Chapitre 5. La takat : foyer, lignage, maison ?
p. 315-380
Texte intégral
1Jusqu’ici j’ai traduit le terme de takat par foyer, reprenant la traduction littérale du mot « le foyer sur lequel sont cuits les aliments », et donc par extension ceux qui partagent le même repas et, en remontant de proche en proche, ceux qui possèdent une réserve unique, constituent une unité de production, possèdent de manière indivise des terres, un troupeau, une maison, soit un patrimoine familial source d’honneur. J’ai insisté sur le fait que le modèle de la famille étendue représente la meilleure adaptation aux exigences de l’économie montagnarde, et donc que la forme idéale du foyer est bien celui-ci, avec le maintien des collatéraux ensemble, soit du vivant du père et sous son autorité, soit après sa mort. Seuls les foyers qui parviennent à réaliser cet idéal sont à même de croître et de prospérer. En ce sens, l’image du foyer parfait, accompli, rêvé sans doute, est celle du foyer-lignée qui verrait tous les descendants d’un même ancêtre cohabiter sous le même toit et coopérer ensemble à l’accroissement du patrimoine commun. D’ailleurs, le discours, d’une manière générale, tend à faire coïncider le foyer et la lignée ou le lignage agnatique. Je traduis ainsi le terme ighs, littéralement « os », même si celui-ci est aujourd’hui peu usité car on emploie plus volontiers les noms patronymiques désignant les différents groupes agnatiques, précédés des formes pluriel aït ou plus rarement id.
2Ainsi, chaque fois que je débutais une enquête dans un village et que je demandais que me soient indiquées les différentes takatin (pluriel de takat, nom féminin rappelons le), la réponse spontanée était d’énumérer les différentes lignées présentes dans le village et d’affirmer une stricte équivalence entre segment lignager et foyer, entre ighs et takat. Combien de fois n’ai-je pas été surprise de constater ainsi que seules les takatin énumérées sont celles qui parviennent à réaliser cet idéal du foyer-lignée. Elles seules sont enviées et ce sont toujours elles qui sont citées les premières, comme si les autres ne comptaient pas ou si peu. Il fallait à chaque fois insister, marquer mon étonnement, pour apprendre l’existence de toutes les autres considérées spontanément comme kif walu, c’est-à-dire « comme rien ».
3En même temps, paradoxalement, c’est avec insistance que sont affirmées, et régulièrement réaffirmées, l’équivalence et l’égalité entre les takatin. Chaque évènement de la vie publique est l’occasion de rappeler à toutes leurs droits et devoirs vis-à-vis de la collectivité villageoise : accès aux espaces collectifs, corvées au profit de la communauté, financement des équipements communs, participation aux débats de l’assemblée villageoise, aux rituels collectifs…
4Je mesure bien tout l’écart qui existe entre la norme et la pratique, entre l’image que la société veut donner d’elle-même et le vécu. N’a-t-on pas tendance, observateurs comme observés, à se laisser mystifier par le discours local ? Car il est bien clair que je ne considère pas que les « informateurs » aient voulu me mystifier. La patience avec laquelle ils m’ont guidée, l’intérêt qu’ils ont porté à mes recherches, la bienveillance avec laquelle ils m’ont assistée dans mes relevés sont là pour attester du contraire. Il me faut plutôt souligner ce décalage et tenter d’en rendre compte.
L’os (ighs)
5Au-delà des dynamiques familiales qui se manifestent à l’échelle de chaque lignée sur plusieurs générations, y a-t-il une tendance historique qui va dans le sens d’un rétrécissement du groupe parental ? On trouve cette idée dans la littérature : la takat désignerait la famille nucléaire en tant que division et par opposition au lignage agnatique. L’évolution contemporaine mènerait à une individualisation des rapports sociaux, à la fin des solidarités larges et donc à un éclatement de la famille étendue en familles restreintes, voire nucléaires. Les informateurs eux-mêmes semblent partager cette idée, mobilisant la notion de lignage au passé, pour évoquer l’histoire des villages et l’origine des lignées désormais « partagées ». Ils utilisent peu le terme os, et surtout à propos des anciennes familles, des quartiers villageois qu’elles occupaient, de la tighrmt (haute maison fortifiée) familiale qui abritait naguère tous les membres de la lignée sous son toit.
L’ighs, c’est l’origine de la famille, on le dit pour les anciennes familles, par exemple ce quartier du douar il est pour les aït Ichou, on voit encore leur tighrmt même si elle n’est plus habitée, ils s’en servent pour les bêtes, pour les récoltes.
Regarde, on voit bien les anciennes tighrmin et les maisons modernes tout autour : là c’est la tighrmt des aït Lahcen, ils se sont séparés et l’on voit la maison de chacun ; là-bas c’est la tighrmt des aït Faska, ils se sont séparés eux aussi ; et plus loin au fond il y a celle des aït Daoud, eux aussi ils sont partagés maintenant. Des familles qu’on a trouvées puissantes, elles sont toutes devenues faibles et partagées.
ighs, on le dit pour l’origine des familles, par exemple ici il y a 33 ou 34 takatin pour 7 origines : les aït O. ils sont originaires d’Ouzighimt et ils comptent 7 foyers, les aït B. ils viennent des Ntifa et ils comptent 4 foyers, les aït K. ils viennent du village d’Imi, ils sont 4 foyers… [l’énumération se poursuit]. Avant chaque os formait un quartier du village, mais maintenant ils sont dispersés.
On n’emploie plus beaucoup ce mot [ighs], ça a faibli. On le dit quand on parle des anciennes familles, par exemple les aït Abdallah, on dit c’est un os. Autrefois, oui, on le disait ce terme, mais plus maintenant car les foyers se dispersent. Les aït Omar formaient au départ avec les aït Ichou et les aït Hasayn un seul os nommé aït Omar, mais ils se sont partagés, on n’a pas connu ce temps-là.
6Ainsi, le terme d’os renverrait à la notion de groupe de filiation agnatique singularisé par un nom et par une origine géographique. Les gens l’emploient surtout dans une perspective historique, à propos des patrilignages qui ont donné leur nom aux quartiers villageois, aux quartiers de culture sur le terroir irrigué (certains toponymes sont immédiatement associés à certains lignages), aux tours d’eau pour l’irrigation, et dont parfois demeurent encore les grandes maisons fortifiées qui attestent de l’ancienneté de l’inscription de la lignée dans le paysage local. En général, on dénombre entre quatre et huit patrilignages par village qui correspondent à cette profondeur historique.
7La division lignagère s’inscrit donc sur le sol. Idéalement, la concordance est totale entre la terre, l’eau et le groupe. De cette liaison entre la société et son terroir, Berque (1978 [1955]) a fait le « pré-droit » ou « droit écologique », c’est-à-dire le droit originel qui réalise l’intégration la plus élémentaire avec le terroir : le groupe local se divise en patrilignages, le terroir en quartiers toponymiques où chaque patrilignage est représenté, le temps en tours d’eau distribués à tour de rôle entre les patrilignages. Une exacte correspondance règne entre ces trois ordres de fait. Mais cette image idéale que la société renvoie d’elle-même a-t-elle jamais correspondu à la réalité des faits ?
8Rappelons que la plupart des familles affichent une origine étrangère et que sont rapportés des phénomènes de migration permanents, que ce soit dans la mémoire longue ou dans la mémoire courte, concernant les générations les plus proches. S’il y a affirmation d’une ascendance commune, il n’y a pas fiction d’un ancêtre commun, même mythique. Il n’existe d’ailleurs pas de culte des ancêtres, non plus que de légende d’origine, et les liens généalogiques ne sont pas toujours connus ni cités, hormis dans le cas spécifique des lignées saintes. Il est des cas, nombreux, où le lignage est constitué de deux ou trois sous-groupes agnatiques ne sachant pas dire les liens de parenté qui les relient. Et on a vu le rôle de la protection et de l’alliance dans l’intégration des étrangers. L’ensemble de ces dynamiques se retrouvent également dans les témoignages des anciens.
Les aït Hsaïn ce sont les plus anciens, mais ils n’existent plus maintenant, ce sont les aït Omar qui ont hérité de leurs terres, ils étaient les protégés des aït Hsaïn, ils s’aidaient pendant la siba.
Dans les aït Baka il y a de vrais aït Baka qui descendent de Baka, plus des gens qui sont venus des villages voisins, qui se sont mariés, qui forment un quartier maintenant.
On ne sait pas les liens de parenté entre les takatin au sein des ighsan. Plein de familles sont arrivées d’ailleurs.
Mon grand-père s’est rallié aux aït Hammou car les aït Ichou lui ont brûlé trois fois sa maison, et pourtant il fait partie des aït Ichou. Il s’est réfugié dans la tighrmt des aït Nacer, ce sont ses oncles maternels et comme les aït Nacer étaient alliés des aït Hammou, alors il s’est allié aux aït Hammou.
Les aït Si Moh à l’origine ils sont arrivés avec un statut de protégés, ils ont égorgé, ils sont comptés parmi les aït Lahcen car ils se sont appuyés sur eux [snikkln fllasn]. Ils ont épousé des femmes aït Lahcen, ils se sont placés dans leur dépendance. Mais après il y a eu un très grand conflit entre eux, c’était au sujet de l’héritage d’une femme, et un aït Lahcen a tué un aït Si Moh, un aDuggal [parent par alliance], et le frère de la victime s’est vengé en tuant le meurtrier. Alors le conflit s’est étendu à tout l’ighs, il y a eu beaucoup de morts, certains se sont exilés pour fuir la vengeance car ici il n’y a pas de diya [prix du sang], les trêves [lhna] ne durent jamais. Seuls les marabouts de Tanaghmelt sont parvenus à stopper la vengeance. Cela a divisé l’ighs, il y en a même qui ont quitté leurs frères pour leurs parents par alliance, et depuis les aït Si Moh se sont divisés : certains restent avec leurs protecteurs [imsttiDn] aït Lahcen, mais d’autres sont comptés avec les aït Ichou.
9La référence lignagère fonctionne bien davantage comme un cadre historique et politique que comme une réalité généalogique. Les anciens patronymes sont connus, on les a toujours entendus, ils évoquent immédiatement les familles fondatrices, qui ont donné leur nom aux lieux. Porter ces noms est source de prestige : cela témoigne à la fois de l’ancienneté de l’inscription dans l’espace villageois et de la continuité de la transmission généalogique et patrimoniale. Lorsque champ parental et champ territorial se recoupent ainsi, cela situe aux yeux de tous l’origine conquérante de la famille. En énumérant les tours d’eau ou les quartiers de culture, ce sont ces lignages les plus renommés de la communauté qui sont cités. Car toutes les lignées n’apparaissent pas, alors même que toutes possèdent des champs et que la répartition de l’eau n’est pas fondamentalement inégalitaire. C’est donc bien là l’occasion de différencier les lignages fondateurs de ceux qui ont scissionné, les « autochtonisés » des « nouveaux venus », et de rappeler à ces derniers leur ancien statut de « protégé », ou encore le fait que la terre qu’ils possèdent et cultivent aujourd’hui continue à être irriguée selon le tour de son ancien propriétaire car, lorsqu’on vend une terre, on cède normalement les droits d’eau qui y sont afférents.
10Les patronymes sont des marqueurs avant tout classificatoires1. La référence lignagère fonctionne comme un cadre dont le contenu varie au fur et à mesure des mouvements des hommes, les uns partants, les autres arrivants. Le patrilignage est ainsi le lieu des interactions entre intérieur et extérieur, les nouveaux venus se glissant dans les identités lignagères anciennes. Les noms demeurent, mais les hommes circulent, ce qui permet de comprendre l’articulation entre la négation de l’autochtonie d’une part, la valorisation de la continuité de la transmission patrimoniale de l’autre.
11Les solidarités parentales sont structurées par des solidarités d’ordre économique et résidentiel. Davantage, elles ne sont pas seulement d’ordre parental – même si elles s’expriment idéalement dans le langage de la parenté –, elles sont aussi d’ordre politique et contractuel. Par-delà le modèle de filiation patrilinéaire affiché, les pratiques vont dans le sens d’une construction des lignées, sous la houlette d’hommes entreprenants qui réussissent à capitaliser des biens et de l’honneur, des alliances et des allégeances. Ces hommes, les « grands », sont des rassembleurs. Ils parviennent à se créer un entourage de parents et de dépendants en intégrant des éléments à l’origine étrangers et en voie de naturalisation. La parenté sert donc, au bout du compte, des entreprises politiques menées par des groupes en continuelle formation. Et il nous faut comprendre que la distinction entre originaires et allogènes, conquérants et conquis, vrais descendants et étrangers intégrés (cf. chapitre iii) n’apparaît pas tant, y compris aux yeux des intéressés, comme relevant d’un ordre biologique ou généalogique, fût-il fictif, que comme relevant d’un ordre politique. On le repère bien dans les témoignages des anciens : il y est question d’individus qui, pour une raison ou une autre, ont fui, ont émigré loin de la vallée ou au contraire sont venus s’y installer, s’alliant avec des familles plus anciennement établies. Ou bien ce sont des feux qui ont naguère quitté leur os d’origine pour se rapprocher puis se rattacher à d’autres os, souvent par le biais des femmes.
12Si la notion d’ighs renvoie à l’idée du partage d’une substance commune (un même os), et si c’est cette représentation que l’on valorise, chacun sait que cette appartenance à une lignée est construite et reconstruite en fonction des vicissitudes de la vie. L’histoire des patrilignages est tout autant faite de parenté par la filiation que par l’alliance et par l’intégration d’étrangers, de solidarité que de scission, d’os partagé que d’espace et intérêts communs. Comme le souligne Ahmed, qui a quitté sa vallée et vit en ville depuis longtemps :
Je crois que dans le terme ighs, il y a l’idée d’un ancêtre commun et aussi l’idée d’une unité géographique de voisinage. Par exemple les aït Ali ne sont pas tous parents, même s’il y a un lien, c’est plus un lien de voisinage qu’un lien de parenté finalement. Initialement, c’est la lignée, puis avec le temps c’est aussi le quartier.
13L’idée d’un espace commun semble, en effet, bien présente. Nommer les lignages d’origine, c’est marquer cet espace, repérable dans le paysage, notamment agraire, ainsi que dans l’habitat. L’ighs renvoie à la fois à l’idée de parenté et à l’idée de territorialité, au principe lignager en même temps qu’au principe résidentiel. C’est un langage qui dit des droits : qui est compté comme pleinement membre de la communauté, qui a accès à l’eau et aux ressources collectives, qui compte dans le jeu économique et politique local.
14Il ne faut pas négliger toutefois le caractère polysémique des termes – j’y reviendrai plus loin – non plus que leurs variations régionales, ni même l’évolution de leur usage dans le temps. Ali Amahan (1998) évoque ces faits quand il parle de l’ighs chez les Ghoujdama comme « un ensemble de lignages alliés entre eux pour défendre leurs intérêts et affronter d’autres groupes menaçant leur existence » (p. 52) ; « tout groupe de familles réunies par des alliances de parenté » (ibid.) ; « un groupe de familles ayant un ancêtre commun » (p. 56) ; « un groupe composé de plusieurs lignages occupant souvent diverses localités et qui ne sont pas forcément agnatiques » (ibid.) ; « une institution mobilisatrice et à caractère politique grâce à la nature des liens tissés entre ses différents groupes : ceux-ci peuvent être agnatiques, ou résulter de l’union de groupes qui se sont associés afin de pouvoir faire face à des adversaires menaçant leur existence » (p. 58) ; et enfin, de nos jours : « une « grande famille », « un lignage, ou tout simplement un groupe agnatique » évoqué dès lors « que l’on tente de resserrer les liens familiaux ou de raviver les alliances dans un intérêt quelconque » (p. 59).
La souplesse des arrangements familiaux
15Toute enquête fait rapidement apparaître les écarts entre l’idéal proclamé du foyer-lignage et la réalité des pratiques. Concrètement, une très grande hétérogénéité existe dans la composition des foyers, dans leur agencement et dans leur fonctionnement. Certains feux ne comprennent que quelques individus tandis que d’autres en comptent une vingtaine ou une trentaine. Entre le foyer-famille nucléaire et le foyer-lignée regroupant, sous un même toit, trois, voire quatre générations, et comptant simultanément plusieurs couples, la différence est grande. De telles variations ne sont pas simplement dues à des causes démographiques. Elles découlent principalement d’arrangements familiaux distincts. Et elles ne sont pas nouvelles.
16Les chiffres des recensements officiels, comme ceux des simples comptages de population, sont relativement stables dans le temps. Prenons l’exemple d’une ancienne tribu, formant aujourd’hui une commune rurale de la province d’Azilal. Les premiers comptages effectués par les autorités coloniales, en 1936 au lendemain de la « pacification » des dernières tribus insoumises, indiquent une moyenne générale de 7,1 personnes par « maisons et baraques ». En 2000, les chiffres du dispensaire qui vaccine, maison par maison, les enfants de la vallée, signalent une moyenne de 6,9 habitants par feu, très proche de celle (6,3 personnes par foyer) établie en 1985 par un médecin coopérant français. Les recensements officiels, depuis l’indépendance du pays, indiquent eux la « taille moyenne » des « foyers » puis des « ménages » : autour de 5 personnes (entre 4,9 et 5,6) en 1960, 1971 et 1982, puis de 7 personnes en 2004 et 6,8 en 20142.
17À l’échelle plus petite de chaque localité, on retrouve également des moyennes qui varient en général assez peu au fil des ans, qu’il s’agisse des données des premiers comptages coloniaux, des recensements nationaux, des décomptes opérés par les responsables villageois ou émanant du dispensaire local. Par exemple, pour tel village : 6,5 personnes par « maison » en 1936, 5,2 personnes par « foyer » en 1960, 6,8 personnes par « ménage » en 1971, 7,1 par « foyer » en 1977, toujours 7,1 en 1985 et 9,1 en 20043.
18M. Garrigues-Cresswell, lors de ses recherches chez les Aït Mizan du Haut Atlas occidental, dans les années 1980-1990, a établi des données tout à fait comparables, avec une moyenne de 7 personnes par foyer (communication orale).
19En bref, ces comptages de population dont on dispose sur plus d’un demi-siècle (et même sur plus de 80 ans si on inclut le tout premier datant de 1936), malgré toutes leurs approximations, ne permettent pas d’accréditer la thèse de la disparition de la famille étendue, non plus que l’affirmation que les familles nucléaires sont d’apparition récente. Les chiffres plaident plutôt en termes de stabilité. En revanche, ce dont ils ne rendent pas compte, c’est de la très grande hétérogénéité des foyers : certains ne comprennent que quelques membres tandis que d’autres en comptent plusieurs dizaines ; les uns se réduisent à un couple, voire à un individu seul (en général une vieille femme veuve), alors que les autres s’élargissent à plusieurs générations composées de différents couples et de leurs enfants. De tels contrastes renvoient à des moments particuliers d’une même histoire familiale comme nous l’avons vu de manière détaillée à propos de la trajectoire familiale des aït Brahim.
20L’enquête systématique que j’ai menée en 1983 sur la totalité des foyers de 3 douars composant une localité – ou « fraction » selon l’ancienne dénomination coloniale – me permet de présenter la composition de 102 foyers. J’indique ce recensement pour ce qu’il est, à savoir une vue instantanée qui ne reflète qu’un moment particulier de l’histoire des familles. 46 foyers étaient constitués de familles nucléaires dirigées par un homme et 6 abritaient une famille monoparentale comprenant une femme veuve et ses enfants. Les 50 autres foyers étaient composés de familles étendues comprenant en leur sein plusieurs couples. Parmi ceux-ci, 40 comprenaient trois générations différentes : pour 22 d’entre eux, un couple de parents avec un fils marié, sa femme et leurs enfants, des fils et filles encore célibataires ; pour 11 d’entre eux, un couple de parents avec plusieurs fils mariés, leurs femmes et enfants, des fils et filles encore célibataires ; 7 foyers abritaient des familles étendues ayant à leur tête une femme après décès du père. Enfin, 10 foyers abritaient des frères mariés, leurs femmes et leurs enfants, restés en indivision après le décès des parents. J’ai même rencontré dans un autre village l’exemple d’un foyer de 44 personnes, voisin d’un foyer composé d’une vieille femme seule.
21Évoquons brièvement quelques exemples de foyers suggérant la diversité des arrangements familiaux.
Les aït Moh comptent (en 1999) 48 personnes, épouses comprises. Ils se divisent en six foyers. Mohand vit seul avec sa femme et quatre de leurs enfants, la fille aînée étant déjà mariée. Son frère Abdallah et sa femme cohabitent avec un fils marié, une fille, son mari (uxorilocalité) et leurs deux jeunes enfants. Les enfants de leur frère Mohamed se sont divisés à la mort de leur père et constituent maintenant deux foyers autonomes : celui de Lahcen, qui vit avec sa deuxième épouse et les enfants encore jeunes de la première, décédée, et celui de Saïd, sa femme et leurs deux enfants. En revanche, après le décès de leur père survenu il y a une vingtaine d’années, les enfants de leur cousin (parallèle patrilatéral) sont restés groupés autour de leur mère, occupant une seule maison et gardant tous leurs biens en indivision. La maison abrite donc la mère déjà âgée, ses quatre fils mariés, ses quatre belles-filles et neuf petits-enfants, soit 18 personnes. Ils tirent une grande fierté d’avoir ainsi maintenu l’unité familiale et se répartissent les tâches entre l’aîné qui dirige la maison, Brahim le berger, Mohamed le cultivateur et Hsaïn qui tient une petite boucherie au village. Enfin un autre cousin, Omar, vit avec sa femme, un fils marié et ses trois enfants, plus une fille encore jeune, soit un foyer de 8 personnes.
Les aït Nacer font remonter leur origine dans la vallée à leur ancêtre Nacer venu comme taleb. Nacer a épousé une femme de la vallée, Fatima, de laquelle il a eu 6 enfants dont 4 garçons. Après son décès, son frère Ichou est venu de leur village d’origine sis dans une autre vallée épouser sa veuve (lévirat) et ils ont eu ensemble 6 enfants dont 2 garçons. C’est Saïd, le second fils de Nacer, qui a consolidé les fondements de la takat suite au décès de son frère aîné, resté sans descendance après avoir été assassiné et dépouillé de son argent par son compagnon de voyage, exilé depuis loin de la vallée. La takat s’est scindée une première fois dans les années 1960 quand Saïd et ses frères se sont désolidarisés de leurs demi-frères, les enfants d’Ichou. Du côté des descendants de Nacer, on comptait (en 1983) deux foyers. Le premier comprenait 25 personnes (Saïd, sa femme et leurs 2 fils eux-mêmes mariés et pères de plusieurs enfants, et Youssef, le frère de Saïd, sa femme et 4 de leurs enfants dont 3 mariés et vivant au foyer avec leurs propres enfants). Le deuxième se réduisait à Mhamed (désolidarisé de ses frères Saïd et Youssef) et sa femme, leurs 10 enfants étant tous décédés à la naissance ou en bas âge. Du côté des descendants d’Ichou, on comptait également deux foyers comprenant respectivement 1 seule personne (une des sœurs*, veuve, ses 2 fils étant installés en ville) et 17 personnes (les deux fils d’Ichou demeurés en indivision avec leurs propres fils mariés, certains à leurs cousines, et pères). Durant la décennie 1990-2000, la takat de Saïd a donné naissance à deux foyers : celui de Saïd et celui de son frère Youssef, comprenant chacun une vingtaine de personnes et que perpétuaient en 2014 leurs fils respectifs, non encore « partagés » (j’ai appris depuis le partage des fils de Saïd). Les descendants d’Ichou étaient quant à eux toujours « non partagés » dans les années 2010, soit 3 générations d’hommes (4 en comptant les nouveau-nés), et une quarantaine de personnes se partageant entre la grande maison familiale, la bergerie et la ville, et unies tant par des liens de filiation que d’alliances.
[* Laquelle a obtenu sa part d’héritage : 3 champs qu’elle fait exploiter par ses frères en contrepartie de la moitié de la récolte.]
Les Imziln, littéralement les forgerons, sont originaires de la région de Ouarzazate, au Sud. Leur ancêtre s’est installé dans une des vallées de la haute montagne en tant que forgeron. Trois générations plus tard ils forment, au début du xxie siècle, une seule takat toujours unie, « non partagée », et forcent l’admiration des villageois malgré leur patronyme dévalorisant et leur origine « noire ». Celle-ci comprend en réalité plusieurs habitations distinctes : « Les frères, ils ont chacun leur maison » ; « Ils ont chacun leur troupeau pour les dépenses de la maison, mais pour les grands gains, tout ce qu’ils gagnent, ils le donnent à l’aîné » ; « Ils sont malins eux, ils s’aident, ils ne sont pas partagés, mais chacun travaille quand même pour lui ». Ils pratiquent toujours le travail de la forge, mais à tour de rôle, et sont connus dans la vallée pour avoir réussi une véritable entreprise familiale de diversification de leurs activités : « Ils ont une grande boutique, ils ont la forge, ils font la construction des maisons, ils labourent, ils sont des commerçants… » ; « C’est une très grande takat, non divisée, je n’arrive même pas à les compter tellement ils sont nombreux, plus de 50 personnes, plus même ! Dans cette maison, il y a à peu près 15 personnes, dans celle-ci environ une dizaine, dans cette autre j’en connais 12, mais je crois qu’il y en a plus, et toujours ensemble, unis comme les doigts de la main ».
Moh et Ali sont des demi-frères par leur mère et leurs femmes sont des sœurs. N’étant pas de même père, il n’y a pas eu d’héritage commun. Ils habitaient des maisons voisines. Depuis les années 1990 ils forment désormais une communauté de vie suite à la vieillesse d’Ali qui n’a qu’un seul fils ayant quitté la vallée, et une seule fille mariée dans un village voisin. Moh en revanche a plusieurs fils mariés et pères, ainsi qu’un fils encore célibataire qui travaille comme manœuvre sur des chantiers dans la plaine, et une fille divorcée et revenue au foyer paternel avec sa fillette. Tous vivent l’été dans la maison, plus fraîche, d’Ali, et l’hiver dans celle de Moh qui dispose d’un poêle à bois pour se chauffer. Comme le soulignait Mohamed, le fils unique d’Ali, en 2010 : « C’est un bon arrangement, et il dure. Mon père et mon oncle ont chacun leurs terres, mais moi je ne suis plus ici pour m’en occuper, et comme mes cousins sont nombreux cela les arrange de cultiver plus de champs. Et puis ils s’occupent de mes parents qui vieillissent. »
Le foyer-lignage : un rêve impossible
22L’hétérogénéité des foyers ne saurait être imputée aux seules variations démographiques. Certes, des facteurs variables comme le taux de fécondité, le nombre d’enfants mâles ou la mortalité qui frappe inégalement les familles ne sont pas négligeables. Néanmoins, ils n’expliquent pas à eux seuls les variantes rencontrées dans la composition des foyers. Des situations démographiques comparables donnent lieu à des arrangements familiaux distincts : des fils mariés choisissent de se séparer de leur père tandis que d’autres demeurent au sein du foyer paternel, des frères se séparent en effectuant la division des biens hérités de leur père tandis que d’autres restent sous le même toit et continuent à exploiter ensemble le patrimoine indivis.
23L’image, valorisée, que l’on voudrait donner du foyer – de nombreux « dépendants » sous l’autorité d’un chef de famille reconnu, en mesure de jouer un rôle influent dans la vie publique locale – n’est qu’un idéal rarement atteint, un but sans cesse remis en cause, un rêve impossible. D’une part, la démographie du foyer ne permet pas toujours de suivre l’idéal type de la division du travail qui libère partiellement le chef de foyer des activités productives. Bien des foyers manquent de bras masculins. Et, d’autre part, quand bien même il y a suffisamment d’hommes pour opérer une répartition des tâches censée créer une complémentarité forte au sein de la famille, les solidarités entre agnats (frères, cousins, oncles, neveux…) ne vont pas de soi, jamais. Quand il y a division du travail, celle-ci s’accompagne toujours d’une certaine hiérarchie entre les hommes suivant les fonctions qu’ils assument.
24Prenons le cas, simple, d’une fratrie. L’aîné, mais ce peut être un cadet suivant l’histoire propre de chaque foyer, est celui qui « parle », c’est-à-dire qui représente le groupe familial vis-à-vis de l’extérieur, qu’il s’agisse de participer aux délibérations des assemblées, associations et autres comités villageois, de rencontrer les notables, les représentants des autorités, d’accueillir l’hôte de passage ou de se rendre aux différents souks hebdomadaires, autant pour l’approvisionnement de la maison que pour y régler les affaires du foyer. C’est le chef de famille qui maîtrise les ressources et gère l’ensemble du foyer. En tant que successeur du père à sa tête, il occupe une position dominante, bénéficiant le plus clairement du prestige et des profits symboliques liés à la renommée de la takat. Un frère cadet se consacre aux travaux agricoles. Étant toujours présent au village, il peut, en l’absence de son aîné, être conduit à recevoir en maître de maison les hôtes de passage ou bien représenter son frère au niveau villageois. À lui également de veiller sur les femmes de la maison, à moins que l’autorité n’en soit dévolue à sa vieille mère, car les femmes âgées – nous l’avons vu – jouent un rôle important dans la cohésion familiale. Un troisième frère assure la charge de berger et cela bien souvent dès son plus jeune âge, ce qui renforce son statut d’infériorité vis-à-vis de ses frères, les fonctions exercées ayant tendance à se fixer sur ceux qui en sont initialement responsables. Nombreux sont les bergers qui le resteront, au moins jusqu’à ce que leur fils ou un jeune garçon de la famille les remplace, et qui même après n’accéderont pas pour autant à un statut plus élevé au sein de l’unité familiale. Enfin, le statut des autres frères, qui ont la charge d’apporter de l’argent au foyer, varie considérablement selon l’emploi qu’ils occupent, le revenu monétaire qu’ils rapportent au foyer ou l’aide qu’ils fournissent. Ce statut peut être assez déprécié ou, au contraire, s’avérer source de prestige quand il s’agit d’une émigration lointaine ou valorisée. C’est l’exemple du travailleur qui a réussi en Europe ou bien du fonctionnaire installé en ville, lettré, et sur lequel on sait pouvoir compter pour tout ce qui relève des relations avec l’administration, avec l’écrit et avec l’ensemble des codes culturels urbains. Le guide accompagnant les touristes en montagne est, depuis trois décennies, une des figures nouvelles de ces travailleurs. Une figure valorisée car les sommes gagnées sont considérables au regard des salaires agricoles ou ouvriers, mais néanmoins empreinte d’une certaine ambivalence car le guide est généralement jeune et son comportement – attrait pour la clientèle, appât du gain facile, éloignement des siens ou bien dédain envers les valeurs communautaires – peut être sévèrement jugé.
25Le foyer est autant un lieu de jalousie et de concurrence que de coopération et de solidarité. C’est un entre-soi familial à la fois rêvé et haï, où la proximité affective le dispute aux jalousies fratricides. Outre la division et la hiérarchie des tâches qui prévaut, la quantité de travail accompli par chacun est inégale, que ce soit pour les hommes qui sont spécialisés dans certaines activités ou pour les femmes qui, bien qu’effectuant à tour de rôle les différents travaux, ne manquent pas d’insister sur la paresse de l’une, l’incompétence de l’autre. Les forces qui concourent à la cohésion familiale – la pluriactivité, la coresponsabilité, l’honneur familial – sont sans cesse contredites par celles qui travaillent en sens opposé. En réalité, les tensions entre agnats, masquées par l’image dominante d’une solidarité fraternelle, sont vives. La possession commune d’un capital matériel et symbolique entraîne, certes, une communauté d’intérêts, mais engendre dans le même temps une concurrence entre les hommes. Malgré les discours qui insistent sur l’égalité des agnats, les places et le pouvoir des uns et des autres sont différents. Ceux qui sont dépendants, « sous la protection », parce que ne maîtrisant pas les ressources, peuvent difficilement jouer le jeu de l’honneur en se montrant généreux, en entretenant d’autres personnes, en tenant tête dans les échanges. Seul un travail de tous les instants et mené par tous permet de maintenir la communauté d’intérêts que constitue la takat.
26On s’en rend particulièrement compte lors du décès des parents. De leur vivant, le respect qui leur est dû garantit la cohésion du foyer. Mais dès qu’ils disparaissent, rien ne fait plus obstacle à l’éclatement des dissensions. Soit on procède au partage du patrimoine et se profile le risque d’émiettement des terres et de la disparition de la takat. Soit on préserve l’indivision, mais les rivalités jusque-là contenues par respect pour les parents éclatent au grand jour. Les jalousies se sont accumulées à propos des inégalités ressenties en termes de travail, de prestige, de pouvoir, de répartition des revenus. Comment concilier les intérêts des uns et des autres, les projets individuels et collectifs ? Comment éviter les rivalités entre les différentes familles conjugales, entre les femmes et les enfants ? Comment exiger que les uns sacrifient leur ambition personnelle au profit du dessein collectif, alors même que l’honneur de la famille rejaillira principalement sur son « chef » ? Autant de questions qui s’expriment à l’occasion de la succession. L’autorité de celui qui prend la tête du foyer – souvent l’aîné, mais parfois aussi un cadet plus instruit ou plus ambitieux dans une société qui ne reconnaît pas le droit d’aînesse – risque à tout moment d’être contestée. Au moindre différend est brandie la menace de scission.
27On l’a vu à propos de l’histoire des aït Brahim, les vols ou les accusations de vol sont un motif récurrent de discorde au sein de la takat et un prétexte à la séparation, voire à la rupture de l’indivision. Dans les nombreux exemples que j’ai recueillis sur plusieurs décennies, le scénario est assez souvent identique : un neveu ou une nièce du chef de famille – et ce n’est pas un hasard s’il s’agit fréquemment du fils ou de la fille du berger dont on a signalé le statut dévalorisé – dérobe de l’argent caché à la maison et le conflit qui s’ensuit ne peut être surmonté. En réalité les tensions couvaient depuis longtemps et elles se cristallisent dans l’épisode du vol qui, témoignant au grand jour des dissensions, précipite l’éclatement de la takat.
Il rangeait son argent dans une petite sacoche qu’il cachait dans une armoire, mais la fille de son frère berger l’a vu faire et a dérobé la sacoche contenant l’argent et les papiers. Elle a enterré les papiers, gardé l’argent, et puis elle a accusé le frère de sa mère du vol. L’affaire était très grave, les « grands » n’ont pas réussi à la calmer, les gendarmes sont venus arrêter le frère de la mère […]. Finalement, quelqu’un a vu la fille cacher l’argent dans sa ceinture. La famille a dû payer les gendarmes pour qu’ils arrêtent les poursuites. C’est fini maintenant, mais les frères vont se séparer.
Le fils de mon oncle, celui qui est berger, c’est lui qui a volé l’argent que mon père gardait à la maison.
Il a été accusé de vol par son cousin et cela a vexé son père, depuis il y a des tensions entre les frères et entre les cousins.
Mohamed et sa mère avaient tous les deux un peu d’argent caché à la maison et une partie de cet argent a disparu. Mohamed accuse son cousin, le fils du frère de son père, qui chôme, et en plus il fume, forcément il a besoin d’argent.
28Les effets sont différents selon que c’est le père ou la mère de famille qui décède, la conception de l’honneur interférant alors avec la représentation idéale de la takat. Si c’est le père et à condition que les enfants soient suffisamment grands pour gérer le patrimoine familial, la mère ne se remarie pas en général et, de son vivant, ses fils ne sauraient envisager de se séparer. Ce serait à la fois une atteinte sérieuse à l’honneur et au sacré de la maison et une offense grave à la mère et à l’attachement qui lui est porté. Celle-ci doit faire preuve de fermeté et d’équité envers les épouses de ses fils, et s’efforcer par son autorité de maintenir la cohésion du foyer en réduisant les occasions de conflit et les tendances à la scission. Soutenue par un de ses fils qui prend la place du père, elle continue à diriger la maisonnée.
29En revanche, si c’est la mère qui décède la première, le père, même relativement âgé, se remarie. Malgré sa volonté de garder auprès de lui ses fils d’un premier lit, déjà mariés, la conception de l’honneur exige de ceux-ci qu’ils ne demeurent pas sous le même toit que leur belle-mère : « La religion ne l’interdit pas, mais c’est rare, une fois la mère morte les enfants se séparent, même si le père est encore là. » Excepté si les enfants sont jeunes au moment du décès de leur mère et du remariage de leur père avec une femme qui les élève, en général ils quittent le foyer paternel : « C’est la femme qui maintient l’équilibre de la famille, mais après qu’elle meure, c’est fini, les problèmes grandissent et les frères se séparent, c’est tout le temps comme ça. »
30D’où l’éclatement de la famille en autant de foyers que de fils mariés. Foyers sans terre en général car le père, n’acceptant guère le départ de ses fils, garde la totalité des terres pour lui. Plusieurs fils peuvent s’installer ensemble, au moins momentanément. Toutefois, la situation précaire dans laquelle chacun se trouve, la nécessité de s’appuyer sur la famille de leur épouse qui apporte une aide alimentaire en échange de journées de travail, le refus des épouses de partager des revenus fragiles, poussent bien davantage à la segmentation qu’à l’union.
31Chaque nouveau foyer tente tant bien que mal de se tirer d’affaire par ses propres moyens. La grande famille s’est disloquée et avec elle le poids qu’occupait la takat dans la vie publique. Le père de famille, désormais à la tête d’un foyer réduit à sa plus simple expression, ne peut plus se reposer sur ses fils pour gérer le patrimoine familial. Le temps qu’il passe à réorganiser ses affaires est autant de temps en moins qu’il consacre à la vie publique et politique. Ses fils, occupés à créer leur propre foyer, ne le soutiennent plus en toute occasion, son capital honneur s’affaiblit du fait de la réprobation implicite de l’opinion publique pour n’avoir pas su ou pu maintenir l’unité familiale et pour laisser ses enfants dans le besoin ; en bref, c’est un homme affaibli, à la tête d’un foyer en déclin.
32De leur côté, les fils, bien que chacun à la tête d’une nouvelle takat, peinent à se voir reconnaître comme chef de foyer. Traditionnellement, ils ne pouvaient pas siéger à la jma‘aa villageoise en présence de leur père. Le fait de ne pas posséder de terres personnellement les excluait également des échanges d’honneur, et ils ne pouvaient pas non plus récolter l’orge que chaque foyer remettait à la communauté pour la préparation des frairies collectives. Ils occupaient donc une place à part dans les rituels. On insistait toujours sur leur incapacité à participer pleinement au rituel et leur marginalité était elle-même ritualisée lors de la répartition des parts de viande des animaux sacrifiés.
33Cette injonction faite aux fils de rester subordonnés à leur père est, depuis, remise en cause. Cela s’exprimait déjà il y a trente ans lors des rituels par rapport à ce problème du comptage des foyers. En réclamant qu’une part entière de viande revienne à tout homme capable de participer financièrement à la préparation du sacrifice, les jeunes comprenaient parfaitement l’enjeu de la vie rituelle : par le canal de celle-ci une position sociale pouvait être acquise et reconnue, préalable nécessaire à une éventuelle reconnaissance officielle au sein de l’assemblée des chefs de foyers. Aujourd’hui, l’essor d’activités nouvelles liées au tourisme et au désenclavement des vallées par les routes, par l’électrification (activités commerciales, de transport, etc.) permet à des fils, même sans terre, de se procurer des revenus monétaires parfois supérieurs à ceux que procurent les activités agropastorales. Cela ne va pas sans créer des tensions au sein des foyers et des villages. Comment accepter pour un fils de remettre la totalité de ses gains à son père alors que ceux-ci sont élevés et que lui-même s’estime en mesure de prendre des initiatives ? Comment accepter pour un homme séparé du foyer paternel, mais gagnant bien la vie des siens, de ne pas être considéré comme un chef de foyer au prétexte que son père est toujours vivant et qu’il ne possède pas personnellement de terres ? Les revendications de l’ensemble des fils aujourd’hui, qu’ils soient ou non séparés du foyer paternel, sont de plus en plus fortes.
La vie rituelle
La vie rituelle, encore importante il y a trente ans, participait fortement à la cohésion sociale des communautés villageoises qui, rappelons-le, habitent un milieu difficile de haute montagne où les ressources, rares et éparpillées, nécessitent une gestion collective rigoureuse, et qui par ailleurs se reconnaissent des origines géographiques diverses, sans fiction de parenté commune. Elle apparaissait nécessaire pour affirmer et constamment réactiver une identité collective, ainsi que l’a montré M. Garrigues-Cresswell (1996). Lors des sacrifices, chaque foyer apportait sa contribution sous forme des bêtes achetées et des céréales fournies pour la préparation du repas collectif. En principe, seuls les chefs de takat participaient à l’achat des animaux sacrifiés, car seul l’argent qu’eux-mêmes recueillaient dans ce but acquérait une valeur dans le rituel. En même temps qu’était affirmé le principe de la solidarité entre les chefs de famille et de l’égalité entre les foyers, il était rappelé à tous qu’à la tête de chaque takat se trouve un homme et un seul et que les individus ne sont pas égaux du point de vue de l’honneur : ni les frères dont un seul représente le foyer, ni les fils qui, même mariés, ayant engendré une famille nombreuse et quel que soit leur âge, n’ont d’existence sociale qu’au sein du foyer paternel. Lors du partage des parts de viande, on distinguait en effet nettement les parts (tisghar) revenant à chaque chef de famille et les restes (amagur) donnés charitablement aux pauvres : vieilles femmes seules, hommes sans terre car séparés de leur père, bergers qui après un mariage uxorilocal ont quitté le foyer de leur père, etc. Lorsque la viande des animaux sacrifiés n’était pas consommée collectivement – c’était le cas lors du rituel sacrificiel qui précédait le démarrage des labours auquel participaient seulement les chefs de famille –, mais répartie en autant de parts que de foyers, rapportées crues à la maison puis préparées et consommées séparément par chaque unité domestique, l’occasion était à nouveau propice au recensement de tous les foyers constitutifs de la communauté villageoise. La vie rituelle exprimait ce que doivent être les rapports entre feux, entre parents et enfants, entre hommes et femmes. (ibid.)
34Si l’idéal est que le patrilignage ne constitue qu’un seul foyer, faisant coïncider l’ighs et la takat, cet idéal est pourtant rarement atteint et, quand il l’est, il ne le demeure pas. Car en réalité le système est instable et les équilibres toujours précaires. Un homme chef d’une takat – que celle-ci ne comprenne qu’une simple famille nucléaire ou soit composée d’une famille étendue – peut nourrir l’ambition de la développer pour en faire une grande takat, qui jouira d’une renommée et dont le chef de famille sera considéré comme un « grand ». La force matérielle et symbolique de la takat suppose la possession de terres ainsi qu’une nombreuse descendance, l’union « de la terre et des bras pour la travailler » comme le précise Ali Amahan (1998 : 20). Elle exige une logique d’accumulation et de diversification du capital, économique bien sûr, combinant agriculture, élevage, commerce, migration de travail, mais aussi social et symbolique – envoyer les jeunes à l’école, financer le pèlerinage à la Mecque, entretenir des relations de clientélisme, etc. Ces conditions sont nécessaires, mais pas suffisantes. Le plus difficile est de parvenir à maintenir dans le temps la cohésion familiale en contrôlant les dissensions entre agnats et en maîtrisant les intérêts divergents des épouses, notamment lorsqu’elles sont étrangères au groupe agnatique. Le chef de famille doit pouvoir compter sur l’aide de sa propre femme qui dirige la maisonnée et joue un rôle pivot dans le maintien – ou non – de la solidarité familiale. Car la grande takat, dès qu’elle a réussi par un patient effort à se constituer, et en dépit du prestige qu’en retire l’ensemble de ses membres, se heurte continûment à de multiples sources de tension qui, même latentes, menacent son existence et poussent à la division. Elle porte en elle-même les germes de la désintégration, en particulier du fait de la distribution inégale des pouvoirs et des responsabilités en son sein. Au fur et à mesure que les fils ou les frères avancent en âge et surtout quand, mariés, ils ont déjà leur propre descendance, ils supportent de plus en plus difficilement d’être maintenus sous tutelle par leur père ou leur frère, voire leur oncle, alors qu’ils fournissent eux-mêmes l’essentiel du travail, sans bénéficier d’aucun revenu puisque tout revient au chef de la takat, à charge pour lui d’en assurer la redistribution équitablement. Ainsi, malgré tous les avantages que représente une grande takat en termes d’adaptation à un milieu difficile et aléatoire, de sécurité grâce à la solidarité familiale, de capital symbolique lié à l’honneur de conserver le patrimoine indivis, les risques de scission sont toujours présents. Sa force, le groupe la puise dans l’interdépendance qui unit ses membres, solidaires dans la mise en valeur du patrimoine commun, matériel comme symbolique. C’est en même temps sa vulnérabilité.
L’émigration des cadets
35L’instabilité des feux n’est pas nouvelle. Elle est certainement accentuée aujourd’hui par nombre de facteurs liés à l’évolution du mode de vie montagnard et à la montée de l’individualisme. Toutefois, elle s’inscrit au cœur même de l’organisation familiale. Tant l’observation des pratiques que les témoignages des anciens quant au proche passé font état d’incessantes recompositions familiales, de migrations individuelles, de partage entre cohéritiers. Aujourd’hui comme hier, les mêmes raisons sont invoquées : échapper à la pauvreté, fuir l’autoritarisme d’un père ou d’un frère, se soustraire à un mariage imposé, préserver son honneur, autant de raisons auxquelles s’ajoutait, autrefois, l’exil imposé par le système vindicatoire. Alors même que l’honneur d’un individu, et donc son capital symbolique, est intimement lié à la place que sa famille tient au sein de la communauté villageoise, un homme peut à tout moment être tenté de se désolidariser des siens et rechercher une aventure personnelle. Le phénomène n’est assurément pas nouveau. Était-il plus difficile jadis pour un individu en rupture familiale de refaire sa vie ailleurs ? Rien n’est moins sûr. Les réponses étaient sans doute plus collectives car un individu seul, désaffilié, ne pouvait survivre, l’insécurité contraignant les gens à se regrouper pour mieux se défendre. L’organisation sociale permettait de ne pas rester isolé comme en témoigne l’ensemble des rituels de protection par lesquels on s’alliait à un autre groupe. Au pire, l’individu solitaire avait toujours la ressource de rejoindre les bandes de bandits de grand chemin qui écumaient la montagne.
La conquête coloniale
Recueillant la parole des anciens au début des années 1980, j’ai été frappée par la violence de la société précoloniale. Ils évoquaient pêlemêle lbarud (la poudre explosive, soit la guerre), les harkas (les expéditions militaires menées par le Makhzen), l’insécurité, les bandes de brigands sillonnant la montagne, les vols de troupeaux, les assassinats et le prix du sang (la diya) censé stopper le cycle de la violence. Certes, leurs souvenirs se portaient naturellement sur les épisodes les plus marquants de leur jeunesse et sur les histoires racontées par leurs parents. Néanmoins, tout m’a confirmé par la suite l’importance de cette violence, ainsi que les réponses collectives pour l’encadrer et la canaliser. La violence de la société tribale, normalement régulée par les institutions et le droit coutumier, fut décuplée par les bouleversements liés à la pénétration militaire française lors de la colonisation. Et ce tout particulièrement dans cette zone de l’Atlas central qui marqua longtemps la frontière entre régions soumise et « dissidente » (selon la terminologie du protectorat français), au contact direct des grands cols permettant de relier les contrées sahariennes aux plaines atlantiques. Entre 1912, date du début des relations du nouveau Makhzen colonial avec les tribus de la région, et les années 1930 (le dernier bastion de la résistance tomba en 1934), date où la résistance s’affaiblit, où la sécurité gagna du terrain, où les derniers insoumis négocièrent des trêves, plus de vingt ans s’écoulèrent. Vingt années marquées par les mouvements de populations fuyant les combats pour se réfugier en zone « dissidente », au gré des tractations politiques entre les officiers français et les représentants des tribus, entre les grands caïds ralliés à la puissance coloniale et les chefs de la résistance et des confréries religieuses insoumises. Rappelons que la conquête coloniale fut une véritable guerre d’usure qui fit plus d’une centaine de milliers de victimes parmi les montagnards, et bien plus encore si l’on y ajoute le sang versé par les Rifains au Nord. La misère générale et la faim favorisaient les actes de brigandage. Les vols et les assassinats, qu’ils soient le fait de voleurs isolés poussés par la faim (« Celui qui avait besoin de manger prenait son poignard et allait chercher de quoi voler ») ou bien de véritables bandes armées s’attaquant aux troupeaux, aux caravanes de marchandises, voire aux convois militaires, tiennent une grande place dans les souvenirs des anciens et dans la mémoire collective des hautes vallées. En ces temps, si un homme était capable d’assumer ses actes (littéralement « si / il peut / tête / lui »), alors rien n’entravait son action. Par contre, s’il n’en était pas capable, il se faisait tuer. Ou, pire, c’était sa propre famille qui, lasse d’avoir à dédommager les victimes de ses forfaits, finissait en dernier recours par le neutraliser*. Les archives militaires françaises (consultées au SHAT – Service historique de l’Armée de terre) témoignent de la fréquence des raids meurtriers. Ceux-ci visaient aussi bien les forces françaises pour se procurer armes et chevaux (attaques des postes mal gardés, des convois campés à proximité, des détachements et patrouilles), que les tribus ralliées pour razzier les troupeaux ou encore les isolés (bergers, voyageurs, commerçants), dépouillés de tous leurs biens. Il ne se passait pas de semaine sans que les rapports ne signalent « les exploits de nombreux rôdeurs » agissant aux confins de la zone soumise, « l’intensité inaccoutumée d’actes de banditisme dans le cercle d’Azilal », les expéditions « des djiouchs dissidents qui maintiennent en haleine nos populations et nos postes-frontières** ». Le combat des derniers résistants, isolés, divisés, coupés des routes commerciales et des voies de la transhumance indispensables à leur économie, s’accompagna de la misère la plus noire. Renforcés par de nombreux réfugiés, ils n’avaient pas d’autre solution que de vivre de brigandage. Côté français, on s’en remettait aux chefs locaux ralliés pour négocier des trêves, aux grands caïds pour organiser des harkas de partisans contre les insoumis, à l’aviation pour des bombardements de représailles contre les groupes d’où partaient les raids. Il fallait tenir le pays « dissident », le neutraliser, le diviser (l’utilisation de l’aviation naissante fut déterminante dans l’issue de la guerre. Les insoumis subirent de très lourdes pertes sous le feu de l’aviation, notamment la perte de leurs troupeaux). [* Certains témoignages évoquent le fait que c’est en aveuglant les bandits qu’on les rendait inoffensifs, afin « qu’ils se tiennent tranquilles, comme un tas dans un coin ».
** djich, djiouch (pluriel) : bande armée, cf. M. Peyron, 1995, « Djich », Encyclopédie berbère 16 : 2466-2468.]
36Plus tard, lorsque l’ordre colonial s’imposa, l’engagement dans les forces armées françaises, puis marocaines à partir de l’Indépendance, s’offrit comme une opportunité de quitter la montagne et les siens. Là encore, les données dont je dispose plaident en faveur de la continuité. Qu’il s’agisse de mes propres enquêtes par village et par foyer, des témoignages des hommes engagés dans l’armée ou bien du nombre de retraites ou pensions qui transitent par les bureaux de poste locaux – la principale activité des bureaux de poste a longtemps concerné la distribution des retraites des anciens combattants –, toutes ces données se recoupent et attestent du nombre élevé de militaires.
Pour l’ensemble de la vallée, il y a environ 900 soldats, sans compter les anciens combattants. Moi-même, j’ai aidé de nombreux jeunes à s’engager. Ici dans le douar on est plus de 12 soldats, mais je suis le seul gradé [Mohamed est lieutenant]. On n’est pas plus d’une dizaine dans la vallée à avoir pu poursuivre des études. Moi j’ai fait Saint-Cyr pendant trois ans, puis ensuite un stage de six mois aux États-Unis, et actuellement je suis au Sahara depuis 1980. Mon père est mort en 1965 et seul un frère reste ici, un autre frère est soldat à Casablanca et un autre aussi est engagé, mais il est prisonnier du Front Polisario depuis un an, on n’a pas de nouvelles… On n’est pas partagé avec mon frère, je lui envoie dans les 1500 dh chaque mois.
(Mohamed, 1983)
Je ne peux pas arriver à les compter tous, ils sont trop nombreux. On compte plutôt les familles qui n’ont pas de soldat, c’est plus facile que de compter les familles qui en ont. Parfois il y en a même deux par takat, même trois, je connais des familles où il y en a trois. Autrefois, c’était un crieur sur le souk qui recrutait pour l’armée et ceux qui voulaient se présentaient. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de soldats, c’était facile de s’engager ; la seule condition, c’était d’être célibataire. Maintenant, il faut savoir lire et écrire, il faut être lettré, c’est difficile. Mon frère, il est parmi les derniers à s’engager comme ça, d’ailleurs il ne peut pas gravir les échelons car il n’a pas d’instruction.
(Omar, 1995)
Ici il y a pratiquement un soldat par famille. Depuis un an ou deux, l’armée recrute à nouveau des montagnards, on dit que c’est pour préparer une vaste offensive dans le Sud, je ne sais pas si c’est vrai, c’est ce qu’on dit… Moi, je crois que le Makhzen a facilité l’immigration dans l’armée des jeunes montagnards car ces régions de montagne, elles ont toujours été perçues comme les plus dangereuses par le Makhzen.
(Ali, 2002)
37Dans les propos des interlocuteurs, reviennent très souvent des allusions à l’engagement des pères, des fils, des frères, des cousins, des oncles ou neveux dans l’armée. Par exemple, on entend souvent dire : « Ses frères militaires l’aident », ou bien : « Il vient de construire de belles chambres, ses enfants militaires l’aident », ou encore : « Il était pauvre mais maintenant un de ses neveux s’est engagé en militaire et les aide, alors ça va marcher ». Et on sent bien le balancement entre le fait qu’il est valorisant pour une takat d’avoir l’un des siens dans l’armée :
Avant le soldat c’est quelqu’un qui est très bien considéré, bien habillé, bien élégant, et puis la famille qui a un soldat, c’est-à-dire elle a des revenus.
Celui qui a un soldat dans la takat, c’est quelqu’un qui deviendra riche après.
Quelqu’un qui est allé en militaire, qui n’est jamais revenu pendant deux ans ou trois, il revient avec un peu d’argent et il achète des terres, il achète des bêtes… C’est avec l’argent des soldats que beaucoup ont fait la base de leur takat.
38Et le fait que la plupart des jeunes s’engagent faute d’autres possibilités, ou pour fuir leurs responsabilités vis-à-vis du groupe familial, notamment parce qu’ils sont en désaccord, voire en rébellion avec l’autorité des aînés :
La plupart des gens qui sont devenus soldats n’étaient pas d’accord avec leurs parents.
Il s’est enfui un matin, il n’a rien dit à personne.
Quand il n’y a pas grand-chose, ils sont obligés de partir. Par exemple ceux qui n’ont pas de père.
39Quitter la vallée peut en effet être une fuite. Parmi ceux qui s’exilent, beaucoup éludent des responsabilités et des solidarités – un déshonneur, une coresponsabilité juridique, un endettement trop grand, un mariage avec une cousine, des travaux trop durs – dont ils ne parviennent pas à se détacher autrement que par la fuite. Plusieurs auteurs ont souligné combien l’exil est, dans ces sociétés, une « forme fréquente de protestation » (Berque, 1978 [1955] : 266), une réponse quasi-institutionnalisée à des prescriptions auxquelles on ne peut échapper (Bourdieu, 2000 : 134). Ce que G. Tillion résume par cette formule : « L’émigration en France rendit service à plus d’un » (2000 : 247).
40Il faut donc souligner à la fois l’importance et l’ambiguïté du rôle de l’émigration. L’émigration permet à la montagne de déverser son trop-plein d’hommes. En effet, jamais les hautes vallées n’ont été capables de subvenir aux besoins de l’ensemble de leurs habitants. Que ce soit dans l’armée ou bien en tant que manœuvre, au Maroc ou à l’étranger, les émigrés sont nécessaires à l’économie montagnarde, aujourd’hui comme hier. L’étude des bilans familiaux montre le déséquilibre entre ce qui est produit localement et ce qui est consommé, d’où la nécessité de détacher des membres du groupe familial en quête de gains qui rééquilibreront le budget de la takat. Il s’agit de rapporter de l’argent qui permettra au foyer de faire la soudure d’une année à l’autre, de rembourser les dettes contractées, de se procurer certains biens de consommation courants. Les circulations migratoires, à l’échelle régionale, nationale et même internationale, tissent de véritables réseaux sur lesquels s’appuient les individus. Ali Amahan parle à ce propos « d’un véritable flux et reflux de personnes » entre les vallées et les lieux où elles travaillent (1998 : 163).
41Il y a l’idée, jamais explicitement exprimée, mais implicite pour tous, qu’il ne peut y avoir de place pour tout le monde au foyer et que les cadets, en particulier, doivent chercher à s’employer ailleurs. Non pas qu’ils doivent faire leur vie ailleurs, mais plutôt qu’ils doivent se procurer ailleurs des sources de revenus complémentaires : hier en tant qu’ouvrier agricole ou berger dans les vallées voisines, comme travailleur saisonnier en plaine où les cultures intensives et les unités agro-industrielles (les sucreries de betterave par exemple) emploient à certaines périodes de l’année une importante main-d’œuvre, comme ouvrier sur les grands chantiers nationaux ; aujourd’hui dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, dans les grandes exploitations agricoles de la plaine, dans le transport. L’armée fait partie de ces ressources.
42En un siècle, la population totale du pays s’est multipliée par six, mais celle des campagnes seulement par trois, alors que celle des villes explosait. Certains auteurs4 voient dans ce flux migratoire orienté du monde rural vers le monde urbain un indicateur du mal développement qui caractérise le pays, privant le monde rural de ses éléments les plus instruits et les plus dynamiques. D’autres parlent plutôt de la résilience des populations rurales maghrébines qui se maintiennent, alors que diminuent et parfois s’effondrent les revenus qu’elles peuvent tirer de l’agriculture et de l’élevage.
43Cependant, quelles que soient les réponses apportées par l’émigration au problème de la survie de la takat, à terme, c’est l’unité même de celle-ci qui est en jeu. Si l’émigration est permanente, elle entraîne inévitablement une discontinuité dans les relations entre les émigrés et le foyer, lourde de menaces pour la cohésion familiale. Si elle est saisonnière ou temporaire, elle peut n’être qu’une étape sur le chemin qui mène à l’émancipation. En réalité, l’émigration offre autant d’opportunités de consolider la takat que de rompre avec celle-ci. C’est une manne financière pour cette dernière, en même temps qu’une possibilité de fuir son destin tout en espérant faire fortune ailleurs. Le jeu est ouvert et il le reste jusqu’au bout. L’exemple des aït Brahim nous l’a montré : certains reviennent s’installer dans la vallée au terme de quelques années d’émigration en plaine, tandis que d’autres ne reviennent plus. Des soldats choisissent, au moment où ils quittent l’armée, jeunes retraités ou réformés, de retrouver le bled, alors que d’autres n’envisagent plus d’y refaire leur vie.
44Les jeunes ne cessent de faire des allers et retours entre le village et la plaine tant qu’ils ne sont pas mariés, et même après, en fonction des opportunités de travail qu’ils trouvent ici ou là. Il ne faut d’ailleurs pas négliger le rôle initiatique de cette émigration. Certains n’hésitent pas à partir dans l’inconnu, sans véritable connexion en ville, donc sans assurance de trouver emploi, logement et soutien. Ceux qui n’ont pas – ou peu – été scolarisés s’y familiarisent avec la darija (l’arabe dialectal parlé), avec le milieu urbain, et acquièrent au fil de leurs mobilités des compétences et un réseau, soit un capital social. Ils perçoivent un salaire qu’ils gèrent eux-mêmes, choisissant d’en remettre tout ou partie seulement au chef du foyer. Ce processus d’autonomisation participe des forces de fission qui traversent le groupe familial, en même temps que des forces de fusion qui concourent à sa prospérité. Car si l’indivision profite de cette accumulation de ressources financières, elle est en retour fragilisée par les tensions liées à ces trajectoires différenciées qui portent en elles la menace de la division.
45Les liens entre montagne et plaine sont variés, et en permanence redéfinis au gré des circonstances, ainsi que des trajectoires individuelles. Les rapports au foyer et au village sont eux aussi complexes et variables. Ni l’absence ni l’éloignement ne signifient a priori la rupture avec le foyer. En revanche, ne plus partager la vie quotidienne contraint, par un travail sans cesse renouvelé, à réactiver l’identification au groupe. D’où les stratégies qui se jouent autour de cette question. Les émigrés qui s’absentent des hautes vallées essayent par tous les moyens de ne pas rompre leurs solidarités familiales. Et ceux qui les soutiennent parmi leurs parents demeurés sur place ne manquent pas une occasion de rappeler leur existence, malgré leur absence. L’affiliation n’est effective que sur le fond de la présence du groupe à lui-même. La pérennité des intérêts partagés renforce l’unité et la cohésion de la takat. Ne pas s’assujettir aux engagements que cette affiliation implique peut être interprété comme une véritable défection. Ceux qui quittent le foyer pour s’installer en plaine, même s’ils continuent à faire partie de la takat, doivent participer au travail collectif de consolidation du foyer, par des visites au village durant les vacances, par des coups de main ponctuels, par des transferts d’argent, des « cadeaux » en nature, des pratiques d’hébergement (pour la scolarisation d’un enfant en ville, pour les démarches administratives, pour l’aide à la migration…). Et même s’ils le font, ils ne sont pas assurés qu’on ne leur reprochera pas un jour leur défection. En effet, les solidarités ne peuvent se maintenir fortes qu’à condition d’être entretenues par des échanges de dons, d’argent et de services continuels. Toute défaillance est interprétée en termes de scission. Ne dit-on pas de l’absent qu’il est un étranger ? Et que celui qui quitte son pays perd ses droits ?
46Est-il encore besoin de rappeler à quel point la logique du don, et donc de la dette (économique bien sûr, mais tout autant affective et morale), agit au cœur des transactions familiales ? La dette lie, comme tant d’analyses l’ont mis en évidence, soulignant l’ambivalence de l’éthique communautaire. Celui qui parvient à sortir de l’univers communautaire, en travaillant pour lui et ses propres enfants, est en dette à l’égard des siens qui se chargeront de lui rappeler ses devoirs envers eux qui l’ont aidé à s’affranchir de l’univers familial et villageois. La question de la dette mine le lien fraternel, oblitérant le passé et hypothéquant l’avenir. Qui est en dette vis-à-vis de la takat ? Qui n’a pas assuré sa part de travail, de dépenses ou d’investissement moral ? Trop de divergences – ne serait-ce que de mémoire – affaiblissent la cohésion indispensable à la consolidation d’un foyer puissant, tout au moins à l’élaboration d’un dessein collectif comme en témoigne l’histoire des aït Brahim5.
47On ne le soulignera jamais assez : est apparenté celui qui se comporte comme un parent doit le faire. Le vivre ensemble confère des droits et obligations comparables à ceux qu’engendre la parenté et, à l’inverse, ne plus partager la vie quotidienne contraint, par un travail sans cesse renouvelé, à réactiver l’identification au groupe parental. La parenté se construit, s’entretient ou se défait. On peut faire des autres des semblables – nous avons vu que le protégé ne peut demeurer longtemps étranger, il est invité à prendre femme dans le groupe protecteur et à assumer sa part des tâches et des responsabilités familiales –, de même qu’on peut faire des semblables des étrangers. C’est une des raisons de la difficulté à reconstruire l’histoire des familles. Des individus ont quitté leur foyer, des foyers ont fait scission de leur lignée, des patrilignages ont déserté leur localité et la trace de leur passage s’est rapidement effacée. Le groupe, parental comme villageois, a vite fait de ne plus les compter parmi les siens. Cette amnésie est parfois interprétée, à tort, comme un processus de dégradation des structures sociales traditionnelles. En réalité, elle témoigne du côté contractuel des affiliations. L’identité du groupe n’est pas déterminée une fois pour toutes, mais se constitue dans la pratique. Ce n’est pas un donné, mais une réalité mouvante, en perpétuel remodelage, lieu d’enjeux de nature économique, politique et pas simplement parentale, dans laquelle la territorialité, au sens d’ancrage à un territoire et ses ressources, est une référence constante.
48Bon nombre de facteurs concourent aujourd’hui à l’évolution du mode de vie montagnard. Le morcellement des terres et la dégradation des parcours permettent de moins en moins la survie de tous en montagne. Les terres cultivables ont probablement atteint leur extension maximale compte tenu des contraintes liées à l’irrigation. Le défrichement de nouveaux espaces n’est plus qu’occasionnel et fort limité. Parallèlement, les possibilités de se procurer des revenus monétaires s’accroissent car vallées et villages offrent des opportunités nouvelles au fur et à mesure de leur désenclavement.
49Les intérêts matériels et symboliques liés à l’unité de la famille étendue s’affaiblissent. Dorénavant, les fils supportent de moins en moins la tutelle paternelle et leurs épouses la domination de leur belle-mère dont elles se plaignent d’être « l’esclave ». Nombre de discussions tournent d’ailleurs autour de cette question de la déstabilisation de l’ordre familial. Les chefs de famille se plaignent de la désaffection des jeunes.
Les jeunes maintenant ne veulent plus travailler les terres. Ils veulent travailler pour gagner de l’argent. Ils disent : c’est le chef de famille qui vend et qui prend tout, moi je ne prends rien. Tout le monde dit ça depuis la dernière décennie.
Presque tous les jeunes quittent la vallée, ou bien ils veulent la quitter. Il n’y a plus qu’un seul qui reste sur place, en général l’aîné des frères, les autres partent, ils savent qu’ils n’ont plus leur place au bled, il y a cette idée.
Maintenant, tous les soldats, par exemple ceux qui sont au Sahara, ont fait construire leur maison à Azilal au lieu d’aider leurs frères ou leur père. C’est-à-dire ils font des choses pour eux.
Ses propres fils ne veulent plus cultiver les champs. L’un s’est engagé dans l’armée, l’autre travaille en ville dans le bâtiment, un autre est gardien d’une maison à Rabat, seul Mohamed est berger dans la vallée et ce sont ses enfants, en plus de l’école, qui aident leur grand-père pour les champs.
50Leurs épouses, promptes à commenter l’actualité familiale des vallées (les mésententes, les séparations, les réconciliations, mais aussi les mariages, les naissances et les morts), relatent elles aussi les tensions familiales. Il est question de fils qui ne s’entendent pas avec leur père, qui quittent le foyer paternel et s’installent dans le village de leur femme ; de jeunes épouses qui prennent la place de leur belle-mère, ou détournent leur mari de ses propres parents ; en bref, d’une cohabitation intergénérationnelle qui devient de plus en plus pesante. Beaucoup s’en offusquent :
Abandonner son père pour sa femme, cela ne se fait pas.
Ce n’est pas bien de séparer le fils de son père, de ne pas respecter les parents, c’est mauvais.
Ce n’est pas normal un fils qui se sépare de sa maman pour sa femme.
Elle ne veut pas habiter avec sa belle-mère, elle voudrait son foyer à elle, alors elle ne quitte pas sa chambre, elle ne fait rien, même je crois qu’elle lui fait de la magie parce qu’il n’est pas normal, hein !
Les femmes ne se sacrifient plus comme avant, elles n’ont plus de patience. Elles veulent vivre chacune dans leur maison.
51L’ensemble de ces facteurs accélère les divisions familiales. Cependant, celles-ci ne sont pas nouvelles. En réalité, tout pousse à l’éclatement des familles, tant pour des raisons structurelles que pour des raisons conjoncturelles liées aux évolutions contemporaines.
La takat au fil des générations : entre division et indivision
52Toute tentative de définition du foyer se heurte à la mouvance des faits, à la souplesse des pratiques, à la précarité des situations. Le terme même de takat est polysémique puisqu’il recouvre des réalités très différentes : tantôt famille nucléaire, tantôt famille étendue, tantôt segment lignager. On rencontre, concrètement, tous les cas de figure. Il nous faut saisir la fonction pratique de ce « flou » terminologique.
53E. Leach6 a analysé l’ambiguïté des catégories indigènes comme indice de la pluralité des modèles, des alternatives, des choix opérés par les acteurs et recommandait de considérer ce fait comme indispensable au fonctionnement du système social. J. Goody et M. Fortes7 ont proposé de leur côté la notion de « cycle de développement du groupe domestique » pour rendre compte de la dynamique de la structure familiale et de la difficulté à définir précisément le groupe domestique ou le groupe de corésidence, ainsi qu’à distinguer entre famille nucléaire (ou élémentaire) et famille plus complexe (élargie, multiple, étendue, les termes varient selon les classifications opérées). Un groupe domestique, au cours de son cycle de développement, passe successivement par différentes phases allant de la simple famille nucléaire à la famille élargie ou multiple selon les évènements (démographiques, matrimoniaux, patrimoniaux et autres) qui l’affectent. Et, d’une manière générale, la littérature ethnographique regorge d’exemples où le chercheur peine à qualifier les unités qu’il observe tant les frontières semblent mouvantes et les groupes plurifonctionnels. Ainsi F. Zonabend, dans sa monographie sur Minot, village de Bourgogne, donc dans un contexte familial différent – à Minot, père et fils marié ne cohabitent pas ou alors le moins longtemps possible –, note que « la maisonnée, en tant qu’unité de consommation, est parfois difficile à définir, à cerner » (1980 : 68). Il arrive en effet que deux maisonnées produisent en commun et consomment chacune de leur côté, ou bien qu’une maison produise et l’autre fournisse une aide matérielle, chacune consommant séparément, ou encore que les maisonnées produisent séparément et consomment ensemble. Elle souligne que dans la pratique les échanges entre parents sont si intenses qu’il est difficile de déterminer si les unités de résidence demeurent nettement séparées, ou bien qui produit et qui consomme (ibid. : 67-69).
54La polysémie des termes rend compte de la fluidité et du dynamisme des unités sociales, toujours susceptibles de se transformer. Cette polysémie est riche d’enseignements en elle-même. Il ne s’agit pas d’imprécision, non plus que d’une simple étrangeté étymologique ou encore d’une économie de langage, mais bien de la traduction de toute la souplesse des frontières sociales qui, loin d’être figées, s’élargissent ou se rétrécissent suivant les besoins. On n’insiste jamais assez dans nos analyses sur l’élasticité des modèles, laquelle permet la diversité des situations.
55Si, étymologiquement, la takat, c’est le feu sur lequel sont cuits les aliments consommés par les membres du groupe domestique, la réalité ne recouvre pas toujours une habitation et une consommation commune. Par exemple, des frères mariés qui continuent à demeurer dans l’indivision, donc à se rattacher à la même takat, peuvent choisir d’habiter indépendamment, dans des maisons distinctes. C’est un cas de figure courant. Ils gèrent alors, en général, chacun leur propre budget, mais continuent d’exploiter ensemble leur patrimoine, chacun se spécialisant dans une activité particulière. À l’inverse, des frères ayant rompu l’indivision familiale peuvent continuer à partager le même toit, éventuellement le même feu. Cela peut être une situation temporaire qui suit le moment de la division familiale, mais il n’est pas rare que cet état se prolonge. Enfin, des frères mariés peuvent choisir de continuer à vivre ensemble avec femmes et enfants dans la grande maison familiale, en conservant une dimension collective totale : propriété, exploitation, habitation et consommation sont alors communes.
56Les frontières de la takat sont floues et extensibles car, en réalité, toutes les combinaisons sont possibles. Les groupes domestiques ne sont pas figés ; ils sont perpétuellement remaniés et ne peuvent être envisagés que dans une perspective temporelle. Leur dynamisme contredit toute rigidité dans leur définition. Nombre de foyers sont, de fait, dans une situation intermédiaire entre indivision et division. En admettant que l’évolution contemporaine aille dans le sens de la famille restreinte, force est de constater que les contraintes du système productif, comme de l’organisation sociale, penchent encore fortement en faveur de la famille étendue. Une famille restreinte ne peut s’investir dans des systèmes de production complexes et multilocalisés. Elle ne permet pas la division du travail, le détachement d’un membre salarié hors de la vallée, la libération partielle du chef de famille des activités productives. Aussi, lorsqu’il y a division familiale, souvent les protagonistes essayent d’éviter – du moins de retarder – la rupture jusqu’à la famille nucléaire : plusieurs collatéraux restent ensemble ou bien seuls les champs sont partagés, le troupeau demeurant en indivision ou l’inverse, ou encore la séparation ne concerne que l’habitat et la constitution de réserves distinctes. Il arrive même que l’on continue à s’entraider pour mettre en valeur le patrimoine pourtant divisé car, tout en essayant de s’affranchir de la collectivité familiale, on compte encore largement sur les bénéfices que l’on peut en tirer. Il n’est pas rare d’ailleurs que des décalages se produisent entre les situations réelles et la façon dont le groupe parental lui-même se pense ou se présente, donc entre l’état du groupe à un moment donné et l’image qu’il renvoie aux autres : lorsque l’on affirme par exemple l’unité de la takat alors que celle-ci s’est scindée, ou bien au contraire lorsque l’on insiste sur le partage qui tarde pourtant à s’effectuer.
57On mesure le jeu auquel se prêtent ces flottements dans la définition du foyer. Prenons l’exemple le plus simple de deux frères, mariés, qui constituent avec leur père un foyer unique. Ils résident ensemble, mangent au même feu, se partagent les travaux agricoles et pastoraux et sont représentés par leur père considéré par tous comme le chef du foyer. Il n’y a pas d’ambiguïté à ce propos. Lors du décès du père, les deux frères peuvent maintenir leurs biens dans l’indivision : ils constituent alors une frérèche (succession indivise agnatique). Mais ils peuvent aussi procéder à une première division en habitant des maisons distinctes ou bien en séparant la maison familiale en deux parts, moyennant quelques travaux d’aménagement. Chaque épouse bénéficie dès lors de sa propre cuisine, donc de son foyer au sens propre du terme. Si aucun conflit important ne vient opposer les frères, ils peuvent continuer de longues années encore à cultiver dans l’indivision les parcelles héritées de leur père, se partageant équitablement les récoltes, et maintenant en commun le troupeau dont ils se répartissent également les bénéfices lors de la vente des animaux. Mais des situations intermédiaires peuvent exister comme le fait pour l’un des frères – ou pour les deux – de posséder en sus, individuellement ou en association avec un ami ou un voisin, quelques animaux qui sont conduits avec le troupeau commun. C’est une première marque d’autonomie du point de vue des activités de production. Une autre, plus marquante encore de l’indépendance de chaque foyer, apparaît lorsque les femmes essayent d’obtenir pour leur propre compte la garde d’une vache dont elles assureront chacune de leur côté l’alimentation, aidées de leurs filles, mais profitant toujours pour cela des prairies communes aux deux frères. Le lait et le beurre qu’elles en tireront leur reviendront de plein droit, ainsi que les petits qui naîtront.
58À partir de quand, c’est-à-dire de quel seuil concrètement, les deux foyers seront-ils considérés comme distincts et les deux frères susceptibles de siéger ensemble dans les instances communautaires, affirmant ainsi l’égalité de leur statut (succession segmentaire agnatique) ? En principe, chaque foyer est représenté par un membre et un seul, le chef de la takat, éventuellement son fils ou son frère en son absence. Sans équivoque, ce n’est que lorsque la séparation des frères est effective, c’est-à-dire après division et répartition des moyens de production et de la terre surtout, que tous deux peuvent prétendre être chef de famille. Car pour participer « à la scène », rappelons-le, il faut avoir de la terre : « C’est quand j’ai pu avoir des terres à moi, pas avec mon père ni avec mes frères, que j’ai été reconnu comme takat » (Omar).
Omar a épousé une femme originaire de la plaine que son père lui a imposée, mais celle-ci ne s’est pas entendue avec la famille, ni ne se plaisait en montagne. Il « l’a vite divorcée ». Ensuite, il a épousé Touda dont il a eu son premier fils, Mustapha. Or, son père n’appréciait guère Touda : « Il disait qu’elle ne faisait rien et voulait que je la divorce aussi. » Mais Omar n’a pas voulu se marier une troisième fois, « et puis il y avait Mustapha ». Comme il en avait assez des problèmes et des disputes chaque fois qu’il rentrait d’accompagner les touristes, il a décidé de quitter le foyer paternel. Les voisins ont bien essayé de le dissuader en mettant en avant le respect dû au père, ainsi que la relation de proximité avec Touda (parente de la femme du père d’Omar), mais, ainsi que le dit l’intéressé : « Les gens voient d’au-dessus ce qui se passe, mais ils ne sont pas à l’intérieur du trou pour voir comment cela se passe. » Ce n’est que des années plus tard qu’Omar a été officiellement reconnu comme chef d’une nouvelle takat, précisément quand il a pu acquérir en son nom propre des terres.
59Ce problème de la représentativité des foyers dans les différentes instances communautaires n’est pas une simple question de préséance. Il en va d’abord de l’honneur des hommes. Il en va ensuite de tout ce qui relève du fonctionnement collectif puisque, rappelons-le, la takat est l’unité pertinente pour le décompte des droits et devoirs communautaires. Qu’il s’agisse de la répartition des ressources communes (l’eau, la forêt, les parcours), de l’organisation des corvées pour entretenir les biens communs (mosquée, ouvrages hydrauliques, greniers collectifs transformés aujourd’hui en patrimoine touristique, etc.8), du partage des responsabilités (gardiennage des espaces collectifs, prise en charge du taleb, de l’instituteur ou institutrice dans le cas d’écoles alternatives, etc.), ou encore du financement des projets à l’échelle villageoise, le décompte précis des foyers s’effectue en maintes occasions. D’où l’importance que prend à chacune de ces occasions le recensement des foyers qui composent la collectivité villageoise. Ce n’est jamais une opération neutre, de simple comptage. Derrière, se dissimulent des enjeux importants liés à l’honneur des hommes et des familles, au poids respectif des uns et des autres au sein du groupe, à l’attention qui sera accordée à leur parole.
60Entre division et indivision, il y a donc un espace des possibles où s’expriment les stratégies individuelles et collectives. En réalité, tous les cas de figure sont envisageables. La division des frères peut être officielle, donnant lieu à l’établissement de nouveaux actes de propriété, comme elle peut n’être qu’officieuse seulement, par simple accord tacite et oral entre les frères, sans que de nouveaux titres de propriété soient établis. À l’inverse, il se peut que des frères tendent à s’autonomiser progressivement, en l’absence même de toute division patrimoniale.
61La tension entre l’idéal égalitaire et la hiérarchie statutaire explique l’instabilité chronique de la takat, l’équilibre forcément provisoire, l’incessant balancement entre cohésion et tension, entre solidarité et fragmentation. Comment, en effet, assurer la stabilité du foyer quand la morale de l’honneur contraint les hommes à s’engager dans la compétition ? Compétition et solidarité vont de pair ; ce sont les deux faces de la même pièce. Il y a une tension entre la nécessité de s’unir entre frères contre l’adversité – les interlocuteurs insistent sur le fait que des frères doivent être unis comme les doigts de la main – et la nécessité de s’affirmer comme homme d’honneur, y compris contre ses proches. Comme il y a une tension entre l’idéal démocratique proclamé de l’assemblée communautaire et le pouvoir oligarchique des « grands », ainsi que l’avaient déjà remarqué les auteurs anciens, R. Montagne en particulier. On ne cesse de dire l’inégalité, on se plaint de la tyrannie des puissants et tout pouvoir apparaît suspect en ce qu’il brise l’idéal égalitaire. En même temps, on valorise la compétition et les formes agressives de l’honneur. L’idéal égalitaire se situe dans le cadre d’une rivalité où on « mange les autres », l’honneur des uns ne pouvant s’accroître qu’aux dépens de celui des autres.
62Les agissements des agnats sont contraints par cette tension entre les profits matériels et symboliques de l’unité de la takat et les avantages de la rupture. En fonction de leur position dans la fratrie, de leur niveau d’éducation, de leurs aptitudes propres, de leur personnalité et de leurs ambitions, ils perçoivent différemment l’avenir du foyer. Certains vont développer leur propre projet familial, mettant en place lucidement des stratégies, tandis que d’autres auront un comportement plus opaque.
63Les deux exemples suivants donnent un aperçu de ces tensions qui affaiblissent les foyers, en même temps qu’ils montrent les bénéfices de l’indivision, quand bien même est-elle instable. Ces exemples anticipent sur les développements à suivre.
Mohamed et Lahcen sont deux frères, désormais âgés, demeurés en indivision après le décès de leurs parents. Mohamed occupe la grande maison familiale au village et gère les terres, tandis que Lahcen vit à la bergerie, sur les hauteurs, et s’occupe du troupeau. C’est aujourd’hui l’un de ses fils qui fait le berger, secondé d’un jeune berger engagé à l’année, « quand on en trouve un qui accepte de rester ». Lahcen, bien que vieillissant, continue de se rendre à la maison familiale tous les matins, et remonte chaque soir à la bergerie. Il a 7 enfants (de sa seconde femme, la première ayant été répudiée faute de lui donner une descendance), dont 5 fils, tous adultes, mariés et eux-mêmes pères de plusieurs enfants. L’aîné est marié à la fille de son oncle Mohamed ; il vit au village auprès de sa femme et cousine, et seconde son oncle et beau-père pour le travail des champs. Le deuxième (Ali) est lui aussi marié à une fille de Mohamed (qui n’a eu que des filles). Il vit en ville où il est professeur au collège. Le troisième, marié également, fait du commerce. Le quatrième demeure à la bergerie avec son père qu’il remplace auprès du troupeau et, dès qu’il en a l’occasion, s’engage comme muletier pour accompagner les randonneurs – l’un de ses cousins est guide et fait appel à lui. Enfin, le benjamin est ouvrier en ville (en 2010 il s’apprêtait à se marier). L’aînée des filles est décédée en laissant un fils qui a longtemps habité au foyer (son père est un cousin : le fils d’une sœur de Mohamed et de Lahcen) avant de rejoindre son père en ville pour être scolarisé au collège. La benjamine de la famille, Nassima, est mariée avec un autre cousin, le fils d’une tante maternelle. Depuis plusieurs années, Ali tente de convaincre les siens de renoncer au troupeau et de se tourner vers d’autres ressources, davantage rentables. Voici son témoignage : « Depuis 10 ans le troupeau les met dans la misère. Avant c’était bien, parce que le troupeau il partait [sous-entendu en transhumance] donc c’était gratuit, on ne dépensait rien, et en plus l’orge n’était pas cher. Parce que la forêt ça ne suffit plus, ils ont détruit la forêt, les bêtes ne peuvent plus comme avant manger le feuillage du chêne [tasaft], et d’ailleurs il ne pleut plus comme avant, il n’y a plus d’herbe maintenant. Maintes fois j’ai essayé de leur faire des calculs. J’ai dit voilà : la luzerne, elle peut rapporter 2 millions, la pomme de terre elle va rapporter 2 millions, les pommes ça va rapporter 5 000 dirhams, les noix ça va rapporter 3 000 dirhams, l’orge ça peut rapporter 300 abras [l’abra est une unité de mesure correspondant à 16 kilos pour l’orge], disons 1 million, voilà le revenu à peu près, environ 3 millions. S’il n’y avait pas le troupeau, on garderait cette somme-là, c’est suffisant pour se nourrir, tandis que là on achète de l’orge toute l’année et maintenant l’orge coûte cher ! Et ça se répète, ça se répète chaque année, on achète à peu près 2 millions d’orge. Ces dernières années, ils m’avaient demandé de leur prendre un crédit agricole, ils m’ont donné la procuration et j’ai donné la moitié du crédit à ‘ammi Saïd [Saïd, demi-frère de Mohamed et de Lahcen, s’est désolidarisé de ses frères, ayant pris sa part de l’héritage commun] parce qu’on a toujours le même dossier, on n’a pas fait un contrat de séparation, alors le partage n’est pas officiel, les actes sont toujours au nom du grand-père. C’est moi qui rembourse : l’année dernière un million, cette année encore un million, plus les intérêts, ça fait 11 000 dirhams pour le remboursement. Ils sont en dette tout le temps et moi je ne peux pas prendre un crédit chaque année. Voilà la preuve, la preuve qu’ils vivent en crise. J’ai proposé qu’ils fassent du commerce, parce que nous avons une boutique, j’ai proposé de faire une téléboutique par exemple, parce que mes neveux qui sont grands, ils ne rapportent pas grand-chose, et c’est la même chose pour mes cousins, les fils de ‘ammi Saïd. Mon frère Youssef il se débrouille dans le commerce, il est sérieux, mais il ne rapporte pas beaucoup à la famille, il décide de faire son propre capital. Il faut que chacun fasse quelque chose, si on attend tout de notre terre et de notre troupeau c’est pas possible. On devient de plus en plus nombreux : mes frères ils ont 4 ou 5 enfants, mes cousins c’est pareil. Alors moi, j’ai proposé que le troupeau soit réduit au minimum. Je veux qu’ils ne dépassent pas 60 brebis et 100 chèvres, parce que les chèvres ne demandent pas, elles se débrouillent toutes seules, les autres non, il faut les nourrir les 3/4 de l’année sinon elles deviennent fatiguées et elles meurent. Mais ils ne veulent pas. Parce que pour eux, le troupeau, c’est la richesse, quelqu’un de riche il a un troupeau, il est “grand”, mais c’est faux, c’est faux ! Il y a même une certaine concurrence entre eux [entre Mohamed et Lahcen d’une part, Saïd de l’autre] : chacun veut que son troupeau soit le plus grand troupeau. Vraiment, moi ça m’énerve ! Les gens qui n’ont plus de troupeau ils sont devenus plus riches. Ils ont fait planter des pommes. Ils vivent comme il faut, mieux que les autres parce qu’au lieu d’acheter de la nourriture au bétail, ils l’achètent aux enfants. Ceux qui sont malins, ils achètent un petit troupeau de 50-60 moutons, ils les nourrissent pendant 2-3 mois l’été et puis ils vendent tout, ça y est, ils ont gagné, ils ne vont rien perdre. Ils font ça et ils font des vaches, des veaux, des taureaux, c’est bien, moi je propose ça. Je crois que ce qu’ils pensent, leur idée, c’est qu’il faut qu’ils soient un peu séparés, parce que si on vend le troupeau, il faut que tout le monde rentre à la maison, et si on rentre à la maison il va y avoir des problèmes, les femmes vont se disputer, surtout ‘ammi Mohamed, tu le connais, parce que sa femme elle ne va jamais accepter que tous mes frères et leurs femmes plus les enfants vivent à la maison. Alors ils préfèrent rester comme ils sont, les uns à la maison, les autres à la bergerie. Ils sont habitués à vivre comme ça ; je crois qu’ils ne sont plus capables de s’adapter à la cohabitation. Ils se sentent heureux dans cette vie-là. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas vendre le troupeau ni le diminuer. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est que les dépenses sont doubles, parce qu’il y a un foyer au village et l’autre à la bergerie. Je vais insister, je vais encore essayer qu’ils réduisent le troupeau. Mais quand quelqu’un ne vous écoute pas, ça va se terminer par un malentendu n’est-ce pas ? » En effet, plusieurs années après la takat se divisait (en 2018).
Mohamed, qui a une quarantaine d’années lorsque je l’interroge en 2011, a « grandi dans la pauvreté ». Il se souvient qu’à la maison les repas quotidiens n’étaient constitués que de pain trempé dans de l’huile d’olive et de thé. Son père était taleb et vivait des dons des villageois, la famille le suivant au gré de ses contrats dans un douar ou un autre. Il n’avait hérité que de petites parcelles dans son village d’origine. La preuve qu’ils étaient pauvres, souligne son grand ami Abdallah, c’est que la famille n’a pu faire construire sa propre maison, sur une terre donnée par la grand-mère maternelle de Mohamed, que récemment et c’est Mohamed qui a tout financé. Car Mohamed a pu « faire la formation de guide », après le lycée où il était interne, et a rapidement bien gagné sa vie. C’est ainsi qu’il a pu « soutenir la famille », améliorant grandement l’ordinaire et épongeant les dettes annuelles de son père, de l’ordre de 10 000 dh/an. Sa mère l’a alors marié : « C’est maman qui a choisi ma femme. » Puis son père est décédé peu de temps après et Mohamed a repris « le poids de la famille », dit-il. « C’était stressant » ajoute son ami, car Mohamed était alors « le consultant de sa maman, c’est lui qui ramène de l’argent, non seulement ça, et puis en plus il est censé trouver du travail pour les deux autres. » Vivaient alors dans la grande maison familiale Mohamed, sa femme et leurs premiers-nés, sa mère et son grand-père maternel très âgé (revenu vivre chez sa fille quand il est devenu dépendant), ses 3 frères, ainsi qu’une sœur encore célibataire (les autres étant mariées). La mère de Mohamed « voulait reprendre les rênes », donc « elle commence à penser à retenir ses enfants à la maison, pour qu’ils ne partent pas ». On marie donc Saïd puis Ahmed, les cadets de Mohamed (Omar le benjamin étant encore enfant à l’époque) : « C’est maman qui s’en occupe et moi j’ai participé aux dépenses. » C’est là que les problèmes ont commencé : « J’étais toujours en train de penser pour 3 personnes en même temps. Dès que je peux je prends Ahmed ou Saïd comme cuisinier [sur les treks], mais avec la crise il y a moins de moyens, on commence à se passer de cuisinier, donc j’ai du mal à trouver du travail pour mes frères. Et à la maison, maman commence à être un peu irritée avec ma femme. » Cette dernière, qui a de la personnalité et veut protéger son couple, ne se laisse en effet pas diriger, et « maman ne gagne pas la bataille ». Mohamed commence alors à penser que ce « n’est plus vivable tous dans la maison », même si celle-ci est grande (chaque frère bénéficie de sa propre chambre avec femme et enfants), même si c’est lui qui l’a construite, qui a payé tous les crédits, fait creuser le puits muni d’une pompe… Il a donc proposé à sa mère qu’elle lui cède une petite parcelle où il puisse faire construire sa propre maison. Abdallah raconte : « Maman l’a pris mal, parce que pour elle, c’est comme si on la laisse de côté ; c’est la mère ! Donc Mohamed il est venu chez moi, il m’a raconté, il a beaucoup pleuré et il a juré d’acheter un terrain. » Mohamed a donc acheté un terrain à sa tante, proche de la maison familiale et a « tout recommencé à zéro ». Abdallah témoigne : « Je me suis trouvé maintes fois à faire le médiateur, parce que la maman de Mohamed est comme une deuxième mère pour moi, elle considère un peu mes points de vue. En tout cas c’était clair que maman était déçue… Mohamed, on le traite un peu comme un “homme à femmes”, parce qu’il écoute sa femme [sous-entendu il est sous l’influence de sa femme, ce qui est déshonorant]. » Omar, le benjamin de la fratrie, s’est marié à son tour (en 2010, à 25 ans), et, ainsi que le dit Abdallah, « C’est le seul qui a profité un peu de toute l’expérience devant lui : il a trouvé du travail dans une compagnie de construction de routes, il a payé son mariage, il a bien préparé sa chambre car quand il n’est pas à Rabat il habite avec sa maman et ses frères. » Nous sommes maintenant en 2014 et le problème qui tourmente Mohamed est le suivant : « Personne ne veut investir dans la propriété, personne n’en veut », ni Saïd, ni Ahmed, non plus qu’Omar. Que faire ? « On a un peu de terres maintenant, et aussi des pommiers que j’ai fait planter [300 arbres], cela rapporte, mais ils ne veulent pas reconnaître que c’est leur ressource à eux, alors ils ne foutent rien ! Au moins qu’ils fassent un “tour de rôle” entre eux. » Abdallah précise : « Parce que c’est Mohamed qui a toujours tout fait et on ne veut pas y toucher, parce que Mohamed doit faire le chef et on ne veut pas qu’il y ait un chef, c’est ça le problème en vérité. Personne n’en veut parce que personne ne considère que c’est à soi, on considère que c’est à la grande famille. Je le sens, quand je parle avec eux, c’est comme s’ils sont un peu frustrés eux-mêmes, même s’ils ne le disent pas, parce que nous on a fait des études et qu’on gagne de l’argent. Ils disent qu’il faut qu’on les aide, ils voudraient être payés. » Mohamed de son côté ne semble pas aspirer à devenir un « grand », prenant l’ascendant sur les siens. Maintenant qu’il a construit sa maison, qu’il a lui-même 6 garçons, il souhaiterait vivre de façon plus indépendante, et « souffler un peu ». Mais comment faire « si mes frères ne veulent pas travailler ? » Abdallah précise : « Il n’est jamais tranquille, je vois ça dans ses yeux, c’est sa famille quand même ! Il ne demande rien, mais il surveille un peu ce qui se passe. Normalement, il devrait recevoir sa part, par exemple quand ils vendent un veau, mais c’est maman qui décide et si elle donne sa part à Mohamed, c’est comme si c’est sa femme qui a gagné, donc il y a toujours ça qui revient, toujours. Du coup tout le monde se dégage de la responsabilité, on est là à la disposition de maman… » La situation va ainsi cahin-caha, en stand-by selon Abdallah qui les exhorte toujours à trouver une solution (en 2017). Tous semblent coincés. Vont-ils se partager l’héritage familial ? Abdallah pense que non, car « il n’y a pas grand-chose à partager, surtout qu’ils sont 4 frères, et puis c’est toujours la propriété de la grand-mère, ils n’ont pas signé d’acte puisque c’était un deal entre la grand-mère et la maman et Mohamed. La grand-mère leur a dit : “Si vous me payez la Mecque, je vous laisse la propriété pour vous.” » Mohamed a donné 30 000 dh à la grand-mère. « Tu vois », ajoute Abdallah à mon égard, « ce sont toujours les mêmes histoires, dans chaque famille… »
Le partage : un processus inachevé
64Comme dans toute société paysanne, le problème se pose de la transmission du patrimoine aux héritiers : non seulement du patrimoine foncier et immobilier, mais également de la position sociale de chef de famille selon la distinction proposée par G. Augustins entre l’héritage et la succession, soit la dévolution des biens d’une part, la transmission des rôles d’autre part, notamment l’exercice de l’autorité sur le groupe domestique.
65G. Augustins définit cinq types de succession différents : la succession unique (un successeur par groupe domestique), la succession indivise agnatique (succession par les hommes solidairement), la succession indivise cognatique (succession par des fils ou des filles solidairement unis), la succession segmentaire agnatique (chaque fils succède virtuellement pour son propre compte) et enfin la succession segmentaire cognatique (chaque enfant succède virtuellement pour son propre compte). Ces formes de succession sont à distinguer des formes d’héritage : l’héritage préciputaire (des avantages substantiels sont accordés à l’un des enfants), l’héritage sélectif (des avantages sont accordés à certains enfants, traités également entre eux, les autres étant exclus des biens de souche), l’héritage égalitaire (les biens sont transmis intégralement à tous les enfants sans exclusive aucune), l’héritage différé (les biens ne sont répartis individuellement qu’après une période d’indivision ayant duré au moins deux générations) et l’héritage suspendu (les biens ne sont théoriquement jamais divisés) (Augustins, Comment se perpétuer ?, 1989 : 125 sq.).
66Ainsi que l’a montré cet auteur à propos de l’Europe, si la loi fournit un cadre, la coutume propose des solutions qui incarnent une conception de la famille, de l’autorité, de la continuité. De même qu’en France, ce n’est pas l’introduction du Code civil instaurant l’égalité des héritiers qui a éradiqué les conceptions locales visant à transmettre le patrimoine inchangé de génération en génération9, ici, les pratiques qui contournent le cadre – ou tentent de le contourner – n’expriment pas seulement l’intérêt individuel ou l’appât du gain, mais disent toujours quelque chose d’une éthique de la famille et de la propriété. La contradiction entre les règles successorales et la conservation du patrimoine y est d’autant plus forte que les hommes sont attachés à la terre à la fois par l’égalité devant l’héritage – il n’y a pas de primogéniture, ni de rang par ordre de naissance : des frères sont potentiellement égaux – et par l’éthique de l’honneur. D’où le dilemme : soit on garde l’ensemble des fils sur place, soit on en garde un seul, soit on maintient l’indivision des terres, soit on favorise au contraire le partage inégalitaire.
67On observe dans l’ensemble une série d’agissements visant à éviter le morcellement foncier : l’exhérédation des filles, le maintien de l’indivision, l’émigration (temporaire ou définitive), la conquête de nouveaux espaces et de nouvelles ressources permettant de maintenir les cadets attachés à la maison, le partage inégalitaire des terres qui favorise nettement un ou deux héritiers, en général les aînés, par la force des choses10, mais pas systématiquement. Sous la forme même de l’indivision on privilégie – mais est-ce réellement un privilège ? – un des fils qui perpétuera la takat, gardant tout à la fois l’habitation et la plus grande partie des terres, quitte à ce qu’un ou plusieurs frères, comme c’est le cas traditionnellement du berger, restent sous la dépendance de celui d’entre eux qui deviendra leur « aîné ». Les autres frères et sœurs renonceront progressivement à leurs droits, ces dernières mariées ailleurs et intégrées dans une autre maison, celle de leur mari, et ceux-là partis à la recherche d’un emploi, éventuellement après quelques années d’études. Ce renoncement plus ou moins forcé, plus ou moins choisi, qui permet aussi, il faut le souligner, d’échapper à la dure vie de la montagne, favorise la perpétuation de la takat à laquelle on continue d’appartenir et de l’honneur qui y est lié et dont on continue à se sentir au plus haut point responsable. Les liens restent étroits entre les absents et les présents. Les stratégies des absents – garder un droit au retour, c’est-à-dire ne pas partager ou vendre11 afin de ne pas aliéner leur droit sur la maison et du même coup à la citoyenneté villageoise – comme des présents (bénéficier de la totalité du patrimoine), ne se comprennent que par rapport à l’existence symbolique de la takat dont ils tirent fierté et dont ils perpétuent le nom. La transmission du nom, liée à celle de la terre, symbolise en effet l’honneur du foyer.
68Seule une perspective dynamique permet de rendre compte de la vie des familles qui ne cessent de se disperser pour mieux se recomposer, alternant les phases de croissance et de déclin. Plus le groupe familial s’agrandit, plus les tensions se multiplient et, par conséquent, les risques d’éclatement croissent. Elles participent du mouvement même de la vie qui noue et dénoue sans répit les liens, les solidarités, les affections. C’est le cycle de la vie des hautes vallées, le problème de toutes les familles qui, unies, sont fortes, mais pauvres, désunies.
69Le processus même du partage aboutit au déclin du foyer. Les informateurs distinguent les foyers « partagés » et « non partagés » et identifient clairement le partage comme cause d’appauvrissement :
Ils avaient beaucoup de champs, mais la takat a partagé les champs, les bêtes, et maintenant ils sont très pauvres, ils ne sont plus rien.
Il fait partie d’une grande famille, là où il y avait des cheikhs avant, c’est une famille très, très riche, mais maintenant il y a plusieurs familles parce que la grande famille est partagée alors ils ont divisé les champs, les bêtes, etc., alors toutes les petites familles qui font partie des aït Addi sont pauvres maintenant.
C’était une takat riche et respectée jusqu’à la mort des « grands » ; ils ont partagé et maintenant c’est le déclin, la takat est détruite [tkhula takat]12.
70Réciproquement, les hommes et les familles prospères, celles qui fournissent les notables (littéralement les « grands ») et sont honorablement connues, ne sont « pas partagées ». C’est une condition nécessaire, mais non suffisante bien sûr : il est des familles « non partagées » qui ne seront jamais considérées comme honorables et des chefs de takat bien trop effacés ou avares pour prétendre jouer un quelconque rôle politique dans la vie locale. N’empêche, « les grands, ce sont les grandes familles », disent les gens, qui citent celles-ci et rêvent tout haut de faire comme elles qui « ne sont pas partagées », qui sont grandes (takat takhatart).
71C’est à dessein que j’emploie le terme de « partage ». Les gens le disent ainsi : tibDit. Des frères qui ont rompu l’indivision familiale, on dit qu’ils ont « partagé » ou même qu’ils « sont partagés » (bDan). D’un fils qui se sépare (isti) de son père et de ses frères, on dit qu’il est partagé (ibDa), soit qu’il a pris sa part du patrimoine commun. Les mêmes expressions de « partage » ou de « division » sont utilisées par différents auteurs (Amahan, 1998 ; Mulet, 2018 ; Simenel, 2010).
72À l’inverse, une takat est dite « non partagée », des frères sont dits « non partagés », de même que des terres, des arbres, de l’eau, des animaux sont « non partagés », car susceptibles à tout moment de l’être. Citons G. Tillion :
On rencontrait aussi, assez souvent, des foyers regroupant plusieurs couples mariés : en général un père et un fils, plus rarement deux frères. Dans ce dernier type de famille (dites, par les Aurésiens, « non partagée »), la terre était cultivée en commun et la récolte pouvait être cuisinée soit en commun soit par ménage.
(Tillion, 2000 : 254)
73Tout ce qui est ainsi « non partagé » est, littéralement, « associé » (ssar ou chchar). En ce sens, le collectif, qu’il s’agisse du patrimoine familial, des ressources et espaces collectifs, des biens possédés ou exploités en commun, relève de la notion d’association (tuchcharka). On peut ainsi être associés par le commerce (chcharn taħannut : ils sont associés pour la boutique), par le blé (chcharn ird : ils sont associés par le blé en commun, par exemple si l’un fournit la terre et la semence et l’autre le travail). On dit aussi que des frères de lait, qui ont bu au même sein, sont associés par le lait (chcharn aghu). Transparaît en filigrane la perspective d’autonomie de parts virtuelles, susceptibles de se réaliser, donc la potentialité d’individualisation de la part de chacun. C’est ainsi au nom de l’égalité de tous aux ressources collectives que l’on peut tolérer l’individualisation des parts. Tel patrilignage a refusé dans le temps d’aliéner une partie de son droit à l’eau d’une source au profit du village voisin et conserve en conséquence un temps d’eau supplémentaire sur cette source. Tel foyer qui refuse aujourd’hui de participer aux travaux d’aménagement d’un canal d’irrigation se met « hors-jeu » – c’est son droit – mais se voit du coup empêcher d’utiliser l’eau de ce canal.
74Qu’il s’agisse de l’affiliation parentale ou de l’affiliation villageoise (et autrefois tribale), on retrouve le même principe à l’œuvre, lequel renferme en lui-même la possibilité de partage, de division, car il contient en germe la perspective d’une rupture de l’association, donc des solidarités. Fondamentalement, ce principe relève de l’ordre du contrat par lequel on accepte d’être solidaire de l’ensemble du groupe, c’est-à-dire de s’y lier et d’y engager sa responsabilité. Ainsi que l’avait pressenti Bourdieu à propos de la Kabylie, « l’indivision n’est jamais que la division niée, refusée » (2000 : 140). Le dilemme est là, au cœur de la takat, et il est d’ordre structurel.
75On voit ainsi nettement se dégager des cycles dans la vie d’une takat. Au-delà de trois générations, il est rare que celle-ci demeure indivise. Sa richesse, son honneur, sa grandeur, patiemment construites, se transmettent difficilement d’une génération à l’autre. Le capital économique peut être relativement stable, mais le capital symbolique est beaucoup plus labile. La disparition d’un chef de famille prestigieux suffit à l’affecter fortement. L’affaiblissement de l’autorité de sa femme qui vieillit, la concurrence entre les femmes des fils pour reprendre la position vacante, leur tendance à orienter les mariages vers leur propre lignée, aux dépens d’alliances renforçant le capital honorifique familial, concourent à l’éclatement du foyer.
76À partir du moment où la solidarité familiale est rompue, chacun lutte pour capter à son profit le patrimoine jusque-là commun. Bien que l’égalité dans le partage soit affirmée et réaffirmée avec conviction – il n’y a pas de distinction entre les frères –, rien n’empêche les rivalités de s’exprimer. Tous participent à ces conflits d’où émergent, seuls, les futurs « grands ». Ce sont les rivalités entre frères : les « aînés » tentent de spolier les « cadets », surtout s’ils sont jeunes encore ; les uns essayent d’obtenir, au détriment des autres, les parts d’héritage des femmes. Ce sont les rivalités entre oncles paternels et neveux, entre demi-frères par l’intermédiaire de leurs mères respectives, entre cousins. Les plus habiles spolient de leurs droits les plus faibles, à charge pour eux de les aider par la suite. Par exemple, ils les aident quand ils sont dans le besoin (prêts d’argent, dons de céréales, etc.) et récupèrent au bout du compte leurs terres en contrepartie. Les exemples sont très nombreux d’hommes (et de femmes aussi) qui ont dû se résoudre à céder des terres à leurs agnats, faute de pouvoir rembourser leur dette. On se bat parfois jusqu’au bout pour quelques lopins de terre. Ceux qui ont quitté les hautes vallées et vivent en plaine, en milieu urbain, se montrent parfois choqués de voir leurs parents se déchirer pour quelques arpents :
J’ai rencontré hier des cousins au tribunal. Ils s’en remettent à la justice pour des futilités. Ils se sont battus, il y a eu des blessés même, pour une histoire de défrichement, de chênes coupés. Les propriétés, on les connaît, on sait leurs limites, mais les défrichements, c’est un peu au plus courageux : quand tu commences à déboiser il y a ton cousin ou ton voisin qui arrive et te dit : « tu devrais t’arrêter à ce niveau parce qu’après c’est chez moi », mais personne ne peut confirmer que tu devrais t’arrêter là, c’est le problème. Je leur ai dit : « vous vous battez pour rien, il faudrait mieux régler cela entre vous, ou essayer de trouver un arrangement devant des personnes neutres puisqu’il s’agit de pas grand-chose ». Mais ils n’ont rien voulu entendre, il y a un procès en cours et ils ont déjà gaspillé beaucoup d’argent. Les juges et les avocats profitent de l’analphabétisme des gens. Ils ont compris tout l’argent qu’ils peuvent récupérer, ils entretiennent le système. Ces cousins, ils sont partagés depuis l’année dernière, c’est l’origine des problèmes.
(Brahim, 2005)
77Les drames n’en finissent pas de diviser le groupe parental. Ils forment la trame des histoires de famille dont les échos résonnent en montagne. Tant que de nouveaux actes de propriété ne sont pas établis, c’est-à-dire tant que le partage n’est pas officiellement entériné – et c’est très souvent le cas – il est toujours susceptible d’être remis en cause, même longtemps après les faits. Cela permet au jeu de se poursuivre : aux cohéritiers lésés d’espérer remettre en cause l’inégalité du partage, aux plus jeunes restés dans l’indivision de contester l’autorité de celui qui a pris la tête de la takat, à ce dernier de confirmer son statut d’homme d’honneur en confortant sa position de successeur du nom et de la renommée de la takat. Les revendications, les contestations, les stratégies s’expriment parfois sur plusieurs générations. Cela permet également de préserver, au moins symboliquement, l’existence de la takat.
78Nous sommes ici dans une « société procédurière », selon l’expression de Berque, où tout l’art du justiciable consiste à faire en sorte que le débat ne soit jamais clos. Tout est prétexte à engager de nouvelles luttes, à faire appel des décisions prises, à contester les arbitrages rendus, en bref, à rouvrir le débat. Ne serait-ce que parce que le code de l’honneur contraint à ne pas interrompre les échanges de violence, sous peine de déshonneur. Normalement, la médiation de tiers extérieurs au conflit, neutres, permet de débloquer la situation. Leur prestige et leur autorité doivent être grands pour contraindre les uns et les autres à parvenir à un accord, à défaut duquel on portera tôt ou tard ses différends devant la justice du Makhzen. Il faudra alors fournir des preuves, sachant que de moins en moins les autorités judiciaires se contentent de témoignages oraux. Or, comment prouver l’investissement des uns et des autres dans le rayonnement de la takat ? Comment mesurer la part du travail qui revient à chacun en propre ? Comment évaluer l’état de la propriété et du patrimoine familial rétrospectivement, à différents moments du passé ? Comment préserver le droit des absents ? Autant de questions inextricables auxquelles il faudra pourtant apporter des réponses.
79Une grande partie de la controverse se concentre autour de cet enjeu : lequel, du légitime propriétaire du sol ou de celui qui l’exploite, a le droit pour lui ? Légitimité de la mise en valeur d’une part, qui reconnaît les prétentions de ceux qui sont présents et travaillent la terre, légitimité des origines d’autre part, qui confirme les absents dans leurs droits de propriétaires13.
80Dans une société en perpétuel mouvement, où les groupes et les individus migrent à la recherche d’un meilleur sort, fuyant toutes sortes de vicissitudes (sécheresse, pauvreté, dettes, pression familiale, conflits insolubles, vengeance…), le problème se pose à chaque génération avec constance. Quantité de conflits, aujourd’hui comme hier, aussi bien entre cohéritiers qu’entre voisins, entre autochtones et étrangers, voient s’affronter le droit du présent au droit de l’absent, le droit de la mise en valeur au droit de l’origine, le droit de l’occupant au droit du sol14. Parfois, des procès interminables se répercutent sur plusieurs générations, les autorités judiciaires ne parvenant pas à trancher le débat quand, précisément, le droit local postule une possibilité infinie de remise en cause.
C’est l’exemple de cette famille, à propos de terres éloignées du douar, qui dispose d’un acte de propriété remontant à deux générations. Or, depuis, sont intervenus des partages successifs entre cohéritiers, peut-être même des « ventes » de parcelles à d’autres familles, sans que l’acte originel soit modifié. Certains d’entre eux sont maintenant en procès entre eux, d’autres avec des voisins, et ce depuis plus d’une décennie, sans que ces litiges n’aboutissent. Des protagonistes sont décédés, leurs héritiers ne sont pas en mesure d’étayer leurs revendications par des actes de propriété qui ne sont pas entre leurs mains. D’autres nient la légitimité du partage opéré à la génération précédente.
81Si la richesse et le pouvoir s’effritent lors de la transmission, les agnats qui se séparent espèrent chacun de leur côté constituer de nouveau une takat puissante, respectable, dont les descendants seront fiers et qui perpétuera le nom du fondateur de la lignée originelle.
La takat ou la « maison »
82L’attachement porté à la « maison », à la fois comme habitation et comme entité collective, héritage tant spirituel (le nom et l’honneur qui y sont attachés) que matériel (l’ensemble du patrimoine), apparaît fort. Tout concourt à préserver la « maison », son unité économique et symbolique, c’est-à-dire à en assurer la permanence et la transmission. La « maison », ainsi que le disent les gens, « c’est sentimental ».
Nacer s’apprête à partager avec son frère Saïd. La place où est bâtie la maison familiale a été à l’origine donnée par leur grand-père maternel à leur mère qui leur a transmis. Elle leur appartient donc, mais la maison construite dessus l’a été par leur père Youssef et son frère Mhamed, leur oncle paternel. Elle leur appartient en indivision avec leurs sœurs depuis qu’ils ont déjà partagé avec leurs cousins les fils de Mhamed qui ont hérité de la moitié de la maison. Nacer se demande comment ils vont procéder au partage car « on ne peut pas continuer à diviser la maison ». Ils vont « s’arranger avec leurs sœurs, ce n’est pas un problème car elles sont mariées depuis longtemps », mais avec Saïd et ses fils déjà mariés et pères eux-mêmes ? Nacer appréhende cette question qui « l’empêche de dormir » : « On fera le partage devant témoins, devant des « grands » [sous-entendu afin que leur autorité s’impose] car la maison, tu vois, c’est sentimental. » (Nacer, 2014)
83Ainsi, le concept de « maison » paraît autant rendre compte de la réalité de la takat que ne le fait celui de lignage.
84Le concept de « maison » n’est d’ailleurs pas étranger à l’aire arabo-musulmane puisque la « maison » (bayt) est décrite par les historiens, par exemple dans le cas des grandes familles marchandes du Hedjaz, tout à la fois comme une forme d’organisation familiale, une forme de structuration de l’activité économique et un modèle de notabilité qui gère les relations au pouvoir. C’est une structure familiale, immobilière, économique et politique. La « maison » demeure le lieu symbolisant l’indivision lignagère, là où l’on reçoit les personnalités politiques, quand bien même on n’y habite plus du fait de l’agrandissement de la famille et de la succession des générations. Si un membre de la famille veut prendre sa part il se retire de l’indivision (charika), mais du coup s’exclut de la famille, ainsi que ses héritiers. L’indivision peut être maintenue, en dépit des règles régissant l’héritage, par le biais du waqf, fondation pieuse qui bénéficie aux héritiers jusqu’à l’extinction de la lignée et oblige à rester dans l’indivision. Les grandes familles pouvaient ainsi rester unies sur plus d’un siècle, sous l’autorité d’un des fils de la « maison », les autres se spécialisant chacun dans une tâche particulière, parfois dans des villes lointaines, pour s’occuper des intérêts de la maison. Ce modèle – même s’il était rarement réalisé15 – fournissait une structure à l’entreprise familiale et une forme d’institutionnalisation de la notabilité à une époque où il n’existait pas encore d’État. Le développement urbain et la construction de l’État ont rendu obsolète ce fonctionnement des grandes maisons marchandes des cités arabes, en revanche le modèle de la famille communautaire rassemblée autour du chef de famille continue à être prégnant16.
85P. Bonte, E. Conte et P. Dresch ont également souligné le rôle de la « maison » et de sa pérennité pour comprendre « l’articulation de la parenté et du politique, du privé et du public, de la tribu et de l’État » dans les sociétés arabo-musulmanes (2001 : 32). Ils se demandent si l’ordre de la « maison », défiant le temps, n’expliquerait pas les phénomènes de privatisation du politique que l’on rencontre un peu partout dans le monde arabe. Et Bourdieu parle à plusieurs reprises de « maison » pour désigner la grande famille indivise kabyle et ses stratégies tant patrimoniales que matrimoniales, employant le terme avec des guillemets, ce qui le différencie d’emblée de l’habitation proprement dite à laquelle il a par ailleurs consacré une étude17. Il évoque les différentes stratégies permettant la perpétuation d’une « maison » : la prédominance du principe masculin, le droit de préemption de « la maison mère » sur les terres données en dot ou vendues, le strict contrôle du « maître de maison » sur les plus jeunes, sur leur travail, leur mariage dans l’intérêt de la « maison », sur les finances de la « maison » et sur l’autorité de représentation de la « maison » et de la famille, le mariage uxorilocal, les contrats sur les animaux comme moyen pour les cadets de se constituer un petit pécule et le fait de quitter la « maison » pour s’opposer, au risque d’entraîner la honte, le conflit structural entre belle-mère et bru, etc.
Le concept de maison
Le concept de maison, développé par les historiens de l’époque médiévale, a été introduit en anthropologie par Claude Lévi-Strauss à propos de la description que donne F. Boas du numaym chez les Kwakiutl de la côte nord-ouest d’Amérique du Nord (Lévi-Strauss, 1979, 1984, 1991). Sur le modèle de la maison aristocratique européenne, il définit la « maison » en tant que « personne morale détentrice d’un domaine composé à la fois de biens matériels et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et, le plus souvent, des deux ensemble » (1979 : 177). L’intérêt de ce concept, toujours selon Lévi-Strauss, est qu’il permet de rendre compte de la « dialectique de la filiation et de la résidence ». En effet, dans les sociétés « à maisons », le mariage « dans un degré rapproché » remet en cause la distinction rigoureuse entre consanguinité et affinité – au fondement de sa théorie de la parenté – au profit de la continuité des maisons. Cette nouvelle catégorie des sociétés « à maisons » s’est avérée rapidement opératoire pour la compréhension des sociétés polynésiennes (Goodenough, 1955), puis pour l’analyse de sociétés du Sud-Est asiatique (Macdonald, 1987), ainsi également que de l’aire européenne (Claverie et Lamaison, 1982 ; Augustins, 1989 ; Jolas, Pingaud, Verdier et Zonabend 1990, etc.). Les anthropologues semblent avoir redécouvert là, en tout cas à propos des sociétés rurales européennes, une forme originale d’institution familiale et de voisinage qui avait déjà attiré l’attention d’auteurs anciens comme par exemple Frédéric Le Play à la fin du xixe siècle.
86On peut rapprocher la takat de la « maison ». On y retrouve en effet les mêmes caractéristiques relatives à une entité collective qui transcende les intérêts particuliers de chacun de ses membres, à un héritage tant spirituel que matériel, fait tout ensemble des biens fonciers, de la maison en tant qu’habitation, du nom et de l’honneur qui y sont attachés. C’est peut-être dans le fait que la « maison » a tendance à se projeter dans l’espace qui la borde que l’on peut le mieux saisir son existence symbolique. Comme nous l’avons vu au chapitre iii, le droit local reconnaît en effet les revendications d’une takat sur l’espace qui prolonge à flanc de montagne sa propriété du fond de vallée. Chaque « maison » est ainsi susceptible d’agrandir son domaine en défrichant de nouvelles terres, sorte de droit de préemption sur l’espace collectif, à condition que la collectivité ne s’y oppose pas. C’est un droit potentiel, virtuel, qui peut ou non se matérialiser. Il n’est pas reconnu individuellement à tel ou tel individu, mais bien à la takat ou « maison » en tant que « personne morale » sujet de droits et de devoirs18. À l’origine, bien des « maisons » ont ainsi agrandi leur patrimoine foncier comme on l’a vu avec l’exemple de la takat n aït Brahim. Ces mouvements de colonisation de l’espace sont beaucoup plus limités aujourd’hui, précisément parce qu’il n’existe plus beaucoup de possibilités d’extension du domaine cultivable, mais chaque fois qu’un conflit foncier oppose des « maisons », c’est là un argument qui fonde le droit des unes ou des autres. Et certains semis sur des terres cultivées en sec, qui ne donnent rien, ne s’expliquent que par la volonté de marquer ainsi sa propriété ou son territoire, notamment sur des espaces susceptibles de prendre de la valeur, par exemple avec l’arrivée d’une nouvelle route ou de l’asphalte sur une piste.
87L’exemple suivant témoigne des stratégies matrimoniales et successorales en vue d’assurer la reproduction du patrimoine collectif, tant matériel que symbolique, constitutif de la « maison ». Il s’agit de la takat des aït Ali – appelons-les ainsi – que nous démarrons dans le premier quart du xxe siècle, alors que Moha en est le chef (apparaissent en gras les noms des successeurs à la tête de la takat).
Moha a épousé trois femmes, toujours deux simultanément, dont il a eu de nombreux enfants : Youssef et Ahmed, suivis de quatre filles, avec sa première épouse ; Saïd et Mohamed avec sa deuxième épouse ; enfin Lahcen (né approximativement à la fin des années 1930, au moment du décès de son demi-frère aîné Ahmed) et deux filles avec sa dernière femme, épousée après avoir répudié la deuxième. Tout ce monde vivait dans la grande tighrmt familiale. De son vivant, Moha a « chassé » de la maison Mohamed et Saïd, les fils de sa deuxième femme. En réalité, il semble que ce soit plutôt eux-mêmes qui aient quitté la maison paternelle suite à la répudiation de leur mère et au remariage de leur père. Toujours est-il qu’ils ont reçu une petite avance sur leur héritage, au moins chacun une parcelle sur laquelle ils ont bâti leur propre maison, sans doute aussi quelques champs. Après sa mort (estimée vers 1940), ils n’ont rien reçu de plus malgré leurs tentatives auprès de leur demi-frère Youssef avec qui ils étaient en froid.
C’est donc Youssef qui a pris la succession de son père à la tête de la takat, Ahmed étant décédé avant son père et Lahcen étant encore jeune au moment de la succession. C’est d’ailleurs lui qui a reçu la part la plus conséquente de l’héritage commun, tant au niveau des terres que de l’habitation proprement dite (environ les ⅔ de la maison, contre ⅓ pour Lahcen). Youssef a eu lui-même quatre femmes, mais, comme son père, jamais plus de deux en même temps. On raconte dans le village qu’il était très malin et qu’il a épousé la troisième pendant la famine des années 1945 car elle avait une double ration de bons alimentaires en tant que veuve avec enfants*. C’était alors un « grand », qui a occupé la charge de responsable villageois. Youssef a répété le geste de son père Moha : il a « chassé » son propre fils Haddou, l’aîné de ses fils pourtant, qu’il a eu (ainsi qu’une fille) de sa première femme. Haddou avait, semble-t-il, un caractère difficile, et Youssef lui préférait ses autres fils, Moha et Mohamed mais plus particulièrement Ahmed, nés de sa deuxième épouse, en plus d’une fille. Sa troisième épouse ne lui a pas donné d’enfants, et sa quatrième un garçon puis une fille, Hmad et Fadma. Haddou a quitté le foyer après la mort de sa mère et a dû se débrouiller seul, son père lui ayant seulement cédé deux pièces de l’ancienne tighrmt désaffectée où étaient désormais engrangées les récoltes. Il a travaillé comme khammès (métayer) jusqu’à la mort de son père, puis a réussi à obtenir une part de l’héritage commun.
C’est donc Ahmed qui a succédé à Youssef à la tête de la takat, ses autres fils (Moha, Mohamed et Hmad) ayant émigré en ville. Ahmed a eu à son tour trois femmes – les aït Ali sont réputés dans la vallée pour être polygames. Sa première alliance, voulue par son père, avait un objectif précis : tenter de récupérer la part du patrimoine de la « maison » cédée à la génération précédente à Touda, la veuve de Ahmed (frère de Youssef). Touda était une femme forte, combative, à l’instar de ces grandes dames qui marquent de leur personnalité l’histoire des lignées. Elle s’est battue pour ses deux fillettes, orphelines, revendiquant en leur nom la part d’héritage de leur père décédé avant leur grand-père**. Cependant les aït Ali, humiliés, n’ont jamais accepté le déshonneur d’avoir dû céder une part du patrimoine de la « maison ». D’où la stratégie de Youssef des années plus tard (vers la fin des années 1950) d’unir son fils et futur successeur, Ahmed, à Hra la fille cadette de Touda, et ce en vue de réintroduire dans la maison une partie des biens naguère concédés à Touda. La stratégie de Youssef a finalement échoué, car Touda est parvenue à imposer sa volonté de privilégier, d’une part, les descendants de sa fille aînée Aïcha qui ont hérité d’une partie importante des terres, et, d’autre part, les filles et non les fils, qu’elle n’aimait guère, de sa cadette Hra décédée prématurément (empoisonnée par sa co-épouse, la troisième femme de son mari, selon Touda, ). Touda craignait en effet que se répète sa propre histoire, c’est-à-dire que les filles de Hra n’obtiennent rien après sa mort, leur mère étant décédée.
[* 1913, 1921, 1927, 1937 puis 1945 furent des années de grande famine, en rapport avec des périodes de sécheresse. Les anciens se souviennent principalement des deux dernières qui leur servent de repères historiques : la première, appelée « l’année de la semoule » (asgguas bu ibrin), seul aliment alors disponible (on écrasait les rares grains d’orge restant et cette grossière semoule, parfois complétée par du petit lait, constituait l’unique repas quotidien), la seconde, appelée « les années du bon » par référence aux bons alimentaires distribués par les autorités coloniales qui organisèrent les secours face à la sécheresse la plus désastreuse depuis le début du xxe siècle. Ces années furent accompagnées d’épidémies ravageuses (typhus entre 1937 et 1939, peste et typhus en 1942, typhus et paludisme entre 1944 et 1947, pour celles qui sont connues), donc d’une mortalité importante, ainsi que de vastes mouvements migratoires.
** Ce qui à l’époque n’était pas possible du point de vue du droit successoral musulman, amendé sur ce point dans le nouveau code de la famille. Le droit coutumier a vraisemblablement joué en faveur de Touda.]
88On le voit, la lutte pour préserver ou restaurer l’unité de la takat se poursuit au fil des générations, en même temps que la compétition pour la succession à sa tête. Les ré-enchaînements d’alliances entre l’ensemble des cousins sont propices à bien des stratégies. À la fin des années 1990, les enfants de Lahcen, l’oncle paternel d’Ahmed, habitaient toujours une partie de la maison partagée à l’époque – inégalement on l’a vu – entre Lahcen et Youssef, et ils tentaient de prendre l’ascendant sur leurs cousins (les enfants de la deuxième femme d’Ahmed) qui habitaient l’autre partie de la maison. Le fait même de ne pas établir de nouveaux actes de propriété, en dépit des partages effectués entre cohéritiers, permet comme on l’a vu bien des stratégies a posteriori. Outre qu’il y a là place au jeu, aux revendications, aux contestations qui peuvent s’exprimer sur plusieurs générations, l’idée que la « maison » forme un tout, indivisible, est sous-jacente. La maison même, en tant qu’habitation, est l’objet d’un attachement très fort. Lorsqu’il y a partage familial, il y a ainsi le plus souvent division de la maison, au prix de quelques aménagements qui permettent en général d’agrandir chaque partie et de percer de nouvelles ouvertures. Même quand la maison devient trop petite ou trop peu fonctionnelle et en l’absence de possibilités d’extension, il est difficile de se résoudre à la quitter ainsi que l’exprime l’un des descendants des aït Ali :
Il y a un attachement extraordinaire à la maison, surtout de la part des hommes. Peut-être que maintenant cela va changer avec les jeunes générations19, mais, tu vois, c’est une question de fierté, d’amour-propre des gens de la maison ; ils n’acceptent pas de se séparer de choses qui sont considérées comme plus ou moins précieuses. Je crois qu’on fait tout pour éviter de se séparer de la maison et de tout ce qui y est attaché.
(Ali, 2014)
89La notion de famille – les anthropologues l’ont montré – associe toujours deux définitions. L’une insiste sur l’aspect résidentiel – ceux qui vivent sous le même toit, constituant le foyer ou groupe domestique –, l’autre sur l’aspect parental – ceux qui se considèrent comme parents parce qu’ils descendent d’ancêtres communs et partagent une même identité de substance, quelle que soit la représentation de celle-ci (un même sang, os, esprit, souffle, nom20…). C’est à la fois une donnée constitutive de l’identité originelle de la personne et le résultat d’une construction, au quotidien, de liens que crée le partage de la vie domestique, à travers la cohabitation, la consommation, la production, le travail, les soins, l’affection, la morale, l’éducation… C’est donc toujours une entité plurifonctionnelle.
90Les concepts de groupe domestique ou bien de maisonnée d’une part, de lignée de l’autre, rendent compte de la distinction entre le groupe de parenté au quotidien, mobilisé autour d’une cause et de ressources communes, forcément instable car soumis aux aléas des liens entre vivants, et le groupe d’affiliation et de transmission (nom, patrimoine, capital symbolique) qui s’inscrit dans une temporalité pérenne liant vivants et morts. Les historiens, comme les anthropologues, utilisent ces concepts. Néanmoins leur généralité fait qu’ils ne permettent pas de rendre compte avec précision de la dynamique particulière qui lie, ici, parenté et territorialité. Ainsi que le soulignent Benkheira et al. (2013), le concept moderne de famille (la famille nucléaire ou conjugale dotée d’une personnalité juridique) est inconnu dans la culture arabo-islamique classique et aujourd’hui encore il est dénué d’une des composantes importantes du sens occidental du terme, celui « d’individualisme ». Non pas que la famille nucléaire n’existait pas – elle était même sans doute plus répandue qu’on ne l’a longtemps pensé – mais bien plutôt qu’elle n’était pas dite ou ne correspondait pas à l’image que l’on se faisait de la famille. D’où la difficulté de penser et de dire la famille à travers des concepts empruntés à l’Occident. Il n’y a pas dans le vocabulaire arabe moderne d’équivalents du mot « famille » dans son acception moderne. Et les termes arabes classiques désignent moins la famille que la parenté au sens large (définie par la « proximité »), le foyer, le groupe domestique centré sur « la maison » (élargie à la présence d’esclaves, de concubines, d’affranchis, de clients, etc.).
91Le concept de « maison » permet également de nuancer l’approche jusque-là trop exclusivement lignagère de ces sociétés. Il insiste sur les compromis, les négociations, les équilibres, toujours provisoires, entre l’idéologie lignagère qui valorise la solidarité agnatique et le principe résidentiel qui forge le groupe domestique autour de la mise en valeur d’un domaine commun. Tout en maintenant le langage de la parenté, la « maison » le subvertit à ses propres intérêts politiques et économiques. La perpétuation du groupe domestique semble être plus prégnante que la force des liens de filiation. C’est un idéal auquel on s’accroche, et pour lequel on fait des entorses à la sacro-sainte solidarité fraternelle. L’idéalisation de l’unité, de l’équivalence des agnats, se heurte en effet continûment aux pratiques mises en place pour perpétuer la richesse matérielle et symbolique de la takat. L’exclusion des cadets est un des fondements des systèmes à maison, que cette exclusion soit prévue par le système comme dans le cas de la maison pyrénéenne21 qui se transmet d’une génération à l’autre à un seul héritier, ou bien que celle-ci soit fortuite ou encore que l’émigration des cadets qui vont s’employer ailleurs permette au système de fonctionner comme dans le cas de la takat. Les stratégies autour de sa reproduction sont alors moins prévisibles ; elles sont mises en jeu à chaque génération, voire à chaque étape du cycle de la vie et des trajectoires individuelles22.
92Certes, le concept de « maison » s’avère très large, voire lâche, ce qui lui permet de coller à de nombreuses réalités, ce que n’ont pas manqué de relever les auteurs23. Et les controverses quant à l’utilisation du terme sont nombreuses24. C’est en réalité un idéal-type qui, comme tous les idéaux-types, est fortement polysémique, sauf à en proposer une définition très fermée, ainsi que l’a fait G. Augustins, à propos de l’aire européenne, qui distingue nettement « les systèmes à maison, où le principe résidentiel domine et où la perpétuation de la maison est le principe de légitimité qui justifie les règles de dévolution inégalitaires » et « les systèmes à lignage, où le principe parental agnatique domine et où l’égalité des frères, l’unité qu’ils constituent en tant que segment d’un groupe lignager, est le principe de légitimité au nom duquel sont exclues les sœurs et préservés les biens agnatiques » (1989 : 134). Ce qui l’oblige, à côté de ces types idéaux, à multiplier les types charnières occupant « une position d’équilibre particulière entre tendances parentale et résidentielle » (ibid.)
93Mais le concept de « lignage » n’est pas moins flou dès qu’on l’applique à la réalité concrète des pratiques. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait que l’on utilise ce terme à propos de la parenté au Maghreb sans le discuter, comme s’il s’imposait avec la force de l’évidence. Après tout, pourquoi parler de lignage ou de patrilignage alors même que l’on constate la faible profondeur généalogique des lignées, l’absence de culte des ancêtres, le poids du cognatisme et la non-exogamie lignagère en raison du mariage endogame dit « arabe » ? Certes, les travaux contemporains nuancent dans l’ensemble le caractère lignager et patrilinéaire des sociétés maghrébines. On insiste sur le fait que l’agnatisme se situerait davantage dans l’ordre des représentations que dans celui des pratiques. Il serait selon P. Bonte (1991) la codification des solidarités collectives plutôt que leur condition, la manifestation d’un droit patrilinéaire plutôt qu’un principe structurel d’organisation des groupes qui opéreraient dans une réalité plus indifférenciée, où l’affiliation par l’alliance coexiste avec l’affiliation patrilinéaire et contribue aux hiérarchies25. L’essentiel n’est-il pas, comme l’a souligné M. Kilani (1992 et 1994), et comme l’avait déjà fait Berque auparavant, le langage classificatoire de l’identification lignagère ? C’est-à-dire le fait que le lignage fonctionne comme un langage permettant l’échange entre l’intérieur et l’extérieur, favorisant l’intégration constante de nouveaux éléments, à l’origine étrangers. C’est une pure forme, sans contenu substantiel, qui assure la permanence de l’organisation techno-économique locale face aux bouleversements du temps historique et social – diversité des origines, intégration des nouveaux venus, mobilité des positions dans le champ social. Désormais, les chercheurs insistent sur la dimension « pactuelle » de la parenté, en montrant que les pratiques vont largement dans le sens de l’affiliation élective, quand bien même les représentations valorisent les liens agnatiques.
94Tous ces débats et controverses ont le mérite d’attirer l’attention sur plusieurs faits. D’abord sur le fait qu’il est difficile de transcrire les réalités des autres à partir de nos propres catégories. Ensuite sur le fait qu’il est vain de vouloir modéliser les réalités observées. Les critiques vident de leur substance les différents modèles, quand bien même s’agit-il de modèles qui se réfèrent moins à des sociétés réelles qu’à des types idéaux. Car la vie déborde de toute part nos modèles. Aucun ne saurait à lui seul rendre compte de l’ensemble des faits, non plus que de leur complexité, quand bien même tous en cernent une partie. Enfin, sur le fait que les systèmes ou structures sont des processus en perpétuel changement, donc toujours en devenir. Il n’est pas inconcevable de penser que la takat de l’Atlas marocain puise à différentes influences et ait – et continue à – évolué dans le temps. On retrouve certaines de ses caractéristiques aussi bien à la lecture des travaux sur le monde arabe que sur le monde méditerranéen26.
95Les mêmes controverses ont longtemps animé le débat au sujet de la caractérisation du système politique des sociétés berbères ou amazighes, visant à expliquer comment l’ordre social se maintenait en dehors du contrôle d’un pouvoir central. Deux paradigmes ont dominé, qui renvoient à deux conceptions du lien social : le modèle segmentaire27 privilégiant une lecture généalogique des faits, et le modèle contractuel28 minimisant au contraire le poids de la parenté. Le paradigme segmentaire renvoie à une conception de la solidarité fondée sur la cohésion agnatique, tandis que le paradigme du contrat renvoie à une solidarité qui se forge dans le cadre de la mise en valeur de ressources communes, la référence lignagère n’étant qu’un cadre idéologique extrêmement malléable. On retrouve bien là les deux principes, lignager d’une part, résidentiel de l’autre – au sens où la pérennité des intérêts partagés produit du collectif – au fondement de la définition du « vivre ensemble ». Mais il faut les faire tenir ensemble ces principes, car ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre.
96Il n’est pas niable que l’idéologie agnatique est valorisée. L’agnatisme se rapporte à un modèle masculin et égalitaire (un homme vaut un homme, un fils un autre fils) de représentations des solidarités sociales et politiques, modèle idéologiquement dominant. On attend des agnats cohésion et esprit d’entraide, en toutes occasions. Ne dit-on pas qu’ils sont liés comme le sont les doigts de la main, c’est-à-dire solidaires quoiqu’il advienne puisque partageant une même destinée. C’est là, on l’a vu, une métaphore souvent employée pour signifier la solidarité et la cohésion familiale. Au point que l’on masque les conflits qui les divisent, voire les déchirent. Au mieux, ceux-ci sont perçus comme des luttes d’honneur entre égaux – mais jamais entre protecteurs et protégés –, au pire, comme la conséquence des rivalités féminines qui minent une union et une entente pensées comme naturelles entre agnats. Leurs positions différentielles au sein de la lignée, en fonction de leur rang de naissance, de leur occupation, de leur statut matrimonial, du statut de leurs propres père et mère, ne sont jamais dites. Elles sont au contraire masquées par l’usage de considérer l’ensemble des agnats comme des awalad ‘ammi, soit des « enfants de frère de père », sans distinction.
97Le terme ‘ammi, au sens strict l’oncle paternel, qualifie toute relation de proximité forte, pas seulement parentale d’ailleurs. On appelle facilement ‘ammi tout homme de la génération de son père que l’on connaît bien, que ce soit un vrai parent agnatique ou bien un oncle maternel (khali), un allié (beau-père), un voisin, le père d’un ami : « On le dit pour les amis proches, pour les aînés aussi, c’est par respect, et par amitié aussi, même quand il n’y a pas de relation de parenté. » Cette extension sémantique du terme est signalée par les auteurs comme marque de la prééminence du principe masculin dans les représentations de la parenté29.
98Mais il n’est pas niable non plus que ce qui fonde l’appartenance au groupe, donc ordonne le collectif, est le principe de responsabilité vis-à-vis des biens communs. Le refus de participer aux obligations communes qui en découlent entraîne l’exclusion du groupe, que celle-ci sanctionne une attitude délibérément séparatrice ou bien une réelle impossibilité à faire face à ses devoirs. L’affiliation repose bien sur un principe contractuel et la souplesse des pratiques n’est possible qu’au prix de contraintes communautaires fortes. Le partage des ressources, tant matérielles que symboliques, est véritablement à la base de l’éthique du vivre ensemble. D’où une idéalisation de l’unité, de l’engagement de tous, de l’équivalence de chacun, selon le modèle de l’association. Et, lorsque les aléas de la vie produisent de la division, c’est encore la logique du partage – au sens de division cette fois – qui s’impose.
99Il n’y a d’ailleurs pas à cet égard de rupture entre l’ordre privé, familial, et l’ordre public, politique. Le même principe organise l’affiliation des individus au groupe de parenté d’une part, l’intégration des groupes de parenté à la localité d’autre part. C’est aussi en vertu de leur aptitude à participer à l’exploitation et à la défense d’un territoire commun que les groupes acquièrent et conservent des droits sur l’espace comme je l’ai montré ailleurs (cf. Lecestre-Rollier, 1997 et 2002), soulignant la continuité entre le champ de la parenté et celui du politique, ainsi que la dimension spatiale des identités collectives, c’est-à-dire la valeur structurante du territoire qui surdétermine les groupes sociaux. À l’échelle de la localité, la solidarité s’exprime en termes d’endogamie locale, en termes de partage et de défense d’un espace commun agro-sylvo-pastoral, en termes de gestion du sacré (mosquée, école coranique, recrutement du taleb), donc en termes d’unité politique capable de gérer un territoire et ses ressources. La territorialité prime d’autant plus sur la filiation qu’on est ici dans un environnement sédentaire et non nomade (où l’unité tribale doit se forger dans le cadre de la dispersion).
100Sans doute n’est-il plus au goût du jour de catégoriser les sociétés. Les faits sociaux se présentent dans la réalité sous forme d’un continuum plutôt que sous l’aspect de catégories facilement repérables et forcément trop rigides, qui ne sauraient en outre rendre compte de la capacité des individus à négocier les normes. Plus je me familiarise avec les logiques de ceux que j’observe et dont je partage la vie quand je suis sur le terrain, plus je me rends compte que leurs logiques sont communes à celles que partagent les hommes et les femmes de bien d’autres sociétés, à commencer par les nôtres. En m’attachant ainsi aux logiques de la pratique, j’analyse la parenté dans ses fonctionnements quotidiens liés à l’économie domestique. Comment on fait de l’étranger un parent. Comment le mariage répond à des contraintes et des stratégies en termes de force de travail, de division sexuelle du travail, de démographie des groupes domestiques – ce qui en fait ce « lieu de tension » entre générations et entre sexes dont rend compte l’ensemble de la littérature anthropologique. Comment la transmission et la perpétuation du patrimoine familial nécessitent un constant travail d’équilibre au sein des lignées, visant à l’équité entre héritiers.
101Les groupes ne sont pas d’emblée donnés. Ils n’existent qu’en situation et en lien avec des lieux, ce qui explique à la fois leur « élasticité », ainsi que la pluralité des lectures que l’on peut en faire. Tout est négociable à tout moment puisque « le faire » – concrètement la participation active à la vie familiale – participe de « l’être » et donc de sa légitimation. L’expérience du monde se construit dans la pratique et c’est dans cette perspective – comment cela fonctionne ici et maintenant – que s’inscrivent la plupart des travaux aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Berque avait souligné ce paradoxe entre le nom qui connote une descendance commune et les origines diverses des lignages qui le portent et il avait relevé la logique avant tout « classificatoire » des noms. Bonte également a insisté sur la nature « d’ordre logique plus que parentale » (1991 : 196) de la généalogie.
2 Les chiffres des recensements nationaux ont en général tendance à être inférieurs aux chiffres des dénombrements locaux, sans doute plus proches de la réalité car réalisés par des personnes connaissant bien le terrain. Par exemple, pour une commune rurale voisine, la taille des ménages du recensement de 1982 pour un douar est de 6,2 personnes, alors que l’enquête exhaustive menée exploitation par exploitation par un étudiant en géographie la même année fait état de 8,2 personnes (communication orale).
3 Ali Amahan note la même augmentation brutale, au début du xxie siècle, de la taille des foyers chez les Ghoujdama, qu’il interprète pour sa part comme la recrudescence, à la faveur de l’émigration massive des hommes, de la famille étendue qui avait selon lui quasiment disparue (ibid. : 170).
4 Entre autres, G. Faÿ, Collectivités, territoires, et Mal-développement dans les campagnes marocaines, 2015.
5 Bon nombre de travaux, dans le champ de la sociologie des migrations, ont travaillé cette question complexe du lien entre migrants et famille (et société) d’origine. Bourdieu et Sayad (Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, 1964) évoquaient, dans l’Algérie coloniale, le déracinement du monde rural et ses conséquences en termes de désenchantement à l’égard des terres et des valeurs communautaires.
6 E. Leach, Political systèmes of Highland Burma. A study of Katchin Social Structure, 1954.
7 J. Goody et M. Fortes, The Development Cycle of Domestic Groups, 1958.
8 La plupart des travaux collectifs sont effectués sur la base de la mobilisation d’un homme par foyer, réquisitionné au profit de la communauté le temps nécessaire à l’accomplissement du travail. Les foyers exempts d’homme doivent rémunérer un ouvrier qui prend en charge leur part de travail. Les travailleurs sont nourris par l’ensemble du groupe, soit que chaque foyer participe pour une part égale aux dépenses, soit que celles-ci soient réparties entre eux au prorata de leur richesse.
9 Parmi celles-ci : le fait de doter les filles pour qu’elles renoncent à leur part d’héritage, le célibat des cadets ou bien leur expulsion avec ou sans biens, au profit des aînés, la surestimation de certaines parts au détriment d’autres, le mariage dans une proximité spatiale et généalogique (entre cousins ou voisins) qui permet de remembrer les patrimoines dispersés ou bien d’allier des droits sur des terres redistribuées au fil des générations au sein d’un vaste réseau de parenté…
10 L’aîné se marie le premier en général, donc il s’installe avant les autres qui savent implicitement qu’il n’y a pas assez de terres pour demeurer tous au foyer. Ce n’est pas une règle établie et ce n’est pas dit, précisent les interlocuteurs, mais tout le monde le sait bien. D’ailleurs, il n’est pas rare que l’on refuse de marier le cadet avant l’aîné, ce dont prennent parfois prétexte les cadets (« C’est d’abord à l’aîné de se marier ») pour refuser une alliance imposée.
11 Les ventes de terre sont rares et dans ce cas le droit de préemption au profit des parents agnatiques s’exerce, quitte à ce que le paiement soit différé.
12 On entend aussi cette expression à propos des foyers dépourvus en hommes, ou bien lorsque le chef de famille est mort et que les fils ne gèrent pas bien le foyer. D’autres expressions traduisent l’idée qu’un homme de valeur ne laisse après lui que des enfants médiocres : « le feu engendre la cendre », « la takat accouche de la cendre ».
13 G. Augustins distingue, pour l’Europe, deux conceptions aux origines de la propriété : la conception romaine, absolue, où être propriétaire consiste à posséder dans sa main (« avoir la main »), et la conception germanique qui fait place à l’usage, « au fruit » – est propriétaire celui qui tient l’objet (c’est le droit de tenure).
14 Cf. B. Lecestre-Rollier, « La loi, le pouvoir et les acteurs : jeux et enjeux au Maroc. L’exemple d’un conflit foncier », in Jamard et al., Dans le sillage des techniques. Hommage à Robert Cresswell, 1999.
15 Il est intéressant de comparer ce phénomène aux travaux des historiens concernant l’Europe occidentale qui montrent que la famille nucléaire ou conjugale constituait l’élément de base de la société rurale, la grande maisonnée ou la famille souche suggérée par Le Play n’ayant jamais été l’apanage que des classes aristocratiques ou notables. Ce que suggèrent également Benkheira et al. à propos de l’aire arabo-musulmane. La grande famille était en réalité un idéal qui, dans la réalité, n’était pas souvent atteint et, quand il l’était, ne le demeurait pas longtemps. C’était le modèle dominant des élites, qui n’a probablement concerné qu’une minorité de familles.
16 P. Petriat, Le négoce des Lieux Saints : négociants hadramis de Djedda, 1850- 1950, 2016.
17 La maison ou le monde renversé (1969 pour l’édition originale).
18 De même qu’existe, dans les villes arabes traditionnelles, le droit de finâ qui permet aux riverains d’annexer l’espace public devant leur porte, en empiétant sur la ruelle qui devient un espace semi-privé, les voisins devenant des quasi-parents (cf. A. Raymond, « Espaces publics et espaces privés dans les villes arabes traditionnelles », Maghreb-Machrek, 123, 1989, p. 194-201 ; et J. Abu Lughod, « The Islamic City – Historic Myth, Islamic Essence, and Contemporary Relevance », International Journal of Middle East Studies, 19, 1987, p. 155-176). Les continuités sont importantes avec le Maroc des villes.
19 Les maisons modernes, construites le long des pistes et des routes, près des petits bourgs qui s’étendent autour des marchés, ne portent pas la même charge affective et identitaire.
20 Cf. Godelier, Métamorphoses de la parenté, 2004.
21 La maison pyrénéenne, « tout à la fois une demeure, une lignée patrimoniale et un nom » (G. Augustins), a fait l’objet d’une littérature abondante depuis les travaux de F. Le Play sur la « famille souche » au xixe siècle. Citons, entre autres, les travaux de Bourdieu sur le Béarn (Le bal des célibataires, 2002) ; de Chiva et Goy (dir.) sur les Baronnies des Pyrénées (1982 et 1986) ; de G. Augustins (1986, 1989, 2012).
22 Dans l’ouvrage qu’ils ont dirigé sur les cadets, G. Ravis-Giordani et M. Segalen notent « l’ambiguïté et la complexité » de la position du cadet au sein de la fratrie, lequel « sert de révélateur aux systèmes de reproduction sociale et fait voler en éclats nos paradigmes classificatoires », permettant ainsi de « réintroduire la part et le rôle de l’individu dans la dynamique des groupes sociaux » (Les cadets, 1994 : 19).
23 Bonte, Conte et Dresh, 2001 ; Klaus Hamberger, 2010.
24 Cf. les travaux autour de Janet Carsten et Stephen Hugh-Jones.
25 Cet auteur met en évidence, à propos de la tribu Maure, le fait que l’alliance, à travers les formes hiérarchisées de circulation des femmes – une femme doit épouser un homme de statut au moins égal au sien –, produit de la hiérarchie, tandis que les valeurs égalitaires sont portées par l’agnatisme.
26 Cf. Ravis-Giordani, « Partager sans diviser : les paradoxes de l’indivision », Dans le sillage des techniques. Hommage à Robert Cresswell, 1999 : 469-482.
27 Le modèle segmentaire se situe dans la lignée des travaux d’anthropologie politique d’Evans-Pritchard. Il explique le maintien de l’ordre social tribal par l’organisation segmentaire des groupes politiques, laquelle prend elle-même appui sur l’organisation de la parenté en patrilignages. Depuis le niveau le plus large (tribu, voire confédération de tribus) jusqu’au niveau individuel, cohésion et ordre sont maintenus non par des organes ou institutions spécialisés et centralisés, mais par des principes d’équilibre et d’opposition des segments qui, en cas de conflit, scissionnent au niveau inférieur (moi contre mes frères) et fusionnent au niveau supérieur (moi et mes frères contre mes cousins). J. Favret pour la Kabylie (1966 et 1968), E. Gellner (1969) pour le Haut Atlas, D. Hart (1965 et 1981) pour le Rif puis le Haut Atlas, R. Jamous pour le Rif (1981) se situent dans ce paradigme.
28 Le modèle du contrat fait reposer l’ordre social sur les rapports d’ordre contractuel qui régissent la vie collective. La défense du territoire et de ses ressources fonde le sentiment de solidarité. Les alliances politiques, et non ethniques, ainsi que la multiplication des liens contractuels (les liens économiques à la plaine et aux cités, les affiliations confrériques, le rattachement aux grandes alliances politiques, les relations avec le Makhzen, etc.) font de « la tribu nord-africaine » une « synthèse temporaire » (Berque, 1974) se référant d’une part à un terroir, d’autre part à une histoire la connectant à des aires beaucoup plus vastes. Hanoteau et Letourneux à propos de la Kabylie (1993 [1876 éd. originale]), et plus récemment A. Mahé (2001), Montagne (1930) et Berque à propos du Haut Atlas, se situent dans ce paradigme.
29 On remarque aussi l’extension parallèle du terme khalti (tante maternelle) aux femmes proches, qu’elles soient parentes ou non, et même parentes par les hommes. On dit plus volontiers khalti que ‘ammti (tante paternelle) pour les femmes. « C’est devenu une habitude » disent les gens. Moi-même suis fréquemment appelée ainsi : « khalti Béatrice » dit-on aux enfants à mon égard. Un homme peut appeler sa belle-mère (parfois aussi ses belles-sœurs) khalti, quand bien même c’est une simple alliée. C’est souvent le cas pour les enfants déjà grands d’un homme remarié qui appellent leur belle-mère khalti. L’épouse d’un oncle ‘ammi peut être appelée khalti. La jeune voisine qui vient aider à la maison dit khalti à la maîtresse de maison. À maintes reprises, j’ai noté dans mes carnets de terrain que « tout le monde dit khalti aux femmes et ‘ammi aux hommes ». Si, d’une manière générale, les termes qui distinguent les collatéraux (‘ammi, ‘ammti, khali, khalti) ont une grande valeur classificatoire, ce sont ainsi ceux qui désignent plus particulièrement les collatéraux parallèles qui sont le plus employés : les hommes sont des « oncles paternels » et les femmes des « tantes maternelles ». Ajoutons que l’opposition masculin/féminin n’est pas tant pensée en fonction du sexe biologique que de la proximité avec la lignée paternelle ou maternelle. Ainsi, l’oncle maternel est un parent féminin, tout comme la tante paternelle une parente masculine.
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