, avec un profil politique nettement ligueur pendant la grande crise.
Les parentèles élargies
20En observant de très près toutes les alliances passées par les familles de maire de Nantes des xvie et xviie siècles, d’autres systèmes de relation basés sur la parenté finissent par émerger. Il nous semble suggestif de dégager deux types, selon que la transmission d’influence s’opère de façon verticale à travers une chaîne de familles en suivant les générations ou selon qu’il s’agisse plutôt d’un échange horizontal de services entre familles reliées les unes aux autres sur une même génération. Là encore, il ne faut pas perdre de vue que ces réseaux d’influence reconstitués par le travail de l’historien ne sont que des cadres favorables dans lesquels peut s’exprimer une solidarité traduisible en terme de pouvoir urbain, hypothèse qui n’est ni automatique, ni régulière. En termes d’influence politique, il convient d’éviter une interprétation mécanique systématique par la parenté car les sentiments d’indifférence ou surtout les oppositions existent naturellement au sein des lignages9.
21En grossissant les traits, la période de la Ligue montre bien comment un système de parenté peut masquer des divergences profondes lorsque les choix idéologiques divisent les lignées de l’intérieur. En temps plus ordinaire, il n’est pas évident que les cousins de branches parallèles entretiennent un esprit clanique sur la base de rapports soutenus de solidarité familiale. Par principe méthodologique, l’historien ne doit pas considérer que relation de parenté équivaut à échange de protection politique au niveau urbain, même si cette forme de distribution de l’influence s’observe très souvent. Un des moyens les plus aisés de vérification, en dehors des témoignages épistolaires et mémoriaux illustrant les liens entre les personnes, restent les échanges de parrains et marraines livrés par les registres paroissiaux. Si la source n’indique pas la profondeur des sentiments, elle pousse à la plus élémentaire prudence. La fréquence des échanges ne peut témoigner que d’une réelle intimité ; leur absence totale d’une froideur ou d’une indifférence laissant peu augurer un actif soutien politique.
Les systèmes de filiation verticale
22À la différence de la dynastie, ce système de parenté n’est pas centré sur une famille servant de tronc duquel se détachent plusieurs branches, mais établit une chaîne entre des familles variées. Les alliances matrimoniales jouant un rôle essentiel dans la prolongation de la filiation parentale, les familles de fin de réseau ne sont plus les mêmes que celles du début, et ce d’autant plus que cette association se prolonge sur un grand nombre de générations. Une enquête très fine dans les généalogies des familles des maires de Nantes nous a permis de dégager quelques exemples d’ampleur inégale.
23Voici deux exemples de filiation sur trois ou quatre générations regroupant des familles unies dans un fort engagement ligueur derrière le duc de Mercœur de 1589 à 1598. Les échanges de parrains et marraines confirment tout à fait cet état d’esprit ultra-catholique.
24Le troisième exemple (cf. tableau 8) permet de comparer avec la plus vaste ramification dégagée sous l’Ancien Régime. La différence essentielle réside moins dans la durée (surtout quatre générations, à peine une cinquième) que dans le nombre nettement plus imposant de familles et d’édiles concernés. Au niveau d’une connotation idéologique, une orientation « politique » justifiant le loyalisme à Henri IV pendant la grande crise semble le dénominateur commun.
Les réseaux horizontaux
25Certaines promotions au poste de maire semblent avoir bénéficié de protections issues d’un enchaînement d’alliances familiales situées essentiellement sur la même génération, sans que cette solidarité ne dépasse vraiment ce niveau et sans qu’il soit possible d’inscrire toutes les familles ensemble dans un réseau vertical du type précédent.
26Le schéma présenté cherche à illustrer la complexité des logiques de fonctionnement dans les réseaux de parenté tournant autour du bureau de ville. L’attention est d’abord attirée par la succession de trois maires liés par un cousinage plus ou moins proche de leurs épouses entre 1648-1652, auxquels se rajoute Christophe Juchault, époux de Jeanne Goullet, maire de 1642 à 1644. Cette impression d’une transmission par cooptation dans cette chaîne de parenté montre aussi comment ce type de structuration horizontale joue le rôle de point de jonction entre les autres grands types verticaux puisqu’ici se noue le contact entre les dynasties Charette et Bidé et la filiation Boux déjà étudiées. L’ascendance des Ménardeau est présentée pour mieux rappeler la complexité des circuits de distribution des rôles dans ces réseaux de parenté, et donc inviter l’historien à se méfier d’une logique trop primaire dans une première analyse de surface. Alors que la branche aînée noue ses alliances avec de grandes familles municipales, c’est un membre de la branche cadette, non concernée par cette stratégie, qui devient maire en 1627.
27L’exemple donné met à jour une logique de parenté a priori assez efficace dans les années 1680, tout en pointant aussi les risques de méprise dans l’interprétation. Si la succession Cassard-Noblet est celle de deux beaux-frères, peut-on la placer sous la protection de la dynastie Bidé, par l’intermédiaire des Mesnard ? Cette évocation renvoie à une alliance distante de près d’un demi-siècle dont le pouvoir sentimental s’est sans doute émoussé, surtout que ce premier mariage de Claude I Bidé a très vite été rompu par la mort de Françoise I Mesnard. De même, l’accession de Louis Mesnard au poste de maire en 1682 ne saurait être trop vite rapportée à la protection des Bidé, son second mariage, lien le plus lisible, n’ayant eu lieu qu’après sa sortie de charge. Comme dans bien des cas dans nos observations, on peut même renverser le raisonnement et se demander si ce n’est pas son accession à la tête du bureau de ville qui a favorisé cette union.
Systèmes de parenté et poste de maire à Nantes au xviie siècle
28Que pèsent tous ces types de réseaux de parenté dans le contrôle du pouvoir municipal ? Pour éclairer cette réalité, nous avons tenté cette mesure pour le poste de maire de Nantes entre 1598 et 1692.
29Plusieurs leçons se dégagent de cette répartition. Les notables non insérés, avant leur élection à la tête du corps de ville, dans un système de parenté déjà bien engagé dans la vie municipale, ne forment que moins d’un cinquième de l’effectif. Les réseaux majeurs, correspondant aux cinq premiers du tableau, contrôlent 26 premiers magistrats, soit un peu plus de la moitié (55,3 %). Les autres (25,5 %) viennent de réseaux plus limités ou même d’une seule famille comme les Blanchard. Cet exemple nantais permet de caractériser le comportement de l’oligarchie municipale dans la distribution du poste de maire : domination très forte de l’influence familiale, importance majeure des grands réseaux qui ne sont pas tous des dynasties, mais sans impérialisme écrasant, émergence possible de nouveaux notables encore mal encadrés. Ce type de distribution sociale du pouvoir urbain disqualifie donc le concept de « caste municipale » car il témoigne plutôt de l’existence d’une « classe politique » en recomposition permanente par entrées et sorties.
À la recherche du noyau dur
30Dans notre thèse sur Nantes au xviie siècle, nous avons tenté de mieux cerner le noyau central de l’oligarchie municipale à partir de deux approches complémentaires prenant en compte l’importance de l’ensemble des fonctions exercées et la densité de présence dans la vie municipale. Cette recherche n’avait pu retenir comme base que les familles patronymiques. Il convient donc maintenant d’observer les écarts que l’introduction de réseaux de parenté peut apporter.
Classement selon les fonctions exercées
31Cette hiérarchie ne repose pas seulement sur le nombre d’édiles, mais sur le total des mandats effectués par ces élus. Un échevin, appelé ensuite comme syndic et promu plus tard comme maire apporte ainsi trois citations. Les charges de miseur, contrôleur ou greffier sont intégrées par souci d’exhaustivité, mais elles ne concernent pas les familles dont nous parlons, sauf celle de miseur au temps du conseil des bourgeois avant 1565.
32Un classement ne retenant que le chiffre de fonctions exercées ne saurait suffire puisqu’il est impossible de considérer toutes les fonctions municipales comme d’égale importance. Si la supériorité du maire est évidente, la discussion est ouverte sur la comparaison entre les échevins et le procureur du roi syndic qui joue un rôle majeur dans le travail du corps de ville par sa meilleure connaissance des dossiers. Donnant priorité à la nature politique des fonctions, nous avons ainsi retenu les coefficients quatre pour la fonction de maire, deux pour celle d’échevin car elle donne le droit de vote et un pour celles de syndic et miseur car elles excluent du droit de délibération, en limitant les interventions à la participation au débat préalable.
33Cette première interprétation, fondée sur l’addition des fonctions politiques dans un réseau de parenté, divise le noyau central en deux niveaux. Trois systèmes de parenté s’imposent nettement comme éléments structurants fondamentaux de la vie municipale nantaise. Si les deux grandes dynasties doivent céder le premier rang à une filiation de familles, n’oublions pas que leur cohésion beaucoup plus solide autour d’une lignée tronc leur a offert un impact politique beaucoup plus fort dans la vie publique nantaise.
Classement par densité de présence
34Cette notion de densité de présence répond au désir de fournir un instrument de mesure le plus significatif possible pour saisir l’impact politique d’un réseau de parenté dans la vie municipale d’Ancien Régime. Le principe consiste à mettre en rapport le temps maximal pendant lequel les membres du réseau se sont sentis concernés par la participation à la gestion urbaine (phase échevinale) et le temps pendant lesquels ces édiles ont siégé au bureau de ville comme maires ou échevins (temps échevinal). L’effet recherché consiste dans la valorisation des réseaux qui concentrent leurs représentants dans une phase historique courte, car la marque de leur influence sur la politique municipale n’en a été que plus impressionnante pour le corps politique. Plus ce rapport est élevé, plus ils font figure de groupe de pression efficace.
35La simple prise en compte des durées d’exercice défavorise les familles de maires, puisque ceux-ci ont généralement un mandat plus court que celui des échevins. Elle n’est donc pas entièrement satisfaisante pour notre propos. Pour approcher au mieux la réalité sociale de la distribution du pouvoir municipal, nous proposons d’affecter à ces durées de présence les coefficients de fonction déjà utilisés dans le premier classement. Le tableau suivant juxtapose les deux résultats observables pour les principaux réseaux de parenté nantais dégagés dans cette étude.
36La confrontation des deux types de calcul met au net deux hiérarchies sensiblement différentes, dans l’ordre général des familles comme dans les écarts séparant ces dernières. Les exemples des Charette et des Harouys montrent combien la première mesure pénalise excessivement les familles où les maires sont prédominants.
37La comparaison du premier classement par fonction avec cette seconde ventilation par densité souligne une assez grande ressemblance assimilable à la structure fondamentale, avec toutefois quelques nuances significatives. Le noyau central de l’oligarchie municipale nantaise paraît bien constitué de deux niveaux différents, même si le critère de densité atténue le décalage en mettant en scène une distribution plus régulière. Celle-ci nous semble d’ailleurs plus significative car elle provient d’un positionnement différent des Harouys dont l’impact politique, tel que nous le connaissons par ailleurs, correspond mieux à la seconde appréciation.
38Dans le groupe supérieur des trois grands réseaux, la convergence des résultats est saisissante, la légère inversion concernant les Charette et les Poullain pouvant être discutée puisqu’incluant pour les seconds une responsabilité du conseil des bourgeois, structure en place avant la création du corps de ville. Dans le groupe inférieur des trois réseaux secondaires, la promotion du groupe André La Tullaye résulte du raccourcissement de la phase échevinale. En ce sens, elle valide la démarche suivie en valorisant mieux l’impact du réseau. Soulignons à ce propos la forte convergence de tous ces grands réseaux pour une durée d’intérêt grossièrement séculaire dans les responsabilités municipales. Sur les sept exemples analysés, cinq s’inscrivent dans la fourchette 94-115 ans alors que deux seulement se contentent de 63 ou 64 ans.
Conclusion
39Au terme de cette enquête, quelles sont les principales suggestions pour l’avancée de la recherche dans la connaissance des patriciats municipaux des Temps modernes ? Deux axes paraissent prioritaires : faire émerger les divers systèmes de parenté et à partir de là dégager le noyau central de l’oligarchie10.
40Il est essentiel de fixer d’abord les normes d’une typologie des réseaux de parenté capables de constituer des groupes de pression et de placer des notables dans le corps de ville. Il nous semble ainsi nécessaire de distinguer les dynasties et les parentèles. La dynastie reste centrée sur une famille patronymique qui perdure en lui donnant sa cohérence. Elle intègre des familles par création de parenté, avec une première couronne d’alliés directs et une seconde couronne de parents de sang de ces alliés. Elle exclut les familles qui ne sont que les alliées des alliés.
41La parentèle se conjugue sur deux modes : horizontal, avec mise en relations de familles sur une même génération, et vertical, en suivant le même principe sur plusieurs générations. Comme dans un jeu de dominos, il ne s’agit que d’une chaîne de familles : ce ne sont pas les mêmes au début et à la fin11. La cohésion paraît beaucoup moins forte que pour la dynastie. Le premier type produit sans doute un impact plus grand que le second qui court le risque de se diluer dans le temps.
42La plus grande prudence est requise avant de reconstituer un réseau. Deux précautions sont élémentaires : ne valider l’appartenance que si la promotion municipale est postérieure à l’alliance ; vérifier que les liens de parenté correspondent bien à une solidarité ressentie et cultivée, sinon le schéma perd de sa puissance explicative.
43Pour atteindre le cœur social du pouvoir urbain, il s’agit de faire converger les pesées par addition des fonctions coefficientées selon leur importance politique et par densité de présence.
44La diversité typologique des réseaux mis à jour nous permet de mieux comprendre la reproduction sociale de l’élite dirigeante en mettant en valeur les connexions qui s’opèrent entre eux. Elle confirme l’importance de la rotation des familles à l’intérieur de grands groupes de pression dont la prépondérance semble s’exercer dans le dernier tiers du xvie siècle et dans les deux premiers tiers du xviie siècle avant de faiblir nettement sous le règne de Louis XIV12. Pour toutes ces raisons, il convient de préférer le terme de « classe politique » urbaine13 à celui de « caste municipale ». Ce renouvellement, qui paraît d’autant plus vif que le grand commerce occupe une place importante dans les fonctions urbaines14, distingue la grande ville de la petite15 où le pouvoir municipal semble beaucoup plus monopolisé par un cercle étroit de familles apparentées.
Notes de bas de page
1 R. CHARTIER, « Oligarchies et absolutisme », Histoire de la France urbaine, tome 3, La ville classique, Paris, 1981, p. 157-180.
2 M. BORDES, L’administration provinciale et municipale en France au xviiie siècle, Paris, 1972, p. 199-230.
3 C. PETIT-DUTAILLIS, Les communes françaises, Paris, 1947, p. 801 ; R. DOUCET, Les institutions de la France au xvie siècle, Paris, 1948, p. 303 : « Une caste à part, avec ses intérêts et ses préjugés, indifférente au sort de la masse qu’elle avait à administrer . » ; B. RIVET, Une ville au xvie siècle : Le Puy-en-Velay, Le Puy-en-Velay, 1988, p. 267-294 : troisième partie, chapitre 2, « La caste consulaire ».
4 X. MARTIN, L’administration municipale d’Angers à la fin du xvie et au début du xviie siècle, Thèse de droit, Paris, 1973, p. 202 : « Que les membres de la municipalité forment une caste [...], cela n’est ni douteux ni étonnant. Le phénomène est général à travers le royaume où les gens de loi tendent à monopoliser le pouvoir municipal [...]. S’y ajoute une endogamie très poussée, la plupart des familles étant liées entre elles par un tissu complexe et serré de parentés et d’alliances. »
J. MAILLARD, Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789, Angers, 1984, p. 233-236 : « Il ne nous paraît pas possible de parler d’une caste pour 1657-1789. Le terme est trop fort et donne une mauvaise image des relations qui unissent quelques familles, minoritaires au sein du corps de ville. Il y a des alliances, des parentés, mais elles n’accaparent pas toutes les places. Le recrutement reste assez ouvert. »
5 P. GUIGNET, Le pouvoir dans la ville au xviiie siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part de d’autre de la frontière franco-belge, Paris, 1990, p. 315-383 ; W. KAISER, Marseille au temps des troubles, 1559-1596. Morphologie sociale et luttes de factions, Paris, 1992, p. 131-168 ; G. SAUPIN, Nantes au xviie siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, 1996, p. 345-376.
6 R. GASCON, Grand commerce et vie urbaine au xvie siècle. Lyon et ses marchands, Paris, 1971, p. 411. L’auteur retient le chiffre de quatre pour les dynasties consulaires (1520-1560) : une famille à dix charges, deux à neuf, deux à huit, trois à sept, trois à six, deux à cinq et sept familles à quatre charges.
7 W. KAISER, op. cit., p. 142-143 : « Le renouvellement permanent des groupes politiquement dirigeants apparaît clairement quand on observe la présence des familles aux offices les plus importants (consul, assesseur, trésorier). » Sur 342 familles concernées entre 1492 et 1660, 52 % ne sont apparues qu’une fois tandis que 6,7 % se sont maintenues toute la période. Pour le conseil de ville (1559-1597), 771 personnes identifiées appartiennent à 466 familles, mais 45,5 % n’y sont représentées que trois ans ou moins pendant que 19,3 % y siègent au moins dix ans.
8 G. SAUPIN, « Une dynastie municipale nantaise : les Poullain », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, t.131,1996, p. 167-180.
9 Remarque formulée par F. J. RUGGIU, Les élites et les villes moyennes en France et en Angleterre (xviie-xviiie siècles), Paris, 1997, p. 239-265.
10 P. GUIGNET, « Permanences et renouvellement des oligarchies municipales à Lille et à Valenciennes (de Louis XIV à la Révolution) », dans Pouvoir, ville et société en Europe, 1650-1750, Actes réunis et publiés par G. LIVET et B. VOGLER, Paris, Orphrys, 1983, p. 203-216.
11 W. KAISER, op. cit. Après avoir dressé un graphique (p. 156) évoquant « un inextricable conglomérat », l’auteur s’oriente ensuite vers la recherche de groupe de pression pour dépasser cet horizon superficiel. Il note (p. 166) l’importance de la double structuration horizontale et verticale.
12 G. SAUPIN, La vie municipale à Nantes sous l’Ancien Régime, 1565-1789, Thèse de 3e cycle, université de Nantes, 1981. Avec le xviiie siècle, le poids des réseaux de parenté dans la distribution du poste de maire faiblit très nettement, sous l’influence de l’intendance qui y place en priorité ses subdélégués.
13 P. GUIGNET, Le pouvoir dans la ville..., op. cit., p. 389,395. Terme retenu également par l’auteur.
14 P. DEYON, Amiens, capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au xviie siècle, Paris, 1967, p. 464-475. L’intendant favorise la rotation en poussant les familles du négoce contre la robe.
M. GARDEN, Lyon et les Lyonnais au xviiie siècle, Paris, 1970, p. 504-505. L’auteur, en soulignant une relative ouverture grâce au « commerce qui produit des hommes nouveaux », préfère utiliser l’expression neutre « milieu consulaire ».
15 P. GUIGNET, Le pouvoir dans la ville..., op. cit., p. 365-366 : « Des réseaux parentélaires dominants et non hégémoniques » (Lille, Valenciennes, Douai) ; p. 374-376 : « Parentèles et pouvoirs dans une petite ville : des groupes de familles presque hégémoniques » (Ath).
Auteur
Université de Nantes
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Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999