Districts industriels et implantation des firmes françaises en Allemagne fédérale après 1945
p. 269-279
Texte intégral
1L’étude des districts industriels à l’époque moderne et contemporaine s’appuie le plus souvent sur des exemples qui examinent dans un cadre national les stratégies des firmes industrielles, les caractéristiques du patronat et de la main d’œuvre, le rôle des institutions consulaires et des pouvoirs publics. Elle peut aussi se faire à propos des décisions prises par les entreprises originaires d’autres pays. Cette communication souhaiterait le montrer à travers le cas des implantations industrielles françaises en Allemagne fédérale après 1945.
2Si l’on étudie, de 1945 à la fin des années 1960, les entreprises qui ont investi en Allemagne ou tenté de le faire, on s’aperçoit que leurs décisions ont souvent été prises en fonction de l’existence de districts industriels, et tout particulièrement de districts de type urbain.
3Il serait pourtant vain de vouloir expliquer à travers eux toutes les décisions d’implantation. Beaucoup renvoient à des éléments d’explication dans lesquels ils ne tiennent aucun rôle. De plus, de fréquents échecs et plusieurs renonciations à de grands projets envisagés au cours de la période montrent bien que l’existence de districts industriels, si elle est souvent nécessaire à la réussite des implantations, ne suffit pas à en garantir le bon accomplissement. Tels sont les deux points autour desquels s’articulera cette communication : la constatation d’une sensible évolution dans les implantations françaises en Allemagne fédérale de 1945 à la fin des années 1960, grâce à la présence de districts industriels de type urbain d’une part, puis la portée et les limites de cette explication d’autre part.
L’attraction des districts, facteur de renouvellement des implantations françaises
4De 1945 à la fin des années 1960, les implantations industrielles françaises en Allemagne fédérale connaissent une sensible évolution.
5Avant guerre, la présence française outre-Rhin était sectoriellement et géographiquement étroitement circonscrite. Sectoriellement, les firmes qui possédaient en Allemagne des filiales ou des succursales appartenaient à un nombre de branches relativement limité. L’industrie sidérurgique venait en premier lieu. Pour couvrir leurs besoins en charbon à coke, plusieurs groupes s’étaient assurés le contrôle de charbonnages rhénans. Les uns l’avaient fait individuellement, comme de Wendel, qui possédait ainsi les mines de Friedrich-Heinrich et Heinrich-Robert. Les autres y étaient parvenus en s’associant à des partenaires, nationaux comme les Forges et aciéries de La Marine-Homécourt, les Aciéries de Micheville et les Fonderies de Pont-à-Mousson, regroupées dans le consortium « Marmichepont », étrangers comme Schneider qui, ayant pris une importante participation dans le groupe luxembourgeois ARBED, contrôlait ainsi le charbonnage d’Eschweiler, dans le bassin d’Aix-la-Chapelle. Ces mines de charbon, possédées dès avant 1914, ont été complétées par des fonderies et des aciéries, souvent sarroises, acquises à bon compte après 1918 grâce à l’intervention des autorités françaises.
6À cette prépondérance sidérurgique, il convient d’ajouter une autre industrie lourde, l’industrie du verre. Dès les années 1850, la Compagnie de Saint-Gobain avait fondé en Prusse rhénane des glaceries pour fabriquer sur place un produit difficilement transportable et lourdement taxé par le tarif douanier du Zollverein. Elle avait ainsi jeté les bases d’une présence outre-Rhin qui s’est maintenue et renforcée jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, à travers sa succursale, les Vereinigte Glaswerke (VEGLA), fondées en 1936 à Aix-la-Chapelle pour regrouper ses usines et participations.
7Enfin un troisième secteur, l’industrie textile, possédait également en Allemagne d’importants intérêts. On y trouvait de nombreuses firmes cotonnières de l’Est de la France comme le groupe Gillet-Thaon, passé sous contrôle lyonnais, mais originaire des Vosges, qui possédait à Lörrach, au sud du Pays de Bade, la Manufacture Koechlin, Baumgartner et Cie, fondée en 1856 par des capitaux d’origine alsacienne. Le textile artificiel était également présent, à travers Rhodiacéta qui avait fondé en 1927 une filiale allemande, la Deutsche Acetatkunstseiden AG, sise à Fribourg-en-Brisgau.
8Les régions d’implantation étaient, on le voit, presque exclusivement situées non loin de la frontière, en un tropisme géographique dû à l’origine alsacienne et lorraine fréquente des capitaux, mais aussi à l’appartenance, très nette dans le cas du textile, à un même ensemble régional qui lie Haute-Alsace, Forêt Noire et région de Bâle dans de multiples interpénétrations d’intérêts nouées au cours d’une histoire industrielle ayant démarré au cours de la seconde moitié du xviiie siècle.
9Tout ceci reste encore présent au lendemain du second conflit mondial. Selon un recensement établi par les services du Haut-Commissariat français en Allemagne en 1948, 35 % des participations industrielles qui y sont possédées par les firmes françaises se situent en Bade-Wurtemberg, 32 % en Rhénanie du Nord-Westphalie. Ces deux Länder concentrent donc à eux seuls plus des deux tiers du nombre total de participations (67 %), et même plus des neuf dixièmes (91 %) si l’on raisonne en termes de capitaux investis. Le décalage entre les deux chiffres traduit l’importance des investissements dans l’extraction minière et l’industrie lourde, presque tous situés en Rhénanie du Nord-Westphalie.
10Or, vingt ans plus tard, à la fin des années 1960, une sensible évolution s’est produite. La sidérurgie, l’industrie du verre, le textile qui, en 1948, rassemblaient 80 % du total investi en Allemagne, n’en possèdent plus que 63 %. La concentration géographique a également reculé. En nombre total de participations, le Bade-Wurtemberg et la Rhénanie du Nord-Westphalie rassemblent certes une part relative presque équivalente à celle de 1948 : 61 % du total, contre 67 %. Mais, en termes de capitaux investis, ils ont sensiblement décliné : 75 % seulement, au lieu de 91 %. S’intéressent désormais à l’Allemagne des firmes qui, jusqu’alors, n’y étaient guère présentes, comme Pechiney dans la métallurgie non-ferreuse, L’Air Liquide dans les gaz industriels, Total-CFP dans la distribution pétrolière, Thomson et la CSF dans la construction électrique et électronique. Les rachats et prises de participation se multiplient en dehors de la Sarre, de la Ruhr et du Pays de Bade. C’est à Ludwigshafen que se trouve le plus gros fabricant de matériaux isolants du pays, Grunzweig und Hartmann, racheté par Saint-Gobain en 1961, à Hambourg que sont localisés les principaux dépôts de la Deutsche Total, à Bonn que s’établit Lancôme en 1960... Les années 1945-1969 représentent donc une première étape dans une évolution qui permet peu à peu aux avoirs industriels français d’échapper au double tropisme sectoriel et géographique hérité du passé qui les marquait encore fortement à la veille de la seconde guerre mondiale.
11Dans cette évolution, ce sont souvent des facteurs liés à la présence de districts industriels de type urbain qui sont à l’œuvre.
12Les grandes métropoles attirent les firmes françaises, d’abord parce qu’elles sont indispensables à leur pénétration commerciale sur le marché allemand. Pechiney édifie ainsi, de 1959 à 1970, un réseau d’agences commerciales fondé sur neuf grandes villes allemandes qui lui permet en six ans de faire passer sa part de marché de 0,9 % à 6 % du total. L’Air Liquide fonde en 1965 à Düsseldorf la DALE (Deutsche L’Air Liquide Edelgas GmbH) qui amorce sa pénétration sur le marché des gaz industriels et du matériel de soudage, puis sera fusionnée en 1972 avec la filiale située à Hambourg d’un groupe suédois.
13La création de réseaux commerciaux à partir des grandes métropoles ne concerne pas seulement les produits à usage industriel. Elle s’applique aussi aux biens d’équipement destinés aux ménages. Renault ouvre à Sarrebruck en 1949 une succursale de la DIAC pour faciliter la vente à crédit de ses modèles sur le marché sarrois. Dix ans plus tard, la Régie implante près de Cologne, à Bruhl, la Deutsche Renault Automobil, sa filiale de commercialisation qui reprend une tentative déjà faite à Berlin au début du siècle et coiffe un réseau d’agences employant près de mille salariés. Les produits de grande consommation ne sont pas négligés, même si les firmes françaises, dans ce domaine, éprouvent davantage de difficultés à s’adapter aux goûts des consommateurs. L’Oréal transporte à Karlsruhe sa filiale de commercialisation présente à Berlin durant l’entre-deux-guerres. Lesieur choisit Sarrebruck et Ch. Gervais Cologne, respectivement en 1959 et 1966, comme siège de leur organisation commerciale outre-Rhin.
14Les grandes villes sont aussi propices aux établissements de production, grâce à la main d’œuvre qui s’y trouve disponible, aux multiples complémentarités qui s’y présentent avec d’autres firmes, qu’elles soient fournisseurs, sous-traitants ou clients. Un exemple caractéristique est fourni par la Compagnie de Pont-à-Mousson. Depuis 1919, celle-ci est établie en Sarre où elle possède une fonderie, Halberger Hütte, située à Brebach, non loin de Sarrebruck, en une localisation traditionnelle, sur le charbon et à proximité des ressources lorraines en minerai de fer. Cette firme produit essentiellement de la fonte moulée, sous forme de tuyaux et de raccords de canalisation. Or, à partir du milieu des années 1950, Halberger Hütte se diversifie vers la construction mécanique grâce à une usine située dans un grand carrefour urbain de la vallée du Rhin, Ludwigshafen, où elle fabrique des pièces pour moteurs automobiles, des compresseurs, des pompes centrifuges. C’est qu’elle y est particulièrement bien placée, non loin des grands constructeurs automobiles du pays, dans une région au tissu industriel très dense. Cette usine devient en peu de temps l’élément le plus dynamique d’Halberger Hütte. Grâce à elle, Halberger Hütte échappe aux menaces qui, en Sarre, pèsent sur les secteurs d’activité traditionnels hérités de la première industrialisation.
15Les grandes villes sont également des centres où il est aisé de se procurer du crédit. C’est l’une des raisons qui expliquent que Dusseldorf, la grande métropole bancaire de Rhénanie du Nord, soit choisie comme siège par tant de firmes françaises appartenant aux secteurs les plus variés, comme l’illustrent les cas de Total et d’ELF-Erap dans les produits pétroliers, d’Aquitaine-Organico dans les matières plastiques, de Pechiney dans la métallurgie non ferreuse, de Heurtey dans la mécanique, de L’Air Liquide dans les gaz industriels, des Laboratoires Labaz et Goupil dans la parachimie, de Souriau dans la construction électrique. Capitale politique de Land, Dusseldorf est tout aussi bien placée lorsqu’il s’agit pour les dirigeants des filiales ou succursales de firmes françaises de négocier auprès des autorités locales l’obtention des subventions nécessaires au financement de leurs projets.
16Enfin c’est dans les districts industriels de type urbain que se développe cette fameuse « atmosphère » propice à l’activité entrepreneuriale, dans un climat où une bonne insertion dans les réseaux patronaux locaux place les dirigeants des filiales ou succursales de firmes françaises sur un pied d’égalité avec leurs collègues d’outre-Rhin. Ainsi, à Aix-la-Chapelle, Jean-Louis Schrader, le directeur général des VEGLA, occupe une place non négligeable. Demeuré durant vingt-trois ans (1946-1969) à la tête de la succursale allemande de Saint-Gobain, il y dirige un véritable groupe, formé de quatre usines, de treize filiales industrielles, de cinq comptoirs de vente, majoritairement situés à Aix-la-Chapelle ou dans un rayon maximal de 80 km et employant à la fin des années 1960 plus de 10 000 salariés. De nationalité luxembourgeoise, Jean-Louis Schrader a succédé à ce poste à son père qui, durant tout l’entre-deux-guerres, gérait les intérêts de Saint-Gobain en Allemagne. Consul du Luxembourg, qualifié du titre de Doktor dans la presse locale, décoré de la grand-croix de l’Ordre du mérite de RFA lors de son départ pour Paris où il achèvera sa carrière à la direction générale de la branche Vitrage du groupe, il appartient pleinement au milieu notabiliaire local, ce qui lui permet d’ailleurs de conserver face aux directives venues de Paris une marge appréciable de liberté d’action.
17On peut en dire autant, mutatis mutandis, de Maurice Ramain à Sarrebruck, qui dirige les Verreries de Saint-Ingbert, une autre filiale de Saint-Gobain, et préside la chambre de commerce française en Sarre, ou d’Hermann Linnemann à Fribourg, l’immuable directeur de la Deutsche Rhodiaseta, qui est à la tête de la chambre de commerce et d’industrie et figure parmi les dirigeants de la chambre officielle de commerce franco-allemande.
18Ainsi, la présence en Allemagne fédérale de districts industriels de type urbain procure aux entreprises françaises qui souhaitent s’y établir ou s’y développer de nombreuses opportunités. Les administrations de tutelle les encouragent d’ailleurs à les saisir, comme le montre, dès 1950, un rapport du consul de France à Stuttgart consacré au dynamisme industriel du Wurtemberg. Après avoir rappelé la tradition d’artisanat en milieu rural qui avait permis au xixe siècle la naissance d’une industrie de l’horlogerie, des machines de précision et des jouets, l’auteur montre comment l’élément moteur de l’industrialisation est désormais constitué par les petites villes. Devant accueillir après 1945 de nombreux réfugiés en provenance d’Allemagne orientale, de Silésie, des Sudètes, elles ont institué des systèmes de prêts à la fondation d’entreprises, réquisitionné les terrains et les locaux disponibles, favorisé « l’introduction dans le pays de branches d’industrie tout à fait nouvelles » comme la verrerie, autour de Schwäbisch Gmünd, d’Aalen, de Göppingen.
19Leurs initiatives ont ainsi revivifié une « structure industrielle basée sur une synchronisation de petites et moyennes entreprises spécialisées dans la confection de biens de consommation et de produits finis de qualité [...] et caractérisée surtout par une tendance à l’indépendance des chefs d’entreprise ». Cela n’empêche pas pour autant la présence de grands groupes comme Robert Bosch, largement décentralisé autour de Stuttgart, ou Zeiss Ikon, originaire d’Iéna, qui a choisi cette région pour installer à Oberkochen, près d’Aalen, une importante usine1.
L’intervention d’autres éléments dans la prise de décision
20Les implantations des firmes françaises en Allemagne de 1945 à la fin des années 1960 se font donc souvent en fonction de l’existence de districts industriels de type urbain. Il faut cependant s’interroger sur la portée et les limites de cette explication, car beaucoup de décisions résultent d’autres éléments, dans lesquels les districts industriels n’ont aucune part.
21La recherche du charbon à coke qui, dès avant 1914, avait incité plusieurs groupes sidérurgiques à racheter des gisements outre-Rhin est loin d’avoir disparu. C’est elle qui explique, en 1955, la plus grosse opération faite par les firmes françaises au cours de la période : le rachat au groupe Flick, contraint de s’en séparer du fait de la décartellisation, d’Harpener Bergbau, une importante société minière sise à Dortmund. Ses cinq sièges fournissent 5 millions de tonnes de charbon et 2,6 millions de tonnes de coke, soit respectivement 4 % et 7 % de la production nationale allemande. Pour rassembler les fonds nécessaires, dix groupes sidérurgiques français, parmi lesquels SIDELOR, USINOR, Châtillon-Commentry, s’associent à l’intérieur du consortium SIDECHAR (Société sidérurgique de participations et d’approvisionnement en charbons), qui emprunte 15 milliards de francs au Crédit National.
22Parfois aussi, c’est la technologie allemande qui intéresse les entreprises françaises. Dès 1947, une firme textile mulhousienne, la SAIC (Société anonyme d’industrie cotonnière), s’assure le contrôle de la Schwäbische Zellstoff, une société qui fabrique à Ehingen, sur le cours supérieur du Danube, de la pâte de cellulose à usage textile selon un procédé original mis au point à la veille de la guerre dans le cadre du Plan de quatre ans. Durant la période où elle parvient à conserver ce contrôle, elle réalise la transplantation en France de la technique concernée en édifiant dans la vallée de la Seine, à Alizay, non loin de Vernon, une usine qui écoule sa production vers l’industrie textile, puis la fabrication du papier.
23Dautres implantations, faites ou envisagées au cours de la période, s’expliquent par les disponibilités en moyens de transport. En Allemagne comme dans l’ensemble de l’Europe occidentale, les industries lourdes sont, à partir du milieu des années 1950, attirées par les fronts d’eau qui permettent l’approvisionnement à bas prix en matières premières et l’expédition des produits fabriqués. L’industrie du verre complète ainsi par de nouveaux sites ses localisations traditionnelles qui dépendaient des disponibilités en combustible. Associées au groupe belge Mécaniver, les Glaces de Boussois ont fondé durant les années 1920 une firme de verre à vitre, la DELOG (Deutsche Libbey-Owens Gesellschaft), sise à Gelsenkirchen, au cœur de la Ruhr. Or, en 1955, le groupe décide d’édifier une deuxième usine, localisée cette fois directement sur le cours inférieur du Rhin, à Wesel. Elle y est particulièrement bien placée, « au confluent du Rhin et du canal latéral de la Lippe, d’où une garantie pour des possibilités de transport rentables [...], dans une position d’approvisionnement favorable, car le sable vient de Halken, en Westphalie, et les autres matières premières de Rheinberg »2.
24Cette attirance pour les fronts d’eau est partagée par la métallurgie de l’aluminium. À la fin des années 1960, Pechiney envisage d’installer en Allemagne une grande usine d’électrolyse. Les dirigeants hésitent entre deux sites : Hünxe, sur le canal de la Lippe, ou Stade, dans l’embouchure de l’Elbe. Les deux emplacements permettraient de disposer des mêmes facilités de transport, ainsi que de courant électrique à bas prix fourni par les centrales nucléaires que projettent d’édifier les grands groupes d’électricité ouest-allemands. En fait, aucun de ces deux sites ne sera retenu. La compagnie opte finalement pour une autre localisation, située hors d’Allemagne, à Flessingue, aux Pays-Bas. Dans ce choix, ce sont d’autres considérations qui l’ont emporté : montant des subventions versées par les pouvoirs publics, dépenses supplémentaires bées aux risques de pollution, éventualité, sensible en Allemagne à la fin des années 1960, d’augmentation massive des salaires et de dégradation du climat social3.
25Mais il est significatif de noter qu’en dépit de l’abandon de ce projet allemand d’usine d’électrolyse, c’est encore à partir des disponibilités en transports que se détermine le groupe pour fonder en Allemagne une usine de transformation de l’aluminium. Spécialisée dans la fourniture de câbles et de profilés, elle est localisée dans le Wurtemberg, à Crailsheim, à proximité d’un carrefour autoroutier, au point où se rencontrent l’itinéraire nord-sud qui joint Hanovre à la frontière autrichienne et l’itinéraire ouest-est allant de Mannheim à Passau. L’usine est également bien placée sur le plan ferroviaire, à la jonction entre les voies ferrées Stuttgart-Nuremberg et Ulm-Wurtzbourg.
26Les projets d’implantation ou de développement dépendent aussi, pour les groupes à vocation multinationale, de la possibilité d’organiser des transferts entre leurs différentes usines. Lorsque les dirigeants de Saint-Gobain décident au début des années 1950 d’équiper leur glacerie de Stolberg, près d’Aix-la-Chapelle, des derniers perfectionnements dans la fabrication des glaces polies, avant même les usines françaises, ce n’est pas seulement pour répondre aux commandes du marché allemand. L’installation, délibérément surdimensionnée, est conçue également pour couvrir une partie des besoins en glaces polies des autres usines européennes du groupe. Il ne s’agit plus d’organiser la production à l’échelle nationale, mais à partir d’une logique interne qui est celle de la multinationalisation.
27Enfin, c’est souvent en fonction des conditions politiques et administratives que se déterminent les choix entrepreneuriaux. Le statut particulier de la Sarre qui, de 1948 à 1959, reste incluse dans l’espace économique français, amène beaucoup d’entreprises françaises à privilégier ce territoire dans leurs projets d’implantation. Non qu’il s’agisse, à partir d’elle, de pénétrer plus facilement sur le marché allemand : elle est alors isolée du reste de l’Allemagne par un cordon douanier. C’est pour répondre aux besoins du marché local que les firmes françaises cherchent à s’y installer, parfois aussi pour tirer profit de conditions de production plus favorables qu’en France. La Société commerciale des potasses d’Alsace fonde en 1947 une filiale, Saralsa, pour acheter aux Aciéries de Völklingen leurs scories de déphosphoration et les mélanger à de la potasse. Elle fabrique ainsi des engrais composés à meilleur coût qu’en France, où elle est gênée par un cartel de vente qui rassemble les firmes sidérurgiques et maintient le prix des scories à un niveau élevé. C’est donc la réglementation en vigueur qui détermine ici la décision d’implantation. C’est également pour bénéficier de l’appui des pouvoirs publics qu’apparaissent dans l’immédiat après-guerre nombre de projets, souvent avortés, d’implantations industrielles en zone française d’occupation dont les administrations en place, à Paris comme à Baden-Baden, encouragent la multiplication.
28Les districts industriels de type urbain sont donc loin d’être les seuls à déterminer les implantations en Allemagne des firmes françaises. Lorsqu’ils existent, ils ne suffisent pas toujours à retenir l’attention de leurs dirigeants, quel que soit l’intérêt des conditions présentées. En 1950, la municipalité d’Essen tente vainement d’attirer les firmes françaises. Elle propose de vastes terrains industriels, rendus disponibles par les destructions de la guerre, puis le démontage des installations des fonderies Krupp. Elle prendrait totalement à sa charge la remise en état, interviendrait auprès du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie pour l’octroi de crédits à long terme et à bas taux d’intérêt. La main d’œuvre, qualifiée et désireuse de trouver de l’embauche, ne manque pas car, sur les 60 000 ouvriers naguère occupés par Krupp, seuls 10 à 12 000 travaillent encore à la construction de locomotives, de moteurs et de machines-outils. L’espace libre ne fait pas défaut : 70 hectares au total avec, sur certains lots, la possibilité d’installer des appareils de levage pouvant supporter 10 à 25 tonnes. Certains groupes allemands, dont AEG, s’apprêtent à saisir l’occasion. Pourtant, la proposition n’aura aucune suite.
29Est-ce parce que le nom même de Krupp évoque la guerre toute proche ou parce que le site reste trop dissuasif car, « si quelques halls sont intacts, en général l’aspect est plutôt triste (et) l’on voit beaucoup de ruines et de ferrailles tordues »4 ? Ou bien l’incroyable enchevêtrement de bâtiments, de voies ferrées, de puits de mines révélé par les plans joints au dossier et hérité de l’époque de la première industrialisation décourage-t-il à l’avance toute mise en valeur rationnelle ? Tous ces facteurs se sont sans doute combinés pour expliquer l’échec constaté.
30On touche ici à des éléments d’ordre culturel, voire psychologique, qui, croyons-nous, ont une importance non négligeable pour comprendre les limites dans lesquelles s’inscrivent les efforts d’implantation outre-Rhin des firmes françaises entre 1945 et la fin des années 1960. L’Allemagne reste un univers méconnu, vis-à-vis duquel subsistent de lourdes préventions héritées du passé immédiat et lointain. Ses districts industriels se trouvent souvent dans des régions répulsives, devenues bientôt synonymes de crise et de désindustrialisation, comme la Ruhr ou la Sarre. Les firmes françaises qui souhaitent s’y implanter ont du mal à trouver les cadres supérieurs acceptant d’y faire une partie de leur carrière, d’autant plus que la maîtrise de la langue ou l’intérêt pour la civilisation allemande ne sont guère répandus en France durant cette période. Les lois sociales, en particulier celles qui organisent la cogestion, exercent un effet dissuasif supplémentaire, beaucoup de patrons français étant convaincus qu’elles les privent de toute liberté de décision. Enfin les entreprises allemandes ont la réputation de n’être guère accueillantes envers les nouvelles venues et de disposer de possibilités de contre-attaques sur le marché français qui rendent vaines, voire dangereuses, les installations outre-Rhin.
31Tous ces facteurs font de l’implantation en Allemagne une décision encore rare. Ce n’est que très progressivement qu’au cours des années 1960, l’intensification des échanges bilatéraux, commerciaux, financiers et technologiques, le rôle décisif joué par la construction européenne, les progrès du dialogue entre les deux pays permettront peu à peu de surmonter ces obstacles.
Conclusion
32Après 1945, les districts industriels de type urbain ont une influence indéniable sur les implantations des firmes françaises en Allemagne fédérale. Ils ont permis un renouveau appréciable des investissements et des prises de participation, tant sectoriellement que géographiquement. Sans eux, la présence française en Allemagne serait restée ce qu’elle était depuis le milieu du xixe siècle, cantonnée aux mines de charbon, à l’industrie du verre, à quelques secteurs d’industrie légère comme le textile, localisée pour l’essentiel au voisinage immédiat de la frontière.
33Désormais, profitant des possibilités offertes par les districts industriels de type urbain, les entreprises françaises ont affirmé leur présence et multiplié leurs investissements, préparant ainsi le développement qui se manifestera ultérieurement durant les années 1970 et 1980.
34Il reste que, parmi les facteurs qui déterminent les choix entrepreneuriaux, les districts industriels ne sont qu’un élément parmi d’autres. Pour autant que l’on puisse, à travers les archives disponibles, reconstituer le cheminement, souvent complexe, de la prise de décision, leur rôle dans les implantations, pour notable qu’il soit, se heurte à de multiples éléments qui incitent à en relativiser l’importance et à souligner les limites de leur pouvoir d’explication.
Notes de bas de page
1 Rapport de de Marolles, observateur français à Stuttgart, au Haut-Commissariat français en Allemagne, 20 décembre 1950, Archives de l’Occupation française en Allemagne et en Autriche, AEF 27/1.
2 Note du Service des affaires d’Europe centrale, Direction générale des glaceries, 23 juin 1955, Archives Saint-Gobain, SGV Hist 00001/221. Rheinberg est une localité de Rhénanie inférieure située à une dizaine de kilomètres de Wesel.
3 Cf. « Pechiney aux Pays-Bas. Industrie, écologie et culture économique au milieu des années 1960 », entretien avec Jean POINCARE, in GRINBERG I. et HACHEZ-LEROY F., Industrialisation et société en Europe occidentale de la fin du xixe siècle à nos jours. L’âge de l’aluminium, Paris, Armand Colin, 1997, p. 175-185.
4 Lettre de maître Jean Féblot, avocat de Krupp en France, à Breton, Direction des relations économiques extérieures, Ministère des finances, 25 septembre 1950, Archives de l’Occupation française en Allemagne et en Autriche, AAA 1371/a.
Auteur
Université de Tours
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