« The last relics » : mémoire et historiographie suffragiste après 1920
p. 171-192
Texte intégral
Écrire l’histoire d’un mouvement de réforme au sein duquel nous avons joué un rôle prépondérant comporte son lot d’inconvénients et d’avantages. Celles qui participent à la bataille sont les plus à même de donner au lecteur ce qu’il souhaite savoir : les motivations qui poussent à agir, la lutte face à l’opposition, les contrariétés face aux moqueries et le désespoir face au succès qui tarde depuis trop longtemps à venir. En outre, l’histoire écrite d’un point de vue subjectif présente un avantage, qui peut dès lors compenser tout égotisme ou partialité que le lecteur est susceptible d’y découvrir. Il en va de l’histoire comme de l’autobiographie, qui est plus intéressante qu’un récit écrit par quelqu’un d’autre : car dans les deux cas, lorsque ce sont les acteurs eux-mêmes qui écrivent, on s’approche davantage de l’âme du sujet.1
1Cette citation, issue de History of Woman Suffrage, permet de gloser sur les intentions des auteures et les réactions du lecteur ou de la lectrice. Elle se situe dans la préface, donc dans un espace en marge du texte, qui est hors du texte, mais qui en interroge la méthode de production et en oriente la réception. En effet, ces propos liminaires posent d’emblée la question de l’histoire écrite par ses propres actrices. Selon les auteures, l’histoire « vécue de l’intérieur » possède de multiples avantages, malgré la prégnance de la subjectivité qui empêche toute impartialité : ce parti-pris constitue l’argument central qui permet aux auteures de légitimer leur prise de parole et leur position en tant que femmes, activistes et historiennes. Ainsi, le discours et le statut de cette préface symbolisent la position problématique des suffragistes dans leur rapport à la pratique historique car elles se situent à la fois en tant que femmes dans un espace marginal, à l’image de ce lieu précédant le texte que constitue la préface, tout en étant au centre de la production de ce texte fondateur puisqu’elles en sont les auteures. En effet, History of Woman Suffrage est l’urtext de l’histoire du mouvement du droit de vote des femmes : publiés entre 1881 et 1922, les six volumes couvrant plus de 6 000 pages constituent des textes de référence et une source encore utilisée de nos jours par les historien.ne.s malgré des choix éditoriaux parfois problématiques. La constitution de chaque volume demande à être analysée en détail. En effet, dans ses mémoires, Harriot Stanton Blatch, la fille de l’activiste Elizabeth Cady Stanton, relate un épisode qui révèle tout autant ses relations problématiques avec sa mère que la façon dont une partie du second volume a été constituée. Elle raconte ainsi que Susan B. Anthony et sa mère lui ordonnent de rentrer d’Angleterre en 1882 pour les aider à finir le second volume de History of Woman Suffrage. À la lecture de l’ouvrage, Harriot Stanton Blatch s’aperçoit qu’il n’est fait aucune mention de l’association suffragiste rivale de celle de sa mère et de Susan B. Anthony ; elle entreprend alors de rétablir la vérité. Elle rédige un chapitre de 60 000 mots, mais l’indication de sa contribution se voit réduite à « une obscure note de bas de page2 ».
2L’importance de cette entreprise pionnière est saluée par les milieux féministes dans les années 1930 : en 1933, à l’occasion du Congrès international des femmes qui se tient à Chicago, un classement des cent livres les plus influents du siècle écrits par des femmes est établi par un comité composé de 24 auteures et 60 universitaires, et History of Woman Suffrage apparaît aux côtés d’autres ouvrages d’activistes tels que les mémoires d’Anna Howard Shaw (The Story of a Pioneer), celles de Helen Keller (The Story of My Life), de Jane Addams (Twenty Years of Hull House). En effet History of Woman Suffrage est rangée dans la catégorie des biographies, ce qui témoigne d’un glissement dans les questions de genre du texte, comme si la destinée individuelle et subjective avait pris le pas sur la dimension collective et objective, et la valeur scientifique était quelque part remise en question, d’autant que le classement comprend une rubrique dédiée aux sciences sociales3.
La mémoire en litige : défis de l’historiographie du droit de vote des femmes
3L’historiographie récente a mis en exergue les relations problématiques entre le mouvement pour le droit de vote des femmes et sa propre mémoire. L’ouvrage de Lisa Tetrault The Myth of Seneca Falls : Memory and the Women’s Suffrage Movement, 1848-18984, publié en 2014, a permis d’explorer la construction de la mémoire collective à travers la production d’un récit unique faisant de Seneca Falls l’origine du mouvement à la fin du xixe siècle. Les recherches faites par Lisa Tetrault font écho à celles entreprises par Lori Ginzberg, qui avait cherché une source alternative pour le combat des femmes dans Untidy Origins : A Story of Woman’s Rights in Antebellum New York, édité en 20055, ou celles de Nancy Isenberg, qui pose la question du choix du rassemblement de Seneca Falls comme référence pour le début du mouvement pour les droits des femmes, au détriment d’autres conventions de l’époque6. Dès 1991, Ellen Carol Dubois avait noté l’importance de l’historiographie écrite par les suffragistes dans son article « Making women’s history : historian-activists of women’s rights, 1880-19407 » et Julie Des Jardins a consacré un chapitre entier intitulé « Remembering organized feminism » à cette question dans son ouvrage Women and the Historical Enterprise in America : Gender, Race, and the Politics of Memory, 1880-19458. Tous ces travaux ont offert de nouvelles perspectives historiques, mais surtout ils ont remis en question un certain consensus historiographique et ont souligné la fabrication consciente de l’histoire et de la mémoire par les activistes, dans un but politique. Le peu de publications entièrement dévolues à cette question, pourtant centrale, découle de la position paradoxale qu’occupe l’histoire du mouvement pour le droit de vote des femmes. Cette histoire, ou plutôt ces histoires, ont d’abord été des histoires qui ont jailli ou sont apparues depuis les marges. En effet, reconsidérer le consensus, ou mettre à mal la parole des anciennes activistes, peut être perçu comme un « manque de respect9 », d’autant que l’histoire du mouvement pour le droit de vote des femmes a été, pour de nombreuses générations d’historien.ne.s, la première histoire lue et connue10, ce qui suggère par ailleurs la nature paradoxale de cette histoire, qui est en même temps au centre de l’histoire des femmes et en marge, car c’est une histoire des femmes. Pour de nombreuses historien.ne.s, contester les récits dominants issus de l’historiographie sur le droit de vote des femmes est vécu comme une véritable trahison, d’autant plus que les suffragistes ont offert parmi les premiers modèles de rébellion féminine et que leur histoire fut la première à être incluse dans une histoire qui les avait jusque-là exclues. Les historien.ne.s ont malgré tout depuis les années 1960 réexaminé l’histoire du mouvement pour le droit de vote des femmes et mis en lumière de nombreux aspects qui avaient été négligés par les publications des activistes. L’histoire du droit de vote est cependant loin d’être consensuelle, dans la mesure où de nouvelles pistes de recherches ont émergé, mais aussi dans le sens où certains débats demeurent. L’un d’entre eux est lié à la question du Sud et à la façon dont les suffragistes ont abordé les questions raciales. En effet, les historien.ne.s ne sont pas d’accord sur le positionnement des suffragistes ; certain.e.s soulignent le caractère constitutif et structurel du racisme dans la pensée et les tactiques suffragistes, tandis que d’autres l’envisagent comme une posture défensive dans un contexte politique particulier11.
4Les histoires du droit de vote des femmes publiées par les anciennes activistes sont problématiques pour plusieurs raisons. Leur nature en tant qu’histoires d’un mouvement politique et social constitue la première difficulté. Les suffragistes ont utilisé l’histoire pour motiver leurs propres troupes : pour les activistes et actrices sur le terrain, lire leur propre nom dans les ouvrages suffragistes était une façon de voir leur travail enfin reconnu12. L’écriture de l’histoire était aussi un moyen de justifier leur cause, de promouvoir leurs idées et de recruter de nouvelles militantes13. L’histoire représentait un outil de rébellion, d’émancipation ainsi qu’un instrument de publicité et de communication : l’histoire incarnait bien plus qu’un simple récit ou compte rendu des événements et une description des acteurs et actrices, elle servait une fonction propagandiste majeure au sein du mouvement. Mais comme l’a montré Lisa Tetrault, la question n’est pas tant celle d’un manque de vérité ou d’exactitude (comme le concept de mythe qu’elle utilise pourrait le suggérer14) que celle de la construction d’un récit, à savoir l’expression d’un processus de légitimation du combat politique, et surtout de son résultat. L’histoire suffragiste devient ainsi une théorie des pratiques politiques : elle a permis de forger une idéologie de la révolte, elle a divulgué des discours politiques et a participé du militantisme. Les suffragistes étaient parfaitement consciente de tout cela : dans la préface de Jailed for Freedom, ouvrage qui relate le combat de suffragistes radicales emprisonnées pendant la Grande Guerre, Doris Stevens15 prévient que son livre « contient mes interprétations, qui sont bien sûr sujettes à controverse. Mais il s’agit d’un compte rendu véridique des événements16. » Quant à Carrie Chapman Catt17, l’ancienne présidente de la National American Woman Suffrage Association (NAWSA – Association nationale pour le droit de vote de la femme américaine), elle put ainsi confier en 1938 : « Je ne crois pas que nos histoires soient parfaites. Elles sont particulièrement partiales et j’espère que quelqu’un, un jour, écrira une histoire plus courte et meilleure que celles que nous avons actuellement18. » En tant « qu’histoires partiales », ces histoires écrites par les suffragistes elles-mêmes rendirent compte et reproduisirent les tensions à l’œuvre dans le mouvement : elles ignorèrent presque totalement la participation des femmes africaines-américaines19 ; elles méprisèrent les organisations rivales ; elles prirent parti. Les différents choix éditoriaux incarnaient les dynamiques complexes au sein du mouvement suffragiste. En outre, chaque organisation chercha à occuper le centre de la scène en tant qu’unique ancrage historique valable. La question de la légitimité était donc primordiale, d’autant que les suffragistes, en produisant un discours historique, se construisaient également comme sujets historiques et comme historiennes20. Leur position était d’autant plus ambiguë que les historiennes étaient elles-mêmes au centre du mouvement : même si nombre d’entre elles n’étaient pas des historiennes « ayant suivi un cursus universitaire mais des historiennes populaires, ou même des amatrices21 », elles occupaient une fonction essentielle en tant que productrices de mémoire. En outre, beaucoup avaient été des leaders du mouvement ou de célèbres activistes, tout en étant à la marge de la profession. Ces historiennes suffragistes interrogent deux dimensions centrales de la pratique historique : l’idée qu’histoire et partialité sont irréconciliables et que l’histoire en dehors des institutions de savoir n’a aucune valeur. Pourtant, et pour paraphraser Lisa Tetrault22, ce sont les suffragistes elles-mêmes qui ont inventé l’histoire des femmes aux États-Unis dans la seconde moitié du xixe siècle, ce qui peut impliquer que l’histoire des femmes est fondamentalement radicale, activiste et en dehors des lieux de pouvoir traditionnels. Ainsi, l’histoire des suffragistes a une valeur politique, épistémologique et herméneutique, permettant d’éduquer les militants, proposant de nouveaux champs du savoir historique et offrant de nouveaux défis interprétatifs. Ces aspects demandent à être davantage explorés.
« The last relics » : les enjeux de mémoire après l’adoption du XIXe amendement
5Tandis que le travail de Lisa Tetrault se focalise sur la construction de la mémoire au xixe siècle, ce chapitre souhaite explorer les enjeux liés à l’histoire et à la mémoire après l’adoption du XIXe amendement en 1920, une tâche à laquelle Ellen Carol DuBois et Julie Des Jardins se sont déjà en partie attelées. Ces deux historiennes se sont intéressées au processus de production de l’histoire au sein du mouvement et se sont concentrées plus particulièrement sur la façon dont ces histoires furent pensées et adaptées pour s’intégrer à leur contexte de production, en fournissant notamment à une nouvelle génération d’activistes des héroïnes auxquelles elle pouvait s’identifier. Les liens entre les anciennes suffragistes, les histoires qu’elles ont écrites et la sphère publique américaine demandent à être davantage explorés. Les années séparant la première « vague » du mouvement des femmes de la seconde sont loin d’être négligeables, bien au contraire, elles sont essentielles pour comprendre l’activisme, le militantisme et les enjeux de l’historiographie écrite après les années 1960 : les livres qui ont été publiés et les collections d’archives qui ont été constituées ont joué un rôle majeur dans la compréhension de cette « histoire manquante23 » ; qui marque une période souvent décrite comme un « creux » dans l’histoire de l’activisme des femmes. En effet, l’engouement produit par le mouvement pour le droit de vote des femmes dans les années 1910 ne se maintint pas après l’adoption du XIXe amendement. Mais loin de signifier un simple échec du féminisme, ce fut l’occasion d’une réévaluation, d’une redéfinition de l’idéologie et des objectifs des organisations féministes24. En outre, envisager l’adoption du XIXe amendement comme la fin ultime du mouvement est problématique à deux niveaux : d’une part c’est une perspective blanche sur l’histoire (beaucoup d’Amérindiennes, d’Africaines-Américaines ne purent voter après 1920) et d’autre part la compréhension de l’histoire est fondée sur un paradigme de la crise, au lieu de privilégier la notion de continuité. Ce chapitre va analyser certains des enjeux liés à l’historiographie dans les années 1920 et 1930, où la transmission de la mémoire joue un rôle central, et chercher à proposer de nouvelles pistes de recherches sur cette question. Tandis que le mouvement avait fait la une des journaux dans les dernières années de lutte, il disparut peu à peu du discours public et les jeunes générations de militantes féministes en avaient apparemment oublié l’existence. Cette marginalisation du mouvement fut déplorée par Carrie Chapman Catt, l’ancienne leader de la NAWSA, qui évoqua à plusieurs reprises dans sa correspondance « the last relics » (« les dernières reliques ») du mouvement. Cette métaphore faisait référence au départ aux nombreux documents, lettres, rapports, pamphlets ou objets qui ne faisaient pas partie d’une collection spécifique et que Catt essayait de rassembler afin de constituer sa « bibliothèque idéale25 », lors de sa croisade personnelle afin de sauvegarder et conserver la mémoire suffragiste. Tout en révélant la disparition du mouvement dans le discours public et la mémoire militante, l’image des reliques rappelle également la valeur sentimentale que les anciennes compagnes de lutte attribuaient au mouvement et à ses héroïnes, suggérant la représentation hagiographique des saintes et des martyrs de la cause suffragiste. Enfin, cette métaphore souligne l’urgence des considérations matérielles liées à la préservation des documents papier, des livres et des objets liés à la cause.
Placer les femmes au centre de l’histoire : la production d’un récit dominant
6Une fois le droit de vote obtenu, la bataille se déplaça dans le champ historiographique : dire et écrire l’histoire des femmes devint l’enjeu majeur pour les anciennes activistes, afin de pouvoir garder les questions liées aux droits des femmes au centre du débat politique dans la sphère publique. La question de l’autorité, de la légitimité et, en fin de compte, du pouvoir était centrale dans ces efforts. En effet, les dissensions entre les deux associations suffragistes se retrouvèrent dans leurs comptes rendus de la lutte, comme le souligne Ellen Carol DuBois : « Chaque version souligne différentes vertus politiques : la taille, ainsi que l’efficacité de l’Association nationale pour le droit de vote de la femme américaine, contre le militantisme radical du Parti national de la femme26. » Ainsi, les histoires écrites par les historiennes du National Woman’s Party27 (NWP – Parti national de la femme), la branche suffragiste la plus radicale, cherchaient à placer l’héritage historique du mouvement pour le droit de vote dans une tradition de contestation radicale, loin de ce qu’elles percevaient comme les politiques inspirées par le maternalisme de la branche conservatrice du mouvement28. En effet, les deux associations suffragistes majeures dans les dernières années de lutte qu’étaient la NAWSA et le NWP étaient en désaccord sur plusieurs points et se considéraient comme rivales29.
7Les suffragistes radicales du NWP envisagèrent la production d’ouvrages historiques comme faisant partie intégrante de leur stratégie politique globale. En effet, la publication d’histoires du mouvement était pensée comme une campagne médiatique : l’écriture d’ouvrages sur la question par des personnalités était annoncée dans les journaux et le fait que ces histoires fussent écrites par des militantes du mouvement était également souligné. Ainsi, de nombreux articles informent en 1919 qu’Inez Irwin, militante au sein du NWP, a entrepris d’écrire l’histoire de cette organisation30. Les deux ouvrages majeurs publiés par les militantes radicales furent The Story of the Woman’s Party d’Inez Irwin en 192131 et Jailed for Freedom de Doris Stevens en 1920. La politique éditoriale n’était pas laissée au hasard : ainsi, la publication de The Story of the Woman’s Party avait été prévue à temps pour les festivités organisées en l’honneur du 101e anniversaire de la naissance de Susan B. Anthony à Washington le 15 février 1921. L’annonce de la parution du livre dans les journaux en vanta les mérites, sur un ton rappelant les annonces dans la presse des actions spectaculaires (manifestations, défilés) organisées dans les années 1910 :
Ce volume rendra compte de la lutte pour l’amendement à la Constitution et fera autorité, contenant de nombreux témoignages montrant les femmes en véritables expertes de la stratégie politique. Il inclut des descriptions des personnalités des femmes qui ont dirigé le mouvement et il est abondamment illustré grâce à des photographies.32
8Les suffragistes assuraient elles-mêmes la promotion de leurs ouvrages, qui étaient aussi vendus pour financer de nouvelles actions militantes : la chronique mondaine de Jean Eliot (« Jean Eliot’s weekly chronicle of capital society33 ») relata une réception organisée dans les bureaux du NWP en l’honneur de la suffragette britannique Mrs. Pethick-Lawrence, qui était passée du militantisme suffragiste au militantisme pacifiste :
Tous ceux qui allèrent écouter Mrs. Lawrence, et ils furent nombreux car on étouffait dans la salle, furent invités à rejoindre le mouvement pour la paix dans le monde, et incidemment à enrichir les fonds du Woman’s Party, à souscrire au Suffragist et à acheter le livre de Doris Stevens, Jailed for Freedom.34
9L’histoire militante se légitime elle-même et cherche à se placer comme unique source valable, et on pourrait dans ce sens parler d’histoire performative, qui se définit comme histoire car elle se nomme comme telle : il s’agit d’un processus d’auto-légitimation par le biais d’une simple énonciation. Doris Stevens, dans son ouvrage Jailed for Freedom, ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme : « Lorsque toute la controverse autour du droit de vote aura disparu, c’est la petite armée de femmes avec leurs bannières pourpres, blanches et dorées, allant en prison pour leurs droits politiques, dont on se souviendra35. » Elle exprime ici le souhait que seules les militantes les plus radicales fassent partie de la mémoire collective. La dimension performative ne sert pas seulement à inscrire le mouvement du droit de vote des femmes dans l’histoire, elle renvoie également à la construction d’un récit qui contient une dimension symbolique et qui fait écho à une tradition orale, populaire et littéraire. Cette forme d’auto-légitimation est fondée sur un paradigme de la victoire et de l’inévitabilité : dans ce sens, il s’agit bien d’une « histoire dominante » (« master narrative36 »), d’après un récit mettant en valeur l’idée de progrès, dans une perspective téléologique selon laquelle le sens de l’histoire est la réalisation et la complétion des promesses et des idéaux de la démocratie américaine. C’est bien ce que souligne Julie Des Jardins lorsqu’elle écrit : « Presque toutes les historiennes du mouvement s’attendaient à ce que l’histoire américaine procédât selon une trajectoire conforme au progrès démocratique, et de ce fait présentèrent le récit du mouvement pour le droit de vote comme un événement inévitable dans l’ascension de la nation vers la perfection démocratique37. » Cette dimension apparaît comme une évidence dans Jailed for Freedom, dont les chapitres décrivent la route vers l’inévitable succès des suffragistes et alternent selon un modèle où se succèdent crise et résolution. Comme le nota la recension de l’ouvrage d’Inez Irwin, The Story of the Woman’s Party, dans The New York Times : « On suppose généralement que le mouvement pour le droit de vote des femmes est allé de succès en succès, avec, évidemment, quelques revers et interruptions38. » Ainsi, de nombreux ouvrages historiques affirment déterminisme et inévitabilité et utilisent des images récurrentes telles que la vocation et des formes narratives évoquant le Bildungsroman. De fait, ces ouvrages jouent également avec les genres littéraires. Dans la recension qui vient d’être évoquée, le dernier terme, « intermissions », renvoie également à l’entracte au théâtre. Ainsi, la recension met en exergue la théâtralité du récit d’Irwin, qui suggère un mélange des genres entre histoire et littérature. Il apparaît qu’écrire l’histoire du mouvement pour le droit de vote des femmes et placer de cette façon les femmes au centre d’une histoire ne s’est pas fait sans tensions ni enjeux de pouvoir.
« A perversion of history », ou le mélange des genres de l’histoire militante
10La recension de l’ouvrage d’Inez Irwin, The Story of the Woman’s Party, publiée dans The New York Times en avril 1921, évoque une « perversion de l’histoire39 ». En effet, le journal reproche à Irwin sa partialité et son choix de se focaliser uniquement sur le NWP, comme si l’association rivale n’avait jamais existé alors que, comme chacun le sait, la branche la plus radicale ne représentait en fait qu’une minorité des suffragistes américaines40. L’autorité et la légitimité d’Irwin sont de ce fait remises en question puisque le journaliste se demande si elle est historienne et met la question du genre en avant en expliquant qu’il pourrait très bien s’agir d’un roman. La journaliste Alice Rohe41 décrit The Story of the Woman’s Party comme « ultra féministe42 », notant ainsi l’engagement de son auteure en faveur de la cause des femmes, qui donne cependant selon Rohe l’impression que son ouvrage est en fait un pamphlet politique. Dans la recension parue dans The American Political Science Review, Amy Hewes du Mount Holyoke College43 souligne qu’Irwin a assemblé dans son étude de nombreuses sources hétéroclites : « Le volume semble presque encombré par la masse de citations issues de lettres et de journaux intimes de l’époque, de journaux, de comptes rendus d’audience et de discours de campagnes44. » Cette remarque évoque la pratique du scrapbooking, ou « journal-herbier », qui consiste à assembler et à coller divers documents afin de sauvegarder et classer des informations pour constituer sa propre mémoire et sa propre histoire à travers des archives personnelles45. Ainsi, l’histoire écrite depuis les marges par les anciennes militantes mêle les sources et compile des documents de différentes natures, mais elle brouille aussi les frontières entre histoire et littérature.
11En effet, les leaders du mouvement qui sont au centre des ouvrages deviennent de véritables héroïnes littéraires. Dans The Bookman de novembre 1921, la recension de The Story of the Woman’s Party d’Inez Irwin note la dimension romanesque de la vie d’Alice Paul, la cheffe de file de la branche suffragiste militante :
En outre, l’art de la romancière a fait que son travail ne se résume pas simplement à l’histoire des événements mais bien à celle d’humains en chair et en os, avec une figure qui domine tout le reste. Avec Alice Paul, la fondatrice du Parti national de la femme, l’auteure tient une héroïne dont les réalisations et les expériences offrent tous les éléments du romanesque : du danger, des obstacles surmontés et des réussites.46
12Alice Paul est une figure littéraire, mais elle est aussi reconnue pour sa fine compréhension des enjeux politiques, ce qui lui confère selon Amy Hewes la stature d’une femme d’État47. Le mélange des genres entre fiction et histoire est incarné par la figure d’Inez Irwin, présentée comme « une analyste et une peintre de la féminité américaine dans le domaine de la fiction48 ». Le fait qu’Irwin soit une célèbre romancière oriente la réception de son travail : dans un communiqué de presse annonçant la publication de The Story of the Woman’s Party, l’ouvrage est décrit comme « l’histoire détaillée et officielle de la façon dont le Parti national de la femme a gagné le droit de vote. Elle est racontée par l’une de nos romancières les plus en vue, qui livre des descriptions intimes des personnalités des acteurs du drame49. » Outre la référence au théâtre, cette annonce souligne également la dimension individuelle de l’expérience historique. Les histoires des militantes se focalisent sur des expériences personnelles d’oppression et de résistance : ainsi, c’est l’anecdote qui fait l’histoire. L’ouvrage de Doris Stevens Jailed for Freedom rassemble de nombreux témoignages directs des militantes emprisonnées après 1917, tout comme The Story of the Woman’s Party. History of Woman Suffrage avait inauguré cette tradition dès le premier volume, en incluant les réminiscences de plusieurs activistes, Emily Collins, Clarina I. Howard Nichols et Elizabeth Cady Stanton par exemple. L’une des annexes de Jailed for Freedom fournit d’ailleurs la liste détaillée de toutes les femmes qui ont séjourné en prison, accompagnée d’une courte notice biographique, un document précieux pour les historien.ne.s. L’expérience politique des militantes, leur choix d’actions spectaculaires et théâtrales, leur remise en cause des normes sociales et culturelles eu égard au comportement des femmes, leurs arrestations, leurs procès donnent aux histoires relatant leur combat une dimension rocambolesque. Peuplée d’héroïnes féministes se heurtant à l’oppression masculine, l’histoire suffragiste est une histoire hagiographique, racontant la vie de martyrs pour la cause et de saints irréprochables : dans la préface de Jailed For Freedom, Doris Stevens note que la campagne pour le droit de vote peut être racontée comme « le conte tragique et poignant d’un martyre50 ». Cette dimension renvoie à la fois à la droiture et à la supériorité morale des femmes, un argument sans cesse mis en avant pour justifier la participation des femmes à la vie politique ; mais c’est peut-être également la seule façon de participer au « roman national », proposant un équivalent féminin aux grands hommes et à leurs hauts faits. De ce fait, les ouvrages historiques présentent de nouvelles héroïnes susceptibles de plaire aux nouvelles générations : la militante du NWP, telle qu’elle était décrite par les historien.ne.s, était jeune et séduisante, une rebelle idéaliste et athlétique, capable de danser toute la nuit et de supporter les passages à tabac des forces de l’ordre, les grèves de la faim et les privations en prison, tandis que les membres de la NAWSA sont implicitement présentées comme passant leur temps dans les salons à délibérer51. La figure suffragiste cristallisant tous ces éléments de la jeunesse, de la beauté et de la vigueur est celle d’Inez Milholland, à laquelle Inez Irwin consacre tout un chapitre, morte « pour la cause » lors d’une tournée dans l’Ouest des États-Unis et en honneur de laquelle les suffragistes avaient organisé une cérémonie dans l’enceinte du Capitole à Washington en décembre 1916. Milholland devient une icône, un personnage littéraire préfigurant des représentations de la féminité moderne, dont les jeunes flappers sont l’emblème. Tout comme les biographes de Susan B. Anthony, les historien.ne.s écrivant sur Inez Milholland ont brouillé la distinction entre la femme et le mythe. Elle est l’incarnation du féminisme militant. Ces figures suffragistes qui viennent à dominer les ouvrages historiques montrent la déférence des anciennes militantes à l’encontre des anciennes dirigeantes car c’est une histoire écrite par les participantes au combat, mais aussi par leur descendance, les héritiers ou membres de la famille des suffragistes, à l’image de la biographie de Lucy Stone écrite par sa fille Alice Stone Blackwell, publiée en 193052. Plus qu’un « roman national », on pourrait évoquer un « roman familial53 ».
13Les histoires suffragistes, qu’elles soient issues des milieux radicaux ou non, fabriquent des héroïnes susceptibles de servir de modèles à de nouvelles générations féministes et entretiennent la mémoire du mouvement. Le ton et le style employés participent de l’attrait que ces femmes sont censées exercer. L’enthousiasme d’Inez Irwin est salué par les recensions qui sont consacrées à The Story of the Woman’s Party. L’adjectif « pittoresque » (« colorful »), afin de désigner l’histoire d’un mouvement marqué par de nombreuses péripéties et des personnages hauts en couleur, est utilisé dans presque tous les articles consacrés à l’ouvrage, par Amy Hewes et Alice Rohe par exemple. Hewes note l’esprit de camaraderie au sein du mouvement54 et Rohe loue la capacité d’Irwin à laisser entrevoir, à travers les incidents qu’elle a choisis de reporter, les significations profondes des bouleversements qui secouent la société américaine. Hewes note ainsi que les descriptions du lobbying, du piquet de grève devant la Maison-Blanche, des manifestations où les suffragistes brûlaient les discours du président et des spectacles historiques est une façon de relater un chapitre de l’histoire à la profonde signification sociale et politique, mais révèle également de nouvelles possibilités d’actions spectaculaires et esthétiques55. Ainsi, il semble bien qu’il y ait une valeur épistémologique à l’histoire vécue et narrée de l’intérieur. À cette période, des ouvrages relatent des phénomènes sociaux écrits par ceux et celles qui les ont vécus sont nombreux et font écho au journalisme d’investigation populaire depuis la fin du xixe siècle. C’est le cas par exemple de The Woman who Waits de Frances Donovan56, relatant l’expérience de Donovan qui s’est faite embaucher en tant que serveuse dans les restaurants de Chicago pendant neuf mois. La recension publiée dans The American Journal of Sociology explique qu’il s’agit d’un livre qui réussit à être amusant tout en procurant des informations précieuses pour étudier des questions sociales : le caractère très vivant des descriptions, le style truculent et le point de vue compatissant ne sont aucunement un frein à la rigueur scientifique de l’ouvrage. Ainsi, la dimension théâtrale peut conférer un souffle épique à l’écriture de l’histoire du mouvement, qui ne nuirait pas à la véracité des événements : « Tous les amoureux de la vérité et de la liberté sauront apprécier cette histoire fascinante et dramatique de la campagne fougueuse et palpitante menée par le groupe suffragiste radical en lutte pour la liberté politique57. »
« Rectifying history » : Carrie Chapman Catt, l’autorité historique
14Afin d’inscrire l’histoire suffragiste dans la modernité, Carrie Chapman Catt, qui publie en 1923 The Inner Story of the Woman Suffrage Movement avec l’aide de la secrétaire de la NAWSA Nettie Rogers Shuler, va emprunter une voie différente de celles des militantes : elle va supprimer toute anecdote personnelle au profit d’une approche qui se veut ancrée dans une méthodologie scientifique. Aux antipodes d’une histoire sentimentale célébrant des figures historiques majeures, Catt envisage l’analyse du fait historique comme l’étude de rapports de force, entre le mouvement pour le droit de vote des femmes d’une part et le gouvernement, le monde des affaires et le lobby de l’alcool d’autre part58. Selon Catt, les intérêts matériels et le système sont les acteurs du changement, et non les individus. Catt utilise des données empiriques, des témoignages d’experts et des statistiques afin de rendre son histoire du droit de vote scientifique et analytique. Son travail est célébré par The New York Times, qui le compare à l’ouvrage d’Irwin et note que Catt et Shuler ont « entrepris la tâche de rectifier l’histoire ». La recension souligne que l’histoire du mouvement pour le droit de vote des femmes est l’histoire d’un long et patient effort, mené par des femmes qui ont sacrifié leur vie à la cause. Charles Willis Thompson explique que Catt et Shuler essaient de soutenir la thèse selon laquelle la corruption politique a été le frein constant à l’émancipation des femmes. Selon lui, cette thèse est trop simpliste car elle attribue trop de pouvoir au lobby de l’alcool. Ainsi, l’ouvrage est beaucoup trop engagé et manichéen, idéalisant les sympathisants à la cause suffragiste, vilipendant les opposants. Malgré cette partialité flagrante, le travail de Catt et Shuler est présenté comme étant plus proche de la vérité historique. Catt a également supervisé l’écriture et la publication des 5e et 6e volumes de History of Woman Suffrage et a ainsi réussi à prendre la tête de la NAWSA et de son histoire officielle59. Elle se proclame elle-même l’autorité suprême en la matière et mène une entreprise de grande ampleur afin de contrôler la production de l’histoire suffragiste. En effet, grâce à l’aide de Lucy Anthony60, elle n’a de cesse de signaler toute erreur dans les livres ou les articles et de chercher à rectifier toutes les publications qui lui posent problème. Dans leur correspondance, toutes deux déplorent les inexactitudes publiées dans les encyclopédies ou autres ouvrages à l’usage des étudiants, et Catt envisage la création d’un comité dont l’unique tâche serait de traquer toute contre-vérité61. Catt contacte les rédacteurs en chef de journaux ou de magazines lorsqu’elle estime que l’histoire du droit de vote des femmes a été mal représentée : ainsi, elle écrit au rédacteur en chef du Christian Science Monitor pour se plaindre de l’article « Susan B. Anthony – trail blazer », en expliquant que le point de vue sur le mouvement pour le droit de vote des femmes était fallacieux62. Elle conteste toute association d’une ancienne membre de la NAWSA au NWP et à « ces marchandes d’uniformes de prisonnières63 » et refuse de participer au World Center for Women’s Archives64 (WCWA – Centre mondial d’archives sur les femmes), dirigé par l’historienne progressiste Mary R. Beard, à cause de ses relations avec les suffragistes militantes et du rôle que joue Inez Irwin, qui est la présidente de la Commission des archives du centre. Catt craint en effet que les fonds ne soient pas « objectifs65 » et elle finira par donner l’ensemble des documents qu’elle a rassemblés à la bibliothèque du Congrès, ce qui symbolise pour elle l’entrée du mouvement pour le droit de vote des femmes dans la conscience historique collective66.
Remettre l’histoire du droit de vote des femmes au centre de la sphère publique
15Il apparaît à l’issue de cette analyse que l’écriture de l’histoire depuis les marges a été envisagée de façon différente par les suffragistes militantes, symbolisées ici par les ouvrages d’Inez Irwin et de Doris Stevens, et les suffragistes conservatrices, incarnées ici par Carrie Chapman Catt. Alors qu’il s’agit pour les militantes radicales de poursuivre leur combat par l’écriture et de recruter de nouvelles adhérentes pour continuer la lutte, Catt veut atteindre une rigueur scientifique qui lui assurera une légitimité. Cette démarche illustre un rapport différent aux mécanismes de pouvoir : les militantes souhaitent continuer le combat féministe de résistance et de contestation, tandis que Catt cherche à inclure le mouvement pour le droit de vote des femmes dans les institutions de pouvoir, symbolisé par son souhait de léguer ses archives à la bibliothèque du Congrès. Les militantes vont faire de l’histoire une performance, en recyclant le souvenir du mouvement comme un outil de propagande politique. Ainsi, en 1933, pendant la Grande Dépression, les militantes du NWP organisent une manifestation afin de demander au président Franklin Delano Roosevelt de s’engager contre les discriminations faites aux femmes qui travaillent, et elles utilisent les mêmes banderoles qui avaient été créées pour le piquet de grève devant la Maison-Blanche en 1917. Un journaliste commentant la manifestation remarque que les femmes « commémorent les pionnières des droits des femmes67 ». En 1936, les membres du NWP qui participent à la campagne pour un amendement à la Constitution garantissant l’égalité entre hommes et femmes reçoivent une clé symbolisant le souvenir des suffragistes emprisonnées en 191768. Catt cherche quant à elle à sacraliser cette histoire, à la transmettre et à la préserver autrement que par des actions militantes. Mais les anciennes suffragistes se préoccupent toutes de la mémoire publique et de la transmission de cette histoire : elles organisent des conférences, des circuits de distribution des ouvrages historiques, souhaitent organiser leur propre maison d’édition… Il reste ainsi de nombreux aspects de la politique mémorielle suffragiste qui demandent à être explorés. La construction et la transmission de la mémoire passent par la constitution d’une culture matérielle, dont le support peut être livresque, mais pas seulement. Ainsi, outre une étude complète de l’histoire des ouvrages publiés, il faudrait s’intéresser à la survivance des nombreux objets à vocation promotionnelle produits par les suffragistes pendant et après la lutte. La réception des histoires publiées par les suffragistes, auprès du public et dans le milieu universitaire, leur éventuelle adaptation pour un lectorat jeune ou non averti, leur circulation dans les bibliothèques sur les campus ou dans les villes, leur utilisation dans des écrits universitaires sont autant de pistes à considérer et à mettre en lien avec le développement de l’histoire comme discipline. L’élaboration de fonds d’archives, de musées ou de lieux de mémoire est à prendre en compte. La création d’événements célébrant la mémoire suffragiste ou tout autre effort pour entretenir le souvenir du mouvement pour le droit de vote des femmes auprès du public américain doit être examiné. Enfin, il ne faut pas négliger le statut paradoxal de cette histoire : c’est une histoire qui s’écrit depuis les marges car c’est une histoire des femmes, mais elle reproduit des mécanismes de domination, des enjeux de pouvoir et d’autorité. La question raciale offre un éclairage problématique qui illustre les limites d’une histoire qui se veut radicale dans sa démarche. Les militantes africaines-américaines, qui avaient pourtant fait partie du mouvement, se sont trouvées marginalisées à double titre : d’une part, elles ont plus ou moins été écartées du mouvement dans les années 1910, comme le symbolise la marche organisée en mars 1913 à Washington où les Africaines-Américaines sont reléguées en fin de cortège, même si Ida B. Wells-Barnett réussit à défiler aux côtés des suffragistes de Chicago69 ; d’autre part, leurs contributions ne sont pas mises en avant dans les histoires écrites par les anciennes suffragistes. Ainsi, ces histoires sont hégémoniques du point de vue racial. Les récits publiés par les suffragistes radicales suggèrent leurs préjugés raciaux. Dans The Story of the National Woman’s Party et Jailed for Freedom, les Africaines-Américaines n’apparaissent que dans les récits relatant l’emprisonnement des suffragistes du NWP à Occoquan. Les témoignages des anciennes prisonnières soulignant les mauvais traitements subis évoquent à plusieurs reprises que le personnel obligeait les femmes à dormir dans les mêmes dortoirs et à partager les toilettes et la salle de bain70. La relégation des Africaines-Américaines au second plan se révèle explicitement dans la correspondance entre Earl Conrad et Carrie Chapman Catt en 1939 sur le rôle joué par Harriet Tubman au sein du mouvement suffragiste : Conrad, qui écrit une biographie sur Tubman, demande à Catt si elle a connaissance de son rôle au sein du mouvement suffragiste71. Après quelques recherches, notamment dans History of Woman Suffrage, Catt répond que Tubman n’a sûrement pas joué un rôle important, d’autant qu’il n’y avait pas de dirigeantes africaines-américaines dans le mouvement72. La réplique de Conrad est sans appel : il explique à Catt qu’elle ne devrait sûrement pas considérer l’histoire officielle du mouvement comme la seule source historique et il lui rappelle que l’historiographie ignore complètement la contribution des Africain.e.s-Américain.e.s73 : il écrit d’ailleurs que le mouvement pour le droit de vote des femmes est à la seconde place des objets les moins considérés par les historiens, derrière l’histoire des Africains-Américains74.
Notes de bas de page
1 Cady Stanton Elizabeth, Anthony Susan B. et Gage Matilda Joslyn (éd.), History of Woman Suffrage, vol. 1, New York, Fowler et Wells, 1881, préface, p. 7.
2 Voir Stanton Blatch Harriot et Lutz Alma, Challenging Years : The Memoirs of Harriot Stanton Blatch, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1940, p. 61-63.
3 « 100 books listed as women’s best », The New York Times, 20 juillet 1933.
4 Tetrault Lisa, The Myth of Seneca Falls : Memory and the Women’s Suffrage Movement, 1848-1898, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2014.
5 Ginzberg Lori, Untidy Origins : A Story of Woman’s Rights in Antebellum New York, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2005.
6 Isenberg Nancy, Sex and Citizenship in Antebellum America, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1998.
7 DuBois Ellen Carol, « Making women’s history : historian-activists of women’s rights, 1880-1940 », in Woman Suffrage & Women’s Rights, New York/London, New York University Press, 1998, p. 210-238. Cet article a été publié pour la première fois dans Radical History Review (vol. 49, 1991, p. 61-84).
8 Des Jardins Julie, Women and the Historical Enterprise in America : Gender, Race, and the Politics of Memory, 1880-1945, Chapel Hill/London, The University of North Carolina Press, 2003.
9 Tetrault L., The Myth of Seneca Falls…, op. cit., p. 4.
10 Hunter Graham Sara, Women Suffrage and the New Democracy, New Haven, Yale University Press, 1996, p. 147.
11 Voir Horstmann Gatti Stacey, « “To do her duty nobly and well” : white women’s organizations in Georgia debate woman suffrage, 1910-1920 », in Wells Jonathan Daniel et Phipps Sheila R. (éd.), Gender, Politics and Culture in the New South, Columbia, University of Missouri Press, 2010, p. 44-46.
12 Buhle Mari Jo et Buhle Paul (éd.), The Concise History of Woman Suffrage : Selections from History of Woman Suffrage, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2005 (1re éd. 1978), p. xix.
13 DuBois E.C., « Making women’s history… », art. cit., p. 211.
14 Tetrault L., The Myth of Seneca Falls…, op. cit., p. 5.
15 Doris Stevens (1892-1963) était une suffragiste et une militante féministe, convaincue comme Alice Paul et Lucy Burns de l’efficacité des méthodes radicales des suffragettes britanniques. Elle participa aux actions spectaculaires du National Woman’s Party (NWP – Parti national de la femme), dont le piquet de grève devant la Maison-Blanche, au cours duquel les suffragistes furent arrêtées et emprisonnées pendant l’été 1917, d’où le titre de son ouvrage.
16 Stevens Doris, Jailed for Freedom, New York, Boni & Liveright, 1920, p. viii.
17 Carrie Chapman Catt (1859-1947) travailla d’abord pour la cause du droit de vote des femmes dans l’Iowa et devint en 1900 la présidente de la NAWSA, un poste qu’elle abandonna en 1904 pour soigner son mari malade. Elle redevint présidente de la NAWSA en 1915. Elle fut également présidente de l’International Woman Suffrage Alliance (IWSA – Alliance internationale pour le droit de vote des femmes).
18 Carrie Chapman Catt à Miss Sarah J. Eddy, July 19, 1938, Carrie Chapman Catt Papers, Manuscripts and Archives Division, New York Public Library.
19 Cette affirmation demande à être nuancée : les premiers volumes de History of Woman Suffrage insistent sur la relation entre le mouvement abolitionniste et celui pour le droit de vote des femmes au xixe siècle ; il est par exemple fait mention de Sojourner Truth [Cady Stanton E., Anthony S.B. et Gage M.J. (éd.), History of Woman Suffrage, op. cit., p. 115]. Les deux ouvrages publiés dans les années 1920 par les suffragistes du NWP relatant le combat dans les années 1910 n’évoquent les Africaines-Américaines que comme compagnes de cellules en prison.
20 Sur cette question et celle des historiennes à l’université, voir Sklar Kathryn, « American female historians in context, 1770-1930 », Feminist Studies, vol. 3, 1975, p. 71- 84 ; Scott Joan W., « History and difference », Daedalus, vol. 116, 1987, p. 93-118.
21 DuBois E.C., « Making women’s history… », art. cit., p. 210.
22 C’est le titre du 4e chapitre de son ouvrage, « Inventer l’histoire des femmes » (p. 112-144).
23 DuBois E.C., « Making women’s history… », art. cit., p. 210.
24 Cott Nancy, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, Yale University Press, 1987.
25 Voir Carrie Chapman Catt à Mrs. Florence Ruffner, 21 août 1931, Carrie Chapman Catt Papers, op. cit. ; Carrie Chapman Catt à Mary Livermore Barrows, 4 février 1938, ibid. ; Carrie Chapman Catt à Harriot Stanton Blatch, 23 août 1937, ibid.
26 DuBois E.C., « Making women’s history… », art. cit., p. 215.
27 Voir Lunardini Christine A., From Equal Suffrage to Equal Rights : Alice Paul and the National Woman’s Party, 1910-1928, New York, New York University Press, 1986 ; et Ford Linda G., Iron Jawed Angels : The Suffrage Militancy of the National Woman’s Party, 1912-1920, Lanham, University Press of America, 1991.
28 Des Jardins J., Women and the Historical Enterprise in America…, op. cit., p. 189.
29 Ford L.C., Iron Jawed Angels…, op. cit., p. 56-59 et 187-188.
30 « Will write history of National Woman’s Party », East Oregonian, 25 octobre 1919 ; The Cook County News-Herald, 29 octobre 1919 ; The Public Ledger, 13 juillet 1920.
31 Irwin Inez Haynes, The Story of the Woman’s Party, New York, Harcourt Brace & Co., 1921. Inez Haynes Irwin (1873-1970) était membre du National Woman’s Party et une auteure prolifique. Elle a publié plus d’une trentaine de romans et a dirigé la rubrique consacrée à la fiction dans le magazine socialiste The Masses. Elle a publié Angel Island en 1914, un ouvrage mêlant fable et science-fiction, relatant l’aventure d’hommes naufragés sur une île qui découvrent des femmes avec des ailes, qu’ils vont chercher à couper pour les contrôler.
32 « How the vote was won », New-York Tribune, 23 janvier 1921.
33 The Washington Times, 31 octobre 1920.
34 Loc. cit.
35 Stevens D., Jailed for Freedom, op. cit., p. 183.
36 DuBois E.C., « Making women’s history… », art. cit., p. 215-216. DuBois utilise cette image pour décrire History of Woman Suffrage.
37 Des Jardins J., Women and the Historical Enterprise in America…, op. cit., p. 178.
38 Thompson Charles Willis, « Mrs. Irwin tells the story of the Woman’s Party », The New York Times, 3 avril 1921.
39 Loc. cit.
40 Il est estimé qu’en 1910, la NAWSA comptait 75 000 membres, un nombre qui monte à plus de deux millions en 1919. Les membres du NWP sont estimées entre 10 000 et 30 000.
41 Alice Rohe (1876-1957) était journaliste et photographe. Elle fut la première femme à diriger un important bureau de presse américain à l’étranger, en Italie lors de la Grande Guerre. Elle a écrit pour de nombreux journaux et magazines, dont The Washington Post, The New York Times, The Evening World, National Geographic, Cosmopolitan… Elle soutenait le combat en faveur du droit de vote des femmes dans les années 1910.
42 Rohe Alice, « Says women are mis-understood », South Bend News-Times, 16 octobre 1921.
43 Amy Hewes (1877-1970) était professeure de sciences économiques et de sociologie au Mount Holyoke College. Elle reçut son doctorat en sociologie de l’université de Chicago en 1903. Ses travaux eurent pour objet le travail des femmes, les politiques sociales et les femmes dans la sphère publique.
44 Hewes Amy, « The Story of the Woman’s Party, by Inez Haynes Irwin », The American Political Science Review, vol. XV, no 3, août 1921, p. 449.
45 Gruber Garvey Ellen, Writing with Scissors : American Scrapbooks from the Civil War to the Harlem Renaissance, New York, Oxford University Press, 2013, p. 4 et 20. Ellen Gruber Garvey qualifie ces carnets d’archives « faites maison » (« homemade archive »), p. 20. Le terme « journal-herbier » a été utilisé par Lejeune Philippe, Les brouillons de soi, Paris, Seuil, 1998, p. 367-385.
46 Rohe Alice, « Achieving the Ballot », The Bookman, vol. LIV, no 3, novembre 1921, p. 255.
47 Hewes A., « The Story of the Woman’s Party… », art. cit., p. 448.
48 « Women’s “unrest” or man’s “uneasiness” – which is it ? », The Arizona Republican, 23 février 1921.
49 « New Books », Evening Public Ledger, 25 février 1921.
50 Stevens D., Jailed for Freedom, op. cit., p. vii.
51 La tension entre la branche la plus radicale et la branche plus conservatrice, qui a donc influencé la représentation historique des associations luttant pour le droit de vote des femmes, a eu un impact sur les sources secondaires jusqu’à aujourd’hui. On retrouve, notamment dans les ouvrages consacrés aux suffragistes les plus radicales des traces d’une certaine idéalisation du leader Alice Paul.
52 Stone Blackwell Alice, Lucy Stone : Pioneer of Women’s Rights, Boston, Little, Brown and Company, 1930.
53 Des Jardins J., Women and the Historical Enterprise in America…, op. cit., p. 199-200.
54 Hewes A., « The Story of the Woman’s Party… », art. cit., p. 449.
55 Loc. cit.
56 La recension de The Woman Who Waits (Boston, Badger, 1920) par Phyllis Blanchard est publiée dans The American Journal of Sociology (vol. 26, no 5, mars 1921, p. 640).
57 Recension de Jailed for Freedom (The American Journal of Sociology, vol. 27, no 2, septembre 1921, p. 267).
58 Des Jardins J., Women and the Historical Enterprise in America…, op. cit., p. 186.
59 Ibid., p. 188.
60 Lucy Anthony était la nièce de Susan B. Anthony et la compagne d’Anna Howard Shaw, qui fut présidente de la NAWSA de 1904 à 1915.
61 Voir Lucy Anthony à Carrie Chapman Catt, 17 mars 1939, Carrie Chapman Catt Papers, op. cit. ; Carrie Chapman Catt à Lucy Anthony, 23 mars 1939, ibid.
62 Carrie Chapman Catt à Erwin D. Canham, 25 février 1944, ibid.
63 Lucy E. Anthony à Carrie Chapman Catt, 31 janvier 1937, ibid.
64 Voir Kimbell Relph Anne, « The World Center for Women’s Archives, 1935- 1940 », Signs, vol. 4, no 3, 1979, p. 597-603 ; Voss-Hubbard Anke, « “No document-no history” : Mary Ritter Beard and the early history of Women’s Archives », The American Archivist, vol. 58, no 1, 1995, p. 16-30.
65 Carrie Chapman Catt à Mrs. Lewis Jerome Johnson, 21 avril, 1938, Carrie Chapman Catt Papers, op. cit.
66 Carrie Chapman Catt à la Librarian of the Congressional Library, 8 janvier 1938 ; John Clement Fitzpatrick à Carrie Chapman Catt, 18 janvier, s.d. [probablement 1938], ibid.
67 « Ask Roosevelt aid for women’s jobs », The New York Times, 9 juillet 1933.
68 « Wage laws scored by Woman’s Party », The New York Times, 19 novembre 1936.
69 Voir DuBois Ellen Carol, Harriot Stanton Blatch and the Winning of Woman Suffrage, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 186.
70 Irwin I.H., The Story of the Woman’s Party, op. cit., p. 264 et 269.
71 Earl Conrad à Carrie Chapman Catt, 28 mai 1939, Carrie Chapman Catt Papers, op. cit.
72 Carrie Chapman Catt à Earl Conrad, 25 janvier 1940, ibid.
73 Earl Conrad à Carrie Chapman Catt, 3 février 1940, ibid.
74 Delahaye Claire, « “The perfect library” : Carrie Chapman Catt and the authoritative historiography », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2014, en ligne : http://nuevomundo.revues.org/67415, consulté le 25 mars 2016.
Auteur
Maître de conférences en histoire et civilisation américaines à l’université Paris-Est – Marne-la-Vallée. Ses axes de recherches portent notamment sur l’histoire du droit de vote des femmes, les questions de transmission et de mémoire du militantisme des femmes, en relation avec la politique intérieure et la politique étrangère. Elle a publié Wilson contre les femmes. Conquérir le droit de vote. Perspectives nationales et internationales (Presses Sorbonne Nouvelle, 2011) et codirigé avec Béatrice Bijon Suffragistes et suffragettes : la conquête du droit de vote des femmes au Royaume-Uni et aux États-Unis (ENS Éditions, 2017).
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