Chapitre 8. Dessine-moi un jeu vidéo
p. 169-190
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Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, numérique, carte mentale, expérience, émotion, exploration, nostalgie
Texte intégral
1Céleste a 28 ans et habite dans une petite ville proche de la frontière genevoise. Au moment de l’enquête, elle est sur le point de commencer une formation de policière, après quelques années de travail comme employée non qualifiée. Elle se considère sans hésiter comme joueuse de jeux vidéo. Elle a beaucoup pratiqué plus jeune (sur des consoles qu’on leur avait prêtées, à elle et sa sœur) et joue encore aujourd’hui, plutôt le week-end ou quand elle a le temps, sur ses consoles Nintendo. Elle possède la Wii et la Wii U, sans compter la PlayStation de son compagnon. Depuis son enfance, ses jeux préférés sont ceux de la série The Legend of Zelda. Elle aime l’univers, les graphismes ainsi que les possibilités offertes de pouvoir sortir des sentiers battus :
J’aime lire heroic fantasy, donc j’aime jouer heroic fantasy, donc j’aime l’univers, j’aime… Oui, le mélange magie, voilà, j’aime… J’aime énormément les... Les graphismes, enfin ils sont peut-être tout bêtes, mais oui, ce... Moyenâgeux, mais bizarre, des personnages un peu bizarres... J’adore un peu les quêtes, tout ce qui est quête, même pas que la quête principale, j’essaye de tout faire ce qu’il y a à côté, même le truc le plus insignifiant, j’aime bien finir jusqu’au bout.
2Mais l’univers de Zelda est aussi un monde effrayant, particulièrement pour quelqu’un qui déteste les araignées et peut faire un « bond de trois mètres » lorsqu’elle en croise une, même virtuelle :
Céleste : J’ai aussi peur dans Zelda quand il y a des araignées. Je sursaute. Je hurle. Et je me barre. Mais... Mais je le fais en hurlant. En règle générale, je déteste ça. En plus, elles sont affreuses, mais oui, ça, ça a pu m’arriver. Quand j’étais petite, je me souviens que je jouais un jeu, comment ça s’appelait sur Nintendo ? Je crois Banjo-Kazooie, un truc comme ça. Et à un moment, ils étaient dans l’eau et il y avait un requin, et je sais que j’avais la trouille de me faire attraper par le requin... Mais à chaque fois, oui, je me suis toujours un peu identifiée à mon personnage, mais oui, je peux avoir peur en jouant.
Enquêteur : Oui. Et dans Skyrim, il y a aussi de sacrées araignées.
Céleste : Oui, elles sont moches. Mais en règle générale, j’ai le chéri à côté de moi donc ça va, j’ai moins peur. Avec Zelda, en règle générale, je joue toute seule et quand, tout à coup, elles surgissent comme ça, en règle générale, je fais un bon de trois mètres avant de me battre. Mais oui, non ça va dans Skyrim, en règle générale, je gère.
3Ainsi, les jeux vidéo sont des dispositifs techniques qui peuvent produire de l’émotion, positive (attachement, nostalgie, plaisir de partager un moment) comme négative (peur, sentiment de perte de repères ou de solitude, comme dans le cas de Yann évoqué dans les chapitres précédents). L’idée que nous souhaitons développer dans ce dernier chapitre est que les émotions dans un jeu vidéo ne naissent pas seulement de l’activation de quelques mécanismes de jeux, mais aussi, au cours du temps, souvent sur des années, des conditions dans lesquelles a lieu la pratique de jeux vidéo et des attachements que développent les joueurs pour ces derniers. Pour le dire autrement, la prise en considération des émotions liées aux pratiques vidéoludiques ne peut se réduire à l’étude des affects (en lien avec des stimuli visuels, sonores ou tactiles) qui se produisent pendant une partie de jeux vidéo, mais doit également prendre en compte les attachements développés tout au long de la vie des joueurs pour les pratiques de jeux vidéo, à l’exemple de Céleste qui évoque avec nostalgie ses parties de jeux vidéo de Zelda lorsqu’elle était plus jeune, ou qui a moins peur des araignées virtuelles dans Skyrim lorsque son compagnon la regarde jouer.
4Ainsi, entrer par les émotions, ce n’est pas simplement prendre acte que les jeux vidéo peuvent produire des sensations, c’est aussi regarder comment ces émotions naissent et structurent l’expérience vidéoludique. Les émotions font partie du processus personnel d’inscription de l’individu dans son environnement et de son interprétation. Les émotions contribuent à structurer nos pratiques sociales et spatiales, et la manière dont nous nous représentons et organisons le monde (Davidson, Bondi, Smith, 2007), qu’il soit physique ou virtuel. Des travaux ont d’ores et déjà montré le rôle des cartographies émotionnelles des espaces urbains et le fait que, pour certaines personnes, certains espaces ou quartiers soient attractifs et d’autres, au contraire, répulsifs voire dangereux, avec des différenciations fortes, notamment selon le genre (Ramadier, 2002 ; Griffin, McQuoid, 2012). Dans l’étude de la dimension émotionnelle des pratiques vidéoludiques, trop souvent, les analyses des jeux vidéo restent centrées sur le dispositif, ce qui se passe à l’écran, les règles, sans aller au-delà de ces structures externes au joueur et sans se donner les moyens de saisir les qualités de l’expérience vidéoludique du côté de ceux qui les pratiquent. Comment ces derniers explorent-ils les jeux vidéo, avec quel plaisir et quelles difficultés ? Quelles expériences spatiales se développent, comment structurent-elles l’activité, quels attachements s’y stabilisent et, à travers eux, comment se forme le regard que les joueurs portent sur leur propre pratique d’un jeu en particulier et des jeux vidéo en général ? Nous proposons de répondre à ces questions en nous intéressant à la manière dont les joueurs s’approprient les espaces vidéoludiques. Ceci nous permet de regarder l’expérience que les joueurs font des jeux, les sentiments (de plaisir, de nostalgie, mais aussi d’ennui ou de solitude), voire les valeurs auxquels renvoient pour eux les jeux vidéo. Pour cela, nous nous appuyons sur la méthodologie des « cartes mentales » mobilisée durant l’enquête pour étudier les « mondes-écran » des joueurs.
Explorer les émotions vidéoludiques par les cartes mentales
5Dans ces mondes entièrement artificiels, issus de la volonté démiurgique de leurs équipes de designers, chaque élément est « placé ». Pour cette raison peut-être, le point de vue dominant pour aborder l’espace est celui surplombant de l’architecte. La littérature des Game Studies introduit la différence entre « monde fermé » et « monde ouvert » (Juul, 2005)1, suggérant que la mesure dans laquelle un jeu peut être approprié est entre les mains du game designer, lequel peut choisir le degré de participation du joueur à l’expérience du jeu : simple interactivité dans un cadre prédéfini (monde fermé) ou participation inventive au sein d’une structure générative (monde ouvert). Pourtant, dans les faits, les concepteurs n’anticipent pas toujours ce que les utilisateurs font de leur jeu : Markus Persson avait-il prévu que son jeu Minecraft serait aujourd’hui utilisé par les pouvoirs publics pour promouvoir leur territoire (Isèrecraft) et offrir des services de cartographie (Minecraft© à la carte, proposé par l’Institut Géographique National) ?
6Ces analyses supposent prévisibles les moments et les émotions que les joueurs de jeux vidéo vont éprouver, comme si ces dernières étaient produites par les dispositifs eux-mêmes, à des moments particuliers du jeu (la résolution d’une énigme, la fin d’un combat épique) et comme si les expériences qui en résultaient pour les joueurs étaient indépendantes des contextes dans lesquels ils jouaient. C’est ignorer que la même péripétie d’un même jeu peut donner lieu à des expériences très différentes, qu’on puisse prendre plaisir simplement à admirer les paysages d’un jeu en regardant son compagnon ou sa compagne jouer, ou passer un bon moment à se moquer de ses difficultés de manipulation ou d’orientation – comme on l’a vu dans le chapitre précédent. La question du plaisir de jouer elle-même n’est pas réductible à une simple pulsion activée par un dispositif. Ainsi, pour John Fiske (1989), le plaisir n’est pas un acte de consommation passive, c’est une forme d’activité qui engage la personne dans son environnement. Christoph Bareither (2017), qui a justement travaillé sur le plaisir de jouer à des jeux vidéo violents, avance que les individus n’ont pas des émotions, ils les produisent en situation d’interaction avec leur environnement social et géographique, si bien qu’une même action dans un jeu (écraser des piétons sans raison apparente dans Grand Theft Auto, par exemple) procurera un plaisir moindre lorsqu’elle sera faite tout seul face à son écran, que lorsqu’elle s’inscrit dans une expérience partagée de jeu en présentiel ou via un live stream. Ainsi, les émotions sont plus qu’un ressenti, elles sont une relation vivante entre le joueur, le jeu et, insistons, le contexte de jeu. En retour, ces émotions structurent les expériences géographiques et sociales présentes et futures, comme le souligne Owain Jones (2007).
7Bien entendu, cette question de la prise en compte des effets de dispositifs n’est pas neuve. Elle a été rencontrée au sein des études des sciences et technologies (STS) par Karin Knorr-Cetina (1997) lorsqu’elle a voulu rendre compte de l’expérience des scientifiques aux prises avec des systèmes complexes comme les collisionneurs de particules, sans réduire ces expériences aux théories à partir desquelles les machines sont construites et que les expérimentations menées contribuent à élaborer. Pour comprendre le travail de ces scientifiques tel qu’ils le lui racontent, elle forge alors la notion de « monde-écran ». Reprise par Alexandra Bidet (2008) dans ses travaux sur les superviseurs du réseau téléphonique, la notion a deux caractéristiques essentielles pour notre analyse :
d’une part, les écrans ne valent pas simplement pour ce qui est tracé dessus, mais pour les mondes auxquels ils permettent d’accéder ;
d’autre part, ce débordement de l’expérience de l’usager par rapport au cadrage de l’interface est spatial.
8Ainsi, dans le cas des agents de supervision étudiés par Alexandra Bidet, les courbes affichées à l’écran permettent aux professionnels de localiser sur le réseau les problèmes de trafic. Rappelons la désorientation éprouvée par Yann dans le jeu vidéo Skyrim : jouer suppose de trouver une manière de relier le lieu affiché à l’écran où est présent son personnage avec un monde plus vaste, avec d’autres lieux qui sont autant de possibilités d’action, notamment les « donjons ». Les outils proposés par le jeu (une carte du monde et une boussole qui tourne selon l’orientation du personnage) étant largement incompréhensibles pour lui, il doit souvent s’appuyer sur des routines – les lieux où il est déjà passé, le décor qui indique dans quelle région il se trouve, etc. Au cours de son enquête, pour comprendre le « monde-écran » des agents, c’est-à-dire leur représentation du territoire où ils circulent et leurs manières de s’y orienter, Alexandra Bidet analyse des dessins réalisés par les professionnels pendant les entretiens. Nous approfondissons cette méthode en nous appuyant sur la tradition d’utilisation des « cartes mentales » en géographie. Celle-ci vise à saisir l’espace vécu ainsi que les représentations individuelles et collectives de l’espace.
Encadré 6. Les cartes mentales : un outil pour explorer les représentations
La méthode des « cartes mentales » remonte aux travaux de Kevin Lynch dans les années 1960. Dans les grandes villes américaines dominées par l’automobile, elle lui a permis de repérer les trajets ou les carrefours considérés comme les plus anxiogènes ou les moins sûrs pour les piétons, à partir de leur propre expérience de déplacement, et non pas du point de vue surplombant de l’aménageur ou de l’architecte. Dans les années 1970, Peter Gould et Rodney White ont, quant à eux, mobilisé les cartes mentales pour étudier les connaissances du monde que différentes catégories de la population peuvent avoir. Leurs travaux, à forte dimension humaniste, visent à montrer que l’ignorance des autres et de leurs espaces peut conduire à de l’indifférence, du mépris, voire de la xénophobie.
Les cartes mentales sont des « autobiographies graphiques », selon l’expression d’Antoine Bailly (cité dans Avry, 2012). Lorsqu’ils dessinent une carte mentale, les enquêtés se racontent autant qu’ils racontent l’espace qu’ils pratiquent. En effet, la carte mentale permet de mesurer aussi bien ce que les gens connaissent le mieux que ce qu’ils oublient – c’est-à-dire qu’elle permet de mesurer l’écart entre l’espace, la connaissance qu’en a celui qui le parcourt et l’expérience qui en est faite. Des travaux menés dans les années 1990 auprès d’écoliers ont justement montré, avec cette méthode, les degrés variables d’appropriation de leur espace proche par les enfants, témoignant ainsi des espaces vécus différenciés d’une même ville selon les personnes (André, 1998). Comme le rappelle Colette Cauvin (1999), ce qui importe dans la carte mentale, ce sont les relations fonctionnelles, symboliques ou émotionnelles entre les différents objets dessinés, et non leur localisation géométrique stricte.
9À travers les cartes mentales, notre objectif n’est pas une description minutieuse des espaces vidéoludiques, mais bien une description de l’expérience spatiale qu’ont les enquêtés des jeux vidéo qu’ils nous dessinent. Ce que permet de saisir la carte mentale, c’est le sens que l’enquêté accorde aux lieux qu’il dessine (Pearce, 2008), qu’ils soient fictionnels ou réels. Cette méthode a été, à notre connaissance, rarement appliquée dans le cas des jeux vidéo et des univers virtuels. Au total, trente-huit cartes mentales ont été dessinées par nos enquêtés (voir l’encadré méthodologique en introduction de cet ouvrage). Durant l’entretien, il a été demandé à chacun d’eux de dessiner une ou plusieurs cartes mentales du ou des jeux vidéo de leur choix, avec une consigne laissée volontairement large – « dessinez-nous l’espace d’un jeu vidéo de votre choix » – qu’il a parfois fallu reformuler pour que la notion d’espace dans un jeu vidéo prenne sens pour certains enquêtés, en fonction de leur niveau d’engagement et du type de jeu auquel ils jouent ou ont joué.
10Les cartes sont un élément récurrent et parfois crucial dans les jeux vidéo. C’est pourquoi une de nos hypothèses était celle de la familiarité des joueurs avec la représentation cartographique des jeux. À la fois support de jeu, objet de la conquête (dans les jeux de stratégie) ou des aménagements (dans les jeux de construction et de gestion), outil d’orientation dans l’espace ludique, les cartes structurent l’expérience spatiale des joueurs de jeux vidéo. L’utilisation des cartes mentales semble donc tomber sous le sens, à nos yeux, par la familiarité supposée des joueurs de jeux vidéo avec les cartes. On trouve d’ailleurs, çà et là sur Internet et sur divers sites ou forums communautaires, des réalisations artistiques de joueurs autour de leur jeu préféré. Rappelons qu’Emma produit parfois ses propres cartes. Du fait de sa profession d’architecte, elle a une relation privilégiée avec le dessin et les représentations graphiques de l’espace.
11Cette hypothèse de la familiarité des joueurs avec la carte a été détrompée à plusieurs reprises lors de l’enquête, deux enquêtés ayant même refusé de se prêter à l’exercice. Néanmoins, il ne faut pas interpréter ce refus comme un manque de compétence en dessin ou l’absence de familiarité avec les cartes, mais plutôt comme un attachement faible aux jeux vidéo. Dans les deux cas (Chantal et Lionel), il s’agit de personnes qui jouent peu, à des moments très routiniers pour la première, et très occasionnels pour le second. D’autres encore ont accepté l’exercice, mais avec hésitation, comme si l’idée d’avoir un jeu préféré ou un jeu auquel ils étaient particulièrement attachés ne faisait pas sens. Chez d’autres, enfin, la réalisation de la carte mentale et le discours qui l’accompagne sont parfois très poussés, très détaillés. Ils traduisent une forte appropriation des espaces virtuels et un attachement à la pratique, même lorsque cette dernière a décliné du fait des trajectoires professionnelles ou familiales. En résumé, ce que traduit la difficulté de l’exercice de la carte mentale n’est pas tant que les enquêtés ne savent pas dessiner les espaces vidéoludiques, c’est plutôt que, dans la plupart des cas, ils ne se sentent pas engagés dans la pratique. Et inversement, on pourrait dire que plus les joueurs sont engagés, plus ils maîtrisent les espaces virtuels et sont capables de les restituer, avec parfois un discours très savant.
12Dans notre analyse des cartes mentales, nous avons été attentifs à trois éléments (suivant la méthodologie proposée dans Avry, 2012) en nous appuyant sur le discours qui accompagne la production de ces cartes :
le sujet (ce qui a été dessiné) ;
la signification expérientielle ou émotionnelle (pourquoi cela a été dessiné) ;
la structure (comment cela a été dessiné).
13Nous proposons de restituer ici les points saillants de cette analyse.
Les jeux vidéo à la carte
14Un panorama global du corpus de cartes mentales produit par nos enquêtés montre, en premier lieu, une grande diversité de sujets : vingt-neuf titres différents ont été dessinés sur un total de trente-huit cartes, ce qui traduit la variété des jeux auxquels nos enquêtés sont attachés. On retrouve aussi bien des jeux anciens (Aladdin) que des jeux récents au moment de l’enquête (Dishonored), des jeux très célèbres (Mario arrivant en tête, ainsi que Zelda) et d’autres plus confidentiels, des jeux en solo (comme le Démineur) et des jeux multijoueurs (World of Warcraft, League of Legends). D’autres encore renvoient à des catégories de jeux (les jeux de voiture et non pas un jeu de voiture en particulier, les jeux de basket-ball, etc.). Une analyse par genres de jeux vidéo montre, d’ailleurs, une forte représentation des jeux de plateforme (10 sur 38) et une présence plutôt élevée des jeux d’énigme ou de cartes tels que le Solitaire (6 sur 38), alors qu’ils proposent a priori les espaces virtuels les moins riches de notre corpus (par rapport aux jeux de rôle, d’aventure ou d’exploration). Enfin, huit cartes mentales renvoient à des séries (Final Fantasy, The Legend of Zeda) plutôt qu’à un épisode en particulier de ces séries.
15Selon nous, cette distribution très variée est un premier indicateur des niveaux d’engagement. D’abord, accepter de réaliser plusieurs cartes mentales (Emma, Karim et Mika, entre autres) traduit un vrai plaisir à parler de jeux vidéo, à explorer ses propres pratiques. La présence de jeux récents laisse supposer une connaissance de l’actualité des sorties. Le choix de dessiner des jeux anciens reflète une pratique vidéoludique précoce, en général à la fin de l’enfance ou au début de l’adolescence. Le fait de dessiner des jeux multijoueurs (alors que les enquêtés sont libres de toute contrainte de choix du sujet) traduit aussi le fait que les jeux vidéo sont une pratique culturelle partagée au sein d’un couple, d’une famille ou d’un groupe d’amis. En résumé, les enquêtés ne choisissent pas au hasard les jeux à représenter : ils dessinent les jeux vidéo qui font sens pour eux. Ainsi, Karim dessine sans hésiter Super Mario World : « un qui me vient à l’esprit de base ». Jeanne dessine Mario également, « pour rendre hommage ».
16Ce résultat nous autorise alors à regarder les justifications données pour le choix du ou des jeux dessinés. Pourquoi ce ou ces jeux en particulier ? Là encore, on peut faire des regroupements.
17Dans un premier ensemble de cas (8 sur 38), l’enquêté dessine le jeu auquel il joue au moment de l’enquête. Cela peut s’expliquer aisément car le jeu joué dernièrement est celui qui vient le plus rapidement à l’esprit. Guy, qui se définit lui-même comme un joueur très occasionnel, a dessiné un jeu de son téléphone portable qu’il a joué la veille de l’entretien, mais dont il n’est pas capable de se souvenir du nom. Du point de vue des émotions produites par les jeux vidéo, il nous semble plus intéressant d’explorer les autres cas, c’est-à-dire ceux pour lesquels les enquêtés ont délibérément choisi de dessiner un jeu qui n’était pas leur jeu du moment.
18Pour vingt-cinq cartes mentales, le jeu vidéo dessiné occupe une place particulière dans la vie des joueurs, soit parce qu’ils y ont passé beaucoup de temps (8 sur 38), soit parce qu’il correspond bien à leur goût (10 sur 38), soit par nostalgie (5 sur 38). Le premier cas est illustré par Patrick, brigadier-chef en périurbain francilien, qui a choisi de dessiner – avec une certaine précision – une carte du jeu Counter-Strike. Bien qu’il joue désormais beaucoup plus aux jeux de football (voir chapitre 2) qu’aux jeux de tir, il a passé du temps sur celui-ci. Il a même monté sa propre équipe et participé à plusieurs tournois et compétitions, réunissant parfois plus de cinquante joueurs le temps d’un week-end, dans différentes villes du centre et de l’ouest de la France. Bien entendu, les enquêtés dessinent aussi les jeux qu’ils aiment, tout simplement. Pour certains, cela passe par le choix des catégories de jeux plutôt qu’un jeu en particulier : les jeux de course automobile, pour Lucas ; les jeux de construction de ville et de civilisation, pour Marc.
19La nostalgie peut être un puissant moteur de choix du jeu à cartographier. Là encore, les enquêtés ne se sont pas appuyés sur leur pratique actuelle, mais sur l’attachement émotionnel qu’ils accordent à un jeu ou à un personnage de jeu en particulier. C’est, par exemple, le jeu auquel ils ont beaucoup joué durant leur enfance (The Legend of Zelda pour Céleste) ou qu’ils ont partagé entre frères et sœurs (Aladdin pour Nelly). En bref, ce sont des jeux qui occupent une place particulière sur la palette d’expériences vidéoludiques de nos enquêtés, tout au long de leur vie, comme le justifie Mireille en dessinant Tetris : « je vais dessiner celui auquel, je crois, quand même, j’ai le plus joué ».
20Par contraste, on peut évoquer les jeux dessinés, non pas parce qu’ils relèvent d’un attachement émotionnel particulier, mais plutôt parce que leur pratique est fortement routinisée, comme pour Claude qui joue au Solitaire lorsqu’il sort promener son chien (voir chapitre 2).
21Enfin, on note que certains enquêtés dessinent des jeux en multijoueurs, comme Élise, qui propose une carte mentale de Lumines plutôt que Sorcery (qui s’y prêterait plus a priori), ou Philippe, qui préfère dessiner Galactrix plutôt que Starcraft 2 qu’il apprécie pourtant beaucoup. Pour ces enquêtés, c’est une manière de souligner l’importance du jeu en couple.
22Une analyse plus fine des émotions ainsi produites par la pratique vidéoludique permet à nouveau de souligner leur diversité. Bien entendu, le plaisir apparaît comme une émotion forte et structurante, la joie aussi. Mais tandis que le premier semble décrire l’activité dans son ensemble (prendre plaisir à jouer à des jeux vidéo), la joie permet aux enquêtés de décrire un moment particulier d’un jeu en particulier. C’est le cas de Nelly, qui a dessiné le lieu bien précis d’un des jeux de son enfance, The Legend of Zelda: Ocarina of Time (son « premier amour de jeu vidéo ») et qui se souvient de sa réaction quand elle a réussi à passer une énigme :
Ocarina of Time, je me rappellerai toujours, je me suis retrouvée coincée dans la première pièce fermée du donjon et il fallait utiliser un bâton pour mettre le feu à une torche pour ouvrir la porte ! J’en ai parlé à tout le repas que j’avais découvert comment faire ça !
23Notons que, dans ce cas précis, la carte mentale ne dit pas grand-chose en elle-même. Après tout, le caractère relativement épuré du dessin pourrait renvoyer à n’importe quelle porte de n’importe quel donjon. Cependant, il a une signification particulière pour Nelly puisqu’il lui permet d’exprimer, avec humour, son attachement à ce jeu et son personnage principal : « c’est là que ma vie a changé ».
24Bien entendu, il faut aussi rappeler les émotions négatives que peuvent procurer les jeux vidéo, notamment d’ennui, de solitude, de peur, comme vu plus haut dans ce chapitre, voire de culpabilité. C’est du moins l’interprétation que nous proposons pour Chantal (voir chapitre 2), préretraitée de l’Éducation nationale, qui s’accorde un temps à soi pour faire quelques parties de Sudoku tous les matins, avant de se dévouer aux tâches domestiques et familiales qu’elle juge plus utiles que le temps perdu à jouer à des jeux vidéo.
25En résumé, le choix du sujet du dessin met en scène des modalités différentes de l’engagement des joueuses et des joueurs dans la pratique :
par appétence particulière pour un ou des genres de jeux en particulier ;
comme reflet d’une pratique intensive (même si elle l’est moins aujourd’hui) ;
par un engagement social dans le jeu. Pour certains enquêtés, jouer, c’est jouer en couple ;
par imbrication de la pratique dans les routines du quotidien, soulignant ainsi la dimension « passe-temps » du jeu ;
par le fait que le jeu est non seulement une activité, mais aussi une expérience qui peut être marquante.
Les jeux vidéo : une expérience évocatrice
26Se pose enfin la question de la manière dont les enquêtés ont dessiné, de la structure de leur carte mentale. Rappelons que ce qui compte ici n’est pas l’exactitude du trait de crayon ni la précision de la position dans l’espace. Les dessins nous donnent accès aux éléments qui retiennent l’attention des joueurs et aux relations qu’ils saisissent entre ces éléments. Autrement dit, la manière de dessiner nous permet d’approcher l’expérience spatiale que les joueurs ont des jeux auxquels ils jouent. L’analyse des dessins permet de repérer trois types de représentations – paysages, interfaces et cartographies – et deux principes d’organisation des éléments au sein de ces représentations – rapport pragmatique ou synecdochique à l’espace de jeu.
27Vingt-trois cartes mentales sont des représentations de paysage. Souvent en vue de côté, elles montrent le « terrain de jeu », c’est-à-dire là où se déroule l’action, privilégiant la présence du décor et reproduisant parfois la représentation en scrolling horizontal, caractéristique des jeux de plateforme des premières générations de jeux vidéo.
28Onze cartes mentales sont un dessin approximatif de ce que le joueur voit à l’écran, y compris les cadres, les boutons et les menus qui constituent le plan de jeu.
29Enfin, quatre cartes mentales privilégient le mode de représentation en vue zénithale – en bref, des cartes. Elles concernent les jeux de voiture, de tir et de stratégie en temps réel (RTS), c’est-à-dire des jeux dans lesquels carte et terrain de jeu se confondent et dans lesquels la maîtrise de l’espace est essentielle (pour arriver en tête de la course ou pour éliminer son adversaire).
30Une interprétation est que ces trois types de cartes mentales traduisent des engagements différenciés dans la pratique. Ainsi, l’interface refléterait un rapport plus distancié au jeu vidéo, quand le paysage évoque plutôt l’immersion. Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003) nous rappelle que le paysage est une « représentation située » : c’est une portion de l’espace telle qu’elle est regardée par un observateur. Le paysage dépend donc autant des caractéristiques de l’espace observé que de la manière dont cet espace est observé par l’observateur (le regard de l’expert-aménageur n’étant pas celui du touriste, de même que le regard du concepteur de jeu n’est pas nécessairement celui du joueur néophyte). En dessinant un paysage, les joueurs se dessinent eux-mêmes dans le jeu vidéo. Quant aux cartes en vue zénithale, elles traduiraient un goût pour les jeux compétitifs, pour lesquels connaissance de l’espace dans le jeu et précision des contrôles sont déterminantes pour gagner. Cette répartition n’est cependant pas systématique, puisque Emma dessine aussi bien des cartes mentales en paysage (pour Dishonored) qu’en interface (pour SimCity). Mais nous avons vu par ailleurs qu’elle était une grande consommatrice de jeux vidéo. La question de la mise à distance croise donc aussi celle de l’engagement plus ou moins fort dans la pratique.
31En s’intéressant plus précisément au contenu des cartes mentales, une nouvelle catégorisation est possible entre :
les cartes mentales qui s’appuient sur les « activables », c’est-à-dire les prises de l’action, ce sur quoi les joueurs peuvent intervenir directement, parfois au détriment du décor et des éléments cosmétiques ;
les cartes mentales qui s’appuient sur un rapport « synecdochique » à l’espace et à l’environnement : ainsi, un arbre représente la forêt, un monstre représente les monstres.
32En littérature, la synecdoque est une figure de style qui porte sur une relation de nombre : le singulier vaut pour le pluriel, la partie vaut pour le tout. Une figure classique de la synecdoque est la voile qui passe à l’horizon. Selon Catherine Détrie (2006), la synecdoque relève d’un travail interprétatif : parler ici de voile indique en réalité le bateau. C’est donc une coproduction de sens entre l’énonciateur (celui qui dit ou, dans notre cas, qui dessine) et l’énonciataire (celui qui écoute). Ainsi, Silas prend des précautions et indique qu’il ne faut « pas se fier au dessin. C’est bien plus beau ».
33Dans la synecdoque, « le vécu prend le pas sur le connu » (Détrie, 2006, p. 795). C’est bien parce que mon interlocuteur et moi-même savons qu’un bateau possède une voile que je peux parler de la voile qui passe à l’horizon pour évoquer le bateau, et que mon interlocuteur comprendra qu’il s’agit d’un bateau. Dans le cas contraire, le dialogue est voué à l’incompréhension, au quiproquo. La synecdoque établit donc un rapport « praxique » du sujet au réel : la production de sens s’opère dans le cadre d’une expérience d’énonciation qui « engage le sujet parlant, et travaille son rapport au réel, dans le sens d’une réappropriation, qui déborde les représentations prototypiques, au profit de la représentation de son monde vécu, à partir de son propre lieu de parole » (Détrie, 2006, p. 796). En résumé, la synecdoque rappelle la subjectivité de l’expérience d’observation.
34Pour en revenir à nos cartes mentales, une partie d’entre elles reposent justement sur l’attribution de propriétés synecdochiques au dessin. C’est le cas de Silas qui dessine un arbre pour représenter la forêt, de Céleste qui dessine également un arbre « à côté, pour faire un peu l’univers », ou encore de Lucas qui dessine « le petit méchant » dans « un » Mario pour représenter les monstres du jeu.
35Au contraire des dessins qui mettent en avant les actionnables et expriment un rapport pragmatique, fonctionnel à l’espace vidéoludique, les cartes mentales aux propriétés synecdochiques mettent en avant le caractère subjectif et individuel de l’expérience vidéoludique. Sans surprise, il s’agit plutôt de celles des joueurs amateurs de jeux de rôle, d’aventure ou de plateforme, c’est-à-dire de jeux dans lesquels les notions de parcours, d’exploration du terrain de jeu sont au cœur de l’expérience des espaces vidéoludiques. Dans leur discours, les joueurs mettent en avant l’importance du décor, du visuel, et la propriété synecdochique peut alors aussi avoir une fonction compensatoire lorsque l’enquêté s’excuse de ne pas savoir bien dessiner (comme Silas ou Céleste).
36Mais, là encore, on ne peut pas nécessairement réduire chaque enquêté à une seule de ces deux catégories de cartes mentales (propriété fonctionnelle ou synecdochique), en particulier chez les joueurs les plus investis. Certains, comme Lucas, produisent des cartes des deux catégories. Notre interprétation est que les joueurs les plus engagés, ceux dont la pratique est la plus ancienne ou la plus diversifiée, naviguent plus aisément d’une catégorie à l’autre grâce à leur expérience accumulée tout au long de leur trajectoire de joueur. La situation la plus exceptionnelle est celle de Georges qui va jusqu’à dessiner l’écosystème de sa pratique : l’écran et ce qui s’y passe, en simulant un combat entre son groupe d’aventuriers et des monstres, mais aussi l’interface, le clavier et la souris. À son dessin, il ne manque que le bureau et le fauteuil. En résumé, la carte mentale de Georges exprime à la fois son appétence pour les jeux de rôle, la fantasy, les longs jeux d’aventure de plusieurs dizaines d’heures, mais aussi son environnement spatial de jeu.
37Georges est plutôt un joueur sur PC. Il est l’un des rares enquêtés à dessiner les contrôleurs du jeu, avec :
sa compagne, Amélie, qui l’a vu faire et s’en est peut-être inspirée ;
Léa, qui apprécie les jeux Kinect justement parce qu’il n’y a pas de contrôleurs. Dessiner les mains du joueur lui permet alors d’appuyer son propos ;
Mireille, qui dessine une Game Boy, parce que son engagement dans les jeux vidéo est caractérisé autant par un jeu qu’elle a beaucoup pratiqué (Tetris) que par un écosystème de jeu (sur Games and Watch, puis Game Boy). Aujourd’hui encore, Mireille joue surtout sur téléphone mobile, notamment à Candy Crush qu’elle met en filiation directe avec le Tetris de son enfance.
38Nous pouvons finir par un cas intéressant car il montre bien comment le jeu peut complètement s’intégrer à l’univers de vie des personnes. Françoise est une joueuse passionnée de World of Warcraft dans lequel elle incarne une mage. Elle a choisi de dessiner une sorcière, relativement éloignée des avatars proposés par le jeu. Comme elle nous le dit durant l’entretien, elle vit dans une ville médiévale dont elle apprécie la culture et, pour elle (certes, contre les classements légitimes définis par le Ministère) jouer à World of Warcraft en fait partie. Aussi dessine-t-elle un archétype qui n’est pas celui auquel nous nous attendions. Il semble que ce que nous dessine Françoise relève, un cran au-delà du synecdochique, de l’imaginaire plus large dont le jeu participe pour elle.
39Pour conclure ce chapitre, nous soulignons trois apports de notre analyse des cartes mentales de jeux vidéo. Premièrement, notre méthodologie nous permet de relever la diversité des expériences spatiales et sociales des pratiques vidéoludiques. Ce résultat est une invitation à mieux prendre en compte les contextes d’usage des jeux vidéo, alors même que les Video Game Studies se sont, pour une bonne partie de la production scientifique dans ce champ de recherche, plutôt focalisées sur l’analyse des dispositifs et des contenus. Le contexte de jeu participe pourtant à la qualité de l’expérience vécue et aux émotions produites. Tout ne se passe pas uniquement à l’écran, ce qui est vécu au cours d’une partie de jeu vidéo dépend aussi de ce qui se passe dans l’espace physique du joueur et pas seulement dans l’espace virtuel du jeu. C’est aussi une invitation à penser les espaces réels et virtuels non pas dans les termes d’une discontinuité, mais bien d’une continuité.
40Deuxièmement, notre approche montre la qualité et la diversité des émotions produites au cours de ces expériences vidéoludiques. Celles-ci ne se réduisent pas simplement au plaisir de jouer ni, surtout, ne se réduisent à la relation immédiate et éphémère de la session de jeu. Au contraire, c’est bien l’interrelation entre les trajectoires biographiques des individus, leurs sociabilités, leurs goûts et leurs pratiques qui explique les attachements émotionnels à certains titres ou genres de jeux. Dans le même temps, ces émotions sont aussi ce qui permet à l’enquêté de se situer dans un collectif plus large. Le partage d’une culture vidéoludique participe d’un sentiment d’appartenance, que ce soit à une fratrie, un réseau d’amis, voire une génération de joueurs ayant grandi avec les jeux vidéo et qui se sont appropriés les codes de cette culture – ce dont témoigne le nombre de cartes mentales de notre corpus qui portent sur des personnages « iconiques » de l’histoire des jeux vidéo.
41Enfin, dans la continuité des chapitres précédents, notre analyse montre que les expériences vidéoludiques ne peuvent se réduire à des questions de réussite, de performance ou de maîtrise. Les expériences vidéoludiques de nos enquêtés, reflétées par les cartes mentales qu’ils ont dessinées, incluent aussi des expériences contemplatives ou d’exploration « juste pour le plaisir », voire de désorientation. Là encore, il s’agit d’une invitation à ne pas enquêter sur les jeux vidéo en se contentant d’isoler leurs contenus et leurs mécaniques, ou en se focalisant uniquement sur ce que produisent les dispositifs, mais à ancrer plutôt l’étude des mondes numériques dans une curiosité empirique et une compréhension de leurs usagers.
Notes de bas de page
1 Cette analyse semble reprendre, sans pour autant la citer, la différence que faisait le sociologue George Lukács (1989) entre les mondes fermés de la tragédie grecque et les mondes ouverts du roman moderne, et peut paraître anticiper les développements modernes du roman tels que les œuvres-mondes, comme celle de J. R. R. Tolkien, caractéristiques de la fantasy, et dans lesquelles les jeux de rôle et les jeux vidéo puisent largement.
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
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2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
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