Ville et district dans la région centre aux xixe et xxe siècles : l’exemple de la chemiserie d’Argenton-Sur-Creuse1
p. 65-80
Texte intégral
1L’industrie de la confection s’est implantée au milieu du xixe siècle dans le département de l’Indre. Elle a rapidement occupé une bonne partie de la population féminine du département et a envahi les villes, les faubourgs et les campagnes. Dès 1848, une activité de confection d’articles en grandes séries est signalée autour de Chabris, près de Valençay. À Argenton, ville de 6 320 habitants en 1886 et chef-lieu de canton, le premier atelier fonctionne en 1860. Dans les années 1930, les syndicats patronaux et ouvriers estiment à plus de 10 000 les salariés occupés par cette activité dans l’Indre.
2Si certaines communes et zones rurales berrichonnes ont été moins touchées que d’autres par l’implantation rapide de cette mono-industrie, d’autres villes comme Argenton et ses alentours ont été submergées par une industrialisation tardive, transformant une économie jusqu’alors rurale et artisanale et reconfigurant l’identité sociale et l’identité locale. Dès le début, la région d’Argenton se spécialise dans la fabrication d’articles de chemiserie-lingerie – même si les ateliers sont amenés, à certaines périodes de nécessité, à faire preuve de flexibilité et à réaliser d’autres produits de l’industrie de l’habillement. Dans le schéma d’organisation spatiale argentonnais, la ville est le lieu de concentration des facteurs de production, tête de pont régissant la campagne environnante. Lieu des décisions entrepreneuriales, premier relais de distribution du travail, dernière étape de contrôle des produits finis, l’espace urbain affirme au cours des décennies sa position dominante. Aussi a-t-on affaire à un district plutôt atypique par rapport à la proto-industrialisation textile, un district de la lingerie tardif, en extension et en remodelage perpétuels, qui a presque disparu actuellement.
3S’organisant entre 1860 et 1910 dans un modèle à dominante dispersée, l’industrie de la lingerie connaît pendant l’entre-deux-guerres une remise en question spatiale et structurelle qui mène, après 1945, à une concentration des activités dans le noyau urbain.
Généralisation d’une organisation proto-industrielle (1860-1910)
4La situation artisanale et préindustrielle de la région berrichonne a permis l’installation d’une activité industrielle en plein essor. Les facteurs favorables sont de différents ordres, sociaux, économiques, géographiques et reflètent les rapports anciens que la ville d’Argenton entretenait avec ses environs.
Implantation d’une industrie nouvelle, la lingerie, vers 1860
5Cette implantation est avant tout le résultat du travail d’un homme, Charles Brillaud, devenu la figure emblématique de la lingerie industrielle à Argenton. Par le fruit du hasard et par une analyse fine de la situation économique locale, ce précurseur est le premier à avoir saisi les possibilités industrielles de la région argentonnaise.
6Vers 1860, la draperie et le travail de la laine, anciennes activités favorisées par la présence de l’élevage, sont en pleine débandade. La tannerie et le travail du cuir connaissent de multiples crises ; leur déclin, lent et progressif, s’accentue tout au long du xixe siècle. Le chômage commence à sévir dans la population active masculine ; la main-d’œuvre féminine, inoccupée, est à la recherche d’un salaire pour subvenir aux besoins du ménage.
7Argenton possède également une situation géographique privilégiée. Située à l’intersection d’un important réseau de chemins de fer, la commune est desservie par la ligne Paris-Limoges-Toulouse, achevée en 1856. L’approvisionnement en tissus et le transport des produits finis vers Paris, centre de la mode et du vêtement, sont facilités par cette liaison ferroviaire. Très tôt, les grands magasins parisiens et les maisons de gros vont s’intéresser aux possibilités de fabrication en série de la région berrichonne. Le Bon Marché, la Samaritaine... passent commande auprès de confectionneurs locaux, devenus façonniers. Cette demande des grands magasins va définir un axe structurant et dynamique Paris-Argenton.
8La première implantation de la lingerie à Argenton se présente sous une forme manufacturière et non en travail dispersé. C’est une originalité de l’industrialisation argentonnaise qui se développe d’abord dans un milieu urbain. Cette organisation du travail dans la ville a permis de former les premières ouvrières en lingerie et de créer un savoir-faire technique sur des machines à coudre.
9Une nouvelle étape est franchie dans les années 1870 avec la création de nouveaux ateliers dans la ville d’Argentan : les Maisons Brigot-Guiot, Gautier, Hautreux, Duchateau, Lafond-Beucher... Les communes avoisinantes – Saint-Marcel, Saint-Gautier, Le Menoux – s’équipent également en infrastructures de production dont le centre d’expédition reste Argenton. C’est également à cette période que commence le travail à domicile, envahissant la plupart des hameaux et des villages. En 1872, la confection est considérée par les autorités départementales comme la première industrie de l’Indre. À cette date, un rapport parle de 350 ouvrières en atelier et plus de 500 lingères en chambre pour Argenton et son district.
10L’essor économique est soutenu par la présence de trois banques locales à Argenton. Ces banques participent activement au financement du commerce et de l’industrie. Mais cet élan financier est vite stoppé par la faillite successive des trois banques entre 1885 et 1889.
Organisation de la production
11Dans les années 1880, on assiste au développement et à la multiplication des ateliers de lingerie, petits ou grands, sous l’impulsion des donneurs d’ordres parisiens. La main-d’œuvre urbaine ne suffit plus, les fabricants de lingerie et les entrepreneurs façonniers font appel à une main-d’œuvre rurale très dispersée. Ainsi se dessine un mouvement de proto-industrialisation tardive. Les fabricants et les entrepreneurs sont les intermédiaires entre les donneurs d’ordres parisiens, négociants et grands magasins, et les ouvrières à domicile : les trois éléments sont réunis, dans une forme de proto-industrie à schéma triangulaire.
12Le trait majeur de cette période, entre 1880 et 1910, est représenté par les déplacements incessants et nombreux des articles à réaliser : c’est le produit qui se déplace, pas la main-d’œuvre. Dans les ateliers urbains sont rassemblés la coupe, le repassage, l’expédition. Quelques ouvrières travaillent en atelier pour le montage de certains articles, pour le contrôle et le « visitage » des produits réalisés à l’extérieur. Les ouvrières à domicile, les petites entrepreneuses reçoivent les pièces toutes coupées et les assemblent. Parfois, les grands magasins parisiens ou les donneurs d’ordres envoient directement les pièces à monter aux ouvrières à domicile sans passer par un fabricant. La grande déconcentration de l’industrie de la lingerie pourrait amener à une analyse plus fine : un schéma quadrangulaire, qui pourrait se compliquer à l’infini, en fonction d’un nombre d’intermédiaires de plus en plus important (figure 1).
13Les déplacements du produit nécessitent la mise en place d’une organisation spécifique à chaque entreprise pour la distribution du travail de fabrication autour de la ville, organe centralisateur du district. Bien évidemment, la plupart des marchandises transitent par la gare d’Argenton : les matières premières, préalablement coupées ou non, les produits finis à destination de la capitale, pour les grands magasins ou les maisons de gros.
14À Argenton, différents modes de distribution des commandes et des produits à confectionner sont mis en œuvre. Les ouvrières urbaines, travaillant à domicile, et les entrepreneuses viennent parfois chercher directement à l’atelier les articles à monter. C’est le cas, par exemple, de l’atelier Hautreux, qui travaille pour de grands magasins parisiens – la Samaritaine, qui reçoit, en moyenne, 50 % des expéditions de l’atelier, les Nouvelles Galeries, le Grand magasin du Louvre. Pour la main-d’œuvre dispersée en milieu rural, l’entrepreneur ou le fabricant envoie une voiture à cheval qui passe dans les campagnes ou les hameaux pour déposer aux petites entrepreneuses ou, directement, aux ouvrières les pièces à assembler. Le passage a lieu toutes les semaines ou tous les quinze jours. Parfois, des petits commerces (épicerie, boulangerie, mercerie...) des communes situées sur le territoire du district peuvent servir de dépôt, à la fois pour les pièces à monter, le commerçant devenant en quelque sorte « entrepreneur en lingerie » ou du moins un intermédiaire de production, et pour les articles finis, commercialisés en direct, avec une commission pour le dépositaire. Ainsi, l’industrie de la lingerie procède à un investissement complet du territoire argentonnais, au-delà des limites cantonales.
15La démarche de répartition des articles entre le travail en atelier et le travail dispersé est complexe et dépend du donneur d’ordres ou du fabricant. On peut dire qu’en général, les travaux à la main sont faits à domicile : il s’agit alors de broderies, surtout dans la lingerie féminine, de boutonnières jusqu’au début du xxe siècle et avant la généralisation de la machine à boutonnières et, souvent, d’articles de luxe. Quant aux travaux à la machine, ils sont réalisés à domicile pour les articles communs, mais à l’atelier pour les articles de bonne et de très bonne qualité.
16Trois niveaux de production et d’implication patronale apparaissent donc. Le fabricant, toujours situé en ville, souvent en centre ville, possède un atelier important de style manufacturier, équipé de matériel de coupe. Il peut travailler à façon pour des commanditaires mais a souvent ses débouchés propres pour ses produits – notamment à l’exportation : on peut citer Achille Guiot et sa Chemiserie franco-américaine, opérant notamment au Brésil ; ce fabricant a tenté de fidéliser ses clients avec un système d’abonnement et de blanchissage pour les faux-cols. L’entrepreneur, également citadin, possède lui aussi un atelier, au moins trois pièces vouées à l’industrie de la lingerie ; il propose aussi la coupe. Mais il travaille seulement à façon et ne commercialise pas à grande échelle ses articles propres. Quant aux petites entrepreneuses, elles investissent les faubourgs, les hameaux et les zones rurales. Ce sont souvent d’anciennes ouvrières qui ont acheté plusieurs machines à coudre ; elles ont moins de 10 ouvrières sous leurs ordres. Elles ne possèdent pas d’atelier – pas de coupe, ni d’expédition donc –, seule une pièce de la maison d’habitation est transformée temporairement en lieu de production de lingerie. Il s’agit souvent d’ateliers familiaux ou de familles-ateliers, comme dans la rubanerie stéphanoise2 : mère, filles, nièces... La multiplication de ces petites structures de fabrication forme une nébuleuse d’ateliers, parfois difficilement identifiables.
17L’industrie de la lingerie à Argenton a ainsi développé une complémentarité entre la ville, siège des ateliers, et son territoire, lieu réel de production et district composé d’un bassin de main-d’œuvre dans une relation de proximité géographique. Au tournant du siècle, Argenton et sa région compteraient plus de 2 000 ouvrières en chemiserie3, dont la majorité sont à domicile. De cette époque date aussi l’idée si répandue que le travail féminin de la lingerie ne correspond qu’à un salaire d’appoint. Il faut dire que beaucoup d’ouvrières pratiquent la pluri-activité au sein de leur famille, entre travaux des champs et travaux d’aiguilles. La dispersion s’est rapidement imposée : l’organisation économique et spatiale de l’industrie de la confection dans l’Indre et à Argenton-sur-Creuse en est un bon exemple.
Remise en question de l’organisation spatiale (1910-1945)
18Un premier bilan des problèmes d’organisation de l’industrie de la lingerie est réalisé à l’occasion de l’enquête du ministère du Travail sur la situation du travail à domicile dans cette industrie. Les inquiétudes du patronat sont alors évidentes, les relations entre la ville et son district sont à repenser.
Une réorganisation spatiale indispensable
19Cette enquête, menée entre 1901 et 1907, donne le détail des stratégies spatiales du patronat local. D’un côté, ceux qui sont favorables au travail dispersé en montrent les nombreux avantages : moins de frais généraux, pas de personnel d’encadrement pour la surveillance, pas d’immobilisation de capitaux, moins de problèmes de gestion de la main-d’œuvre – c’est-à-dire pas de risque de grèves ou de mouvements sociaux. De l’autre, ceux qui voient les limites et les inconvénients de cette organisation : pas de surveillance du travail réalisé, donc pas de possibilité de reprendre le travail mal fait, rendements moins importants, pas de possibilité d’utiliser les nouvelles machines et les nouvelles techniques qui apparaissent, des délais de livraison parfois difficiles à respecter.
20Beaucoup ont conscience des changements qui se produisent dans l’industrie en général et dans la chemiserie en particulier. En 1907, la commune d’Argenton voit l’arrivée d’une nouvelle source d’énergie, l’électricité. Jusqu’alors, certaines machines à coudre pouvaient être mues par des moteurs à gaz ou à vapeur. L’électricité modifie le fonctionnement des forces motrices en permettant le fractionnement de l’énergie par l’utilisation de petits moteurs individuels ou de gros moteurs pour les bancs de machines. Dès la fin du xixe siècle, de nouvelles machines spéciales font leur apparition dans l’industrie de la chemiserie : machines à boutonnières, machines à plisser, machines à deux aiguilles... « Le grand développement de l’industrie de la chemise, dû en partie à l’emploi de ces machines spéciales, permet en outre la division du travail tout en augmentant le rendement ainsi que l’amélioration de la fabrication »4. Mais l’utilisation de tels moyens techniques ne peut se faire qu’à l’atelier, au détriment du travail dispersé. Dès les années 1910-1920, la chemiserie masculine est le secteur le plus mécanisé de l’industrie de l’habillement.
21Dans l’enquête menée par le ministère du Travail, le malaise des confectionneurs argentonnais est général. Ceux-ci éprouvent des craintes pour l’avenir de l’industrie de la chemiserie dans son organisation dispersée. Ils ont conscience du manque de productivité du travail à domicile et de la vitalité de la concurrence extérieure, venue d’autres régions françaises. Seuls les plus petits, les entrepreneurs, se satisfont entièrement de cette organisation dispersée, qui leur a permis d’exercer une activité indépendante avec peu de moyens financiers.
22Pendant la première guerre mondiale, les fabricants se sont à peu près tous maintenus dans leur activité, grâce notamment aux commandes militaires. Durant ces années difficiles, les premières ententes entre producteurs en lingerie d’Argenton se mettent en place pour défendre les prix de fabrication, principalement les prix à façon. En revanche, plusieurs ateliers familiaux d’entrepreneuses ferment leurs portes, surtout à l’extérieur de la ville. L’administration militaire exige des garanties précises de fabrication que les petites entrepreneuses ne peuvent pas toujours offrir.
Lente diminution du travail dispersé
23D’une manière générale, le travail à façon se maintient dans les établissements d’Argenton, mais selon des méthodes d’application différentes. Souvent, on associe le travail à façon au travail à domicile. Or, si l’activité dispersée n’existe que sous une forme de sous-traitance, la fabrication à façon peut fonctionner au sein d’une industrie urbaine, concentrée.
24Quelles sont les causes de la diminution du travail à domicile ? Dans les années 1930, plusieurs établissements argentonnais souhaitent mettre en application les méthodes scientifiques du travail venues d’outre-Atlantique depuis quelques années. La productivité devient un souci permanent pour le patronat de l’industrie de la lingerie, déjà fortement mécanisée. Dans certains ateliers, comme chez Louis Valton, on fait des tentatives de chronométrage des temps de fabrication. Le travail à la chaîne est introduit, avec l’installation d’un « tapis », large bande de tissu se déplaçant horizontalement dans un mouvement incessant et chargé de transporter les « paquets » (pièces à confectionner réunies par catégorie, les devants, les poignets, les cols...) d’une ouvrière à l’autre. Conjointement à l’installation de ce matériel moderne, des modifications sont apportées au mode de rémunération : on passe d’un salaire payé aux pièces – plus précisément à la douzaine, dans la lingerie – à un salaire horaire. Mais tous les ateliers d’Argenton ne connaissent pas ces transformations, les années 1930 ne sont que le début d’une longue période de lentes mutations des méthodes et de l’outil de production.
25L’autre facteur entraînant la diminution du travail dispersé réside dans l’intégration toujours plus étendue de machines perfectionnées : machines spéciales, comme on l’a déjà vu, matériel de coupe automatisé, avec des chariots, plieurs, dérouleurs..., des machines à tracer et perforer les patrons, des scies puissantes permettant de couper des « matelas » de plusieurs dizaines d’épaisseurs de tissus... De nouveaux procédés techniques et chimiques sont à l’essai, comme l’utilisation de triplures fixantes pour remplacer l’amidonnage des cols, le procédé Truben d’origine anglaise5.
26Enfin, le problème de l’apprentissage inquiète de nombreux confectionneurs. Dès 1910, le patronat argentonnais de la lingerie a conscience de la nécessité d’accroître la formation de la main-d’œuvre. La généralisation du travail dispersé a créé une déqualification d’un certain nombre d’ouvrières qui ne trouvent personne pour les former. La transmission du savoir-faire de mère en fille, au sein d’un atelier familial, décrite d’une manière idyllique par les voyageurs du siècle précédent, ne suffit plus à répondre aux besoins d’une industrie en perpétuelle transformation. L’atelier reste l’espace le plus propice pour l’acquisition d’une technique et l’apprentissage du métier de mécanicienne en confection.
27La lente disparition du travail à domicile correspond aux premiers déplacements de la main-d’œuvre vers les lieux de production : c’est un élément fondamental de la concentration industrielle. La nouvelle organisation du travail redessine le contour du district et confirme le rôle de la ville comme centre de la production.
Redistribution spatiale et patronale
28L’investissement urbain se concrétise par l’installation de nouveaux patrons de l’industrie de la lingerie, créant ou reprenant des ateliers urbains. Ainsi, Louis Valton monte son atelier dans les locaux d’une ancienne tannerie, comme soixante ans plus tôt les premiers lingers occupaient les bâtiments abandonnés des draperies ; d’autres, comme les frères Bigrat, rachètent des établissements de confection : d’abord celui de Marcel Danglard, puis celui de Fernand Gautier. Les faubourgs, autrefois espace privilégié de l’habitation et d’une polyculture restreinte, sont progressivement occupés par l’industrie.
29Les sociétés parisiennes de confection – grands magasins, maisons de gros – les donneurs d’ordres, qui autrefois faisaient travailler les ouvrières à domicile, s’installent à Argenton et développent le travail en atelier, avec l’embauche d’un directeur et de personnel d’encadrement. Ils sont de plus en plus nombreux entre 1910 et 1930 à choisir cette stratégie de production : Ets Millet, Rousseau (filiale du groupe Boussac), Dehesdin, Lazarus, Paris-France, SACLEM (filiale du Printemps)... La Samaritaine et le Bon Marché, encore très présents, participent momentanément au maintien du travail dispersé mais passent le plus souvent commande auprès de fabricants.
30La seconde guerre mondiale accroît ce retour de l’activité industrielle vers les ateliers. On assiste à l’arrivée de nouveaux confectionneurs parisiens et du Nord et de l’Est de la France : Gravereaux, Heymann, Luchaire..., habitués aux techniques de travail en atelier et soucieux de le développer. Mais la chute de la production consécutive au conflit entraîne la liquidation des petites structures dispersées, qui subsistaient jusqu’alors. Elles étaient encore présentes dans certains faubourgs et dans les campagnes.
Usine et concentration industrielle : la victoire de la ville sur son territoire (1945-1965)
31À partir de 1945 – et le mouvement est même engagé avant la seconde guerre mondiale –, on assiste à une réduction de la nébuleuse proto-industrielle, survivance de l’héritage du xixe siècle. L’industrialisation se fait urbanisante et le district se concentre autour de la ville. L’analyse peut être faite à travers l’exemple de la S.O.G.E.C. (Société générale d’équipement et de confection), filiale des Ets Gravereaux, société parisienne dont le siège est à Boulogne-Billancourt, qui est devenue la plus grosse entreprise d’Argenton en 1960. La S.O.G.E.C. est un très bon modèle d’occupation spatiale de la ville, de son district, voire du département de l’Indre.
32L’implantation des Ets Gravereaux dans l’Indre, à Argenton, relève de plusieurs facteurs. La réputation de l’Indre dans la fabrication d’articles de lingerie de bonne qualité est connue dans les milieux parisiens de la mode et de l’habillement. Dès 1935, l’entreprise fait travailler à façon Gaston Renaud, façonnier local installé en 1926 dans un atelier argentonnais qui compte environ 60 ouvrières au milieu des années 1930. De plus, au moment de la signature de l’armistice en 1940, Argenton-sur-Creuse est situé en zone libre. Ces différents éléments jouent en faveur d’une installation d’abord temporaire, pendant la guerre, puis définitive de la société Gravereaux dans cette région berrichonne.
Contours changeants et fluctuants de l’organisation spatiale et industrielle
33Les Ets Gravereaux ont mené une politique conquérante d’occupation des lieux de production. Ils ont acheté et vendu près d’une dizaine d’ateliers ou de locaux pour consolider leur assise et augmenter leurs capacités productives. Cette démarche est suivie, sous une forme moins importante, par d’autres confectionneurs locaux, Lionel Bazin notamment. Pour les Ets Gravereaux, on peut compter trois étapes de développement.
34Dans l’étape 1 (figure 3), les deux derniers achats à Argenton consacrent l’implantation définitive de la société Gravereaux dans cette ville, pour faire de leurs ateliers berrichons un espace de fabrication à part entière. En 1946, 95 ouvrières travaillent pour eux à Argenton. Les deux ateliers situés à Levroux et Châtillon dépendent d’Argenton pour la coupe, le repassage et l’expédition. Pourquoi une telle boulimie d’achats d’ateliers ? Outre la volonté d’avoir des locaux de production suffisants pour répondre aux demandes des clients, surtout à partir de 1945, une autre raison réside dans une démarche stratégique pour empêcher certains concurrents de s’installer à Argenton et dans le département de l’Indre : la main-d’œuvre expérimentée et qualifiée est toujours très recherchée.
35L’étape 2 correspond à une nouvelle organisation économique et spatiale de l’ensemble des ateliers, développée en fonction des spécificités de chaque usine. À Boulogne-Billancourt se trouvent le siège, la direction générale, les services de création des modèles et de commercialisation, la fabrication des articles les plus luxueux et des petites séries ; à Argenton, la coupe, le montage, le repassage et l’expédition des séries plus importantes, avec l’application des systèmes synchros de production ; à Saint-Gaultier enfin, le montage de certaines séries, l’expédition étant effectuée à partir d’Argenton.
36Dans l’étape 3, plus courte, les Ets Gravereaux, malgré quelques dissensions familiales, prennent la décision de construire une grande usine à l’extérieur d’Argenton, dans une zone industrielle. Le but de ce déplacement est d’abandonner les ateliers du centre-ville, trop exigus, trop dispersés, souvent inondés par les crues de la Creuse, pour concentrer la production et moderniser l’outil de fabrication. En effet, la S.O.G.E.C. connaît des difficultés d’exploitation dues à l’éparpillement des ateliers : 4 à Argenton, 1 à Saint-Gaultier, 1 usine à La Souterraine, construite en 1962, plus un atelier d’apprentissage. D’où une nouvelle organisation autour de deux unités : Argenton et La Souterraine, ce qui paraît paradoxal puisqu’il s’agit d’une reconfiguration avec un nouvel élargissement spatial vers le sud, pour répondre à un problème de recrutement de main-d’œuvre car le bassin argentonnais s’appauvrit en mécaniciennes qualifiées ou en jeunes filles intéressées par la lingerie industrielle.
37Les pouvoirs publics locaux, c’est-à-dire la mairie, jusqu’alors absents de toute démarche d’incitation à l’industrialisation, prennent part à la construction de la nouvelle usine à Argenton, en fournissant le terrain et en proposant à l’entreprise un montage financier intéressant. À la même époque, la municipalité s’occupe aussi de la reprise des anciens ateliers vacants.
38Les mouvements de la S.O.G.E.C. dans l’espace argentonnais ou départemental ne sont pas isolés : les Ets Rousseau, dépendant du groupe Boussac, usent aussi d’une politique d’achats et de ventes d’ateliers, à l’échelon départemental et national, pour répondre aux nécessités de production. Plus proche de la stratégie des Gravereaux, Lionel-Louis Bazin, en 1947, installe également différents ateliers : un à Saint-Marcel, qu’il dirige, un à Prissac, ouvert en 1940 avec une vingtaine d’ouvrières, un à Argentan, à l’emplacement de l’ancienne société parisienne Millet et mis sous la direction de son fils Lionel. En 1960, sous la direction de Lionel Bazin et de sa femme, des travaux sont entrepris pour agrandir l’atelier de Saint-Marcel, avec l’adjonction de l’ancien atelier Berthelot, de celui de la maison Heymann à Saint-Marcel, et de l’ancien atelier Paris-France d’Argentan. En 1968, une grande usine est construite, à l’extérieur de Saint-Marcel, avec l’aide de la mairie.
Formation et main-d’œuvre dans l’espace urbain
39Après 1945, le développement d’une formation spécifique à la confection, inexistante jusqu’alors, est assuré par la création d’une section chemiserie lingerie au Centre d’apprentissage Châteauneuf, situé sur les hauteurs de la ville. Le Centre d’apprentissage est né pendant la seconde guerre mondiale, mais c’est à partir des années 1950 qu’il acquiert une dimension très technique dans la formation industrielle. Grâce à l’entente et au soutien de certains confectionneurs locaux, sous l’impulsion d’une directrice très active, Mademoiselle Aufrère, ainsi que de Jean-René Gravereaux, les premières élèves peuvent, en 1951, préparer le CAP confection à Argenton. La création des formations liées à l’industrie locale est aussi une réponse tardive à la crise de l’apprentissage décelée et analysée dès les années 1920. Les autorités urbaines, le patronat industriel lancent une nouvelle stratégie de développement qui fait de la ville l’espace incontournable des services et activités annexes de l’industrie. À côté du Centre d’apprentissage est installé un foyer pour jeunes filles, pour permettre l’hébergement des élèves et des apprenties employées dans les entreprises locales. Dès 1957, le Centre d’apprentissage abrite également un établissement de formation pour la promotion sociale des adultes travaillant dans la lingerie industrielle. La formation de la main-d’œuvre trouve sa place dans l’espace urbain.
40Dans le cadre du travail dispersé, la production se déplaçait vers la main-d’œuvre. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, le mouvement est entièrement inversé et c’est toute la population active qui vient sur les lieux de production, et non plus le produit qui se déplace. La S.O.G.E.C. a même mis en place un service de ramassage des ouvrières en autobus pour leur permettre de venir travailler plus facilement. L’aire de recrutement de la main-d’œuvre est alors élargie et peut dépasser la trentaine de kilomètres. De plus, la liaison ferroviaire Paris-Toulouse passe par Châteauroux et permet une desserte à Argenton. Après l’importance du transport de marchandises pendant près d’un siècle, le chemin de fer devient un moyen de locomotion nécessaire aux personnes.
41Il n’y a plus guère qu’un seul atelier à Argenton à utiliser surtout le travail à domicile : l’atelier Claveau-Masset qui, en 1950, emploie 20 personnes sur place mais plus de 80 en travail dispersé, à Argenton, Chabenet, Le Pont-Chrétien, Le Vivier, Thenay, Saint-Gaultier, Aigurande.
42La conquête spatiale des industries de la lingerie a été à la fois urbaine et rurale. Le premier souci des industriels de ce secteur est de trouver la main-d’œuvre nécessaire à la fabrication : la lingerie est avant tout une industrie de main-d’œuvre.
43Comme dans le textile plusieurs décennies auparavant, la voie de la proto-industrialisation a été suivie et a semblé la meilleure organisation pour la chemiserie industrielle. À Argenton et dans l’ensemble du département de l’Indre, il s’agit d’une proto-industrialisation tardive, développée à partir des années 1860. La confection est une industrie récente, jeune, à la recherche d’un équilibre entre la ville et son territoire. Elle a connu des séquences temporelles rapides et souvent courtes. La spatialisation et l’organisation du travail de cette industrie sont soumises aux progrès techniques.
44Malgré son industrialisation, Argenton demeure une ville inachevée : dès 1890, plus de banques pour le financement local, mais une méfiance de la part des Argentonnais pendant toute la première moitié du xxe siècle, à la suite d’importantes faillites des banques locales dans les années 1880 ; pas de cités ouvrières ; une pauvreté relative des fonctions urbaines jusqu’aux années 1960. Argenton n’est pas vraiment une ville industrielle, elle peut être définie comme un agglomérat de faubourgs à vocations diverses, autour d’un bourg qui s’étend le long de la Creuse, peut-être un « espace sans nom », selon l’expression de John Merrimann6.
45Argenton s’est transformée en plate-forme de distribution des articles de lingerie dans son district, au-delà du canton. Dès la fin du xixe siècle, la ville de 6 000 habitants prend une importance économique inconnue jusqu’alors. Argenton et son district sont devenus le symbole de l’industrie de la lingerie dans l’Indre, industrie qui est à certaines périodes le premier employeur de la commune, du canton, voire du département. Et l’absence de réalité et d’unité urbaines est progressivement estompée par le sentiment général de la population de participer à la fabrication de produits de qualité, voire de luxe. Ainsi se développe une mythologie de l’excellence de la production célébrée par les acteurs sociaux d’un district industriel en perpétuelle mutation. La création du Musée de la chemiserie et de l’élégance masculine, dans l’ancienne manufacture Brillaud, témoigne de cette volonté de pérenniser les valeurs culturelles et l’histoire de l’industrie de la lingerie.
Notes de bas de page
1 Cet article anticipe sur la soutenance de ma thèse préparée à l’Université Lumière-Lyon 2 sous la direction de Claude-Isabelle BRELOT (Centre Pierre Léon, UMR 5599 : Entreprises et patronat de l’industrie de la confection, Paris – Argenton-sur-Creuse, 1860-1960, soutenance prévue en décembre 2001).
2 DUBESSET M., ZANCARINI-FOURNEL M., Parcours de femmes. Réalités et représentations, Saint-Étienne, 1880-1950, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993.
3 ARDOUIN-DUMAZET, Voyages en France, 26ème série, « Berry et Poitou oriental », Paris, Berger-Levrault, 1901, p. 294.
4 RENAUD-MORIZET Mme, L’industrie de la confection en France et des objets confectionnés, Paris, A. Renaud-Morizet, s.d., p. 171.
5 Triplures collées sur les chemises, grâce à un mélange d’acétate et de coton, passé dans des presses, pour obtenir le ramollissement des fibres d’acétate au contact de l’eau et de la chaleur.
6 MERRIMANN J.M., Aux marges de la ville. Faubourgs et banlieues en France, 1815-1870, Paris, Seuil, 1994.
Auteur
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999