Districts industriels et développement urbain
p. 283-288
Texte intégral
1Discussion sur les communications présentées par Gérard CHASTAGNARET, Jean-Marc OLIVIER, Didier TERRIER et Jean-François ECK le 8 décembre 2000.
2Maurice Lévy-Leboyer : À propos de la communication de M. Terrier, j’ai trouvé la même chose, au milieu du xixe siècle, dans la région du Maine, où on a une vraie exploitation et une prolétarisation de la main-d’œuvre rurale. C’est absolument la même chose.
3Michel Hau : Une chose me frappe dans cette comparaison extrêmement intéressante entre trois régions différentes, ce sont les différences de comportement des populations rurales. Dans le Jura, c’est la petite paysannerie propriétaire – qui a le sens du marché, la culture du marché – qui domine apparemment, alors qu’en Andalousie, c’est très clairement une population de salariés agricoles qui domine. L’Andalousie est une région de grandes propriétés avec salariés ou avec métayers, ce sont donc des gens qui sont privés du contact avec le marché. À propos du Cambrésis, je pose la question de savoir si là aussi on ne serait pas dans une région de grandes propriétés où les populations rurales auraient été très largement privées de ce contact avec le marché ?
4Didier Terrier : C’est encore pire, on est dans une région de grandes propriétés agricoles mais où, précisément, ces prolétaires au village sont au contact avec le marché puisqu’ils sont travailleurs à façon et j’aurais envie de dire qu’ils n’ont même pas de salaire. Leur seule issue, c’est de se disputer le travail. C’est pourquoi quand on regarde – je l’avais fait il y a déjà une dizaine d’années – la justice de paix, on avait tous les signes d’une implosion des formes de solidarités communautaires au sein des villages, mais ça va beaucoup plus loin justement que ce qui relevait du juge de paix. Il n’y a pas tellement de crimes, on ne va jamais jusque là, mais c’est inouï le nombre de gens qui en prennent pour trois ans, quatre ans, cinq ans... Compte tenu de la correctionnalisation des délits au cours de cette période, il y a des affaires qui jusque là passaient aux assises et qui passent devant le juge du tribunal de première instance. On peut donc dire quand même qu’il y a des comportements vraiment extrêmement graves. Et ceci est généré par les tensions qui naissent dans un milieu qui, précisément, est au contact, mais qui est grandement perdant sur le marché et qui a tout lieu de craindre tout ce qui ressemble au marché.
5Gérard Chastagnaret : Vous avez bien sûr raison. Il s’agit de journaliers au départ, mais de journaliers qui apprennent vite. Il ne faut pas oublier que les chefs d’équipe, ceux qu’on appelle les partidarios à Carthagène, sont des ouvriers qui ont progressé et, en particulier, qui vendent eux-mêmes le minerai. Le partidario c’est l’homme qui a la blouse et qui se ballade avec ses échantillons. Le plus célèbre d’entre eux – son surnom, c’est un lobo – c’est un Andalou noir de peau. J’ai rencontré son neveu qui me disait que, quand il a été reçu par Alphonse XIII, il a exigé d’y aller avec sa blouse comme vêtement en disant : « Aqui no entro yo, entra mi dinero », « Ce n’est pas moi qui rentre, c’est mon argent ». L’apprentissage joue aussi sur ce terrain-là. Ils savent très bien rouler leurs compagnons de village.
6Gérard Gayot : J’ajouterais à la communication de Didier Terrier, sur les handicaps sociaux-culturels de la région, que l’alphabétisation au xixe siècle est inférieure à ce qu’elle était sous l’Ancien Régime. Ma question est à Gérard Chastagnaret : est-ce que, dans ces bassins miniers ou dans ces districts, il a repéré les mêmes différences d’atmosphère que Joël Michel avait repérées dans les bassins charbonniers et auxquels M. Lévy-Leboyer faisait allusion ? Au Pays de Galles, mais surtout dans la Ruhr, il avait fait une distinction très nette entre les vieux bassins à petites sociétés, à petites compagnies, peu d’habitat minier parce qu’ils n’en avaient pas les moyens, et une atmosphère assez consensuelle, assez district au total, dans la Ruhr du sud, et la Ruhr du nord qui avait des grandes compagnies, du type Far West, comme dans le Pas-de-Calais, par opposition à l’est du bassin du Nord où là l’atmosphère était plus à la lutte de classe, classe contre classe, où les cités minières étaient gigantesques. Donc une différence de structure d’entreprises, de structure de compagnies, une différence d’atmosphère. C’est un peu mécanique ce que j’ai dit, Joël Michel était beaucoup plus fin et beaucoup plus remarquable dans son analyse. Donc, Gérard, est-ce que tu as repéré les mêmes différences dans tes bassins espagnols ?
7Gérard Chastagnaret : Je ne connais pas le travail de Joël Michel, mais je suis assez d’accord, avec cependant des nuances. La première nuance, c’est qu’il y a vraiment des gestions brutales, des gestions paternalistes, d’extrémité du paternalisme. Colonial ? Oui. Vous savez bien que si vous êtes ingénieur à Rio Tinto et que vous épousez une Espagnole, vous perdez tous vos droits. À Tharsis, il y a bien sûr une ségrégation mais aussi une obsession de l’éducation : on oblige même les filles à aller à l’école, c’est vous dire... En revanche, des deux côtés il y a aussi d’autres clivages qui apparaissent très fort. Linares et Carthagène marchent encore comme les vieux bassins, mais, dans les deux cas, les grandes compagnies et les districts, les salaires arrivent à s’équilibrer, les conditions de travail arrivent à s’équilibrer, c’est-à-dire que les huit heures, huit heures et demi de travail, et les trois pesetas par jour, ils les ont acquises partout au début du xxe siècle. Les vrais clivages ne sont pas là. Le clivage majeur, c’est les conditions les plus misérables, c’est là où il n’y a pas de grandes compagnies fortes, puissantes dans l’Andalousie, l’Andalousie des montagnes, l’Andalousie tardive, tardivement exploitée, à Grenade, à l’intérieur de la province d’Alméria. Ces Anglais arnaqueurs qui arrivent à la fin du siècle, qui paient encore des gens une demi-peseta par jour, trois-quarts de peseta par jour, qui ne s’installent pas dans la durée. Avec la durée, il y a une forme de sécurité et il y a des affinités qui se créent des deux côtés. Les pratiques différentes, les cheminements différents, les fonctionnements différents des espaces ont abouti néanmoins à jouer un peu la continuité, à jouer les trois pesetas, trois pesetas et demi, et les huit heures, huit heures et demi, voyage au fond de la mine compris.
8Serge Chassagne : C’est juste pour revenir sur ce qu’a dit Jean-Marc Olivier. Il a parlé de l’industrialisation sans rôle de la ville. Je tique. Je veux bien admettre que la clouterie soit une production autarcique pour les besoins locaux, mais déjà, avec l’horlogerie, il y a le rôle de Besançon.
9Jean-Marc Olivier : Besançon, c’est la montre. Ici on est dans les comtoises, ça n’a rien à voir. Et on produit des comtoises avant qu’à Besançon on ait produit des montres. Cela fait partie de cette mythologie qui croit que tout part de la ville finalement.
10Serge Chassagne : Tout ne part pas de la ville, ça s’intègre dans des systèmes de commercialisation. Quant aux lunettes, c’est Paris, sauf erreur ?
11Jean-Marc Olivier : On exporte vers Paris, d’ailleurs les ouvriers parisiens sont obligés de venir installer une usine à Morez pour récupérer le savoir-faire morézien.
12Serge Chassagne : C’est exactement comme la chemiserie...
13Jean-Marc Olivier : Les donneurs d’ordre ne sont pas parisiens à Morez.
14Michel Lescure : Un mot pour prolonger la question de Serge. Depuis hier, on voit très bien apparaître les différentes formes d’externalité qui jouent dans le district. On a mis l’accent sur toutes les externalités qui pouvaient être dégagées au niveau du système de production – la division du travail, etc. On voit maintenant apparaître deux autres types d’externalités qui sont liés ici plutôt à la mobilisation des facteurs et notamment la mobilisation de la main-d’œuvre. Ici l’externalité est gérée par les industriels, et là c’est par des municipalités, probablement pour des raisons de précarité, de prédation, etc. Le district s’enracine, ici il n’y a pas d’enracinement, c’est une spéculation sur dix ou vingt ans. La question que j’ai envie de poser à Jean-Marc Olivier, c’est dans le cas du district que vous avez étudié, je ne vois pas où sont les externalités. Pour moi, les externalités c’est ce qui abouti à la centralisation, à l’agglomération, à l’urbanisation. Dans le cas des trois phases que vous avez évoquées, où sont les externalités possibles dans les industries que vous avez envisagées ? Je pense qu’il y a un problème que l’on n’a pas évoqué, c’est le problème de la structure des coûts dans les différentes industries que l’on envisage. Qu’est-ce qui est important dans une industrie comme la lunetterie ? Des coûts de production ou d’autres coûts ? Et dans la structure des coûts de production, qu’est-ce qui est important ? Je ne sais pas si l’on peut répondre à ce genre de question.
15Jean-Marc Olivier : Je trouve la question intéressante, mais je parle du xixe siècle et la problématique du xxe siècle morézien est quand même sensiblement différente. Vous vous situez dans une logique strictement économique finalement, alors qu’un Morézien ou un habitant du haut Jura du xixe siècle ne défend pas l’industrie de la lunetterie, ça ne l’intéresse pas, la lunetterie – d’ailleurs il ne se déclare jamais lunettier, il se déclare paysan, cultivateur dans les recensements ou autres, il faut aller jusqu’aux inventaires après décès pour découvrir l’atelier. Ce qui compte pour lui, c’est de rester sur sa terre, son pays. D’ailleurs il n’y a aucune ostentation même en cas de réussite, c’est très mal perçu. Même au xxe siècle, la seule entreprise qui a fait faillite dans la lunetterie, c’est l’entreprise qui a dépassé les 500 ouvriers, Lamy, qui a été racheté par un intervenant extérieur, des capitaux américains. Donc il y a une sorte, je ne sais pas comment on pourrait traduire ça, en Grèce antique je crois qu’on parle de l’hubris, la démesure, il y a un refus de la démesure en quelque sorte.
16Denis Woronoff : À propos de l’intervention de Jean-Marc Olivier, j’ai été frappé une fois de plus par ce problème qui est peut-être le noyau du district, c’est-à-dire l’accumulation de savoir-faire et la capacité de les faire évoluer parce que certains sont bloqués, sont saturés. Cela pose la question de l’origine de ces compétences, qui ne vient sûrement pas de l’école, et je n’arrive pas à comprendre pourquoi on associe – même si je le fais comme vous – alphabétisation et compétences. Mais, ce que l’on peut quand même voir dans notre cas, et je pensais en vous écoutant à des démonstrations que René Collinet a faites sur les Ardennes, c’est la filière d’un matériau. On transforme des savoirs autour d’un matériau qui est le métal, qui sera le verre, mais on pourrait dire ailleurs la terre, le travail de céramique, etc., et aussi la compétence du four, la chaleur. En Ardennes, on passe de la clouterie à la boulonnerie, puis à la micro-métallurgie, le forgeage, estampage et puis finalement la micro-informatique, chaque acquisition ou chaque étape dans ce travail en ouvre d’autres. C’est-à-dire que quand on sait se positionner corporellement, avoir l’intention, avoir même l’outillage qui permet de faire des boulons commandés par des compagnies de chemins de fer qui sont très exigeantes, on est prêt finalement à trouver d’autres formes de travail si ce travail là vient à manquer. Il y a donc une capacité à suivre la filière, mais c’est une question et non pas une affirmation que je vous propose.
17Jean-Marc Olivier : Je serai très bref. Oui, je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites. Je n’ai pas eu le temps de le développer, mais je crois que c’est une des clés pour comprendre l’enchaînement des cycles techniques, c’est le monde du fer. Autant Saint-Claude, c’est le monde du bois et de la corne, autant ici on est dans un district industriel qui repose sur la maîtrise du métal. Il y a aussi la dimension montagnarde que je n’ai pas pu développer. Enfin, pour ce qui est de l’alphabétisation, elle joue plutôt un rôle dans la maîtrise des phénomènes de commercialisation au loin.
18Maurice Lévy-Leboyer : Je souhaiterais faire une observation à propos de la communication de M. Eck. Autant que je me rappelle, en 1959, c’est fini le charbon. L’attrait que l’Allemagne peut alors offrir aux industriels français de l’ancien temps doit se terminer. La coupure, c’est donc l’ouverture du Marché Commun en 1959 et, à ce moment-là, la naissance de nouvelles industries – deux périodes totalement différentes. À ce moment-là, ce sont les grandes entreprises françaises, qui mettent du temps à se requinquer, qui créent des filiales ou qui rachètent des firmes en Allemagne. Quand j’ai fait l’histoire de Thomson, je me souviens que Thomson a systématiquement racheté des firmes allemandes de produits blancs – qui ont d’ailleurs toutes périclité. Ce que vous dites sur l’attrait qu’aurait pu représenter Essen doit être tout à fait épisodique.
19Jean-François Eck : Effectivement, je crois qu’une évolution s’est faite et vous avez tout à fait raison de souligner à quel point l’abolition des barrières douanières en 1959 a été déterminante dans les décisions d’implantations, de même, d’ailleurs, que le rôle joué par les implantations américaines qui ont incité beaucoup de chefs d’entreprise français à essayer de convaincre leurs collègues de fonder des filiales, des participations pour tenter de faire un barrage : c’est l’implantation à l’américaine. Mais cela étant, il y a quand même un certain nombre de permanences qui ont eu lieu et en particulier les investissements charbonniers qui sont sans doute un exemple d’assez mauvais calcul à long terme. Ces investissements charbonniers ont quand même englouti pendant très longtemps des sommes très importantes : le Crédit national a accordé un énorme prêt à SIDECHAR pour le rachat d’Harpener Bergbau. Pendant le même temps, on constate que la CFP, quand elle essayait de racheter des compagnies de distribution pétrolière allemande, soit n’y est pas parvenue, soit n’a pas fait beaucoup d’efforts dans ce domaine.
20Maurice Lévy-Leboyer : Roger Martin a multiplié les articles disant qu’il s’était désinvesti de ces actifs en Sarre, en Allemagne, et que c’était la meilleure opération qu’il avait faite de sa vie.
21Jean-François Eck : C’est vrai, mais, quand on voit ce qu’il écrivait au même moment, ce n’est pas tout à fait exact. Il y a un caractère rétrospectif du témoignage qui incite à l’utiliser avec beaucoup de prudence dans ce cas précis.
22Michel Lescure (à Jean-François Eck) : Tes conclusions ne sont pas surprenantes pour deux raisons : d’abord, ce qui caractérise les districts, c’est leur capacité à créer un développement endogène, c’est-à-dire la capacité du milieu à développer l’entrepreneurship et à susciter un renouvellement de l’intérieur du milieu patronal ; et deuxièmement, le problème du district c’est l’identification à un territoire, ce qui veut dire que pour les firmes de l’extérieur qui veulent s’implanter, le problème est de bénéficier des avantages mais sans en avoir les caractéristiques initiales. Malgré tout ce qu’on observe, notamment dans le cas de la France mais aussi en Italie et en Allemagne, c’est que, dans un deuxième temps au moins de l’histoire des districts après 1945, dans les années 1960-1970, on voit les districts attirer des entreprises extérieures, avec des problèmes d’adaptation, pour obtenir les avantages du district il faut partager au moins un minimum de ses valeurs. Dans ces circonstances, les problèmes sont beaucoup plus difficiles encore pour les entreprises étrangères, les multinationales, que pour une firme nationale. Lorsque l’on voit les difficultés qu’ont les grandes entreprises françaises pour s’installer dans les districts, on imagine qu’au niveau supra-national les difficultés sont encore plus importantes.
23Gérard Gayot : Pour le moment, on n’a pas encore parlé de district industriel et de franchise fiscale. Je vous rappelle que Colbert, quand il établissait une manufacture, ce n’était jamais sans privilèges fiscaux, sans exemptions, sans franchises. Il y avait toujours des avantages en ce qui concerne les localisations.
24Alain Plessis : Il y a, pour le xxe siècle, le fait que les districts sont une façon d’échapper à certaines contraintes fiscales. Il faudrait voir les liens entre maintien des districts et maintien d’une économie souterraine, aussi bien en France qu’en Italie.
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
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1999