Figueroa et Schomburg : écrire l’histoire des Afro-Portoricains aux marges des empires
p. 237-258
Texte intégral
1Les études africaines-américaines regorgent de références et d’hommages à Arthur Schomburg, né Arturo Alfonso Schomburg (1874-1938), l’Afro-Portoricain qui devint l’archiviste et le bibliographe du mouvement de la Renaissance de Harlem et qui rassembla la plus grande collection de son temps d’écrits traitant de la diaspora africaine. On dit très souvent de Schomburg qu’il est unique pour être passé de sa langue espagnole et de son milieu afro-hispanique de Porto Rico à la culture « nègre américaine », pour reprendre une expression en vogue de son vivant. Cependant Schomburg était loin d’être unique au regard du nombre d’Afro-Portoricains et d’Afro-Cubains qui s’installèrent dans des quartiers africains-américains, se marièrent avec une personne d’une de ces populations et adoptèrent la langue et les coutumes qu’ils y rencontrèrent1, sans jamais pour autant abandonner leur identité hispano-caribéenne. Schomburg est néanmoins véritablement unique, en tant qu’historien non professionnel et biographe, de par sa contribution sans commune mesure à la construction d’une histoire et d’une conscience de la diaspora africaine. Cet essai ne prétendra pas explorer à nouveau ce terrain, qui fit d’ores et déjà l’objet de nombreuses analyses2, mais s’intéressera plutôt à un ami et prédécesseur de Schomburg, Sotero Figueroa, qui était comme lui un intellectuel organique, au sens donné par Gramsci, et qui cherchait à rendre compte de l’histoire de son peuple situé au carrefour des marges de deux empires, l’Espagne et les États-Unis. Tous deux intellectuels organiques, Schomburg et Figueroa avaient grandi à Porto Rico comme deux rejetons défavorisés d’ascendance métisse, souvent appelés « mulâtres » ou « pardo3 » en raison de leur couleur de peau. Tous deux étaient dans une large mesure autodidactes et apprirent sur l’île des métiers manuels, notamment la composition en imprimerie. Ils émigrèrent aux États-Unis avant la guerre hispano-américaine et se lièrent au Cubain José Marti lorsqu’ils prirent part à des actions révolutionnaires visant à libérer les colonies caribéennes de l’Espagne. Enfin, tous deux devinrent des citoyens des États-Unis à la suite de la victoire sur l’Espagne de cet empire en expansion. La contribution de Schomburg à l’histoire intellectuelle américaine est bien connue et fait l’objet de nombreuses recherches, mais celle de Figueroa reste largement ignorée, sans doute parce qu’il n’écrivait qu’en espagnol. Aujourd’hui encore, un grand nombre de chercheurs spécialisés dans les études africaines-américaines ne lisent pas l’espagnol ou n’ont pas accès aux traditions intellectuelles hispaniques. Puisse cet essai participer à combler cette lacune.
2D’une certaine manière, Sotero Figueroa (1851-1923) précède Schomburg à la fois par la chronologie des événements et par son dévouement à la recherche en histoire et à son écriture, et ce notamment en ce qui concerne le chapitre portoricain de la diaspora africaine. Figueroa naquit dans la ville de Ponce à Porto Rico, de parents libres de couleur, et bénéficia peut-être d’une instruction primaire partielle à San Juan de la part de Rafael Cordero, un instituteur noir célèbre qui enseignait gratuitement aux enfants de toutes origines4. Comme je l’indique plus loin, Figueroa consacra à Cordero des pages passionnées dans son recueil de biographies, Ensayo biográfico de los que más han contribuído al progreso de Puerto Rico5 (1888). Ce dont nous sommes certains, cependant, c’est que Figueroa ne disposait pas des ressources financières nécessaires pour suivre un enseignement supérieur dans un établissement privé et qu’il devint apprenti dans une imprimerie. Il y apprit son métier à une époque où les imprimeurs typographes de Porto Rico formaient une intelligentsia au sein de la classe ouvrière, semblable en cela à celle des lectores (lecteurs) dans les fabriques cubaines de cigares. La grande majorité des imprimeurs de l’époque étaient des hommes de couleur. Figueroa avait accès aux écrits progressistes qu’il imprimait et il devint un autodidacte étudiant des documents historiques, éditant et publiant des journaux, écrivant et publiant de la poésie et des pièces de théâtre. En 1873, il fut membre de la société littéraire Club Artístico y Literario Borinqueño, dont il devint le secrétaire6. Ses activités d’imprimeur et d’écrivain lui conférèrent un rôle d’intermédiaire essentiel avec les membres de la classe ouvrière pour les progressistes blancs qui aspiraient à l’indépendance de Porto Rico7. En réalité, Figueroa fut arrêté à deux reprises pour sa par-ticipation à la cause autonomiste. En 1880, il fonda sa propre imprimerie et commença à publier des journaux, en particulier El Eco de Ponce8 et La Avispa9. Nous pouvons supposer que son manque de moyens financiers et de sens des affaires, auxquels s’ajoutait la répression politique, finirent par avoir raison des deux activités. Il continua pourtant d’écrire pour plusieurs périodiques et, en 1886, échoua à nouveau à pérenniser la publication de son propre journal, El Imparcial10, après un peu moins de deux années de parution11. Avant de s’installer aux États-Unis et de s’engager dans le mouvement d’indépendance dirigé par José Marti, comme le fit également Schomburg, Figueroa se plongea dans l’histoire générale de Porto Rico et commença à mentionner dans ses publications et ses écrits l’histoire des Africains et leurs conditions de vie sur l’île, même s’il le fit souvent de manière plus ou moins voilée et indirecte, dissimulant fréquemment derrière les causes progressistes universelles ses aspirations pour son peuple. Comme l’a montré Hoffnung-Garskof, Figueroa et celui qui devint plus tard son camarade révolutionnaire, l’imprimeur-poète Francisco « Pachín » Marín :
[Ils] aspiraient à introduire une politique radicale d’égalité sociale dans les projets progressistes, arguant du fait que l’abandon des préjugés de rang et de caste en faveur d’un système de rétribution fondé sur le mérite devrait être au cœur de la réforme coloniale. Ils visaient à consacrer les notions singulières d’égalités sociale et raciale comme des éléments fondamentaux d’une identité « régionale » portoricaine progressiste et d’une société moderne et civilisée […]. [Ils] défendaient l’idée que les préjugés de caste et de rang, dont ils attribuaient la paternité aux conservateurs et aux fonctionnaires espagnols, représentaient une forme d’obscurantisme.12
3Figueroa plaidait en faveur du progrès et de la civilisation dans la plupart de ses écrits journalistiques et dans sa compilation de biographies historiques, entremêlant souvent les thèmes récurrents liés à l’abandon des préjugés de race et de classe et s’efforçant d’inclure les noms et biographies d’Afro-Portoricains qu’il considérait dignes du respect de la nation. La ferveur qui l’animait dans ses recherches et écrits biographiques précédait ainsi l’obsession similaire qui hanta Schomburg. Tant l’idéalisme de Figueroa que celui, plus tard, de Schomburg illustrent leur croyance en la capacité de l’individu à changer le cours de l’histoire et de la culture ; dès lors, la recherche et l’écriture de biographies devinrent des outils contribuant à concrétiser le changement que ces individus avaient initié. Leur idéalisme était également lié à l’idée essentielle que leurs sujets biographiques étaient des autodidactes, comme nous le verrons plus loin.
4L’ouvrage biographique bien connu de Figueroa, Ensayo biográfico de los que más han contribuído al progreso de Puerto Rico (1888), qu’il consacra à quelques-uns des dirigeants les plus radicaux du mouvement en faveur de l’indépendance, fut écrit à l’occasion d’un concours de biographies qu’il remporta. Il ne fait aucun doute que la biographie fut très tôt pour Figueroa un prisme à travers lequel il pouvait explorer l’histoire portoricaine et identifier les changements sociaux et politiques nécessaires pour permettre la naissance de Porto Rico en tant que nation indépendante. D’un bout à l’autre du livre, Figueroa recourt aux outils des historiens, met au jour des documents d’archives auxquels il se réfère, cite des articles de journaux et des lettres au rédacteur en chef ainsi que des témoignages et comptes rendus de témoins contemporains de ses sujets biographiques. Ce faisant, il démontre également son érudition, s’appuyant sur des œuvres majeures, des sources intellectuelles et même la poésie de Camoëns13. Il fait référence aux travaux d’historiens et d’écrivains instruits, à l’instar d’Alejandro Tapia y Rivera et Salvador Brau, et propose d’autres interprétations qui contredisent leurs conclusions. Il corrige également des inexactitudes publiées dans certaines revues. Somme toute, c’est avec une indéniable confiance en lui-même et une audace remarquable qu’il endosse parfois le rôle de l’historien, critiquant l’autorité et le règne historiques et contemporains de l’Espagne, à une époque où Porto Rico était encore une colonie espagnole qui luttait pour son autonomie.
5Figueroa introduit son recueil de biographies par de courtes descriptions de missionnaires et de colonisateurs, mais s’attarde bien plus longuement sur les vies de personnages du xixe siècle. En dépit de ses sources documentaires de grande qualité, Figueroa développe ses biographies en y incluant des paragraphes sur d’autres sujets et ses propres éditoriaux sur les conditions de vie sociales. Dans l’ensemble, il est possible de lire l’Ensayo biográfico de différentes façons en raison des critères de choix utilisés par Figueroa et des thèmes récurrents qu’il déploie dans un grand nombre de ses trente entrées biographiques. D’un bout à l’autre de son ouvrage, Figueroa garde à l’esprit non seulement sa propre position sociale défavorisée dans une société coloniale, mais également le fait qu’il avait été privé d’une éducation formelle ; par ailleurs il dépeint en détail les formes d’enseignement accessibles sur l’île et pour qui elles étaient disponibles, ainsi que les efforts que beaucoup de ses sujets biographiques durent fournir pour compenser leur manque d’éducation scolaire. Son histoire imbriquée de l’éducation s’ajuste parfaitement bien aux idées progressistes qu’il réitère sans cesse au sujet de la marche vers la civilisation et le progrès sur l’île, et ce en dépit du mépris de l’Espagne à l’égard du bien-être de ses sujets coloniaux14. Au fil de l’ouvrage, Figueroa retrace également l’histoire de l’esclavage et de son abolition éventuelle sur l’île ; pour lui, l’esclavage et ses répercussions socio-politiques constituaient les barrières les plus fortes envers l’éveil culturel et l’accès à la civilisation de la société portoricaine – et du monde. Les héros les plus prestigieux du panthéon de Figueroa étaient ceux qui s’étaient extirpés par eux-mêmes de la pauvreté et de leurs conditions sociales défavorisées dans cette société et qui ont participé à l’émergence du progrès dans la culture portoricaine ; et un grand nombre de ces héros étaient d’ascendance africaine. Autodidactes15 – Figueroa insiste sur ce point –, ils n’avaient jamais bénéficié du soutien de l’élite blanche, une thématique qui sera également reprise et étoffée par Schomburg.
6Surtout, la deuxième biographie est consacrée au peintre rococo et mulâtre José Campeche (1752-1809), qui fut également pour Schomburg un modèle dans son panthéon de héros de couleur. Outre l’évidente renommée du peintre, le choix de présenter l’histoire de la vie de Campeche se justifiait pour l’artisan de son temps qu’était Figueroa parce qu’elle lui offrait la possibilité de s’étendre sur le manque d’opportunités et de privilèges que des hommes comme lui avaient pu connaître. Il déclare que si sa naissance l’avait placé dans une famille favorisée par la pureté du sang espagnol et lui avait donné accès aux ressources financières nécessaires pour acquérir une formation, le peintre aurait été capable de traverser l’Atlantique, contempler les œuvres de l’Antiquité et apprendre des peintres de cour de son époque. Il déclare que son exemple nous enseigne « ce que permet la force créatrice du génie, même sans l’aide d’une quelconque formation16 ».
7Parmi les héros qui promouvaient l’éducation, Figueroa incluait Fray Benigno Carrión (1798-1871), Nicolás Aguayo y Aldea (1808-1878) et Manuel Sicardó y Osuna (1803-1864). Dans ses pages biographiques, il put alors faire remarquer l’absence de formation adéquate sur l’île :
[…] comme tant de fils que ce pays mit au monde à qui il manquait des ailes d’or pour voler vers d’autres contrées et satisfaire une soif d’apprendre d’autant plus grande qu’étaient hauts les obstacles qui les en séparaient […].17
8Ce thème de la privation de l’accès à l’éducation en raison du manque de moyens financiers pour se rendre là où se trouvaient les écoles et les universités fut traité à de nombreuses reprises dans l’Ensayo biográfico et, comme nous avons pu le voir plus haut, il fut introduit par les remarques de Figueroa concernant le manque similaire d’opportunités offertes au peintre José Campeche. Cependant, l’un des essais biographiques les plus longs de son ouvrage est dédié à Rafael Cordero y Molina (1790-1868), enseignant autodidacte, connu dans certains milieux comme le « père de l’éducation publique à Porto Rico ». Figueroa y décrit avec force détails la contribution désintéressée de ce travailleur du tabac afro-portoricain à l’éducation gratuite des enfants de toutes origines sociales, dont profita peut-être Figueroa lui-même à un certain moment de sa vie. Il présente Cordero comme un « enfant pauvre du peuple, marqué du sceau de l’humiliation [c’est ainsi que l’on désignait la peau noire en ces temps regrettables d’une société arriérée]18 ». Cordero sert de figure essentielle aux appels de Figueroa pour une éducation publique, mais il représente également un autre exemple d’intellectuel autodidacte comme lui-même : qui s’élève du commun des mortels, se surpasse en faveur de ses compatriotes, et au prix de ses propres et seuls efforts, écrit son nom dans le temple des immortels de ceux qui furent nos bienfaiteurs19. Figueroa s’interroge sur l’immense ténacité qui dut animer Cordero20 pour qu’il arrive à surmonter les obstacles dressés par la société raciste de son époque, lorsque les « Nègres » n’étaient pas autorisés à fréquenter l’unique école qui existait à San Juan.
9C’est dans ce chapitre de son livre que Figueroa fustige l’institution de l’esclavage et ses effets délétères sur la société. Il vise tout particulièrement la privation pour la société du génie et des contributions qu’auraient pu apporter à la nation la population d’ascendance africaine si on lui avait donné la possibilité de s’éduquer. Il affirme de bien des manières que la couleur de la peau d’une personne n’a rien à voir avec son intelligence et son talent, et que les sociétés qui pratiquent la discrimination en fonction de la couleur de peau ne peuvent être considérées comme civilisées. C’est dans ce chapitre également que Figueroa évoque celui qu’il considère comme l’un des plus illustres héros de couleur, un homme dont l’éloge sera également fait plus tard par Schomburg : Toussaint Louverture. Le choix de Figueroa est singulièrement audacieux au regard du nombre de Blancs qui détestent Louverture, et plus particulièrement ceux de la région d’origine de Figueroa dans le Sud de Porto Rico, où un grand nombre de réfugiés de la révolution haïtienne s’étaient installés. Mais il voit en Louverture la preuve que les personnes de sang africain ont des droits et peuvent être de grands hommes. Il termine sa diatribe par un appel aux philanthropes, même si ces derniers pensent que leur sang est supérieur, pour qu’ils éduquent les Noirs et étendent leur influence à l’Afrique : « Perfectionnez le Nègre, vous les philanthropes qui pensez appartenir à une race privilégiée21 ! » Il remarque que même l’Europe blanche s’est élevée depuis son passé barbare et il poursuit en citant des actes authentiques, dont les plus récents dataient de 1848, qui autorisaient l’exécution sommaire et la mutilation d’esclaves à Porto Rico22. En réalité, Figueroa inversait les rôles, se demandant qui était le barbare, le soi-disant sauvage africain ou le blanc civilisé.
10Entre autres figures héroïques qui firent avancer la cause abolitionniste, Figueroa loue Ramón Power y Giral (1775-1813), Fray Benigno Carrión (1798-1871), Nicolás Aguayo y Aldea – mentionné plus haut –, Luis Padial y Vizcarrondo (1832-1879) et d’autres encore, mais il réserve ses plus beaux éloges et la biographie la plus fournie de son ouvrage à Segundo Ruiz Belvis (1824-1867). Belvis, nous dit Figueroa, travailla sans relâche et avec abnégation pour libérer les esclaves de Porto Rico ; une tâche qui finit par être accomplie en 1873, lorsque fut promulguée une loi mettant fin à l’esclavage six ans après la mort de Belvis en exil et la rédaction de la première mouture du document-clé en faveur de l’abolition. Dans la biographie de Belvis, Figueroa cite amplement le texte co-écrit par Belvis que l’on connaît simplement sous le nom de « Informe » (« Rapport ») et en profite pour dépeindre l’esclavage dans l’éditorial le plus long de son livre. L’esclavage, déclare-t-il quinze ans seulement après son abolition23, fut « l’iniquité des siècles » ; Figueroa présente les sujets déshumanisés de cette iniquité comme des « […] des machines de chair qui travaillaient sans discontinuer dans les plantations et les champs agricoles, les coups de fouet marquant sur leurs corps épuisés et rompis la cadence accélérée de leur labeur24 ». Pour contraster avec cette description sinistre, Figueroa poursuit avec l’évocation poétique de quelque trente mille esclaves apprenant la nouvelle de leur libération :
Libres ! Avec quelle force les esclaves durent-ils exprimer leur émotion lorsqu’ils entendirent ce mot pour la première fois ! Autrement dit, enfin protégés par la loi, ils étaient désormais des personnes et non plus des choses. Ils pouvaient enfin nouer des liens familiaux, sans craindre que leurs enfants fussent arrachés au sein maternel pour être vendus à d’autres contrées […]. Ils pouvaient désormais exprimer leurs pensées, avoir des croyances, construire une famille sans redouter que les étreintes brutales des contremaîtres ou de leur propriétaire, du haut de leur statut, ne viennent violer l’honneur de leurs femmes, l’innocence de leurs filles.25
11En dernier lieu, Figueroa commémore des artisans comme lui-même dans l’Ensayo biográfico, à l’instar entre autres de Juan González y Chaves (1810- 1865) et Pascasio P. Sancerrit (1833-1876). González y Chaves fit avancer la culture portoricaine en étant parmi les premiers sur l’île à publier des livres et même un journal, Fomento26. Figueroa le définit comme un ouvrier qui travaillait dur (« laborioso obrero27 »), soulignant ainsi que la classe ouvrière pouvait produire des intellectuels, même s’il s’agissait d’autodidactes. Le fait de désigner par cette expression González y Chaves et d’autres implique également que la civilisation ne pouvait progresser à Porto Rico qu’en soutenant de telles personnes et en leur offrant des opportunités sociales. Par ailleurs, Figueroa établit clairement que Sancerrit était d’ascendance africaine et devint un typographe, poète et rédacteur en chef d’un journal de premier plan en dépit du fait qu’il n’avait pas pu aller à l’école, ce qui ne l’empêcha pas d’accomplir tant de choses à lui tout seul, « un exemple admirable de ce que la volonté alliée à l’intelligence peut accomplir28 ». Figueroa rend également hommage à Félix Padial y Vizacarrondo (1838-1880) et José Pablo Morales (1828-1882) qui, bien que n’appartenant pas à la classe des artisans, se distinguèrent comme journalistes. Padial prit Figueroa comme apprenti et n’initia pas seulement le jeune aspirant aux activités littéraires, il l’incita également à travailler pour le propre journal de Padial, El Progreso ; Padial lui fit également découvrir le libéralisme politique. Morales, souligne Figueroa, était un autodidacte (« se formó solo29 ») et son succès était lié à son intelligence et sa persévérance hors du commun à une époque où la culture insulaire était totalement arriérée et n’offrait aucune formation. La biographie de Morales donna à Figueroa l’occasion de développer en profondeur l’idée que le déni d’opportunités éducatives et le maintien des Portoricains dans l’ignorance et le retard culturel constituaient des stratégies délibérées de l’Espagne pour s’assurer de l’existence d’une population insulaire docile et gouvernable30.
12Il semble, par conséquent, que contrairement aux biographies et récits traditionnels au sujet de grands hommes du passé (mais malheureusement d’aucune femme, et on peut le regretter), les critères de choix de Figueroa n’incluaient généralement pas de politiciens ni d’hommes riches et prestigieux, mais privilégiaient ceux qui œuvrèrent pour libérer les esclaves et faire avancer l’éducation sur l’île. En réalité, l’histoire qu’il écrivait était rédigée du point de vue des dominés et non des dominants. Sa sélection singulière de sujets biographiques, comme nous l’avons vu, regorgeait d’artisans et d’hommes d’ascendance africaine ou afro-européenne, ceux qui en dépit de la discrimination et du manque d’opportunités en tant que Noirs libres ou enfants de l’émancipation réussirent dans leur entreprise intellectuelle ou artistique par leurs propres moyens, c’est-à-dire qu’ils se firent tout seuls.
13Peu de temps après la publication de son Ensayo biográfico, en 1889, Figueroa quitta l’île avec sa presse d’imprimerie et son matériel d’impression pour se rendre à New York31, où il rejoignit les dirigeants du mouvement d’indépendance, comme le fit Schomburg en 1891. Tous deux en arrivèrent à soutenir le Parti révolutionnaire cubain (PRC) et se lièrent à son leader, José Marti. Figueroa ouvrit une imprimerie qu’il nomma « América » et où il publia des journaux et des livres entre autres types de documents. Il fut également le rédacteur en chef du célèbre magazine culturel Revista Ilustrada de Nueva York entre 1890 et 1892. Sur les presses de l’Imprenta América (Imprimerie América), Figueroa publia le journal révolutionnaire du PRC, Patria, qu’il dirigeait lorsque Marti était en voyage. L’attitude bien connue de Marti de faire fi de toute distinction raciale dans le Cuba indépendant que le PRC souhaitait établir fut, entre autres traits de caractère du patriarche, ce qui attira Figueroa et ce pour quoi il le glorifia après sa mort sur le champ de bataille à Cuba ; un autre élément d’importance majeure fut le succès obtenu par Marti dans l’union des forces révolutionnaires afro-cubaines avec celles progressistes traditionnellement blanches et l’extension du rôle de commandement aux personnes de couleur, telles que Figueroa et son collègue imprimeur éditeur de Ponce, Francisco « Pachín » Marín, ou encore Arturo Alfonso Schomburg, tous trois artisans autodidactes afro-portoricains.
14Dans ses écrits journalistiques au sein même du mouvement révolutionnaire, Figueroa perpétua ses thèmes favoris sur les contributions afro-caribéennes et l’autodidaxie des personnes d’origine défavorisée, notamment d’ascendance africaine. Il associe par exemple Toussaint Louverture aux figures de Simón Bolívar, Miguel Hidalgo et d’autres libérateurs réputés des Amériques dans son article « Meeting de proclamación32 » dans lequel il décrit « Toussaint, qui se dresse depuis les ténèbres de l’esclavage et défait les troupes d’élite de la France napoléonienne ; son amour pour les opprimés malheureux, sa magnanimité pour les vaincus […] ». Dans le même article, il compare Marti tombé au combat à Jésus-Christ et réitère sa glose habituelle sur la vision de Marti : « Il ne fait aucune distinction de classe ou de couleur de peau, et ne voit que des frères de patrie et de liberté. » Mais il répète de manière plus saisissante encore dans ses éditoriaux que la révolution apporterait l’égalité des peuples, quelle que fut leur couleur de peau :
La révolution pour laquelle ils sont tombés sera juste si aucun Cubain ne prête attention à la couleur de peau […] [là où] un homme ne se distingue d’un autre que par la chaleur de son cœur et la passion qui anime son front.33
15Il est remarquable que Figueroa associe littéralement les actions de Marti à celles du Christ au sujet des différences de classe :
[…] sacrifier sa propre vie pour la rédemption de son peuple, il s’élance pauvre et dans le noir34, seul et sans défense à travers la Judée pour soulever dans les cœurs l’empire de la justice, abolir la loi des castes, prêchant le dogme qui illumine la conscience et donne de la dignité à l’humanité et que l’on peut résumer en trois mots sublimes : Liberté, Fraternité, Égalité.35
16Il poursuit l’écriture de son essai, avertissant ceux qui maintiennent la discrimination sociale qu’ils ne tireront pas profit de la révolution victorieuse : « ceux qui s’excluent de la révolution par leur arrogance de seigneur ou leur retrait vis-à-vis de la société36 ». Dans le même article, il s’évertue à parler de la justice et de l’égalité sociale qui doivent être renforcées une fois la révolution victorieuse, une révolution dans laquelle les discriminations de couleur et de classe doivent être désavouées. Dans un éditorial à la une de Patria, le 2 octobre 1894, il souligne que l’un des moteurs du mouvement indépendantiste était l’abolition de l’esclavage et que « les dominateurs coloniaux […] n’ont quasiment jamais prêté attention à l’idée que l’esclave pouvait être libre et que le créole pouvait s’occuper de ses propres affaires37 », émettant alors l’analogie selon laquelle l’abolition est à l’esclavage ce que l’indépendance est aux Créoles.
17Néanmoins, au-delà de ces thèmes récurrents, Figueroa prend la posture décidée de l’historien dans un grand nombre des discours et des articles de journaux qu’il rédigea et publia à New York. Par exemple, dans sa série d’articles intitulés « La verdad de la historia38 » qui fut publiée dans Patria entre le 19 mars et le 2 juillet 1892, il retrace l’histoire du mouvement en faveur de l’indépendance de Porto Rico, depuis ses origines jusqu’à l’insurrection du Grito de Lares39 en 1896, corrigeant ce faisant différentes versions publiées à propos du soulèvement tout en mettant au premier plan le patriote afro-portoricain Ramón Emeterio Betances qui bénéficie de la part de Figueroa d’une vénération semblable à celle témoignée à José Marti. Le discours que Figueroa publia pour l’anniversaire de la mort de Marti, « Primer aniversario », le 29 février 1896 est une autre illustration de son engagement d’historien. Il annonce vouloir inscrire les noms des hommes valeureux morts au combat dans les pages de l’histoire. Dans son discours, il fait le bilan du mouvement indépendantiste et de la guerre, s’efforçant alors d’énumérer les hommes héroïques morts sur le champ de bataille. Et cela lui donne encore une fois l’occasion d’évoquer spécifiquement les héros afro-caribéens de son panthéon : Victoriano Garzón (1847-1895), Francisco Adolfo Crombet Tejera (1851-1895), Alfonos Goulet (?-1895) et José Guillermo Moncada (1841-1895), le charpentier célèbre qui devint général. Le fait marquant est qu’ils moururent au combat tous la même année que Marti et, dans la présentation succincte de Figueroa, ils méritent le même respect que leurs camarades blancs.
18Il est remarquable que dans ce même discours il réexamine la nécessité de l’éducation des pauvres, désormais considérée comme un aboutissement de la révolution : l’homme révolutionnaire éduquera « la classe ouvrière pour qu’elle se mette délibérément en marche pour conquérir ses droits » ; et dans le respect de l’humilité de la classe ouvrière, il souligne de nouveau « l’homme sans prétention, qui donnera de lui-même sans faste40 ».
19Peu de temps après la mort de Marti, Figueroa fut marginalisé par les progressistes blancs41 dans le mouvement indépendantiste à New York, ce qui l’incita à cesser de travailler pour Patria. Hoffnung-Garskof atteste qu’« après le départ de Marti pour Cuba en 1896, la direction du Parti exclut de plus en plus fréquemment des hommes tels que Serra ou Figueroa de la prise de décision et de toute contribution éditoriale à Patria42 ». Sotero Figueroa décida alors de lancer son propre journal, La Doctrina de Marti, qu’il publia entre 1896 et 1898 avec l’aide d’autres Afro-Portoricains, dont Francisco « Pachín » Marín et Rafael Serra. La Doctrina de Marti visait à prolonger ce que Figueroa interprétait comme « la vision sociale et raciale progressiste de la cause révolutionnaire » propre à Marti43, défiant dès lors le conservatisme de Patria. Parmi ses productions journalistiques variées dans ce journal, Figueroa commença une série de sept articles, publiés entre le 16 septembre 1896 et le 2 mars 1897, afin de définir ce qu’étaient pour lui la discipline historique et le rôle de l’historien, critiquant et déconstruisant en parallèle l’ouvrage Apuntes históricos44, récemment publié par l’éditeur de presse Enrique Trujillo, parce qu’il le disait truffé d’erreurs et non fondé sur la parole de témoins.
20Après la fin de la guerre avec l’Espagne, qui conduisit à l’obtention par les États-Unis de ses colonies caribéennes, Figueroa migra à Cuba en 1899, désireux une nouvelle fois d’apporter avec lui sa presse d’imprimerie afin d’établir sa propre entreprise d’impression et de publication pour servir la cause de la nouvelle nation. Cependant, ses plans furent contrecarrés lorsque les mêmes conservateurs qui l’avaient poussé à quitter Patria, et en particulier Tomás Estrada Palma, bloquèrent l’importation de son Imprenta América45. Une fois à La Havane, il continua néanmoins à participer à la vie politique et à inscrire les Afro-Caribéens dans l’histoire, par le biais d’articles dans des journaux tels que La Discusión. En 1900, il devint un membre fondateur de la cellule politique Asociación de Emigrados Revolucionarios Cubanos et dès, la même année, un membre fondateur du PRC rétabli qui aspirait à conserver les valeurs du mouvement en faveur de l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne. Figueroa occupa le poste de rédacteur en chef de journal du parti, Independencia46. En 1902, lorsque Cuba devint une république indépendante, bien que les États-Unis aient inclus dans sa constitution des modalités interventionnistes, il fut nommé directeur de l’organe officiel de la république, La gaceta oficial. En 1904, Figueroa rédigea un éditorial pour le journal El Mundo, intitulé « Nuestros héroes », dans lequel il mit un point d’honneur à inscrire aux côtés de figures créoles révolutionnaires célèbres les biographies de héros afro-cubains comme Antonio Maceo, José Maceo, Néstor Aranguren et Vidal Ducasse. L’objectif que se fixait Figueroa en tant que journaliste et historien, et même en tant que protecteur de l’héritage afro-caribéen, était sans cesse contrarié, au point qu’il vécut les dernières années de son existence dans une extrême pauvreté. Les forces conservatrices à la tête desquelles se trouvait le président Tomás Estrada Palma, soutenu par les États-Unis, parvinrent à étouffer les mouvements afro-cubains pour l’égalité des droits et c’est un Figueroa désabusé qui se retira de la vie publique, obligé de réclamer devant un tribunal sa pension de vétéran de la guerre d’indépendance47.
21Il n’existe aucune preuve historique d’une rencontre éventuelle entre Sotero Figueroa et Arturo Alfonso Schomburg à Porto Rico puisque tous deux vivaient aux antipodes de l’île lorsqu’ils émigrèrent. Mais il est certain qu’ils travaillèrent ensemble dans des organisations politiques et se lièrent d’amitié à New York. Schomburg avait pour parents une blanchisseuse ou une sage-femme non mariée d’ascendance africaine libre et un père d’origine allemande ou métisse, qui semble avoir abandonné sa femme et son enfant48. Bien que Schomburg lui-même fît référence à une forme d’éducation au cours de son enfance à Porto Rico, il n’existe véritablement aucune preuve réelle qu’il ait été scolarisé49, notamment parce qu’il n’y avait pratiquement aucune école publique gratuite sur l’île au cours du xixe siècle et que sa mère démunie ne pouvait probablement pas financer une éducation privée50. En réalité, cette absence d’apprentissage formel, de diplômes et autres certificats tourmenta Schomburg durant toute sa vie et fut un obstacle à sa poursuite d’études et à l’obtention d’un diplôme de droit aux États-Unis51. Ses camarades africains-américains diplômés de l’université, tels W.E.B. Du Bois et Carter G. Woodson, en avaient également conscience dans la mesure où ils lisaient volontiers ses recherches documentaires mais ne prenaient pas vraiment au sérieux sa vision et ses analyses52, ni ses discours prononcés avec un fort accent et dans un style d’écriture médiocre qui nécessitait beaucoup de corrections53. Ironie du sort, lorsqu’il fut candidat pour le poste de conservateur de la collection qu’il avait vendu à la bibliothèque publique de New York, ce furent Du Bois et ses disciples qui s’y opposèrent en raison de son absence de formation universitaire. En dépit de son évocation d’une forme de scolarisation, Schomburg éprouvait de la fierté à se présenter comme un autodidacte54. Les perspectives étant peu réjouissantes à Porto Rico, particulièrement pour un métis ambitieux, Schomburg déménagea à New York en 1891 et y trouva rapidement un emploi parmi les travailleurs du tabac. Globalement, il fut impliqué de façon très active dans les mouvements d’indépendance cubain et portoricain, et à l’instar de Figueroa, il devint rapidement un membre de clubs révolutionnaires, dont le Club Borinquen et Las Dos Antillas. Il fréquenta aussi José Marti et Sotero Figueroa, chez qui les membres des clubs se réunissaient parfois55. Il serait peu crédible de penser qu’un bibliophile tel que Schomburg ne lut pas ou n’avait pas lu l’Ensayo biográfico, ou que les deux camarades n’échangèrent pas de réflexions, en particulier au sujet de l’égalité raciale et de l’histoire afro-caribéenne. Ces deux militants eurent une importance essentielle dans l’intégration de la lutte pour l’égalité raciale dans le mouvement d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne.
22Au cours de ses premières années à New York, Schomburg, tout comme Figueroa, envoya à différents périodiques des articles et des lettres en espagnol exprimant son soutien à la révolution. Il eut également l’occasion de visiter les sections indépendantistes à la Nouvelle-Orléans et de voyager dans le Sud, où il fut témoin de la condition des Africains-Américains56. Contrairement cependant à Figueroa, Schomburg demeura aux États-Unis après la guerre, après que Porto Rico fut devenue une colonie de ce pays. Lui et ses compatriotes afro-caribéens établirent également une loge maçonnique bilingue, El Sol de Cuba57, qui fut ensuite renommée la loge Prince Hall en 1911 et accueillit un nombre croissant de membres africains-américains. Hoffnung-Garskof attire l’attention sur le fait que la loge corroborait la préoccupation de tous les instants de Schomburg :
Les frères des loges Prince Hall glorifiaient l’image de « l’homme autodidacte », un message qui plaisait à Schomburg, l’humble artisan, dont l’humiliation vécue devant le conseil d’administration de l’État de New York se rejoua à de nombreuses reprises aux mains de l’élite intellectuelle noire.58
23En dépit du racisme parmi les maçons blancs, Schomburg finit par être nommé secrétaire général de la grande loge de l’État de New York, devenant dans ce contexte un self-made man ; il fut incapable de reproduire cette distinction intellectuelle dans son parcours professionnel dans une banque en tant qu’humble voué au tri du courrier et coursier. Après que les États-Unis eurent pris possession de Cuba et de Porto Rico, qui faisaient partie des dernières colonies espagnoles, Schomburg concentra ses ressources intellectuelles à l’étude de la diaspora africaine dans le monde et à la constitution de son histoire documentaire. Ce fut en 1911 également que lui et quatre autres personnes fondèrent ce qui serait connu plus tard sous le nom de « Negro Society for Historical Research » et, en 1914, il fut élu membre de l’American Negro Academy, essentiellement composée d’Africains-Américains ayant reçu une éducation formelle59. Schomburg se consacra alors entièrement à ses recherches historiques et fournit les sources documentaires constituantes du panafricanisme, ou de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui le nationalisme noir.
24C’est dans le monde culturel du xxe siècle de Schomburg que son travail d’archivage et ses écrits sur la décolonisation visèrent à corriger l’histoire fabriquée par l’homme blanc afin de créer un espace dédié à l’héritage africain et même parfois de documenter l’antériorité du développement « civilisationnel » africain et afro-hispanique. Comme il l’écrivait dans « The Negro digs up his past » : « L’histoire se doit de restaurer ce que l’esclavage a détruit, car ce sont les dégâts sociaux causés par l’esclavage que doit réparer et compenser la génération actuelle60. » Et là où Marti aurait pu féliciter la création d’une société multiculturelle61 en Amérique latine, Schomburg, lui, plaçait au contraire la présence africaine au centre de l’histoire latino-américaine62 et se différenciait en cela de Figueroa, qui louait infatigablement les idées de Marti sur l’intégration raciale. Meeham a montré que les déclarations de Marti au sujet de l’héritage africain étaient dans une large mesure vagues, si ce n’est paternalistes, tandis que Schomburg était déterminé à transformer l’image de passivité des Afro-Latins en image de puissance et, ce faisant, à les décoloniser intellectuellement63. En outre, à l’instar de la sélection d’hommes qui changèrent le cours de l’histoire effectuée par Figueroa, si Schomburg préserva le rôle héroïque de Toussaint Louverture, il alla plus loin encore que son prédécesseur en avançant l’idée que lorsque la population noire d’Haïti ouvrit dans le feu de la révolte le chemin de son indépendance vis-à-vis de l’Europe, elle fit l’un des plus grands dons jamais offert aux Amériques64. Dès lors, aspect récurrent aussi bien dans son travail de conservateur que dans ses essais et ses discours, Schomburg se donna beaucoup de mal pour retrouver les traces des « premières » réalisations africaines, afin de corriger la documentation historique existante. Et la biographie devint, comme pour Figueroa avant lui, un pilier de sa méthodologie de recherche et d’écriture. De la même manière, Schomburg suivit les traces de Figueroa lorsqu’il rédigea un grand nombre d’articles rendant hommage aux contributions de personnalités d’ascendance africaines qui permirent à l’Europe et aux Amériques de se développer. Il emplit les pages qu’il écrivit des biographies de philosophes, poètes, hommes politiques, artistes, éducateurs et autres exemples d’individus afro-descendants accomplis qui tracèrent leur chemin en Europe et aux Amériques. Dans « The economic contribution by the Negro to America », il affirmait à propos des Africains qui furent amenés de force dans le Nouveau Monde qu’« ils n’étaient pas les sauvages ignorants auxquels les livres d’histoire modernes nous demandent de croire65 ». Par conséquent, là aussi à l’égal de Figueroa, Schomburg démontre ici et comme dans la majorité de ses travaux qu’il était déterminé à défier et à corriger l’histoire officielle. Cette détermination apparaît clairement dans les remarques conclusives de l’essai en question :
Je me contenterai d’ajouter qu’outre la position obtenue par les Noirs et leur progéniture métissée de sang indien ou européen sur le continent sud-américain, ils ont également gagné, même s’ils ne l’ont pas encore reçue, une reconnaissance méritée en Amérique du Nord.66
25Parmi les figures historiques qu’il extirpa de l’oubli, on trouve le poète colonial mexicain Juan Cortez, Manuel del Socorro Rodríguez – « le premier bibliothécaire noir » –, le poète cubain Plácido et un grand nombre d’autres personnalités encore. Schomburg s’inscrivait dans les traces de Figueroa lorsqu’il s’adonnait à l’écriture d’essais au sujet de héros du mouvement d’indépendance tels qu’Antonio Maceo et José Marti, mais son exaltation biographique au sujet de José Campeche, le peintre portoricain que Figueroa avait étudié avant lui, représenta la reviviscence d’une figure oubliée la plus remarquable. Asukile affirme qu’au cours de son existence et même aujourd’hui, les contributions de l’auteur et du chercheur que fut Schomburg ne furent pas et ne sont toujours pas valorisées, principalement en raison du fait qu’il n’avait pas de diplôme officiel et n’utilisait pas la méthodologie académique en vigueur67. Dès lors, Schomburg s’en remettait à la biographie comme moyen de réécrire l’histoire occidentale en mettant en lumière des figures historiques d’ascendance africaine et donc de défier les théories affirmant l’infériorité africaine et de lutter contre les stéréotypes qui étaient présents à une large échelle même chez les classes éduquées.
26En dehors de la méthodologie biographique employée par l’autodidacte qu’était Schomburg, ses écrits présentent un second thème commun avec Figueroa : la valeur de l’autodidaxie pour les Afro-Caribéens et d’autres, qui, en dépit d’immenses obstacles, ont apporté d’impressionnantes contributions à la civilisation68. Et sa déclaration célèbre sur la nécessité d’une histoire des « Nègres » révèle cette préoccupation pour une connaissance issue de sources non universitaires aussi bien que non académiques : « L’aube d’une ère nouvelle exige un homme qui puisse donner un cadre historique à notre avenir ; peu importe qu’il provienne du cloître de l’université ou de la populace subalterne des champs69. » Schomburg fut sans doute plus que Figueroa confronté au dilemme d’avoir à produire un savoir scientifique sans les références académiques que ses rivaux, tels que W.E.B. Du Bois et Alain Locke, possédaient et présentaient comme supérieures à ses références. Et c’est pour se protéger qu’il valorisait l’autodidaxie et l’expérience par rapport à la seule éducation formelle, comme il le fit dans son discours maçonnique de 1913 : « Le diplômé de l’université a coutume de surestimer ses capacités, à peine sorti de la machinerie qui lui confère un parchemin et le couronne de savoir, il fait ses premiers pas dans le monde pour rencontrer les hommes de terrain riches d’années d’expérience et de sens commun70. » Arroyo fait également remarquer le rôle que la pensée maçonnique joua en renforçant la confiance accordée par Schomburg au fait d’être autodidacte : « Au cours de son existence, Schomburg ne cessa de mêler sa conception de l’atelier maçonnique à sa propre histoire d’homme autodidacte, celle-ci incluant ses propres interactions avec des maçons qui étaient également des esclaves nés libres et qui devinrent des leaders et mentors d’autres Africains-Américains (tel John Bruce) et à son travail de bibliographe et d’historien de la diaspora africaine71. » Mais, alors que Hoffnung-Garskof reconnaît que les maçons de la loge Prince Hall offraient à Schomburg une continuité avec les sociétés d’ascendance africaine que lui et d’autres autodidactes intellectuels afro-hispaniques rejoignirent, ni lui ni Arroyo ne soulignent à quel point cette autodidaxie était un thème commun parmi les intellectuels organiques d’origine africaine de la Caraïbe qui étaient des personnalités accomplies mais n’avaient pas fréquenté l’école. Et personne non plus n’identifia Sotero Figueroa comme son prédécesseur et probable interlocuteur à ce sujet et à d’autres encore, telles l’histoire et la biographie.
27Pour résumer, le célèbre conservateur historien Arturo Alfonso Schomburg menait à bien un projet de décolonisation dont les racines se trouvent dans les mouvements d’indépendance cubain et portoricain, et dont certains des concepts et des propositions exprimés furent précédés par les travaux de son aîné et associé, Sotero Figueroa. Ce dernier avait, avant Schomburg, donné aux Afro-Caribéens leur place dans l’histoire comme élément de sa mission décolonisatrice et avait utilisé la biographie comme outil d’expansion et de correction de l’histoire officielle. De surcroît, les archives que créa Figueroa grâce à son ouvrage, ses articles et ses discours avaient autant valeur de contre-archive que les travaux de Schomburg. Conscient que les esclaves et leurs descendants étaient privés d’éducation, Figueroa précéda également Schomburg dans son insistance sur le rôle méritoire que jouaient et que devaient jouer l’autodidaxie, l’énergie et l’intelligence innée dans la construction de l’homme indépendant et libre qui bâtirait l’identité de son peuple dans la fierté de son passé racial qu’il allait extirper des ténèbres ou qui s’engageait à le faire.
Notes de bas de page
1 Voir Haffnung-Garskof Jesse, « The world of Arturo Alfonso Schomburg », in Jiménez-Román Miriam et Flores Juan (dir.), The Afro-Latin@ Reader, Durham, Duke University Press, 2010, p. 70-91.
2 En réalité, ces quinze dernières années, les chercheurs s’interrogent à propos de la contribution de Schomburg aux études et à la culture africaines-américaines et à propos de ses sources et influences, qu’elles soient portoricaines, afro-caribéennes, maçonniques ou même matrilinéaires. Voir, entre autres articles, Laó-Montes Agustín, « Afro-Latinidades and the diasporic imaginary », Iberoamericana, vol. 5, 17 mars 2005, p. 117-130.
3 N.D.T.: terme espagnol et portugais qui signifie brun, marron ou gris, grisâtre, et qui fut utilisé au xixe siècle dans les colonies espagnoles des Amériques pour désigner la nature métissée de descendants d’origine « multiraciale » (Européens, Amérindiens et Ouest-Africains) mais également leur statut social.
4 Hoffnung-Garskof Jesse, « To abolish the law of castes : merit, manhood and the problem of colour in the Puerto Rican liberal movement, 1873-92 ». Social History, vol. 36, no 3, 2011, p. 312-342, en particulier p. 323.
5 N.D.T.: Essai biographique sur les principaux artisans du progrès de Porto Rico (non traduit en français).
6 Toledo Josefina, Sotero Figueroa, Editor de Patria, La Habana, Editorial Letras Cubanas, 1985, p. 23.
7 Hoffnung-Garskof J., « To abolish the law of castes… », art. cit., p. 323.
8 N.D.T.: L’écho de Ponce.
9 N.D.T.: La guêpe.
10 N.D.T.: L’impartial.
11 Toledo J., Sotero Figueroa…, op. cit., p. 30.
12 Hoffnung-Garskof J., « To abolish the law of castes… », art. cit., p. 314.
13 Luís de Camões, dit « le Camoëns », poète portugais du xvie siècle, est une référence nationale pour les Portugais et fut l’auteur des Lusiades, poème épique à la gloire de l’empire portugais, publié en 1572. Figueroa Sotero, Ensayo biográfico de los que más han contribuído al progreso de Puerto Rico, San Juan, Editorial Coquí, 1973 (rééd. 1988), p. 139.
14 Ibid., p. 61.
15 L’idée d’autodidaxie développée par Figueroa, puis plus tard par Schomburg, ne découle pas de l’idéologie du rêve américain et de sa célébration de l’individu renversant les barrières pour être accepté et triompher comme Américain. Il s’agit plutôt d’un concept à deux dimensions : d’une part une critique du racisme et de la hiérarchie sociale de la société coloniale ; d’autre part la reconnaissance du dépassement par l’individu des limites imposées par ce racisme et cette structure de classe dans le but de se développer et de participer à la société et, plus spécifiquement ici, à la construction d’une nation.
16 Sotero F., Ensayo biográfico…, op. cit., p. 15.
17 Ibid., p. 114.
18 Ibid., p. 141.
19 Loc. cit.
20 Il est intéressant d’observer qu’au milieu des nombreux tableaux de José Campeche représentant des aristocrates et des propriétaires terriens figure une toile où un Cordero à la peau très sombre enseigne à un groupe d’élèves dont la couleur de peau n’est pas uniforme.
21 Sotero F., Ensayo biográfico…, op. cit., p. 142.
22 Ibid., p. 143-144.
23 Les « anciens » esclaves devaient travailler trois ans de plus et attendre cinq années avant de pouvoir participer au processus politique. La réaction parmi les propriétaires de plantations fut de rassembler les abolitionnistes, dont Belvis et l’avocat abolitionniste mulâtre Ramón Emeterio Betances, et de les exiler en Espagne.
24 Sotero F., Ensayo biográfico…, op. cit., p. 131.
25 Ibid., p. 136-137.
26 N.D.T.: Croissance.
27 Sotero F., Ensayo biográfico…, op. cit., p. 122.
28 Ibid., p. 173.
29 Ibid., p. 229.
30 Ibid., p. 230.
31 Il n’existe aucune preuve que Figueroa fut persécuté ou envoyé en exil en raison de sa critique du gouvernement espagnol à Porto Rico, mais on peut imaginer qu’il aurait été inconfortable pour lui de rester sur l’île alors que son ouvrage biographique était diffusé et commenté. En réalité, nous savons qu’il se cacha en 1887, lorsque les autorités espagnoles pourchassèrent sans répit les dissidents politiques, au point qu’elle fut désignée « l’année horrible », année au cours de laquelle un grand nombre de patriotes s’exila ; on pense que tandis qu’il se cachait en 1887, Figueroa fut en mesure d’écrire son Ensayo biográfico (Toledo J., Sotero Figueroa…, op. cit., p. 34).
32 Figueroa Sotero, « Meeting de proclamación », Patria, 20 juillet 1895, p. 1-2.
33 Id., « Meeting de proclamación », Patria, 14 mars 1892, p. 7.
34 Cette utilisation ambiguë du terme oscuro (sombre) peut vouloir dire que le Christ émerge de l’obscurité mais également, et de façon plus intéressante, qu’il avait la peau sombre.
35 Voir « Discursos en la confirmación de la proclamación del Partido Revolucionario Cubano », en ligne : http://www.wwnorton.com/college/english/latino-literature/pdfs/2_Annexations/Figueroa_Discursos.pdf.
36 Figueroa Sotero, Meeting de proclamación », Patria, 2 octobre 1894, p. 1-2.
37 Ibid., p. 7.
38 N.D.T.: « La vérité de l’histoire ».
39 N.D.T.: cri de Lares, ou soulèvement de Lares, qui désigne la rébellion du 23 septembre 1968 contre l’empire espagnol dans la ville de Lares à Porto Rico.
40 Sotero Figueroa, « Primer aniversario », Patria, 29 février 1896.
41 Pour plus de détails, voir Toledo J., Sotero Figueroa…, op. cit., p. 69-70.
42 Hoffnung-Garskof J., « The world of Arturo Alfonso Schomburg », art. cit., p. 81.
43 Ibid., p. 17.
44 Remarques sur l’histoire.
45 Toledo J., Sotero Figueroa…, op. cit., p. 91.
46 Ibid., p. 98-99.
47 Ibid., p. 110-111.
48 Elinor Des Verneys Sinnette, Arturo Alfonso Schomburg : Black Bibliophile and Collector, Detroit, Wayne University Press, 1989, p. 8.
49 Flor Piñero de Rivera s’appuie sur le rapport « The spirit that moves us » publié en 1977 par le centre de documentation Schomburg pour reconstruire un parcours éducatif complet jusqu’au college (enseignement supérieur de premier cycle) dans les îles Vierges (p. 19). Mais un grand nombre de références biographiques de Schomburg se sont révélées contradictoires, et les chercheurs leur accordent une faible crédibilité. Piñero de Rivera Flor (dir.), Arturo Schomburg : sus escritos anotados y apéndices. Un puertorriqueño descubre el legado histórico del negro, San Juan, Centro de Estudios de Puerto Rico y el Caribe, 1989.
50 Elinor Des Verneys S., Arturo Alfonso Schomburg…, p. 9.
51 Ibid., p. 35.
52 Ibid., p. 41 et 52.
53 Ibid., p. 55.
54 Dans ses mémoires, son ami Bernardo Vega atteste de l’autodidaxie de Schomburg, bien qu’il ait pu également assister à des cours à l’école primaire et ait appris certaines choses des travailleurs du tabac, eux-mêmes autodidactes, qui étaient parmi les plus cultivés de la classe ouvrière. Vega Bernardo, Memoirs of Bernardo Vega. A Contribution to the History of the Puerto Rican Community in New York, éd. César Andreu Iglesias, New York, Monthly Review Press, 1984, p. 195.
55 Piñero de Rivera F., Arturo Schomburg…, p. 178-179.
56 Elinor Des Verneys S., Arturo Alfonso Schomburg…, p. 22.
57 N.D.T.: Le soleil de Cuba.
58 Hoffnung-Garskof Jesse, « The migrations of Arturo Schomburg. On being Antillano, Negro, and Puerto Rican in New York, 1891-1938 », Journal of American Ethnic History, vol. 21, no 1, 2001, p. 3-49, ici p. 34.
59 Elinor Des Verneys S., Arturo Alfonso Schomburg…, p. 38.
60 Schomburg Arthur A., « The Negro digs up his past », Survey Graphic, 1925, p. 372.
61 Dans « The world of Arturo Alfonso Schomburg », Jesse Hoffnung-Garscof précise que « la notion pour Marti d’un Cuba sans Noirs ni Blancs pouvait également cacher un racisme tenace et l’inégalité raciale derrière le masque de l’indifférence raciale » (p. 79).
62 Meeham Kevin, « Martí, Schomburg y la cuestión racial en las Américas », Afro-Hispanic Review, vol. 25, no 2, 2006, p. 73-88, en particulier p. 78.
63 Ibid., p. 78 par exemple.
64 Schomburg Arthur A., « The economic contribution by the Negro to America », Papers of the American Negro Academy, nos 18-19, 2011, p. 6, en ligne : http://www.gutenberg.org/files/35352/35352-h/35352-h.html, consulté le 8 octobre 2018.
65 Ibid., p. 18.
66 Ibid., p. 49.
67 Asukile Thabiti. « Arthur Alfonso Schomburg (1874-1938) : embracing the Black motherhood experience in love of Black people », Afro-Americans in New York Life and History, vol. 30, no 2, 2006, p. 69-97, en particulier p. 79.
68 Asukile voit en cela une contribution fondamentale des gens d’origine africaine aux Amériques : « Une tradition de longue date d’intellectuels non universitaires qui s’engageaient dans la vie de l’esprit. » Asukile T., « Arthur Alfonso Schomburg (1874- 1938)… », art. cit., p. 70.
69 Schomburg Arthur, « Racial integrity », in Jiménez-Román M. et Flores J. (dir.), The Afro-Latin@ Reader, op. cit., p. 67-69.
70 Hoffnung-Garskof J., « The migrations of Arturo Schomburg… », art. cit., p. 34.
71 Ibid., p. 12.
Auteur
Occupe la chaire de littérature hispanique de la Brown Foundation à l’université de Houston. Il est le fondateur de la maison d’édition hispanique la plus ancienne et la plus estimée du pays, Arte Público Press. Son étude A History of Hispanic Theater in the United States : Origins to 1940 (Universiy of Texas Press, 1990) s’est vue décerner trois prix. Il est l’auteur de différents ouvrages primés sur l’histoire culturelle des Hispaniques comme Thirty Million Strong. Reclaiming the Hispanic Image in American History (Fulcrum Publishing, 1998), Hispanic Literature of the United States. A Comprehensive Reference (Greenwood Press, 2003) et The Greenwood Encyclopedia of Latino Literature (Greenwood Press, 2008).
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