Poétisation du récit national : aux origines de l’histoire d’Haïti (1801-1843)
p. 289-311
Texte intégral
1Le grand récit historique conférant une âme singulière et épique à l’État haïtien s’est d’abord construit entre la promulgation de la constitution louverturienne de 1801 et la chute du gouvernement de Jean-Pierre Boyer, en 1843. Au sein de l’élite intellectuelle haïtienne, le recours à l’histoire et à la poésie constitue le principal support de l’élaboration d’une identité culturelle, politique et nationale de l’État haïtien en marge des « nations civilisées » de l’époque. Dans ce chapitre, je soumettrai l’hypothèse que les origines des mythes fondateurs de l’État haïtien sont à rechercher dans les productions épiques qui transmettaient de génération en génération l’interprétation collective des événements historiques qui se sont avérés comme déterminants pour l’avenir du peuple haïtien. Le récit en prose et en vers consacré soit à la cérémonie du Bois-Caïman, soit à l’esclavage et aux héros de l’indépendance, est, en effet, la reconstitution poétique de l’affrontement entre les colons esclavagistes défendus par l’armée napoléonienne et les masses révoltées, dirigées par l’armée indigène. La victoire de celle-ci qui entérine à jamais l’abolition de l’esclavage en réinventant la liberté générale pour tous/toutes est précisément le thème central autour duquel se forma le mythe culturel, politique et national d’Haïti. En quoi la poétisation de l’histoire a-t-elle nourrit le sentiment patriotique et alimenté le sentiment d’être marginalisé par les nations esclavagistes ? Quels sont les piliers de ce patriotisme et comment ces intellectuels haïtiens opèrent-ils depuis les marges ? La mise en récit du passé d’Haïti par les intellectuels au cours de la période 1801-1843 constitue un exemple significatif de « l’histoire mémorisée1 » qui ne cesse de recourir aux images pathétiques à la fois réelles et symboliques à dessein de conférer une âme collective à la communauté naissante. Cette mise en récit inverse les stigmates coloniaux et valorise les vertus de la marge.
2Le corpus mobilisé dans le cadre de ce chapitre réunit le premier récit mémorialiste sur les guerres d’indépendance qui a pour auteur Boisrond Tonnerre, publié en 1804 ; les poésies épiques d’Antoine Dupré, de Jules Solime Milscent et de Juste Chanlatte, publiées entre 1804 et 1824 ; ainsi que le premier récit de voyage sur les ruines de l’ancien Royaume du Nord, en 1824, écrit par Hérard Dumesle. Cette sélection permet de considérer plusieurs régimes d’écriture : la poésie, le récit de voyage, les nouvelles, l’histoire, l’anthropologie et la science politique.
Archéologie du patriotisme
3L’objectif de ce chapitre consistera à étudier la manière dont ces intellectuels haïtiens ont construit un imaginaire patriotique par opposition à la France et les pays esclavagistes en général. Les écrits analysés ici sont considérés comme du « réel merveilleux » et comme relevant de la marge parce qu’ils interrogent la norme dominante de l’époque. La naissance de l’État haïtien condamnée par ces puissances devient un sujet de vénération pour ces intellectuels.
4Dans l’introduction de la Relation des glorieux événements qui ont porté leurs majestés royales sur le trône d’Hayti écrit en 1811 par le comte de Limonade, François Julien Prévost, historiographe du roi Henry Ier, dédie son récit du sacre au prince royal et à Haïti :
J’ai voulu offrir à mes concitoyens, un monument public de mon amour et de mon attachement pour mes augustes maîtres, j’ai aussi eu pour but de fixer une époque qui sera à jamais célèbre dans les fastes de notre histoire, de rehausser la gloire des illustres auteurs de vos jours, d’augmenter, s’il est possible, l’amour et la vénération du peuple Haytien.2
5Les intellectuels haïtiens ont puisé dans le patrimoine révolutionnaire les marques d’un patriotisme présenté comme inconscient, latent, déterminé par les conditions politiques exceptionnelles en Haïti. À cette contrainte politique correspond une forme primitive de patriotisme qu’on peut définir comme la traduction d’un sentiment d’affection pour le pays de naissance ou de résidence, ce qu’on retrouve dans les mémoires des Créoles de Saint-Domingue en exil aux Amériques – Cuba et États-Unis entre autres. Dans cette forme primitive prédominent le sentiment de la nature idyllique et les privilèges inhérents à leur position de dominant. Les Créoles de Saint-Domingue affichent leur connaissance des coutumes et des traditions répandues dans la société coloniale. Ils exhibent également un savoir géographique très précis des lieux et des cultures pratiquées. Ils se présentent comme les habitants authentiques de l’espace. Au niveau linguistique, ils se considèrent comme les pionniers de la langue créole qui se développe en marge de la langue française et dont des expressions et des mots agrémentent leurs écrits. La société coloniale de Saint-Domingue est décrite comme le paradis caribéen où les maîtres et les personnes mises en esclavage s’occupent en parfaite unité de la terre nourricière et de la nature. Cette vision du patriotisme change à partir de 1804 : à l’identité s’ajoute la question politique.
6Les événements aboutissant à 1804 bouleversent donc le champ des représentations politiques et intellectuelles en Haïti. Brusquement, l’État haïtien devient le cadre de référence de nouveaux processus d’identification dont le point nodal est la patrie d’élection désormais constituée par la réunion de tous les Noirs et les Indiens (article 6 de la Constitution de 1843), c’est-à-dire les individus se trouvant aux marges des sociétés coloniales américaines. Haïti devient ainsi le foyer de la résistance à l’oppression servile (article 3 de la Constitution de 1801 ; 2 de celle de 1805) et aux discriminations raciales (article 4 de la Constitution de 1801 ; 14 de celle de 1805). Les premiers témoignages publiés par Boisrond Tonnerre3 ou les poèmes d’Antoine Dupré, de Jules Solime Milscent et de Juste Chanlatte contribuent à alimenter ce sentiment patriotique :
Haïti, mère chérie,
Reçois mes derniers adieux ;
Que l’amour de la patrie
Enflamme tous nos neveux,
Et si jamais sur tes rives
Se remontent nos tyrans,
Que leurs hordes fugitives
Servent d’engrais à nos champs.4
7Jules Solime Milscent exprime dans ses poèmes les mêmes sentiments d’affection pour la patrie nouvelle et la joie de n’être plus attachée à une patrie tutrice :
Loin du berceau de notre enfance,
Nous ne verserons plus de pleurs…
Sol d’Haïti, terre chérie,
Sois l’objet d’un amour ardent.5
8Ces citations témoignent des formes particulières de nationalisme politique pendant les premiers pas de l’État haïtien sur la scène internationale. La patrie devient l’élément incontournable, à travers l’attachement à la défense de l’indépendance, qui ne saurait se réduire désormais à la seule exaltation des chefs d’État. Le patriotisme est considéré comme une source d’inspiration indispensable à la construction de l’État haïtien. La fécondation des poésies par le patriotisme infuse l’ensemble des sens de la perception et justifie le sentiment d’euphorie qui exsude de nombreux écrits contemporains. Juste Chanlatte peut ainsi écrire en 1808, dans la Gazette officielle de l’État d’Hayti : « En Hayti, tout n’est que prodiges, que merveilles. Ce soleil, qui féconde nos terres, perpétue notre printemps, échaude l’imagination de nos hommes éclairés et produit ces prodiges de l’intelligence qui font des Haytiens un objet d’admiration et d’étonnement6. » Dans une réponse aux écrits critiques d’un ancien colon, Pompée Valentin Vastey dresse un portrait sévère des anciens maîtres de Saint-Domingue et livre une dénonciation particulièrement impitoyable de l’esclavage qui constitue la mission des écrivains et des poètes :
Les grossières impostures de Mazères sont réfutées par le fait même, par la situation réelle du royaume d’Hayti, et par nos propres œuvres ; nos généraux, nos ingénieurs, nos écrivains, seront toujours prêts à démontrer par des faits positifs la fausseté des assertions de Mazères […] : nos redoutes et nos citadelles formidables, les [Français] convaincront que l’art de fortifier les places, et les mathématiques ne sont pas étrangers aux ingénieurs haytiens ; nos écrivains, nos poètes, leur prouveront aussi qu’ils savent défendre leurs droits, célébrer et chanter la gloire de la patrie […].7
9Ces quelques citations attestent l’usage d’un patriotisme performatif qui nourrit les écrits des intellectuels haïtiens. Proclamer la patrie comme le nouveau déterminant de la société permet de postuler le principe d’un avenir radieux, où joueront un rôle majeur ceux qui cultivent les lettres, qui entrent dans une « nouvelle phase » depuis la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Le patriotisme, idée politique réinvestie dans l’écriture poétique ou romantique, scelle en fait l’alliance entre le politique et l’homme de lettres.
10L’une des premières et plus fécondes manifestations du patriotisme en poésie se formule à travers l’expression de la liberté, forme privilégiée de l’expression lyrique de l’attachement à la patrie. Ce patriotisme est la manifestation la plus classique de l’affection à l’État haïtien qui caractérise les intellectuels haïtiens. Ils mettent en scène une image idéalisée de la réalité, insistant sur les richesses de la nature et de la société haïtienne :
De tes roseaux sucrés vante-nous la douceur ;
Exalte du café l’agréable saveur,
Du coton dépouillé du fardeau de sa laine
L’étonnante blancheur…
Sous ces vastes berceaux je vois la grenadille ;
Je brise le coco ; son amande me plait ;
J’en prise la blancheur, j’en savoure le lait…8
11Cette exaltation de l’orgueil national peut être comparée avec la notion de « chauvinisme » apparue dans la première moitié du xixe siècle en France à propos du genre vaudevillesque et des manuels d’histoire. Car le mythe du soldat-laboureur est entièrement présent dans les écrits des intellectuels haïtiens9. Il est néanmoins remarquable de souligner que le chauvinisme, que Gérard de Puymègre identifie comme une forme de protonationalisme, équivaut dans une certaine mesure au patriotisme exprimé par les intellectuels haïtiens, « porteur d’un rêve de réconciliation nationale10 » et de la construction d’un État régénéré. Ce patriotisme se manifeste dans le contexte haïtien par l’exaltation de la figure soit du président Alexandre Pétion, soit du roi Henry Ier. L’année 1820 sonne l’heure du rassemblement des élites politiques et culturelles, que la partition du territoire entre 1807 et 1820 avait profondément divisée. Dès lors, l’adoption par les hommes lettrés de l’étendard patriotique entièrement consacré à Haïti définit une certaine idée de l’État et du rôle des lettrés dans la société. Sur les ruines du système colonial, ces intellectuels se sont attribués la mission de contribuer à la consolidation de l’édifice national, à travers des œuvres et des écrits qui mettent en avant la patrie comme catégorie intellectuelle transcendante, seule en mesure de penser la société et l’individu dans Haïti unifiée et indépendante.
12Cet engagement se reflète dans l’économie des paratextes, en particulier des sous-titres. La performativité des discours paratextuels permet d’afficher en frontispice des œuvres, en page de titre, la qualité « patriotique » de la création. Quel que soit le genre considéré – poésie, essai, article, théâtre, histoire –, nombre d’œuvres publiées mentionnent dans le sous-titre la nationalité de leur auteur. Gage supposé de qualité à une époque où le sentiment patriotique est conçu comme source principale de l’inspiration, une telle mention traduit la volonté de l’intellectuel d’ajouter une nouvelle pierre à la construction de l’État haïtien. Les intellectuels recourent également à un procédé alternatif, soit la mention de l’origine de l’auteur en première page de l’œuvre. Ainsi Louis Audain précise-t-il qu’il est originaire de « Port-au-Prince, Haïti » lorsqu’il signe ses premiers articles en France, Jean Baptiste Symphor Linstant Pradine signe aussi « Linstant d’Haïti ». Plus remarquable, Joseph Saint-Rémy, né en Guadeloupe, a-t-il pour habitude d’indiquer qu’il est originaire « des Cayes, Haïti » afin d’authentifier sa nationalité auprès des lecteurs étrangers, surtout parisiens. Les œuvres sont surdéterminées par le patriotisme qui est censé les avoir inspirées.
Les piliers du patriotisme haïtien
13Les premiers récits historiques, comme celui de Boisrond Tonnerre, témoignent de l’importance accordée au sentiment patriotique chez les intellectuels au cours de la période 1801-1843. Au-delà de l’appareil paratextuel, dont nous avons souligné la force symbolique, nous allons nous intéresser à présent particulièrement à trois des nombreuses manifestations du primat patriotique dans la production des intellectuels haïtiens durant la première moitié du xixe siècle : la recherche de la culpabilisation des bourreaux, l’institution d’un événement socio-religieux fondateur et la célébration des pères-héros éponymes.
La figure du colon esclavagiste
14En 1804, l’année de la proclamation de l’indépendance d’Haïti, Boisrond Tonnerre, l’un des acteurs principaux de la guerre révolutionnaire, en qualité de secrétaire du général de l’armée indigène, publie le premier récit-témoignage sur la révolution en cours : Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti. Son objectif est de graver dans les mémoires les horreurs de l’esclavage et de tracer à jamais les faits d’armes épiques de la révolution haïtienne. Cet objectif principal est repris par tous les intellectuels haïtiens de la période qui ont fait de l’événement historique révolutionnaire leur principal sujet d’écriture.
15Le patronyme d’emprunt Tonnerre, au même titre que l’ouvrage, a une histoire qui s’inscrit dans les symboles de la nation haïtienne. L’histoire épique de la naissance de Louis Boisrond qui devient Boisrond Tonnerre est construite par l’intellectuel et historien Joseph Saint-Rémy, dans la préface de la réédition en 1851 des Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti :
Un jour de l’an 1776 que le ciel était sombre ; non loin de la ville des Cayes, dans une petite commune qui a nom Torbeck, vint au monde Louis Boisrond. À ses premiers vagissements, la foudre, sillonnant soudain la nue, éclata avec sa violence tropicale et vint ébranler le berceau du nouveau-né, mais sans occasionner aucun accident malheureux. Le foyer domestique remis d’une épouvante bien convenable, Mathurin Boisrond déclara, qu’en mémoire du danger auquel venait d’échapper si miraculeusement sa maison, il donnait à son fils le nom de Tonnerre.11
16À l’instar de la révolution haïtienne, imprévisible, irrésistible et dont les échos traversent les frontières, le patronyme Tonnerre symbolise à lui seul le sens et l’intensité de l’événement. On comprendra ici que ce n’est pas l’arrivée du nourrisson qui prévaut mais plutôt sa manière d’arriver. La naissance de Louis Boisrond dit Boisrond Tonnerre est plantée dans un décor épique qui invite aux prouesses surhumaines. L’homme est peint comme un personnage exceptionnel donc extra-historique. Sa particularité tient non seulement au contexte de sa venue au monde mais aussi à sa précocité (à vingt-huit ans, il est le principal rédacteur des textes législatifs du nouvel État). Doté d’un style révolutionnaire et d’une écriture provocatrice, animé d’un tempérament orageux et d’une démarche fougueuse, Boisrond Tonnerre transmet l’image d’un homme exceptionnel et est présenté par ses contemporains comme un mythe vivant. Cependant, Joseph Saint-Rémy a pris toutes les précautions pour faire accepter son récit comme véridique, donc non entaché de mythes :
Ces circonstances, que je tiens de vieillards dignes de foi, m’ont confirmé dans le préjugé des noms. La vie de Boisrond Tonnerre, après s’être en effet passée au milieu des orages, funeste comme le fléau dont il portait le nom, s’acheva sous l’éclair d’une arme vengeresse.12
17Boisrond Tonnerre est à la fois acteur, historien et mémorialiste de la révolution haïtienne. Son récit n’est pas étudié à ce propos dans l’historiographie haïtienne. Les manuels d’histoire d’Haïti destinés aux écoliers des cycles primaires et secondaires ne mentionnent nullement son récit mais plutôt ses déclarations orageuses et ses propos vengeurs à l’égard des colons français : « Pour dresser l’acte de l’indépendance, il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume13. » Boisrond Tonnerre a donc verbalisé les sentiments de Jean-Jacques Dessalines et plus globalement d’une frange importante de la population nouvellement indépendante, en ce qui a trait à la France et aux colons esclavagistes.
18Les Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti s’inscrivent parfaitement dans la problématique de « l’histoire mémorisée ». Ils constituent un recueil de faits historiques ou parfois prétendument historiques. C’est aussi un ouvrage monumental, patrimonial sur la révolution haïtienne dont le devenir collectif est à évaluer dans ses multiples rééditions dans des contextes politiques particuliers animés par une volonté de commémoration et de mémorialisation de l’histoire d’Haïti14. La première phrase des Mémoires tend à construire une image de récit véridique et désire sensibiliser l’opinion publique à la cause défendue, la cause des esclaves qui se sont libérés, faisant d’Haïti la première nation noire indépendante des Amériques :
Avant de retracer le tableau des scènes d’horreur exécutées à Saint-Domingue […], je dois prévenir qu’il n’est pas un fait, pas un crime, pas une action mentionnés dans cet ouvrage, qui ne porte avec soi le caractère de la plus grande véracité. Je ne rappelle que la courte, mais malheureusement trop longue époque du séjour de ces monstres à Saint-Domingue, et déjà ma plume est effrayée du nombre de crimes qu’elle doit tracer.15
19Les Mémoires de Boisrond Tonnerre traitent des faits ou plutôt des méfaits et des atrocités des troupes françaises au cours de la révolution haïtienne et font le choix de décrire la manière dont ses crimes ont été commis. Ce parti-pris de décrire les crimes participe à une stratégie de communication. Ce choix de communication donne la possibilité non seulement de récuser les écrits des anciens colons mais aussi d’émouvoir l’opinion publique haïtienne et internationale. Dire que quelqu’un est décédé sans autre forme de procès n’est pas la même chose que préciser avec un luxe de détails comment cette personne a pu mourir dans les conditions atroces. Ce n’est pas la mort qui émeut mais plutôt la manière de passer de vie à trépas. C’est dans la manière qu’on retrouve la dignité du mourant-victime et à l’opposé l’inhumanité du tueur-bourreau.
20Le vocabulaire finement choisi par Boisrond Tonnerre s’inspire directement de la jungle pour peindre les colons esclavagistes et les troupes françaises. L’auteur utilise le dialogue avec l’opinion pour accentuer les métaphores, attirer l’attention sur un cas concret ; par exemple, lorsqu’il s’agit d’introduire sur la scène Rochambeau, le décor ainsi que l’atmosphère changent :
Il faut que je m’arrête ici… Je vais produire en scène un monstre d’une nature si extraordinaire, que j’ai besoin de me recueillir pour ne pas être accusé de franchir les bornes de l’impartialité la plus sévère, en lui donnant les véritables couleurs.
Ce fut à son avènement […] que Saint-Domingue devint une forêt de gibets, que les vaisseaux devinrent des geôles, que les cadavres des Français que la justice divine moissonnait par la main impartiale de l’épidémie, furent confondus avec ceux des Noirs sacrifiés au système atroce de la dépopulation.16
21Au-delà de la démarche de construire un ennemi commun – le colon français esclavagiste –, les Mémoires tentent aussi de façonner un héros et un père fondateur de l’indépendance d’Haïti, Jean-Jacques Dessalines. Enfin, les Mémoires aspirent à créer une ligue de solidarité internationale entre les peuples souffrants qui en effet doivent suivre l’exemple haïtien pour briser les fers de l’esclavage et de la servitude. Cette « histoire mémorisée » de la révolution haïtienne ne peut être circonscrite à l’espace géographique d’Haïti puisque le message véhiculé se veut être universel et s’inscrit en marge du courant dominant dans l’espace transatlantique. Boisrond Tonnerre espère que toutes les personnes en situation de domination s’approprieront la révolution haïtienne pour en faire un modèle d’action émancipatrice, libératrice. Boisrond Tonnerre a comme postulat théorique que la révolution haïtienne porte en elle des valeurs universelles qui tendent à libérer l’être humain de la servitude et de l’exploitation : la liberté est du domaine de l’homme.
22« Haïtiens, que le courage d’un héros a relevés de l’anathème du préjugé, en lisant ses mémoires, vous mesurerez de l’œil l’abîme d’où il vous a retirés ! Et vous, esclaves de tous les pays, vous apprendrez par ce grand homme [Jean-Jacques Dessalines], que l’homme porte naturellement dans son cœur la liberté, et qu’il en tient les clés dans ses mains17. » Ce dernier extrait rappelle que la liberté constitue un droit fondamental et inaliénable de l’Homme, tout en valorisant l’un de ses principaux défenseurs, Jean-Jacques Dessalines. Si la liberté dispose d’un « grand » défenseur, il n’était pas pour autant son pionnier. Cette quête de la liberté générale a bien précédé et transcendé la personne de Jean-Jacques Dessalines.
Le congrès de Bois-Caïman
23En 1824 sont publiés deux ouvrages retraçant l’histoire d’Haïti : l’un est édité dans la ville des Cayes, Voyage dans le Nord d’Hayti, ou Révélations des lieux et des monuments historiques par Hérard Dumesle, journaliste, avocat, écrivain et homme politique ; et l’autre, Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue, est imprimé anonymement à Paris. L’éditeur a bien décrit son auteur comme un orateur, historien, poète et l’un des « écrivains les plus distingués du Nouveau Monde18 ». Il n’est pas nécessaire d’avoir plus de détails pour reconnaître que l’œuvre émane de Juste Chanlatte, mort en 1828, historiographe à la cour du roi Henry Ier jusqu’en 1820. Ces deux textes n’ont pas connu le même retentissement au moment de leur publication et n’ont pas eu la même postérité.
24D’abord, l’ouvrage de Juste Chanlatte tient à aborder, à l’instar des écrits mémorialistes qui sont publiés dans le Royaume du Nord par Pompée Valentin Vastey, les atrocités commises par les colons esclavagiste à Saint-Domingue, tout en inversant le stigmate colonial : le barbare n’est plus le Nègre mis en esclavage mais le colon esclavagiste. À l’instar du baron de Vastey, Chanlatte reprend les hypothèses élaborées par les écrivains européens dont Volney19 sur l’antériorité de la civilisation africaine et l’unicité de la race humaine20. Il déconstruit le postulat esclavagiste assimilant la traite et l’esclavage des nègres à leur infériorité native, biologique21.
25Dans un autre registre, Hérard Dumesle, en qualité de législateur, journaliste et poète a réalisé une mission vers la fin de l’année 1822 dans la partie autrefois dirigée par le roi Henry Ier. Son récit de voyage relate l’histoire des lieux de mémoire qu’il a visités. Dans une œuvre alternant prose et poésie, Hérard Dumesle restitue les résultats de son examen des lieux et des monuments qui constituent le patrimoine mémoriel d’Haïti. Les contemporains des événements décrits et les vétérans des guerres révolutionnaires sont considérés non seulement comme des personnes ressources, mais aussi comme des mémoires vivantes consultées pour élaborer les récits. Ils sont les archives qu’interrogent tous les historiographes et mémorialistes. Ils sont aussi les ruines fumantes qui gardent les marques et les traces du passé esclavagiste.
26Le récit Voyage dans le Nord d’Hayti est accueilli avec enthousiasme par les contemporains ; il consacre définitivement dans la mémoire collective haïtienne des lieux de mémoire dont le Bois-Caïman et la description épique de la cérémonie organisée dans la nuit du 22 août 1791 par les esclaves de la commune de Plaine-du-Nord. L’historicité de la cérémonie du Bois-Caïman est établie dès les premiers témoignages livrés par les révoltés de Plaine-du-Nord. Cette cérémonie n’est pas abordée dans les Mémoires de Boisrond Tonnerre, ni dans les récits mémorialistes publiés par Juste Chanlatte ou encore Pompée Valentin Vastey, ni dans les œuvres poétiques publiées avant 1824.
27Voyage dans le Nord d’Hayti demeure l’ouvrage de référence pour la description épique du déroulement de la cérémonie précédant le soulèvement général des esclaves du Nord. À mi-chemin entre historiographie et mythologie, les extraits consacrés à la description de la fameuse cérémonie religieuse constituent à la fois une séquence légendaire et un événement monumental de l’histoire d’Haïti. Hérard Dumesle débute par la description en prose de la résistance et des fuites des personnes mises en esclavage dont la figure de Macandal représente le moment charnière. Et sans transition, le ton change, le décor est complètement modifié et le style fait appel à l’alexandrin comme pour donner l’impression que le sujet abordé revêt un caractère majestueux. L’introduction de ce moment solennel exige un ton grandiose, un style pompeux que seule la poésie en alexandrin est digne de pouvoir retracer : description de l’environnement matériel (le caractère orageux de la nature, la décharge électrique atmosphérique, l’endroit retiré dans les mornes, couvert d’arbres géants, imposants sous les ténèbres). Cet endroit à la fois sauvage, pittoresque et poétique est ainsi lié, selon Hérard Dumesle, au passé historique d’Haïti et aux génies guerriers qu’il a produits. Cet alchimie du Bois-Caïman incarne l’abysse du temps en incorporant le mystère religieux et en traduisant la poésie de désagrégation-réagrégation (mort de l’ancien monde et naissance du nouveau). En d’autres termes, Bois-Caïman symbolise le merveilleux du réel dans le Voyage dans le Nord d’Hayti, la communion entre nature et culture, entre hommes et dieux, entre le temporel (les révolutionnaires) et l’intemporel (la révolution haïtienne).
À travers les sillons par la foudre tracés,
Où brille la lueur de cent feux éclipsés,
Des groupes d’opprimés s’assemblent en silence ;
Ils prosternent leurs fronts invoquant l’assistance
Du Dieu qui réveilla chez un peuple brillant,
[…]
Parmi les assistans (sic) se lève un orateur,
Il a l’auguste emploi de sacrificateur.
Muni d’un fer sacré, son bras à la victime
Porte un coup fatal, dans l’ardeur qui l’anime
Elle meurt… Aussitôt il consulte son flanc…
Délire prophétique !… holocauste de sang !…
Vous dévoilez le sort de la noble entreprise
Qui forme les héros, et les immortalise !…22
28Les premiers récits haïtiens (Boisrond Tonnerre, Juste Chanlatte, Pompé Valentin Vastey…) n’ont pas tenu à mentionner l’existence d’une cérémonie à Bois-Caïman. Pourtant, certains mémorialistes français et des colons l’évoquent brièvement dans le but de diaboliser la révolution haïtienne. Sous la plume de Civique de Gastine, républicain, anticlérical et anticolonialiste, réfugié politique en Haïti en 1822, la cérémonie du Bois-Caïman prend l’allure d’une sinistre réunion nocturne, dans l’épaisseur des bois, que la foudre « qui serpentait dans les nues éclairait par intervalles23 ». Hérard Dumesle très inspiré par le récit de Civique de Gastine élève au rang de héros fondateurs de la liberté générale les émissaires de la cérémonie du Bois-Caïman et Boukman devient leur chef de file. Cet acte fondateur scelle ainsi la naissance de l’État haïtien et son principe inaltérable de la liberté pour tous.
29L’ouvrage de Céligni Ardouin publié par son frère Alexis Beaubrun Ardouin en 1865, mais rédigé dès les années 1830, est la deuxième fois où un historien haïtien aborde la cérémonie du Bois-Caïman. Moins fécond que Hérard Dumesle, Céligny Ardouin a plutôt usé du registre de dénigrement pour décrire les participants de la cérémonie.
Boukman eut aussi recours à la terrible influence du fétichisme. Il conduisit ces hommes crédules au bois nommé Caïman, situé sur cette habitation Lenormand : là une prêtresse plongea le couteau dans les entrailles d’un cochon noir, la victime bondit, le sang ruissela, les conjurés en burent avec avidité. À genoux, Boukman prêta le terrible serment de diriger l’entreprise, serment commandé par la prêtresse : les assistants jurèrent après lui, dans la même attitude, de le suivre et d’obéir à ses volontés.24
30L’analyse intertextuelle du Voyage dans le Nord d’Hayti a été finement étudiée par Carl H. Middelanis25. Léon-François Hoffmann26 a retracé l’évolution de la description de la cérémonie du Bois-Caïman dans les écrits des colons français et des auteurs haïtiens. Il conclut que la cérémonie n’a, en fait, jamais eu lieu, qu’elle n’est qu’une fiction littéraire, élaborée par l’élite culturelle d’Haïti. Hoffmann fait référence aux écrits publiés par des auteurs haïtiens qui mettent l’accent sur des facteurs internes plutôt qu’externes pour expliquer la révolution haïtienne. Ce courant nationaliste associe le succès de la révolution à la présence et la mobilisation de la religion vaudou. L’historicité des faits est néanmoins discutée par l’historien David P. Geggus qui soutient que la cérémonie a effectivement eu lieu, mais la plupart des écrits qui relatent cet événement sont sujets à caution. Par exemple, aucun récit ne lui attribue sa date exacte. La plupart sont confus quant à son emplacement27. La polémique sur l’historicité ou l’authenticité des différentes versions proposées pour la cérémonie du Bois-Caïman révèle combien le sujet est fécond et important dans la construction de la nation haïtienne qui dans les récits précédents a un père individuel (Jean-Jacques Dessalines) ou, du moins, une paternité partagée et collective (les esclaves révoltés). Le récit sur Bois-Caïman met en valeur un acteur collectif et souvent des individus nés en Afrique « bossale », contrairement au poème épique attribué à Juste Chanlatte, L’Haitiade.
Héros fondateurs, un véritable programme mémoriel
31Dans son Voyage dans le Nord d’Hayti, Hérard Dumesle relate en termes élogieux que Juste Chanlatte prépare vers les années 1820 un poème didactique intitulé L’Haitiade, inspirée du Génie de la Liberté28. Cet œuvre tient à célébrer la naissance des arts en Haïti et à honorer les fondateurs de l’indépendance d’Haïti. Hérard Dumesle présage un heureux succès à L’Haitiade qui est finalement publiée anonymement en 1827 à Paris. Le dictionnaire encyclopédique publié à Paris en 1837 signale pour sa part qu’Antoine-Toussaint Desquiron de Saint-Aignan, avocat bordelais, poète et philanthrope, est l’auteur du poème épique intitulé L’Haitiade dont la publication n’est pas datée29. Gragnon Lacoste, l’exécuteur testamentaire d’Isaac Louverture, atteste dans la réédition de 1878 que L’Haitiade est le fruit d’un travail collaboratif entre Isaac Louverture et Antoine-Toussain Desquiron de Saint-Agnan. Isaac Louverture est le fils de Toussaint Louverture et de Suzanne Simon Baptiste, il a fait ses études au collège de la Marche, à Paris. Il vit à Bordeaux en 1816, produit des poèmes et est considéré par la population locale comme le « roi des Noirs30 ». Une troisième édition imprimée à Port-au-Prince en 1945 attribue la paternité du poème épique à l’avocat bordelais Desquiron de Saint-Agnan. À partir des archives privées familiales, Michel Desquiron retrace la pérégrination des Desquiron et de L’Haitiade. Philippe Mélidor Desquiron, le fils d’Antoine-Toussaint Desquiron de Saint-Agnan et le grand-père de Michel Desquiron, est arrivé en Haïti en 1821, accueilli par le président Jean-Pierre Boyer qui l’intègre dans l’administration publique. Ainsi, selon Michel Desquiron, Philippe Mélidor Desquiron, en informant constamment son père qui réside en France de la situation et de l’histoire d’Haïti, lui a valu l’inspiration du poème épique31. Tout compte fait, ce poème épique est célébré dans la littérature haïtienne comme une œuvre nationale mettant en valeur l’histoire d’Haïti et les pères fondateurs.
32La poésie de l’histoire qui est remémorée dans L’Haitiade est racontée en huit chants. En premier lieu, l’entrée en matière par les bienfaits de la jouissance de la liberté, suivi des descriptifs de la psychologie des différents acteurs de l’histoire. Jean-Jacques Dessalines et Henry Christophe sont dénigrés par le biais d’épithètes dévalorisantes. Néanmoins, Toussaint Louverture, Alexandre Pétion et Jean-Pierre Boyer tout comme de grands fonctionnaires de l’État (Jean Chrysostome Imbert, Balthazar Inginac, Guy-Joseph Bonnet et Noel Colombel…) font l’objet de l’adulation de l’auteur.
Christophe dans son cœur nourrit un vœu coupable.32
[…]
Dessalines ! mortel qu’une funeste horreur !
Détermine à la haine et pousse à la fureur !
Le plus farouche orgueil se peint sur son visage ;33
[…]
Les vaillants escadrons qui sauvèrent le Môle
Obéissent au preux dont ils font leur idole.
Inginac est son nom, sa devise est l’honneur,34
[…]
Bonnet, que la vaillance eut le droit d’enflammer,
Sent naître un noble orgueil qu’il cherche à réprimer35
[…]
Boyer, jeune et vaillant, sourit à la victoire,36
[…]
D’Imbert, riche en savoir, riche en expérience,
Et dont la modestie embellit la science ;37
[…]
Colombel, dont le cœur était resté Français,
Portait au roi Louis l’olive de la paix…38
33Il s’agit là d’un point important dans la remémoration de l’histoire d’Haïti où les libres de couleur (souvent mulâtres) sont présentés dans l’historiographie haïtienne comme les héros de la liberté et de l’indépendance d’Haïti. David Nicholls qualifie cette tendance historiographique de « mulatto legend » qui tend à construire une mémoire élogieuse des élites politiques et militaires « mulâtres » au détriment des généraux majoritairement « noirs39 ». Ce courant initié par Hérard Dumesle dans son Voyage dans le Nord d’Hayti est repris par Pierre Faubert dans sa pièce de théâtre Ogé joué par les élèves du Lycée national en 1841, visant à réhabiliter le combat d’Ogé et plus globalement les revendications des « hommes de couleur » luttant contre les préjugés des Blancs à Saint-Domingue40. Beauvais Lespinasse est en effet le théoricien incontournable de ce « courant mulâtrophile ». Ses premiers articles sont publiés dans les revues Le Républicain (1836) et L’Union (1837). L’ouvrage est édité à titre posthume à Paris en 1882 sous le titre Histoire des affranchis de Saint-Domingue ; si trois volumes sont annoncés en introduction, seul un est finalement publié.
Par la naissance du mulâtre, l’esprit de liberté eut accès dans la population esclave de Saint-Domingue vivant dans l’éloignement de toute lumière. La procréation de l’homme de couleur fut le germe de la destruction de la servitude. Le blanc ayant donné de l’instruction à l’homme de couleur parce qu’il est son fils, l’homme de couleur éclaira le noir parce qu’il était son frère. La révolution de 91 est essentiellement due à l’esprit du mulâtre. Les anciens noirs libres, tous les hommes du plus profond dévouement, se laissèrent entrainer par cet esprit.41
34Les chants 2 à 4 de L’Haitiade décrivent la politique de Toussaint Louverture et les premiers moments de l’arrivée de l’armée expéditionnaire dirigée par le général Leclerc. Ce motif d’expédition punitive lancée par la France pour remettre les hommes aux fers, auquel fait allusion les chants 2 à 4 de L’Haitiade, symbolise à merveille l’interminable dialogue de sourds entre Saint-Domingue/Haïti et la France. Ces trois chants font résonner l’idée qu’un bel univers est sur le point d’être englouti et donne l’occasion de faire émerger des génies militaires et politiques. L’écho des tribulations du passé esclavagiste renaît pour faire penser que c’est dans l’immensité ténébreuse que surgit la lumière. Le poème s’efforce de distinguer, à travers les tractations de l’armée expéditionnaire, la lucidité politique et le sens du consensus habités dans le personnage de Toussaint Louverture, et fait res surgir certaines parties immergées de l’histoire d’Haïti.
35Les chants 4 à 8 dressent le tableau des cruautés exercées par les généraux français, en particulier Rochambeau ; la reprise des combats après l’arrestation suivie de la déportation de Toussaint Louverture ; l’apparition nocturne de l’ombre de Toussaint Louverture prédisant la fin de l’histoire à Alexandre Pétion. Le recours aux personnages n’ayant pas vécu au même moment les mêmes événements pourrait laisser croire que l’auteur ne maîtrise pas suffisamment les faits qu’il veut poétiser et qu’il sombre dans l’anachronisme. Il s’agirait plutôt d’un procédé délibéré par lequel l’auteur se donne une licence poétique afin de mieux donner du sens aux héros qu’il aspire à faire dialoguer et cohabiter dans un espace où le réel et l’imaginaire sont constamment mobilisés pour construire le récit national. Ce procédé délibéré permet également à l’auteur d’abolir la temporalité. Le temps n’apparaît plus comme une succession irréversible mais comme une simultanéité car le mythe de la réapparition nocturne de Toussaint Louverture s’adressant à Alexandre Pétion sur le devenir de l’histoire d’Haïti met en présence l’abysse du passé et le monde contemporain à la surface du temps. Il s’agit ainsi de proposer une histoire prospective d’Haïti que seule la licence poétique pourrait rendre imaginable.
36Le mythe de la réapparition nocturne de Toussaint Louverture proposé par L’Haitiade dans le chant 8 peut être qualifié de contemplatif. Après les faits historiques relatés dans les chants précédents suivent les explications et les conséquences de la victoire collective. La déportation de Toussaint Louverture n’est pas considérée comme un échec de sa politique à l’égard de la France, bien au contraire, c’est le thème de la trahison qui est mobilisé. Quand la trahison s’opère, forcément il y a une victime et un traître. Le thème de la trahison est récurrent dans les clichés épiques. Dans L’Haitiade, il a une double fonction : pédagogique et structurelle. La notion de trahison est en effet le point central où se croisent l’aspect historique de la révolution haïtienne et son interprétation poétisée. La trahison de Leclerc a entraîné la défiance des partisans de Toussaint Louverture qui s’étaient alliés à lui, la radicalisation des anciens indépendantistes et la prise de conscience des indifférents en faveur de l’indépendance. Dans la perspective chrétienne, c’est la trahison du Christ par Juda qui a rendu possible sa passion sur la Croix pour enfin, de manière subsidiaire, rendre possible la rédemption de l’humanité. Mais l’explication par la trahison a également valeur éducative : elle est un avertissement aux générations futures sur le danger de se fier aux agents français. Ainsi, les différentes mesures prises par le premier gouvernement haïtien en 1804 pour effacer toute présence française sur le territoire peut s’expliquer par ce climat de défiance paranoïaque. La décision prise par Henry Christophe dans le Nord pour exécuter l’émissaire français Franco de Medina, envoyé pour négocier la reddition d’Haïti à la France en 1814, en est aussi un exemple.
37La figure de Satan s’abreuvant du sang des uns et des autres après la déportation de Toussaint Louverture introduit une nouvelle perspective temporelle à l’intérieur de l’événement concret et historique qu’est la révolution haïtienne. Cette perspective place le temps concret et profane dans une configuration métaphysique d’ordre religieux. Par le complot et la trahison, la loi de Dieu n’a pas été appliquée, à présent, c’est celle de Satan qui sévit. Le changement d’aspect est évident : les Dieux des Africains ne sont pas explicitement nommés mais on sent leur présence dans chaque strophe de l’auteur. Le passage du spirituel au profane, du vertueux ou criminel, transforme le combat de Saint-Domingue en une hécatombe. Il est évident que ce changement d’aspect temporel est inspiré par la vision religieuse chrétienne. C’est notamment la croyance chrétienne qui renforce l’idée de l’intervention des forces du Mal dans la révolution haïtienne.
Le messager des Cieux a fui dans la carrière ;
Des rayons du soleil il ternit la lumière ;
Il répand dans les airs un souffle empoisonné,
Excite les fureurs de l’enfer déchaîné,
Voue au sombre trépas tous les fils de la France,
Et des fils d’Haïti prescrit la délivrance.
Il a dit ; et déjà, d’un vol audacieux,
Touche au parvis sacré de la porte des Cieux.
Satan, fier de l’appui des hordes infernales
Fait entendre à la Mort ces paroles fatales […]42
38Les événements relatés et les personnages mis en exergue dans L’Haitiade concourent à construire un récit dans lequel le collectif « peuple » est marginalisé au profit de quelques individualités. Ces événements et ces héros intéressent particulièrement l’auteur de L’Haitiade d’autant plus que son objectif central est de sensibiliser ses lecteurs à la grandeur des héros qui ont construit le premier « État nègre » et de faire vivre et revivre (pour certains) la magnificence de ce patrimoine historique de l’humanité, qui nécessite bien un traitement artistique-poétique. L’auteur est donc infiniment sensible au message véhiculé par Victor Chauvet, dans son Chant lyrique sur Haïti en 182543, qui invite les poètes à saisir cet événement éminemment poétique afin de retracer dans une langue épurée de toutes contraintes scientifiques ou conventionnelles la poésie de son histoire. Cette poésie de l’histoire d’Haïti mémorisée fait du pathétique son modèle privilégié d’écriture.
39La production épique consacrée à l’État haïtien reflète notamment la mémoire collective qui, en tant que telle, témoigne à la fois des faits historiques et de leur valeur symbolique. Dans ce sens, la production poétique ou en prose des intellectuels haïtiens, durant la première moitié du xixe siècle et se constituant autour du noyau historique, est devenue l’histoire mémorisée du peuple haïtien. Elle exprime et transmet la vision collective des faits historiques.
40Dans un État issu de l’esclavage par une guerre violente, la production épique s’avère comme un moyen de transmission fiable et pérenne. À travers les poèmes épiques et le récit historique, les nouvelles élites intellectuelles ont réussi non seulement à raconter leur propre version des faits historiques mais également à la faire partager par le peuple, donc à la préserver de l’oubli. C’est ainsi que la tradition épique exerce un rôle prépondérant dans le maintien de l’indépendance d’Haïti et de l’identité culturelle haïtienne. Pendant tout le xixe siècle et le xxe siècle, elle assure la continuité tant historique que spirituelle de l’État haïtien, traversé par des crises diverses. On peut même dire que cette tradition épique remplit la fonction de ce que Hegel appelle la « conscience spirituelle du peuple », laquelle, par la suite, influencera la vie sociale, religieuse et marquera de son empreinte l’ensemble de l’être collectif.
41C’est notamment cet aspect qui a particulièrement retenu notre attention dans ce chapitre : le rapport entre le fait historique, sa narration poético-historique et son interprétation globale chez les élites intellectuelles haïtiennes entre 1801 et 1843. Autrement dit, le but de notre réflexion est de montrer comment dans le cas particulier d’Haïti de la première moitié du xixe siècle, les événements historiques ont été reformulés par divers agents culturels et ont ainsi acquis une signification épique à laquelle il était possible d’adhérer.
42Les intellectuels haïtiens exaltent le sentiment d’amour à l’égard de certains héros, mais également bien d’autres sentiments tel le patriotisme qui est une déclinaison de l’amour adressé à la patrie. La promotion du lyrisme substitue le régime de l’expression à celui de l’imitation, rejetée au nom de l’originalité et du patriotisme revendiqués. La lecture des œuvres haïtiennes pathétiques peut être pensée comme la communion des sentiments entre le lecteur et l’écrivain. Le premier ressent ainsi au plus profond de son âme les joies et les peines du narrateur. Nous avons souligné combien les intellectuels usent de ces sentiments les plus passionnés pour nourrir leur inspiration.
43Si nous avons longuement insisté sur les Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti de Boisrond Tonnerre, c’est parce qu’elles ouvrent une voie vers le « pathétique », voie suivie sciemment par plusieurs écrivains et analystes dont ses collègues de travail et amis Juste Chanlatte, Antoine Dupré, Jules Solime Milscent.
44Nombreux sont les récits historiques écrits par des intellectuels haïtiens de la période postérieure qui feront appel au pathos des lecteurs, et en particulier des lecteurs intéressés par l’actualité d’Haïti. La poésie et le théâtre, deux genres littéraires à la mode en Haïti durant tout le xixe siècle, répondent à cette exigence de pathétique qui ne laisse aucun lecteur indifférent. Ces récits historiques dressent des portraits démesurés des acteurs et des exactions perpétrées à Saint-Domingue durant la révolution parce qu’il s’agit d’attirer l’attention en jouant sur des émotions fortes comme la colère. Ils usent abusivement du « génie des larmes » afin de sceller l’alliance intime entre le lecteur ou le spectateur et la cause défendue. Par cette fusion des émotions peuvent alors s’exprimer les sentiments chers aux intellectuels haïtiens, soucieux de faire partager au public étranger les richesses les plus précieuses de l’État haïtien.
45Les productions qui ont été étudiées ici sont considérées comme marginales par rapport aux écrits soit des anciens colons, soit des partisans de l’ordre esclavagiste et colonial, encore très répandus au cours de la période 1801-1843. Les œuvres haïtiennes peuvent être comprises comme relevant d’une plus faible visibilité, mais aussi comme s’inscrivant dans des pratiques discordantes, alternatives ou subversives. Paradoxalement, dans une perspective interne, elles traduisent la volonté d’un groupe social dominant d’exercer leur hégémonie sur le récit historique et de construire des héros issus de leur rang. De ce fait, ces œuvres haïtiennes tentent de marginaliser, voire d’occulter les voix et/ou voies discordantes venant des catégories subalternes.
Notes de bas de page
1 Lewis Bernard, History : Remembered, Recovered, Invented, Princeton, Princeton University Press, 1975.
2 Le comte de Limonade, secrétaire du roi, Relation des glorieux événements qui ont porté leurs Majestés royales sur le trône d’Hayti, suivie de l’histoire du couronnement et du sacre du roi Henry 1er et de la reine Marie-Louise, Londres, Impr. de Schuize et Dean, 1814, p. V-VI. L’ouvrage est initialement publié en 1811 (Cap-Henry, P. Roux).
3 Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti par Boisrond-Tonnerre, précédés de différents actes politiques dus à sa plume, et d’une étude historique et critique par Saint-Remy (des Cayes, Haïti), avocat aux cours impériales de l’Ouest et du Sud, Paris, France, Libraire, 1851 (1re éd. Port-au-Prince, 1804).
4 Dupré Antoine, « Le rêve d’haïtien », citation dans Saint-Rémy Joseph, « Esquisses sur les hommes de lettres d’Haïti. Dupré », Revue des colonies, no 11, mai 1837, p. 472.
5 Milscent Jules Solime, L’Abeille haytienne, journal politique et littéraire, no XI, 1817.
6 Chanlatte Juste, Gazette officielle de l’État d’Hayti, 1808.
7 Pompée Valentin, baron de Vastey, Réflexions sur une lettre de Mazères, ex-colon français, adressée à M. J.C.L Sismonde de Sismondi, sur les Noirs et les Blancs, la civilisation de l’Afrique, le royaume d’Hayti, etc., Cap-Henry, P. Roux, 1816, p. 106.
8 Milscent Jules Solime, L’Abeille haytienne, journal politique et littéraire, no XXII, 1818.
9 Desrivières Chanlatte François, Considérations diverses sur Haïti, Port-au-Prince, 1822, p. 23.
10 Puymègre Gérard de, Chauvin le soldat-laboureur. Contribution à l’étude des nationalismes, Paris, Gallimard, 1993.
11 Mémoire pour servir à l’histoire d’Haïti…, op. cit., p. VIII.
12 Ibib., p. IX.
13 Cité dans Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti…, op. cit., p. X.
14 La première édition de l’ouvrage est datée de 1804 à Port-au-Prince (Haïti), la seconde de 1851 à Paris, la troisième de 1981 et la quatrième de 1991 à Port-au-Prince.
15 Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti…, op. cit., p. 13.
16 Ibid., p. 93-94.
17 Ibid., p. 95.
18 Chanlatte Juste, Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue, éd. Auguste J.B. Bouvet de Cressé, Paris, Peytieux, 1824, avertissement, p. III.
19 Constantin-François de Chassebœuf, comte de Volney, Les ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires, Paris, Desenne, 1791.
20 Chanlatte J., Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue…, op. cit., chap. I : « De l’origine des nègres et de l’unicité du type primitif de la race humaine ».
21 Ibid., chap. II : « De l’esclavage et de la prétendue infériorité morale des nègres ».
22 Dumesle Hérard, Voyage dans le Nord d’Hayti, ou Révélations des lieux et des monuments historiques, Paris, Impr. du gouvernement, p. 86-87.
23 Gastine Civique de, Histoire de la République d’Haïti ou Saint-Domingue, l’esclavage et les colons, Paris, Plancher, 1819, p. 105.
24 Ardouin Céligny, Essais sur l’histoire d’Haïti, éd. Beaubrun Ardouin, Port-au-Prince, Impr. T. Bouchereau, 1865, p. 17.
25 Middelanis Carl H., « Les mémoires fleurissent dans les lieux ruinés : le Voyage dans le Nord d’Hayti ou les paradoxes de l’historiographie d’une jeune nation », Ethnologies, vol. 28, no 1, 2006, p. 99-118.
26 Hoffmann Léon-François, « Histoire, mythe et idéologie. La cérémonie du Bois-Caïman », Études créoles, vol. 13, no 1, p. 9-34.
27 Geggus David P., « La cérémonie du Bois-Caïman », in Hurbon Laënnec (dir.), L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Karthala, 2000, p. 149-168.
28 Dumesle H., Voyage dans le Nord d’Hayti…, op. cit., p. 268.
29 Sarrut Germain et Saint-Edme B., Biographie des hommes du jour, Paris, Impr. L.B. Thomassin et Cie, vol. 3, partie II, 1837, p. 245.
30 Morpeau Louis, Anthologie d’un siècle de poésie haïtienne, 1817-1925, Paris, Bossard, 1925, p. 40.
31 Desquiron Michel, « Une notice biographique », in L’Haitiade, poème en épique en huit chants par A.T. Desquiron de Saint-Agnan, 3e éd., Port-au-Prince, Impr. Killick, 1945, p. XXVI.
32 L’Haitiade…, op. cit., p. 7.
33 Ibid., p. 8.
34 Ibid., p. 11.
35 Ibid., p. 12.
36 Ibid., p. 13.
37 Ibid., p. 14.
38 Ibid., p. 15.
39 Nicholls David, From Dessalines to Duvalier. Race, Colour and National Independence in Haiti, London/Basingstoke, Macmillan, 1988, p. 88.
40 Faubert Pierre, Ogé, ou Le préjugé de couleur, drame historique suivi de poésies fugitives et de notes, Paris, C. Maillet-Schmitz, 1856.
41 Lespinasse Beauvais, Histoire des affranchis de Saint-Domingue, t. 1, Paris, Impr. J. Kugelmann, 1882, p. 15.
42 L’Haitiade…, op. cit., p. 82-83.
43 Chauvet Victor, Haïti, chant lyrique, Paris, Delaforest, 1825, p. 5.
Auteur
L’auteur d’une thèse de doctorat en histoire et civilisation intitulée Genèse d’« une idée avantageuse d’Haïti » : socio-histoire de l’engagement des intellectuels haïtiens, 1801-1860, qu’il a soutenue en 2014 à l’EHESS. Publié en 2017 en Haïti sous le titre L’État haïtien et ses intellectuels. Socio-histoire d’un engagement politique (1801-1860), elle est en cours de publication en France. Délide Joseph vient d’être nommé recteur de l’université publique du Nord au Cap-Haïtien.
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