La draperie elbeuvienne à l’époque contemporaine (1870-1975) : territoire, structures des entreprises et coordination de la production
p. 307-320
Texte intégral
1À Elbeuf, le travail de la laine était une très ancienne tradition, bien antérieure à la création de la manufacture royale en 1666. À la fin du Second Empire, il y était tout, si bien qu’un guide touristique anglais pouvait comparer la cité normande du drap à Leeds. La laine est restée l’activité économique dominante dans l’agglomération jusqu’aux années 1960, lorsque l’automobile prit le relais. La draperie s’est développée sur un territoire relativement restreint que, localement, on appelait le « rayon elbeuvien ». Tourné vers la fabrication de tissus de laine cardée pour habillement, ce microsystème productif était caractérisé par la concentration d’entreprises fortement spécialisées, liées entre elles par une division du travail poussée et une forte proximité géographique.
2L’objectif de cette communication est limité : il s’agit d’analyser les structures et les formes de coordination de la production afin de rendre compte du fonctionnement et de la dynamique de développement du système des entreprises. Ce qui amène à poser quatre questions, d’ailleurs indissociables. La permanence dans le temps du rayon lainier elbeuvien doit-elle inciter à penser que l’organisation de la production est restée stable, ou bien qu’elle s’est réalisée à travers des configurations successives, fortement différenciées ? Les limites et l’organisation du territoire ont-elles été fixées une fois pour toutes, ou bien faut-il penser que le partage de l’activité entre la ville et son aire d’influence a dépendu des transformations de l’organisation de la production ? Peut-on décrire le rayon elbeuvien comme une accumulation de PME liées entre elles par des relations de concurrence et de coopération, ou bien faut-il également faire une place aux phénomènes de concentration et aux grandes entreprises ? Enfin, les relations entre les entreprises peuvent-elles s’appréhender comme si le système productif elbeuvien formait une entité isolée et autarcique, ou bien faut-il tenir compte de son insertion dans la division du travail propre à la branche et des phénomènes de domination et de dépendance qui en résultent ?
3Pour répondre à ces questions, la draperie elbeuvienne a été étudiée sur la longue durée, de la fin du Second Empire à 1975, c’est-à-dire de l’âge d’or de la draperie jusqu’à la cessation d’activité de Blin qui marque la disparition d’un des plus anciens centres lainiers français.
Fabrique et travail à façon à la fin du Second Empire
4À la fin du Second Empire, la draperie elbeuvienne s’organisait dans un cadre proto-industriel1 mais, du fait du progrès technique, travail concentré et travail à domicile, travail manuel et travail sur machines, concentration urbaine et dispersion rurale étaient très étroitement enchevêtrés.
5La production y était non seulement fragmentée en un grand nombre de spécialités distinctes mais, en outre, avec 518 entreprises en 1866 (au lieu de 295 en 1853)2, la division de la propriété des moyens de production y était de plus en plus poussée. Seule une minorité de fabricants possédait une fabrique avec des machines. En effet, sur 234 fabricants recensés en 1870, seuls 36 avaient un moteur, 11 quelques assortiments de filature, 6 un foulon et 54 un atelier d’apprêts3. Les autres fabricants, les plus nombreux, n’avaient ni ateliers ni machines et se contentaient d’un comptoir4. En tout cas, seul un tout petit nombre d’opérations de préparation (tissage des échantillons, ourdissage des chaînes) et de finition (épincetage, rentrayage) s’effectuait sous leur contrôle direct5. Ce sont donc les façonniers qui donnaient à la fabrique l’essentiel de ses moyens de production, la plupart des filatures et des foulons étant d’ailleurs localisés le long des cours d’eau des plateaux de l’Eure. Quelques grosses manufactures dominaient l’industrie locale mais l’intégration de toutes les opérations de la fabrication du drap y était rarement complète (Grandin, Chennevière). Seul Flavigny « faisait tout chez lui »6. Il possédait en effet deux établissements contigus montés sous des raisons sociales différentes : l’un pour le dégraissage, le lavage et la teinture, l’autre pour la filature, le tissage, le foulonnage et les apprêts. Pourtant, en 1865, Flavigny ne disposait que de quatre assortiments de filature, et se procurait donc la plus grande partie du fil dont il avait besoin auprès de filateurs à façon. De même, seule une partie de sa collection était tissée dans ses ateliers, plus de 200 tisserands travaillant pour son compte à domicile dans les campagnes voisines7. Enfin, si l’établissement principal ne pratiquait pas la sous-traitance, en revanche, la teinturerie travaillait aussi pour d’autres fabricants. Non seulement les grandes entreprises étaient exceptionnelles mais, comme le souligne l’exemple de Flavigny, elles continuaient de combiner travail concentré et travail dispersé. Enfin, dominé par le vieux métier à bras, le tissage demeurait disséminé dans de petits ateliers urbains et surtout dans les campagnes autour d’Elbeuf.
6Le système de production elbeuvien articulait donc « fabrique » et « travail à façon ». Du reste, Flavigny voyait dans l’importance du travail à façon « une manière de travailler particulière à Elbeuf »8. Celle-ci entraînait un incessant va-et-vient de la matière travaillée puisque ce n’est qu’après « avoir subi vingt manipulations chez quinze intermédiaires, après avoir parcouru près de 200 km depuis son arrivée à Elbeuf que la laine, transformée en drap, était mise en vente »9. Naturellement, les relations entre fabricants et façonniers n’étaient pas symétriques puisque les seconds devaient exécuter fidèlement les instructions qu’ils recevaient des premiers en ce qui concerne les matières à employer et le travail à réaliser. C’est ainsi, par exemple, que lorsque Flavigny s’adressait à des filateurs à façon, il choisissait les qualités de laine à travailler, fixait les quantités à filer, proportionnait les mélanges et déterminait les finesses et les torsions10. Mais, plus fondamentalement, les façonniers dépendaient des fabricants pour le volume du travail, le rythme de l’activité et les prix de façon.
7L’organisation de la production était traversée par l’opposition entre la ville et la campagne. À l’origine, la préparation de la laine, la finition du drap et sa commercialisation étaient domiciliées à la ville qui abandonnait à la campagne les activités grosses consommatrices de main-d’œuvre, la filature et le tissage. Cependant, en raison de la diffusion du machinisme et de la concentration de la production, ce schéma a subi de nombreux réaménagements. Si bien que, à la fin des années 1860, la ville n’était plus seulement le siège des activités les plus « nobles », mais rassemblait une part croissante de la production et des travailleurs.
8Aux yeux de ses partisans, cette organisation très flexible de la production était bien adaptée à la fabrication de tissus nouveauté, c’est-à-dire d’articles de qualité, fortement différenciés, dont les ventes dépendaient des variations incessantes de la mode. La division très poussée du travail donnait aux fabricants la souplesse d’adaptation nécessaire pour répondre promptement aux signaux du marché. N’ayant que peu ou pas d’immobilisations à amortir, ils pouvaient réduire, voire cesser leur activité en cas de ralentissement de la demande, sans se préoccuper des conséquences pour la main-d’œuvre. La séparation des tissages et des filatures permettait aux filateurs de répondre à la demande très diversifiée des fabricants en filant une très large gamme de numéros de finesse. Enfin, du fait de la faiblesse de l’intégration verticale, les fluctuations de l’activité n’affectaient pas également les différents stades de la fabrication. Il y avait donc une sorte de division des risques face à un marché instable et imprévisible. En somme, et comme pour la soierie lyonnaise, « il ne [s’agissait] en aucune manière d’un archaïsme, mais d’un instrument tout à fait remarquable pour dégager un profit maximum et le sauver des fluctuations chaotiques du marché des produits de luxe »11.
9Cependant, à la fin des années soixante, ce système semble avoir atteint ses limites. Du reste, la plupart des observateurs contemporains y voyaient un « véritable préjudice » pour l’industrie elbeuvienne12. Les inconvénients, en effet, n’étaient pas minces : bénéfice du façonnier pesant sur le prix de revient, dépenses de transport importantes, pertes ou vols de matières, impossibilité de préserver le secret des dessins des nouveautés, difficultés de coordination de la production, travail des tisserands à domicile impossible à intensifier, longs et fréquents chômages des ouvriers... Très critique, l’inspecteur du travail estimait que « ce mode de fabrication [était] évidemment à tout jamais condamné », avant de proposer de « centraliser » toute la fabrication dans des « usines complètes » qui réuniraient les deux genres de tissus, nouveauté et uni, « afin de permettre de continuer le travail et d’utiliser machines et moteurs pendant les mortes saisons »13. Au demeurant, tout en estimant que cette organisation de la production était synonyme de production de qualité et de souplesse d’adaptation aux variations de la demande, Flavigny reconnaissait, pour sa part, qu’elle était à l’origine de la faiblesse d’Elbeuf face aux pays où existaient de puissants établissements bien équipés réunissant tous les stades de la fabrication14.
1871-1914 : des structures dualistes
10Les structures productives de la draperie ont subi après 1871 une double transformation : d’une part, les entreprises se sont mécanisées et concentrées et, de l’autre, la greffe alsacienne a entraîné la formation d’établissements modernes, puissants et intégrés.
11Le passage progressif de la proto-industrie au factory system a été marqué par une décrue rapide du nombre de fabricants qui a dégringolé de 234 en 1872 à 31 en 191315. Cette évolution s’est accompagnée d’un important mouvement de concentration : les plus petites entreprises ont été éliminées, les moyennes se sont renforcées et une poignée de grandes a vu son poids s’accroître. Alors qu’en 1876 un seul établissement (Blin et Blin) comptait plus de 300 ouvriers16, il y en avait 4 en 1889 et 7 en 1900, dont les deux établissements fondés après 1871 par des industriels d’origine alsacienne (Blin et Fraenckel). Le plus remarquable est d’ailleurs que, à l’image des Alsaciens, les manufacturiers elbeuviens effectuaient désormais dans leurs établissements une partie des opérations qu’ils confiaient auparavant à des façonniers17. Le plus complet et le plus important, Clarenson et Lebret, rassemblait filature, tissage et apprêts et employait 500 ouvriers18. Concentration et intégration ont donc marché de pair. Il est cependant difficile de mesurer l’ampleur du recul du travail à façon. On sait seulement que nombre de fabricants qui avaient survécu ont annexé un atelier d’apprêts à leur tissage. En effet, vers 1910, il n’y avait plus qu’un apprêteur à façon pour dix fabricants, au lieu de un pour six en 187619.
12Il reste que, à la veille de la guerre, la centralisation de toute la production dans des usines complètes était loin d’être achevée. En conséquence, les échanges de produits semi-finis continuaient de relier entre elles les entreprises. Cependant, le champ d’extension du travail à façon s’était beaucoup réduit avec la mécanisation et la concentration du tissage en usine, l’annexion des apprêts par de nombreux tissages spécialisés et la formation d’une poignée d’établissements semi-intégrés.
13L’installation à Elbeuf après 1871 d’industriels alsaciens a entraîné la greffe sur le corps de la fabrique elbeuvienne de structures productives qui lui étaient foncièrement étrangères20. Tout, en effet, distinguait les firmes alsaciennes des établissements locaux. Leur grande taille d’abord : en 1900, Blin comptait 1 600 salariés et Fraenckel 1 400. Une organisation complètement intégrée ensuite : ils étaient les seuls à réunir toutes les opérations de la fabrication du drap, ce qui les dispensait d’avoir recours à des façonniers. Enfin, alors que les fabricants autochtones n’avaient pas de politique sociale, une ample politique d’œuvres sociales d’inspiration paternaliste permettait aux patrons alsaciens d’organiser à leur profit le marché local de l’emploi.
14En somme, la greffe alsacienne se traduisait par un véritable dualisme : non seulement les établissements alsaciens n’étaient pas, comme les fabricants elbeuviens, issus de la proto-industrie, mais ils s’en différenciaient aussi beaucoup par l’organisation et le fonctionnement. Dès lors, aux yeux du patronat autochtone, ils apparaissaient comme des corps étrangers et leur insolente ascension représentait une mutation extraordinaire, aussi aventureuse qu’incompréhensible. En tout cas, la concurrence qu’ils leur faisaient était redoutable et, alors que les ventes d’Elbeuf diminuaient depuis la fin du Second Empire, le chiffre d’affaires des Alsaciens ne cessait au contraire de s’accroître, de sorte que leur part dans les ventes totales s’est élevée de 6 % en 1874 à 30 % en 1900.
15C’est cette situation qui a alimenté la campagne antisémite organisée en 1890-1891 par le journal boulangiste La Tribune Elbeuvienne qui dénonçait avec virulence « la concurrence impossible » que Blin faisait aux petits fabricants qui, selon lui, devaient moins craindre la concurrence étrangère que celle de « l’ennemi qui était à l’intérieur de la ville »21. Plutôt que d’expliquer les difficultés des petits fabricants par la disparité des conditions et des coûts de production, cette feuille avançait que les industriels juifs avaient spolié leurs concurrents en leur achetant leur production qu’ils revendaient ensuite à perte ! La pauvreté consternante de cette argumentation ne doit pas, cependant, dissimuler que cet antisémitisme de concurrence était en fait l’expression de la déstabilisation de la fabrique elbeuvienne par le choc avec les formes modernes d’organisation industrielle représentées par les manufacturiers d’origine alsacienne.
16Non seulement la draperie elbeuvienne était divisée entre fabricants autochtones et alsaciens, mais elle était minée par une concurrence interne intense qui explique le triomphe des intérêts particuliers et à court terme sur ses intérêts collectifs. En effet, et c’est une conséquence de l’extrême division de la fabrique, régnait à Elbeuf un individualisme « étroit et jaloux » que le journal L’Industriel Elbeuvien jugeait excessif22.
17Cet individualisme explique la faible efficacité des efforts entrepris par la chambre de commerce pour doter la fabrique de règles et de services collectifs destinés à améliorer son fonctionnement. En effet, ou bien son action a débouché sur des réalisations tardives et modestes (école professionnelle, musée commercial, bulletin d’information commerciale), ou bien elle a connu un échec complet (réglementation des usages commerciaux, bureau de douane pour le charbon, conditionnement des laines, mesurage public des étoffes)23.
18Cet individualisme a également fait échouer les projets de création d’un syndicat de la draperie ou paralysé son action. La chambre syndicale créée en 1877 a rapidement été frappée d’impuissance par les divisions des fabricants, avant de disparaître24. Celle qui l’a remplacée dans les années 1880 n’a pas connu un sort meilleur. Il est du reste significatif que l’action du premier syndicat patronal ait achoppé sur la question des conditions de vente de drap qui avait pourtant suscité sa création. Malgré des discussions laborieuses, les fabricants ne purent se résoudre à cesser de vendre les tissus nouveauté par petites coupes aux marchands de détail, ce qui pourtant leur aliénait le grand négoce parisien. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les associations de fabricants mises sur pied sous le patronage de la chambre dans les années 1880 pour développer les ventes à l’étranger, n’aient pas davantage tenu leurs promesses. Le comité créé en 1886 dans le but d’explorer les possibilités d’exporter en Extrême-Orient a certes réussi à organiser un voyage de prospection et une exposition en Indochine, mais rien de tangible ne sortit de cette première tentative qui ne fut d’ailleurs pas renouvelée25. Quant à l’agence fondée à Londres en 1887 pour y assurer la représentation permanente des produits elbeuviens, elle cessa toute activité au bout de deux ans car les fabricants n’envoyaient pas dans les délais leurs collections d’échantillons26. Lors de l’enquête sur l’état de l’industrie textile en 1904, le président de la chambre de commerce, concéda que c’était sans doute « regrettable », mais pour admettre aussitôt que « les intérêts particuliers sont trop divers pour qu’il soit facile de les concilier dans la réalisation d’une création de ce genre »27.
19Cette faiblesse de l’élan collectif d’un patronat faiblement solidaire explique enfin l’échec de toutes les tentatives de greffe de filature peignée. L’industrie elbeuvienne était handicapée dans ses efforts pour élargir sa fabrication aux étoffes en pure laine peignée par l’absence dans la région d’établissements de filature de laine peignée28. Aussi, les fabricants qui, dès la fin des années 1870, avaient diversifié leur production, devaient s’approvisionner en fils peignés dans le Nord et en Champagne. Il a fallu une dizaine d’années pour que les Elbeuviens se décident à monter une filature de laine peignée. Des difficultés pour rassembler les capitaux nécessaires ont, à plusieurs reprises, retardé le projet. Finalement, deux filatures furent successivement créées, en 1885 et 1895, mais elles ne connurent que des déceptions et des pertes et cessèrent toute activité après quelques années, les fabricants elbeuviens préférant continuer à acheter leur fil dans le Nord.
20Non seulement la solidarité du patronat local n’a pas été assez forte pour assurer le triomphe de l’intérêt supérieur de l’industrie elbeuvienne, mais cette situation a fait naître des liens de dépendance durable à l’égard du Nord, désarticulant le système productif elbeuvien qui a perdu ainsi une partie de sa cohérence. Cette dépendance s’est d’ailleurs développée dans un autre domaine, tout à fait inattendu : étant donné le refus obstiné de leurs ouvriers de conduire deux métiers à la fois, les fabricants, afin de réduire leurs coûts de fabrication, donnaient à tisser à Roubaix et Fourmies où le travail revenait moins cher. Au total, tant en filature qu’en tissage, Elbeuf dépendait de plus en plus du Nord, le système productif local cessant en partie d’obéir à une logique territoriale.
L’entre-deux-guerres : des formes de coopération mises en place par les firmes elles-mêmes
21Entre les deux guerres, l’évolution des structures productives de la draperie elbeuvienne s’est poursuivie selon les lignes de force qui ont été dégagées pour la période précédente. On constate en effet une double diminution : du nombre d’entreprises – de 51 en 1920 à 31 en 1930 – et de fabricants – de 31 en 1913 à 22 en 1930. En 1930, les petits établissements l’emportaient nettement en nombre (16 sur 31) mais ne faisaient travailler qu’une faible part de la main-d’œuvre totale, quand les établissements de plus de 500 salariés, pourtant très faiblement représentés – il n’y en avait que trois -occupaient près de la moitié des salariés travaillant dans l’industrie lainière29.
22La mise en place de cette nouvelle répartition est solidaire du processus de concentration qui a transformé l’organisation et le fonctionnement de l’appareil productif elbeuvien. En 1930, Elbeuf comptait 3 établissements intégrés et 7 semi-intégrés qui, au total, occupaient 77 % de l’effectif salarié et possédaient 53 % des broches de filature et 81 % des métiers à tisser. Ils coexistaient avec 11 établissements non intégrés au potentiel beaucoup plus modeste, pour lesquels travaillaient à façon 5 filatures de cardé et 3 petits tissages. Enfin, 2 filatures de peigné travaillaient surtout pour les établissements intégrés.
23La concentration n’a pas seulement réduit le nombre d’établissements et modifié leur répartition par classes de taille, elle a surtout profondément transformé le fonctionnement du système productif local puisqu’elle a donné une place dominante aux établissements intégrés et semi-intégrés et réduit du même coup l’espace du travail à façon. En conséquence, dans l’entre-deux-guerres, la coordination du processus de production s’effectuait moins par l’intermédiaire d’échanges marchands de produits semi-finis entre entreprises spécialisées, que par des échanges non-marchands à l’intérieur d’établissements réunissant la totalité (ou presque) des stades de la fabrication du tissu. Le travail à façon ne conservait réellement d’importance que dans le cas de la filature peignée. En effet, l’échec des filatures de laine peignée créées avant-guerre a laissé la place libre en 1916 et 1917 à la création par des industriels du Nord (Prouvost, Masurel) et de Champagne (Poulot) d’établissements relativement importants30. Même s’il fut encouragé par la chambre de commerce, ce renouvellement de l’industrie locale a eu essentiellement un caractère exogène puisque les industriels locaux y sont restés totalement étrangers. Au surplus, l’industrie elbeuvienne a perdu un peu plus de sa cohérence puisque ces nouvelles usines dépendaient de centres de décision extérieurs à la région qui les géraient sans tenir compte des intérêts à long terme de l’industrie lainière locale, comme le souligne assez la fermeture en 1925 de la filature Prouvost.
24Mais le phénomène le plus remarquable est peut-être la transformation des entreprises alsaciennes dont le poids s’est beaucoup accru par rapport à l’avant-guerre – en 1930, elles représentaient plus de 40 % du personnel et du matériel au lieu de 30 % en 1913 – en véritables groupes aux nombreuses ramifications31. En effet, leur développement qui s’était jusqu’alors accompli dans le cadre d’un établissement unique rassemblant toutes les opérations de la fabrication, s’est réalisé pendant la guerre et au début des années 1920 à travers la création d’entreprises plus ou moins indépendantes, certaines étant d’ailleurs communes à Blin et Fraenckel. Ces constellations d’entreprises ne formaient pas des groupes au sens classique du terme, puisque ce sont les baisons familiales qui servaient de trait d’union entre des sociétés indépendantes du point de vue financier. Les relations qu’elles entretenaient avec Blin ou Fraenckel étaient relativement simples : sans doute devaient-elles, en priorité, les approvisionner, mais elles pouvaient en toute liberté travailler avec d’autres clients, ce qui les prémunissaient contre les variations d’activité des sociétés commettantes qui, de leur côté, n’avaient pas à se préoccuper des conséquences que cela aurait sur leur activité. C’est ainsi que s’est peu à peu dessinée une nouvelle organisation de la production caractérisée par une forme d’intégration atténuée qui a libéré les sociétés alsaciennes du constant souci d’un équilibre impossible à maintenir entre les différents stades de la production dans une usine intégrée où, du fait de la politique de diversification commerciale, la fabrication avait cessé d’être uniforme et régulière. Elles se sont ainsi rapprochées de ce que Paul de Rousiers a appelé « le système Motte »32, mais sans pousser aussi loin dans la voie de la décentralisation car ni les Blin, ni les Fraenckel ne voulaient renoncer aux avantages de l’intégration. Il ne serait d’ailleurs pas exact d’analyser cette nouvelle organisation de la production comme une forme de travail à façon puisque les maisons mères nommaient les dirigeants, décidaient des investissements, assuraient la trésorerie et, bien sûr, fixaient les programmes de production de ce qu’on appellera, faute de mieux, leurs filiales. Il convient également de souligner que la mise en place de cette nouvelle organisation s’est accompagnée d’une remise en cause de l’ancrage géographique traditionnel de la draperie puisque, si Blin a créé plusieurs de ses filiales dans l’agglomération elbeuvienne ou dans ses alentours immédiats, les autres ont été implantées à Roubaix et même en Angleterre33.
25En définitive, les progrès de l’intégration s’expliquent par la nécessité où étaient les industriels d’accroître la production et d’abaisser les prix afin de faire face à l’extension de la demande, alors que la décentralisation réalisée par les Alsaciens répondait aux contraintes d’une consommation qui demeurait très segmentée. En tout cas, avec l’intégration (plus ou moins complète) d’un côté, et la formation de groupes familiaux de l’autre, des formes de coopération mises en place par les firmes elles-mêmes se sont de plus en plus substituées aux mécanismes du travail à façon pour assurer la coordination du procès de production.
1945-1975 : recul de l’intégration et absence de réaction collective
26Rétrospectivement, l’histoire de la draperie elbeuvienne après 1945 apparaît comme celle d’une longue agonie. L’inadaptation à la démocratisation de la consommation et au progrès du prêt-à-porter s’est traduite par une régression importante de la production, ce qui a entraîné suppressions d’emplois et fermetures d’usines. Cependant, pendant cette phase de déclin accentué, la réduction du nombre des entreprises – de 46 en 1950 à 2 en 1974 -s’est accompagnée d’une profonde transformation de leur structure et du système de leurs relations.
27D’une part, la dégradation de la situation des entreprises qui ont réagi en réduisant leurs effectifs, est à l’origine de la baisse de l’effectif moyen par établissement. Ce qui s’est traduit par l’accroissement de la part des entreprises de moins de 100 salariés – de 57 % en 1950 à 66 % en 1965 – au détriment des entreprises moyennes (de 100 à 500 salariés) dont la part est tombée de 37 % à 28 %34. D’autre part, et surtout, on constate un très net recul de l’intégration. Au début des années soixante, trois des établissements intégrés que comptait la place – Nivert et Bourgeois, Clarenson et Fraenckel-Herzog – ont successivement fermé, si bien que, en fin de période, ne subsistait plus que Blin. Par ailleurs, la réduction de leur activité a conduit plusieurs entreprises à fermer une partie de leurs ateliers : Nivert et Bourgeois sa filature et ses apprêts, Fraenckel sa filature et son rayon tissage femmes, Prudhommes sa filature et Blin sa teinture en bourre. En conséquence, le nombre d’ateliers a diminué plus rapidement que celui des entreprises, de sorte que le rapport ateliers/entreprises s’est sensiblement dégradé, tombant de 2 en 1955 à 1,6 en 1965. Quant à Blin, comme Fraenckel-Herzog auparavant, les difficultés commerciales et financières de ses filiales ont conduit sa direction à les fermer les unes après les autres. Ce qui a progressivement entraîné le repli sur Elbeuf et l’établissement principal35.
28Le recul de l’intégration a eu pour conséquence une véritable renaissance du travail à façon. En effet, la fermeture de la plupart des filatures contraignait les industriels elbeuviens à s’approvisionner en fils auprès de la Lainière de Roubaix alors que les trois teintureries qui subsistaient dans l’agglomération elbeuvienne travaillaient à façon pour toute l’industrie locale. De plus, dans les périodes de pointe comme pour la fabrication d’articles spéciaux, la cessation d’activité du tissage de La Ruche obligea Blin à se tourner vers des façonniers du Nord de la France, notamment la Société Générale de Tissage créée à Cambrai par la Lainière et dans laquelle elle dut prendre une participation36. Cependant, cet apparent retour à la situation antérieure ne doit pas tromper : loin de permettre une plus grande souplesse, il entraînait une aggravation des difficultés des entreprises qui ne maîtrisaient plus l’organisation de leur production et leurs délais de livraison, devaient supporter des coûts de façonnage et de transport élevés et étaient de plus en plus dépendantes du Nord37.
29De plus, alors même que les difficultés qui éprouvaient durement le textile elbeuvien paraissaient imposer aux industriels locaux des solutions communes, toutes les tentatives de regroupement qui ont été faites au cours de ces années ont piteusement échoué. Un projet de filature commune vit le jour après la fermeture par Fraenckel de sa filature en 1955. Des négociations eurent lieu alors entre plusieurs entreprises, la direction de Fraenckel qui redoutait le « monopole » de Blin proposant de conserver trois filatures quand celle de Blin, seule, aurait suffi à répondre aux besoins de l’ensemble des tissages elbeuviens. C’est donc le « manque de confiance » entre entreprises concurrentes qui fit échouer le projet. Lorsque, à la fin des années 1950, les Teintureries Saint-Rémy connurent de graves difficultés financières, le PDG de Blin proposa à tous les industriels de la place de s’unir et de prendre des participations dans cette teinturerie qui, de la sorte, deviendrait commune. Ce qui permettrait d’éviter la fermeture ainsi que des difficultés ultérieures, car les deux établissements restant, ne pourraient, à eux seuls, teindre la totalité de la production elbeuvienne. Une nouvelle fois, c’est la crainte de la prépondérance de Blin qui entraîna l’échec du projet, plusieurs fabricants refusant d’y participer. En conséquence, les Teintureries Saint-Rémy cessèrent leur activité en 1961 et les tissages elbeuviens durent faire teindre une partie de leurs fils hors de la région38.
30Au total, il semble bien que l’individualisme traditionnel des industriels elbeuviens qui s’enracinait dans les structures dispersées de la draperie, la très grande diversité des fabrications et le caractère étroitement familial des entreprises, explique leur incapacité à unir leurs forces et à évoluer vers des formes limitées de coopération. La peur de l’hégémonie de Blin, qui était la première entreprise de la place, fut le prétexte qui, finalement, justifia toutes les hésitations et tous les renoncements. Il faut d’ailleurs observer que, après l’échec de ces deux projets, il n’y eut pas de nouvelles tentatives, alors même que des accords partiels pour acheter le fil en commun aux filateurs du Nord, utiliser des représentants communs sur les marchés étrangers et s’équiper collectivement de machines d’apprêts modernes, auraient permis de réduire les conséquences d’une dispersion coûteuse. En somme, cette industrie en déclin ne sut ni ne voulut rationaliser une concurrence qui, pourtant, l’affaiblissait mortellement. Après l’échec de ces projets de regroupement, Blin, pour sa part, chercha, mais en vain, une solution à ses difficultés dans une coopération avec des firmes moyennes étrangères à la région39.
31Au total, le déclin de la draperie elbeuvienne s’est traduit par une véritable atomisation des structures productives locales. D’un côté, le recul de l’intégration et la renaissance du travail à façon ont entraîné une intensification de la concurrence et un renforcement de la dépendance vis-à-vis de l’industrie lainière du Nord. De l’autre, l’extrême individualisme des industriels elbeuviens et l’opposition entre Blin et les autres entreprises de la place ont rendu impossible toute riposte collective alors même que c’était la survie de ce qui restait de l’industrie lainière locale qui était en jeu.
Conclusion
32L’analyse détaillée du cas d’Elbeuf appelle pour finir quatre remarques.
33D’abord, il ne faut pas être dupe de la forme « district ». Sa permanence dans le temps recouvre des formes successives d’organisation du système productif dont les transformations ont été commandées par l’évolution du produit et du marché, chaque combinaison particulière des facteurs de production n’étant pertinente que pendant un certain temps.
34De surcroît, il convient de se rappeler que l’organisation territoriale de la draperie était étroitement tributaire des transformations du système productif dont, en conséquence, les limites ont beaucoup varié. Tant que le système proto-industriel a été dominant, l’organisation de la production a été caractérisée par le partage des activités entre la ville et la campagne. En revanche, la diffusion du machinisme a entraîné la concentration de la production et des travailleurs à la ville qui s’est ainsi transformée de centre de fabrique en centre de fabrication. Du coup, le territoire de la draperie s’est réduit comme une peau de chagrin jusqu’à se limiter – mis à part l’épisode des filiales des groupes alsaciens – à la seule agglomération elbeuvienne qui rassemblait désormais l’essentiel d’une activité en déclin.
35D’autre part, on constate une tension permanente entre dispersion et concentration, la coordination du processus de production se réalisant tantôt à travers le travail à façon, tantôt grâce à l’intégration des entreprises. Les formes de coopération entre entreprises doivent s’analyser selon deux axes. D’un côté, les relations verticales entre les entreprises spécialisées relevaient de la sous-traitance classique et étaient évidemment dissymétriques, les donneurs d’ordres contrôlant toute la chaîne de fabrication et la mise sur le marché du produit fini. De l’autre, sur le plan horizontal, l’individualisme des industriels a fragilisé ou fait échouer toutes les tentatives de coopération et de regroupement. C’est ce qui explique notamment la faiblesse de l’infrastructure institutionnelle de la draperie elbeuvienne. Par ailleurs, du fait de la présence de grandes entreprises dont le poids relatif n’a cessé de se renforcer, elle était caractérisée par une structure dualiste qui a contribué à en affaiblir la cohésion interne et, dans la phase de déclin, a paralysé toute riposte collective. Au total, la concurrence semble l’avoir emporté sur la coopération dont il y a peu de preuves factuelles.
36Enfin, ce sont les déséquilibres internes au système productif elbeuvien qui expliquent les liens de dépendance qui se sont établis au profit de Roubaix qui, dans bien des domaines, fixait les prix, déterminait le rythme de l’activité et orientait les flux de marchandises, si bien que le fonctionnement du district lainier elbeuvien a de moins en moins obéi à une stricte logique territoriale.
Notes de bas de page
1 BECCHIA A., La draperie d’Elbeuf (des origines à 1870), Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2000, p. 560-592.
2 CONCATO F., LARGESSE P., De la Chambre consultative à la Chambre de commerce, 1801-1861, chambre de commerce et d’industrie d’Elbeuf, 1991, p. 110 et 119.
3 Enquête parlementaire sur le régime économique. La laine, T. 2, Paris, Imprimerie du Journal Officiel, 1870, p. 43 et annexe statistique.
4 TURGAN J., Les grandes usines, Paris, Michel Lévy frères, 1865, T. 5, p. 65-66.
5 L’Elbeuvien, 1er août 1907.
6 Enquête. Traité de commerce avec l’Angleterre. Industries textiles, T. 3. Laine, Paris, Conseil Supérieur de l’Agriculture, du Commerce et de l’Industrie, 1860, p. 129.
7 TURGAN J., op. cit., p. 106 et 112.
8 Enquête parlementaire, 1870, op. cit., p. 43.
9 A.D.S.M., 10 M 29, Rapport de l’inspecteur du travail, 1884.
10 TURGAN J., op. cit., p. 106.
11 LEQUIN Y., « La formation du prolétariat industriel dans la région lyonnaise au xixe siècle : approches méthodologiques et premiers résultats », in Le Mouvement Social, octobre-décembre 1976, n° 97, p. 124.
12 TURGAN J., op. cit., p. 66.
13 A.D.S.M., 10 M 29.
14 Enquête parlementaire, 1870, op. cit., p. 43 et 50.
15 A.D.S.M., 9 AIP 1, 2 et 3.
16 A.D.S.M., 10 M 29.
17 BLIN E., L’industrie de la laine cardée dans la région elbeuvienne, Elbeuf, 1883, p. 31.
18 Exposition universelle de 1900. Groupe XIII, Paris, 1902, p. 483-485.
19 A.D.S.M., 10 M 29 et 9 AIP 3.
20 DAUMAS J.-C, L’amour du drap. Blin et Blin, 1827-1975. Histoire d’une entreprise lainière familiale, Besançon, PUFC, 1999, p. 145-151.
21 A.D.S.M., 77 J 1232.
22 L’Industriel Elbeuvien, 17 janvier 1877.
23 CONCATO F., LARGESSE P., La Chambre et la Fabrique. Histoire de la Chambre de commerce d’Elbeuf de 1861 à 1914, chambre de commerce et d’industrie d’Elbeuf, 2001, p. 103-133.
24 L’Industriel Elbeuvien, 10 février 1877.
25 A.D.S.M., 9 AIP 2 et 77 J 474.
26 CONCATO F., LARGESSE P., op. cit, p. 173-174.
27 A.D.S.M., 9 M 9.
28 CONCATO F., « L’appareil productif elbeuvien face au changement. Une approche historique », in Études Normandes, 1987, n° 2, p. 65-79; L’Elbeuvien, 28 avril 1885 et 7 novembre 1886; A.D.S.M., 4 U 2312 et 2313, et 9 AIP 2 et 3.
29 A.D.S.M., 9 M 9.
30 PAWLOSKI A., L’industrie textile française, Paris, Brunet, 1925, p. 59.
31 DAUMAS J.-C, op. cit., p. 380-385.
32 DE ROSIERS P., Les grandes industries modernes. III. Les industries textiles, Paris, Colin, 1925, p. 134.
33 A.D.S.M., 77 J 500, 506, 536, 568, 572.
34 LE GOFF M., L’industrie lainière d’Elbeuf-Louviers, DES de géographie, Université de Rouen, 1965, p. 54.
35 DAUMAS J.-C, op. cit., p. 575-576.
36 A.D.S.M., 77 J 360.
37 DAUMAS J.-C, op. cit., p. 455.
38 DAUMAS J.-C, op. cit., p. 456.
39 DAUMAS J.-C, op. cit., p. 501-503.
Auteur
Université de Franche-Comté
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