Chapitre 7. Peut-on mourir (d’ennui) dans les jeux vidéo ?
p. 151-168
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Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, numérique, sociabilité, expérience, performance, plaisir, exploration, gameplay
Texte intégral
1Un couple, Grégoire et Lucie, est assis dans le canapé. Grégoire essaie un nouveau jeu qu’il s’est procuré pour sa console Wii (un nouvel opus de la série Tomb Raider), pendant que Lucie joue sur sa tablette à un jeu de gestion inspiré de la série de films d’animation L’Âge de glace. Comme nous l’avons décrit dans le chapitre précédent, Lucie se détourne à de nombreuses reprises de son jeu pour commenter, aider et se moquer de son compagnon qui s’efforce – avec difficulté – de passer les deux premiers niveaux de son jeu. Nous assistons à ce que nous considérons comme une « scène de la vie vidéoludique ordinaire ». Nous sommes loin des performances du jeu compétitif ou des speedrunners, quand des joueurs s’affrontent en tournoi ou s’efforcent de finir un jeu le plus rapidement possible par tous les moyens à leur disposition, y compris en profitant de bugs ou d’erreurs de codage. La partie de Grégoire est entrecoupée de nombreux temps morts lorsqu’il cherche son chemin, tente de résoudre des énigmes ou d’assimiler les commandes de la manette. Parfois, il soupire, montre quelques signes d’agacement quand le jeu lui résiste et, à plusieurs reprises, on se demande si Grégoire ne va pas tout simplement renoncer et éteindre la console. Dans cette séquence documentée par nos enregistrements vidéo, nous sommes loin de pouvoir mobiliser la notion de flow, cet état mental décrit par le psychologue Mihaly Csikszentmihályi (1975), qu’une partie des Video Game Studies et des théories de game design ont reprise pour caractériser le plaisir vidéoludique comme ce point d’équilibre entre concentration et maîtrise, compétence du joueur et difficulté du jeu, effort et gratification de l’effort par de nombreux feedbacks positifs (progression dans le jeu, augmentation du score, musiques et sons soulignant la performance, etc.). Dans nos vidéos, Grégoire semble perdu, non pas au sens d’un abandon corps et âme dans le dispositif (comme le décrivent souvent les théories de jeu), mais au sens propre du terme : la maîtrise des commandes de la manette est visiblement difficile, la lecture du niveau du jeu semble peu évidente, il ne sait pas où aller ni comment passer les obstacles, ce qui finit par agacer sa compagne car ce n’est pas très passionnant à regarder (« c’est chiant, là »). Et pourtant… Grégoire continue de jouer. Malgré tout, ils passent tous les deux un bon moment en s’échangeant des plaisanteries (« c’est Joe la blonde, Lara Croft, hein »), en se moquant l’un de l’autre (« ça va te gaver, je sens »), en invectivant l’héroïne dans le jeu (« elle va pas nous saouler longtemps ») ou en se félicitant lorsque, enfin, Grégoire réussit à traverser un obstacle qui lui résistait tant. Grégoire a du mal à décrocher et Lucie doit intervenir, à plusieurs reprises, pour lui rappeler l’heure tardive (« on va se coucher ? Parce qu’il est plus de minuit, là »)1.
2Cette scène de la vie vidéoludique ordinaire nous permet de souligner plusieurs éléments que nous analyserons plus en détail dans ce chapitre. D’abord, elle montre que l’expérience vidéoludique n’est pas linéaire : elle est composée de moments de tension et de relâche, qui forment des séquences différentes pouvant alterner dans le cours d’une même session de jeu, et qui doivent autant aux rythmes du jeu qu’au niveau de compétence du joueur et à son attitude ludique. Ensuite, cette scène montre que les théories explicatives du plaisir ludique par le flow ou par la performance ne suffisent pas pour caractériser l’expérience vidéoludique et le plaisir que des joueurs peuvent en tirer. Pour le montrer, nous nous appuyons sur une analyse dite « phénoménographique » de nos enregistrements vidéo, adaptée librement des travaux d’anthropologie d’Albert Piette (2009). Cette méthode nous permet d’être au plus près de l’expérience vidéoludique, d’analyser le plus finement possible les modes d’engagement dans la pratique et ce que signifie « jouer ensemble ».
S’amuser même quand on ne joue pas bien
3Considérer que le plaisir de jouer passe nécessairement par la maîtrise du jeu, c’est oublier que tous les joueurs ne sont pas également compétents face à un même jeu vidéo, selon leur connaissance du jeu, leurs expériences passées, leurs habitudes sur telle machine ou tel dispositif, en bref, selon leur « carrière de joueur », pour reprendre l’expression proposée par Samuel Coavoux (2010). Cette expression renvoie à l’idée que les goûts et les pratiques des joueurs se constituent progressivement par l’accumulation de moments et d’expériences de jeu (comme nous l’avons vu dans les premiers chapitres), mais aussi que le capital ludique est en partie transférable d’un jeu à l’autre, si bien qu’un joueur habitué à un genre de jeu se familiarisera plus aisément et rapidement à un autre jeu de cette même catégorie (Berry, 2012)2.
4D’autre part, n’oublions pas que le plaisir de jouer ne découle pas nécessairement du jeu lui-même, mais des circonstances dans lesquelles le jeu est pratiqué : un moment de sociabilité, une rencontre entre amis ou en famille qui peut aussi donner lieu à des moments de charivari, de paidia (pour reprendre l’expression de Roger Caillois, 1958) et inverser le rapport à la maîtrise du jeu. La session de Super Mario Bros sur Wii que nous avons évoquée dans le chapitre précédent illustre parfaitement cette situation. Retournons chez Dominique et Léa qui ont invité Véro et Lucas à passer la soirée chez eux pour – entre autres – jouer à différents jeux sur leur console Wii. Tous se connaissent depuis longtemps, Léa et Véro sont amies d’enfance, Dominique et Lucas également. La session se déroule dans le salon. À cette occasion, ils ont essayé différents jeux, dont New Super Mario Bros, auxquels ils ont pu tous jouer en même temps.
5Parmi les quatre participants à cette session, seul Dominique maîtrise vraiment le jeu, connaît le chemin à suivre et les pièges à éviter ; sa compagne aussi, mais dans une moindre mesure. Le travail sur vidéo conduit à relativiser la place accordée aux images et à s’intéresser à ce que Mathieu Triclot appelle, en référence aux travaux de Raymond Bellour sur la position du spectateur de cinéma (Bellour, 2009), des « corps de jeu vidéo » (Triclot, 2011). En l’occurrence, dans cette session enregistrée, la posture des joueurs, dès le générique du jeu, nous renseigne sur leur niveau de maîtrise et leur état de concentration : Dominique et Léa semblent plutôt détendus, Dominique est même particulièrement relâché et Léa est à moitié allongée (elle est enceinte au moment où a été réalisé cet enregistrement). Ils sont chez eux et connaissent bien le jeu. Lucas, au contraire, est en tension : il se tient raide, semble très concentré, les mains sur la manette et prêt à démarrer. Quant à Véro, elle est installée au fond du canapé, la manette tenue dans le mauvais sens, et se laisse prendre de vitesse par le jeu et ses partenaires dès le choix de son avatar (« oh ! mais j’ai pas choisi, moi ! »). Véro et Lucas essayent cet opus pour la première fois. Même si Véro a déjà joué à des Mario dans son enfance, elle rappelle que cela ne fait pas nécessairement d’elle une bonne joueuse (« c’est comme quand j’étais petite, je mourais tout le temps »).
6Les vingt premières minutes de la partie se déroulent plutôt calmement. Dominique n’est pas avare de conseils (« prenez les champis, prenez les champis ! »). Le plus souvent, c’est lui qui ouvre la voie (« c’est moi qui fais ») en indiquant le chemin à suivre (« à gauche, tous, à gauche »), les bons gestes ou la stratégie à adopter (« on va en avoir besoin, alors faut pas les perdre »). Pendant ce temps, Véro et Lucas tâchent de s’approprier les commandes (« c’est quoi les touches pour avancer ? ») et de suivre le rythme (« attends, le bleu ! »). Cependant, la partie tourne assez rapidement au charivari : le personnage de Véro meurt souvent, ce qui déclenche à chaque fois des rires collectifs et confirme ses souvenirs d’expérience vidéoludique enfantine. Une petite compétition démarre entre Dominique et Lucas, les deux hommes, qui se disputent le leadership de l’équipe (« ah ! il nous a eus, c’était pour piquer la vie ! », « ... et si Lucas il est pas là, vous faites quoi, hein ?! », « qui c’est qui a la grosse pié-pièce ?! »). Le jeu lui-même encourage d’ailleurs au charivari : les quatre joueurs jouent sur le même écran, ils manipulent des petits personnages qui se ressemblent beaucoup, comme en témoignent les nombreux moments d’égarement (« j’suis où ? J’suis là ! », « c’est qui le bleu ? »). Au bout d’un moment, atteindre la fin du niveau semble presque devenu accessoire.
7On retrouve l’idée développée dans le chapitre précédent : parfois, le plaisir ludique tient plus au plaisir de partager un bon moment entre amis qu’au plaisir de réussir le jeu. Ce que montre cette séquence, c’est que la performance ludique n’est pas le meilleur indicateur pour juger de la qualité de l’expérience d’une session de jeu. De même qu’on peut s’ennuyer en gagnant (quand le jeu est trop facile), on peut perdre et s’amuser quand même, notamment quand le dispositif (comme ici) pousse à la perte de contrôle en favorisant la confusion des personnages ou en jouant de l’effet de surprise pour certains obstacles (pièges ou monstres) du jeu. C’est pourquoi les difficultés rencontrées ou l’absence de maîtrise ne doivent pas, selon nous, être considérées comme le simple signe d’une absence d’intérêt pour les jeux vidéo, d’un désengagement vis-à-vis de la pratique vidéoludique. Bien entendu, cela n’empêche pas que le plaisir ludique puisse être réduit par ces mêmes difficultés.
Temps morts et difficultés : lorsque le jeu résiste aux joueurs
8Au cours de nos entretiens, les deux écueils le plus souvent évoqués à la maîtrise d’un jeu sont l’appropriation des manettes ou des commandes et l’appropriation de l’espace vidéoludique.
9Le premier cas est parfaitement illustré par Amélie, professeure de français au collège dans la région de Chambéry. Elle a du mal à se familiariser avec les nombreuses manipulations à opérer dans Assassin’s Creed :
Je crois que j’ai beaucoup de mal avec la manette. C’est… Je ne la maîtrise pas du tout. Et alors voilà, moi, je me perds complètement, enfin je tourne en rond dans le truc. Et mon personnage il va… Il ne peut rien faire parce qu’il tourne tout le temps. Enfin, c’est… C’est tragique. Il est censé être sur les toits, il se tue à chaque fois. Et voilà. Et je maîtrise pas. Et je n’aime pas.
10On a déjà vu qu’elle et son compagnon, Georges, n’avaient pas tout à fait les mêmes attentes d’une partie de jeu vidéo. Pour Amélie, la complexité des manettes est clairement un frein. De manière générale, elle n’est pas très friande de ces jeux en trois dimensions (elle cite également Red Dead Redemption) qui requièrent souvent un certain niveau de maîtrise. Elle leur préfère les jeux d’énigme et de casse-tête (Mastermind, Mahjong) ou les jeux pré-installés sur son ordinateur portable. Du côté de ses pratiques des jeux de cartes et des jeux de société, on retrouve généralement cette appétence pour les jeux de réflexion ou les jeux à mécanismes simples et rapides à assimiler, plutôt que les « gros » jeux de société pouvant occuper jusqu’à plusieurs heures au cours d’une même soirée. Enfant, elle s’amusait même à recréer des jeux du commerce comme le Memory ou le Qui est-ce ?.
11Lionel, notre chef de cuisine de 39 ans qui habite dans le grand péri-urbain du département de la Seine-Saint-Denis, se dit, lui aussi, incompétent face à ces jeux vidéo à la complexité élevée :
Je trouve que c’est difficile. Je trouve que la maniabilité des jeux… Je trouve que les manettes, c’est très complexe. Je trouve que c’est très technologique, mais trop de technologie pour faire sauter, en même temps attraper… Ce qui est dément avec ces jeux-là, c’est que le personnage qu’on a, on peut lui faire faire tout ce qu’on veut. Mais il y a une certaine complexité au niveau de la manette (...) Si jamais on n’est pas un joueur aguerri et qu’à partir de demain je me mette à jouer parce que je trouve un jeu qui est sympa, qui est présenté à la télévision, et qui est sympa, si je veux commencer à jouer, je vais déjà avoir un moment d’adaptation qui va être assez... Assez long, vous voyez.
12Et pourtant, il se présente lui-même comme un « ancien » joueur de jeux vidéo : adolescent, il jouait beaucoup à des jeux de course automobile, notamment. Mais son parcours professionnel et familial (marié et père de deux filles) et, surtout, son intérêt pour d’autres pratiques culturelles ou sportives, comme les sports mécaniques, le cinéma de « super héros » ou les comics américains l’ont progressivement éloigné des jeux vidéo. Contrairement à Amélie, il aime bien regarder son ami Abdu jouer à des jeux vidéo (voir chapitre précédent) et particulièrement à Assassin’s Creed : « honnêtement, c’est plaisant. Les graphiques et tout ça, honnêtement, je trouve ça plaisant à regarder ». Son intérêt porte moins sur le personnage ou la qualité narrative du jeu que sur les performances technologiques (la 3D photoréaliste) et, surtout, les prouesses physiques que son ami est capable de faire faire au personnage. Lionel est très intéressé par les sports de combat un peu pointus (MMA, krav-maga, pencak-silat, etc.).
13L’autre difficulté souvent évoquée est la difficile maîtrise de l’espace vidéoludique qui peut conduire à des sentiments de désorientation, voire de solitude. Comme le dit Amélie, parfois « c’est trop loin, c’est trop grand ». Yann, notre lycéen rennais de 19 ans dont nous avons évoqué les différentes pratiques vidéoludiques dans le chapitre 3, partage ce sentiment au sujet de Skyrim : « Et donc moi, je sais que je suis au tout début et j’ai déjà trop de trucs à faire. Je ne sais même pas où je dois aller, des fois ». Cartes et boussoles deviennent alors des outils de repérage indispensables dans l’espace, bien que leur usage n’aille pas nécessairement de soi, comme l’indique Yann :
Ils ont foutu une sorte de mini... mini-map, là, que je n’arrive vraiment pas... Maintenant, c’est un peu mieux, mais… Une sorte de barre. Seulement une sorte de toute petite barre, avec des trucs indiqués dessus. Au départ, je ne savais pas trop ce que ça représentait, mais, en gros, c’est les sortes de donjons les plus proches. Mais après, pour se repérer, dès que tu bouges, ça tourne partout. Je ne comprenais rien. Comment on est placé. Je regarde la carte tout le temps.
14Et lorsque le jeu ne fournit pas de carte, il reste aux joueurs la possibilité de la réaliser soi-même. C’est le cas d’Emma, architecte lyonnaise de 33 ans, qui a rempli des cahiers entiers de plans de jeux vidéo durant son enfance :
Il y avait un labyrinthe, et puis comme tu n’as pas de carte dans le jeu, bah, si tu veux avancer dans le labyrinthe, tu es bien obligé de faire une carte, sinon tu tournes en rond, au bout d’un moment. Et puis, comme ce sont des jeux qui durent très longtemps, tu ne peux pas, en un seul temps de jeu, régler le problème, tu vois, à régler l’énigme (...) Et en fait, à côté, il fallait faire le plan de là où tu te trouves parce que sinon tu te perdais. C’était des labyrinthes, des trucs. Moi j’ai des cahiers et des cahiers pleins de labyrinthes et de machins (...)
15Peut-être est-ce ce plaisir de la cartographie qui l’a menée à son travail actuel ? En tout cas, elle aime aussi jouer à des jeux de construction de ville, comme SimCity, et fait d’ailleurs souvent le lien entre ses compétences ludiques et ses compétences professionnelles, évoquant ainsi le jeu Portal : « pour des archis, c’est un jeu génial ».
16Ces difficultés de repérage dans l’espace confirment que, pour certains joueurs, le plaisir ne réside pas nécessairement dans le fait de finir le jeu, d’y arriver, mais plutôt de prendre son temps pour l’explorer, se laisser porter par la découverte. Au moment de l’enquête, Yann n’avait pas (encore) renoncé à poursuivre l’exploration de Skyrim dont il dit apprécier « l’ambiance en général » et la « personnalisation du personnage ». Certains aiment les jeux vidéo pour ce plaisir du voyage en terres numériques. Et c’est même ce qu’ils recherchent, c’est ce qui fait qu’ils vont privilégier un type de jeu vidéo plutôt qu’un autre. Yann, par exemple, préfère clairement les jeux de rôle aux jeux de voiture ou de tir (« ça me fait marrer trente minutes, mais… »). D’où sa frustration de ne pas toujours pouvoir tout explorer lorsqu’il parle d’un autre jeu, Monster Hunter :
Ça ne se passe que sur une seule île où, en fait, au départ, il n’y a pas grand-chose. Il y a presque aucun monstre, que des petits trucs. Et c’est qu’en allant dans des sortes de « mission chasseur » qu’on peut aller sur d’autres territoires. Mais une fois qu’on est sur l’île, bah, on ne peut pas bouger de l’île. Il y a... Je pense qu’ils auraient pu faire tellement plus de trucs. On aurait pu se balader partout. Et en fait, on n’a qu’une seule zone de chasse qui est vachement restreinte, alors qu’il y en a au moins cinq en tout. Et ça, ça m’a vite… Ça m’a vite saoulé.
17C’est aussi le cas de Céleste, gendarme (en formation) de 28 ans, qui met en avant, dans sa pratique, le souci de tout explorer :
Il y en a, ils ne le font pas forcément. Ils font la quête principale, voilà, tout ce qu’il faut faire pour arriver à la fin et moi, je vais faire tout ce qui est à côté. Enfin, j’essaye de ne jamais partir d’un endroit sans avoir tout visité. D’où aussi pourquoi Skyrim nous prend énormément de temps, parce que je suis chiante. [Mon compagnon] me dit : « non, mais on avance ». Non. On finit d’abord.
18Ainsi, le plaisir qu’on peut tirer de jouer ou de regarder jouer est divers (rappelons, par exemple, qu’Amélie aimait bien faire du cheval dans Red Dead Redemption, ce qui avait tendance à irriter son ami). Ce résultat nous paraît important, non parce qu’il rappelle qu’il existe des genres de jeu différents ou des manières de jouer différentes, mais parce qu’il confirme qu’on peut tirer différemment du plaisir pour un même jeu, avoir des attentes différentes. Encore aujourd’hui, les jeux sont généralement classés, que ce soit dans le commerce ou dans les études de marché, par catégories de gameplay : jeux de tir, jeux d’exploration, jeux de course automobile, jeux dits « bac à sable », jeux de construction de ville, etc., comme si un genre de jeu était réductible à un seul style et à un seul type d’expérience ludique. À l’inverse, les jeux qui connaissent le plus de succès médiatique (ou commercial) sont parfois ceux qui transcendent ces découpages génériques. Certains jeux peuvent aussi se prêter à des stratégies de jeu différentes (plus ou moins attentiste ou agressif dans les jeux de tir, défensif ou offensif dans les jeux de guerre, etc.). Ce sur quoi nous voulons donc insister est la nécessité d’une attention renouvelée aux contextes socio-matériels où se déploient les activités vidéoludiques et aux modulations fines de l’engagement, à l’échelle de la biographie du joueur, mais aussi à l’échelle des sessions de jeu. Pour cela, nous mobilisons l’approche dite « phénoménographique » proposée par l’anthropologue Albert Piette.
Une méthode de description de l’expérience vidéoludique
19En tant qu’anthropologue, Albert Piette s’attache à décrire les « modes de présence » de l’être humain « en situation » à partir de la description des actes du quotidien, dans ses gestes les plus banals, les plus infimes. Pour le dire autrement, Piette cherche, par son approche « phénoménographique », à sortir de l’analyse par grandes catégories d’activités (étudier le travail, la religion, etc.) insuffisantes, selon lui, pour rendre compte de la richesse des expériences vécues au quotidien, qui entremêlent parfois les logiques et les normes issues de ces différents aspects de la vie, pour s’intéresser plutôt à leur imbrication. Dans cette optique, il développe une méthode qui lui permet de porter son regard sur les activités anodines, contingentes, sans intensité particulière, les moments vides, les pauses et les coulisses qui tendent souvent à échapper aux formes de description des activités et des engagements.
20Pour cela, Albert Piette propose une grille d’analyse des situations étudiées à partir d’un plan cartésien qu’il appelle le « schéma de la reposité » avec un axe horizontal « Appuis/Vide » et un axe vertical « Repos/Travail ». Ce qu’il appelle les appuis sont « les règles, normes, valeurs ou lois composant le cadre à partir duquel une situation est organisée » (Piette, 2009, p. 119) et sur lesquels l’individu peut « se reposer » (d’où l’expression « reposité ») pour minimiser l’effort cognitif nécessaire à la réalisation d’une situation. À l’inverse, il peut y avoir des conflits, des pertes de repères, de l’angoisse ou de l’ennui, en résumé des « vides » ou une absence d’appuis entraînant un effort supplémentaire, comme se concentrer, la nécessité d’être attentif, d’adapter son comportement à la situation, voire d’entrer en conflit en la refusant. Cet ensemble d’appuis et de vides, combiné à la diversité des comportements qu’il peut générer (décrypter, changer, ne pas accepter, se focaliser ou, au contraire, économie cognitive, docilité, fluidité, distraction) amène l’auteur à identifier quatre pôles ou « modes de présence » d’une personne pendant le déroulement d’une activité : « tranquillité », « familiarité quand même », « tension quand même », « fatigue ». En fonction des situations et de l’effort demandé par la personne pour s’adapter à cette situation, elle sera située à différents points du plan cartésien. Albert Piette lui-même se livre à l’exercice de l’analyse de sa propre expérience de quelques situations de sa vie quotidienne (comme conduire ses enfants à l’école ou animer un séminaire de recherche).
21Nous avons mobilisé l’approche phénoménographique de Piette pour rendre compte de la richesse des expériences vidéoludiques documentées par les sessions de jeux enregistrées. Nous sommes partis de l’hypothèse que, justement, ces moments sans intensité particulière, de pause, de repos, voire d’ennui que nous repérons en visionnant les enregistrements sont, malgré tout, sources de gestes minimaux et de micro-interactions sociales et spatiales. Rarement documentés, car le plus souvent oubliés ou considérés comme anodins par les joueurs qui relatent leur partie, ces gestes et ces micro-interactions sont pourtant constitutifs des pratiques vidéoludiques et nous informent sur le niveau d’engagement des joueurs et la diversité des états émotionnels au cours d’une partie de jeu vidéo. En bref, ils nous renseignent tout autant que les moments plus spectaculaires de plaisir ou de réussite (un cri de joie, le plaisir de raconter une « bonne » partie), sur la qualité et la richesse de l’expérience vidéoludique. Nous reprenons la grille d’analyse présentée précédemment en l’adaptant à notre corpus, avec deux changements principaux. D’abord, plutôt que des situations globales, telles qu’elles sont prises en exemple chez Albert Piette, nous explorons les variations fines au cours d’une même session de jeu, ce qui permet de suivre les changements d’intensité ou d’émotion en fonction des péripéties à l’écran et de l’adaptation des gestes du joueur en réaction à ce qui s’y passe. Ensuite, nous conservons les quadrants, mais le vocabulaire descriptif et les gradients sont modifiés pour correspondre à l’activité de jeu vidéo, par exemple :
l’acceptation des normes ou des règles (A1) devient l’acceptation du cadre fictionnel du jeu ;
la maîtrise du maillage des situations (A3) devient la maîtrise de la tactique ou de la stratégie de jeux, c’est-à-dire savoir quoi faire à un moment précis ;
la perte de repères (V2) devient la méconnaissance des contrôleurs et la non-maîtrise de la manette de jeu ;
la rupture de liens (V3) devient le déboussolement (ne plus savoir où aller) pour répondre en symétrie à la maîtrise tactique (A3).
22Néanmoins, une bonne partie des gradients est transposée terme à terme, comme la distraction (R4), la raideur (T3), la concentration (T4) et l’angoisse/ennui (V4), parce qu’elles nous semblent a priori bien correspondre aux types d’attitudes de joueurs et aux activités attendus sur le terrain en situation.
23Cette grille d’analyse est ensuite appliquée à plusieurs sessions de jeux documentées dans nos enregistrements. Une des séquences de jeu de Grégoire à Tomb Raider illustre cette méthode et ce qu’elle nous permet de dire de l’expérience vidéoludique. Au cours du premier niveau, qui sert d’initiation à la prise en main du personnage principal du jeu, l’héroïne arrive dans un couloir bloqué par des éboulis et un incendie. Le joueur est censé comprendre qu’il doit pousser une grosse caisse qui traîne au milieu du couloir jusqu’au mur du fond, afin de pouvoir atteindre un rebord situé en hauteur et passer au-dessus des décombres et des flammes. Ce passage est supposé permettre au joueur de se familiariser avec quelques mouvements complexes du personnage et lui apprendre à « décoder » les éléments du décor (comprendre, par exemple, qu’il est possible de s’agripper à une corniche pour passer au-dessus d’un vide). Il fait l’objet d’une courte séquence d’environ cinq minutes dans nos enregistrements vidéo, durant laquelle Grégoire tente péniblement de passer l’obstacle.
À plusieurs reprises, il échoue à pousser la caisse et à s’agripper à la corniche sur le mur, malgré les conseils de Lucie.
24Codé selon la grille présentée plus haut, ce passage de la session de jeu donne à voir l’effort cognitif produit par Grégoire. Certes, il sait bien qu’il est dans un univers fictionnel dont il connaît quelques éléments, à commencer par son héroïne principale (A1/R1), mais il est perdu sur le chemin à suivre (T1/V3) et s’emmêle à plusieurs reprises dans les commandes, ce qui l’agace (T3/V3)3. Suivre les consignes de sa compagne (« maintiens appuyé sur ‘‘moins’’ ». Et là ‘‘moins’’, reste appuyé sur ‘‘moins’’ ») lui permet de faire cette économie cognitive de repérage à la fois de la bonne commande de la manette et de la solution (V3/R2 et V3/R3). Notre codage permet de mettre en évidence l’ambivalence constitutive de cette expérience ludique : une configuration particulière mêlant à la fois repos et effort, maîtrise et doute. Or, si cette attitude est la plus représentative de cette session de jeu filmée, elle comporte aussi de nombreux autres micro-événements, dont un petit moment d’auto-satisfaction lorsque, enfin, Grégoire réussit à passer les flammes… À l’un des rares moments où Lucie ne regardait pas ! (« Ouh ! je sais pas comment j’ai fait, là ! — Moi non plus… »)
25Sur notre grille, ce micro-événement donne lieu à un double codage A4/T1 et A4/T4 pour rendre compte de cette maîtrise de l’enchaînement de gestes à effectuer suite à un effort particulier de décryptage et de concentration sur ce que le jeu attend de Grégoire. Et au même moment, Grégoire se situe en V2/R3 : il accepte d’avoir réussi même s’il ne sait pas vraiment comment.
26De ce point de vue, Grégoire n’est pas un cas particulier : il est courant de s’amuser sans maîtriser le jeu ni apprendre grand-chose, ce qui implique de dépasser une lecture de la performance ludique en simples termes de succès/échec. Ainsi, l’analyse de cette séquence montre des attitudes ludiques relativement variées et parfois simultanées. Il n’est pas possible de décrire ici toutes les situations documentées dans nos enregistrements, mais nous pouvons affirmer, en conclusion préliminaire, que l’approche phénoménographique nous permet d’identifier :
des micro-événements qui resteraient indiscernables s’ils ne tranchaient pas avec le rythme d’une séquence ;
une palette d’émotions (l’énervement, puis le plaisir d’avoir réussi à franchir l’obstacle, ici), parfois très brèves, qui surviennent aux moments de passage d’une attitude à l’autre ;
des comportements « maintenus » ou, pour le dire autrement, une attitude de fond qui individualise une posture particulière du joueur vis-à-vis de l’activité de jeu en général (distancié ou, au contraire, engagé, détaché ou concentré, etc.) ;
dans le jeu à plusieurs, des synchronicités et des décrochages entre les attitudes des uns et des autres qui permettent de repérer ce qui est partagé (et ce qui ne l’est pas) au cours d’une session de jeu vidéo.
Que signifie jouer ensemble ?
27Nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la relation joueur-spectateur de jeu vidéo ne se réduit pas à une simple assimilation à des rôles respectivement « actif » et « passif ». L’analyse d’une autre séquence, celle de deux jeunes adultes, Alban et Benoît, jouant à un match en ligne du jeu de football FIFA, renouvelle notre compréhension de ce que signifie « jouer ensemble » dans l’ordinaire des pratiques, en dehors de contextes compétitifs ou professionnels. Suivant la même approche phénoménographique, nous avons visionné l’enregistrement de plusieurs matchs au cours d’une même session qui se présente comme une situation hybride : les deux amis sont installés dans un canapé et coopèrent pour affronter un adversaire en ligne avec qui les interactions se limitent à ce qui se passe à l’écran (il n’y a pas de discussion vocale ou écrite avec leur adversaire). Le codage simultané d’un court moment de cette séquence enregistrée (environ 2,5 minutes) permet de faire apparaître le jeu de distance et de rapprochement qui s’installe entre Alban et Benoît.
28La figure suivante propose une synthèse des différentes attitudes repérées au cours de cette séquence. On voit qu’il y a une nette dissymétrie pour les deux joueurs entre la partie gauche (du côté des appuis) et droite (du côté des vides) du graphique. Alban et Benoît sont tous deux des joueurs qui ont une bonne maîtrise du jeu et peuvent mobiliser leurs connaissances des commandes (ils regardent à peine la manette durant toute la séquence) et de la tactique footballistique dans ce match (ils discutent aisément de stratégie). Alban domine plutôt dans la partie gauche du graphique et couvre quasiment l’intégralité du cadran « tranquillité », ce qui traduit sa décontraction vis-à-vis du jeu : il prend même le temps d’une pause-cigarette à l’occasion d’un penalty refusé. Benoît, quant à lui, paraît moins assuré, il retarde aussi l’entrée en jeu, engendrant des positions dans le cadran droit du graphique, qui conjugue le « vide » et la « décontraction ».
29Bien entendu, on note des moments de synchronisation entre les deux joueurs : après tout, c’est un jeu de football, qui requiert une grande part de coopération. Ces moments correspondent autant à des actions dans le jeu et aux consignes qui les accompagnent (« allez, reviens ! »), qu’à des commentaires sur des faits de jeu, les prouesses des uns et des autres ou des problèmes techniques (ralentissements de la connexion Internet). Ainsi, Alban et Benoît sont à la fois acteurs et spectateurs de leur propre partie de football. On observe aussi des moments de distance qui conduisent à des tensions, plus ou moins vives, quand la pause cigarette dure trop longtemps et perturbe la reprise du match, ou lorsqu’il y a désaccord sur la stratégie (« t’as deux de logique ! »). Mais loin de briser le plaisir ludique, ces moments de désynchronisation et de tensions paraissent, au contraire, au visionnage de cette séquence, comme une dimension décisive de l’activité ludique. Comme on l’a vu avec notre groupe d’amis lyonnais dans le chapitre précédent, accepter la moquerie fait partie du « contrat » tacite du jeu amical en multijoueurs4. Ainsi, dans cette combinaison de moments de synchronisation et de désynchronisation s’ouvre un espace ludique propre aux joueurs et qui s’émancipe en partie des intentions des concepteurs. Les piques que les jeunes garçons s’envoient et la chamaillerie sont une composante de l’activité ludique, à considérer à parts égales avec le maniement du dispositif. Cette session de FIFA jouée dans l’intimité d’un après-midi passé entre amis entremêle une situation de jeu réglée, celle du match de football médié par le jeu vidéo, et les plaisirs du dérèglement, de l’émulation débridée, du charivari, de la bagarre entre amis. « On joue mal et on s’embrouille », finit par lâcher l’un d’entre eux, mais cela ne fait-il pas justement partie du plaisir de jouer ensemble ?
30Pour résumer ce chapitre, l’intérêt de l’approche présentée ici est de relativiser les descriptions habituelles des pratiques de jeux vidéo qui, le plus souvent, mettent en avant l’engagement, l’immersion dans les univers virtuels. Au contraire, notre démarche à caractère phénoménographique nous permet de souligner l’importance des temps faibles, des temps morts, des décrochements et des situations de détresse qui caractérisent tout autant l’activité ludique et qui sont pourtant rarement évoqués dans les entretiens auprès de joueurs. En racontant une bonne partie de jeu vidéo, les joueurs évoquent plus aisément les séquences de bravoure que les séquences d’ennui, ce qui les a marqués plutôt que ce qu’ils ont négligé.
31En conclusion, la notion de flow n’épuise pas tout le plaisir vidéoludique, mais, par ailleurs, la notion de plaisir n’épuise pas l’analyse de la palette d’émotions et la richesse des expériences vidéoludiques. Ou, pour le dire autrement, on peut aussi s’ennuyer (beaucoup) dans un jeu vidéo, mais s’amuser quand même. Et on peut aussi prendre plaisir à jouer à un « mauvais » jeu, non pas grâce aux caractéristiques techniques du jeu vidéo en lui-même ou de ses qualités esthétiques, mais grâce à la situation que rend possible la partie de jeu vidéo. À l’inverse, réduire le plaisir du jeu vidéo à une performance réussie fait encourir le risque d’essentialiser ce qu’est une « bonne » partie de jeu vidéo et ce qu’est un « vrai » joueur de jeu vidéo, et ainsi oublier que les plaisirs qu’on tire parfois d’un jeu vidéo peuvent différer selon les personnes et les situations. C’est ce qui explique que le jeu vidéo puisse aujourd’hui si aisément s’insérer dans les petits moments du quotidien.
Notes de bas de page
1 La poursuite d’activité chez Grégoire est d’autant plus intéressante que nous savons par les entretiens que c’est le jeu de Lucie et que Grégoire s’est laissé convaincre de l’essayer.
2 On retrouve ce capital ludique lorsqu’il s’agit d’expliquer les règles d’un jeu de société : c’est un jeu de mise, un jeu de placement d’ouvriers, un jeu de gestion de ressource, un jeu de type « stop ou encore », etc.
3 Quelques petits échanges entre Lucie et Grégoire en témoignent : « Comment t’as fait tout à l’heure ? — Bah, je sais pas, justement. »
4 La situation serait sans doute différente dans le contexte d’un tournoi ou d’une compétition e-sportive.
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Recherche et développement régional durable
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Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
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