Chapitre 6. Jeu vidéo sur canapé
p. 131-149
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Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, numérique, quotidien, routine, espace domestique, expérience, spectateur, gameplay
Texte intégral
1Rodrigue (23 ans) et Célestin (21 ans) sont frères et habitent ensemble dans un appartement à Lyon. Ils étudient à l’université (l’un en master 2, l’autre en licence). Rodrigue a invité plusieurs de ses amis étudiants – Maxime, Xavier et Benoît – à venir passer la soirée chez eux pour jouer à des jeux vidéo dans leur salon. Il y a à boire (des sodas et de la bière), à manger (des pizzas) et, surtout, des consoles (PlayStation 2 et PlayStation 3) et différents jeux sur lesquels le groupe va pouvoir s’affronter, en solo ou en équipe : des jeux de tir à la première personne (Call of Duty: Modern Warfare 2), des jeux de combat (Dragon Ball Z: Budokai Tenkaichi 3, Tekken 5) et des jeux de course automobile (Burnout 3: Takedown). En apparence très caractéristique d’une certaine représentation des pratiques vidéoludiques (jeunes hommes, jeux violents, junk-food), cette longue session de jeu (plus de cinq heures) met en présence de jeunes adultes dont les niveaux de socialisation sont variables (c’est la première fois que Célestin rencontre les amis de Rodrigue), comme les niveaux de compétence vidéoludique. Célestin domine largement les parties de jeux de tir, tandis que Maxime, l’un des amis de son grand frère, se distingue par ses piètres performances : « moi, je crois que j’ai encore touché personne », déclare-t-il au cours de la partie. Cette session est surtout l’occasion de saisir finement l’évolution des interactions entre joueurs, et entre joueurs et espaces vidéoludiques. Ainsi, d’une attitude plus réservée durant la première partie de la soirée (puisqu’il ne connaissait pas Maxime, Xavier ni Benoît), Célestin plaisante ensuite plus aisément, il prend sa place dans ce nouvel environnement social. La diversité des jeux joués est aussi l’occasion de tester les différents degrés de maîtrise de chacun (Xavier, par exemple, est bien meilleur au jeu de combat qu’au jeu de tir), de navigation dans des environnements numériques, mais aussi l’occasion de vérifier la fonction sociale du jeu, de se moquer des uns et des autres, de renforcer les liens de sociabilité (les amis échangent des anecdotes, parlent – beaucoup – de jeux vidéo et un peu d’autres choses)... Bref, de passer une bonne soirée.
2Cette situation de jeu, documentée dans notre matériau de recherche Ludespace, est en réalité très banale. Comme nous l’avons souligné dans les chapitres précédents, le logement reste le premier espace de la pratique vidéoludique. L’attention ainsi portée à l’expérience domestique du jeu vidéo, dans l’intimité des joueurs, a plusieurs intérêts. Elle permet de rendre compte des « régimes d’expérience » associés aux outils numériques dans la tradition de la philosophie des « milieux techniques » (Beaune, 1999). Elle permet aussi de comprendre quelle expérience ont les individus de ces articulations complexes d’activités hors ligne, en ligne et de lieux de connexion, comme le montrent respectivement Alexandra Bidet (2008) et Manuel Boutet (2008 et 2011) chez les gestionnaires de réseau et les informaticiens au travail. En troisième lieu, elle permet de prendre en considération la singularité des expériences spatiales (y compris dans les mondes numériques) et des émotions individuelles qui structurent la géographie quotidienne (Davidson, Bondi, Smith, 2007). Enfin, cette attention portée à l’expérience domestique du jeu vidéo permet de montrer ce que Mathieu Tricot appelle des « émotions de dispositif », c’est-à-dire des émotions suscitées par le côtoiement habituel et ordinaire des technologies.
3Par cette approche, notre souhait est de sortir des images stéréo-typées de la pratique du jeu vidéo, des représentations parfois caricaturales du joueur décrit comme un jeune homme passant la nuit à jouer tout seul devant son écran. Les joueurs solitaires sont minoritaires dans notre échantillon. Par ailleurs, les discours grand public et médiatiques se focalisent sur les aspects spectaculaires de la pratique : e-sport, compétitions, pratiques de fan, etc. Notre objectif est de montrer que les pratiques ordinaires sont différemment riches. Le jeu au quotidien n’est pas juste « moins de jeu » que le jeu passionné, engagé ou compétitif. Au contraire, la pratique domestique du jeu vidéo apparaît, comme toute autre pratique partagée en couple, en famille ou entre amis, comme moteur de la socialisation à l’échelle du foyer, mais aussi de tensions lorsque le plaisir ludique n’est pas partagé ou entre en interférence avec d’autres pratiques. Il est également moteur de la transformation des espaces domestiques pour favoriser l’émergence d’un agencement socio-technique favorable au déploiement de cette pratique.
Comment saisir finement les situations « ordinaires » du jeu ?
4Les situations de jeu vidéo sur console ou sur ordinateur sont une activité de loisir qui fait partie des pratiques sociales et culturelles ordinaires. Les registres variés des interactions sociales et spatiales, mais aussi du parler informel, les gestes et la posture des corps sont autant d’éléments qui nous renseignent sur le niveau d’engagement des joueurs dans le jeu, mais aussi avec leur environnement. Pour les étudier, il faut d’abord se donner les moyens de documenter ces situations complexes. En effet, le discours reconstruit a posteriori, notamment dans le cadre des entretiens, ne permet pas toujours de saisir toute la finesse de ces interactions, dont les enquêtés ne retiennent parfois que les moments forts (positifs comme négatifs), les épisodes les plus remarquables et les succès. Néanmoins, il paraît difficile pour l’enquêteur de camper une semaine entière derrière le canapé des enquêtés, à noter tout ce qui se déroule dans l’intimité de leur salon.
5Une autre solution, que nous avons mise en œuvre dans le projet Ludespace, s’inspire directement des méthodes de recherche en linguistique interactionnelle développées par le laboratoire ICAR (CNRS, Université de Lyon 2, ENS de Lyon). Il consiste à l’enregistrement synchronisé (audio et vidéo) de ce qui se passe dans l’espace du jeu et dans l’espace du joueur ou des joueurs, dans des situations empiriques non provoquées par les chercheurs ou les professionnels (contrairement aux expérimentations, tests qualité, sessions de débogage, etc.) et hors d’un objectif de rediffusion (Let’s Play, streaming, jeu en compétition, etc.). Concrètement, cela signifie que du matériel d’enregistrement a été prêté à des enquêtés qui ont accepté de lancer les caméras en même temps que leur console ou leur ordinateur. Ceci nous permet de saisir ce que nous appelons des « données naturelles d’interaction » (Sacks, 1984) à un grain fin : le temps de la session, durant les pauses entre deux parties, etc. Pour chaque session, au moins deux caméras ont été utilisées : une pour filmer l’écran et l’autre pour filmer le joueur dans son espace physique de jeu. Dans certains cas, une troisième caméra a été utilisée pour filmer les contrôleurs.
6Précisons que cette méthode peut introduire deux biais dans les données ainsi produites. D’une part, les participants qui ont accepté de se faire filmer sont eux-mêmes suffisamment attachés à leurs pratiques vidéoludiques pour adhérer sans réserve aux enjeux scientifiques de les documenter. On aurait sans doute eu plus de difficulté à obtenir l’autorisation de filmer nos enquêtés les plus éloignés de la pratique ou ceux tenant le discours le plus négatif sur les jeux vidéo.
7D’autre part, la présence de la caméra peut amener les participants à en faire mention, notamment lors de moments hors du jeu, lorsqu’ils se souviennent qu’ils sont filmés en train de jouer et plaisantent à ce sujet1. Néanmoins, cette méthodologie mise en œuvre depuis les années 1990 dans les recherches en ethnométhodologie et en analyse conversationnelle a largement démontré que les participants, une fois engagés dans leur activité, oublient rapidement le dispositif d’enregistrements et (inter)agissent normalement : ici, dans une activité de jeu, il y a toujours la production de mots grossiers, d’insultes, de passages devant la caméra, de tensions, etc. Selon nous, cette méthode reste la moins intrusive pour favoriser le déroulement normal de l’activité.
Encadré 5. Filmer la diversité des pratiques vidéoludiques à la maison
Les variables retenues pour les choix de mise en situation sont les suivantes : le lieu du jeu, le nombre de joueurs, le matériel sollicité et le type de jeu joué. Il a semblé difficile de faire également varier les indicateurs sociologiques avec un échantillonnage réduit d’enregistrements. Au total, sept enregistrements ont été réalisés, d’une durée variant de 1 heure 15 à 5 heures par session :
– une session de jeu solitaire (un homme) sur ordinateur dans le bureau à un jeu de stratégie ;
– une session de jeu solitaire (une femme) sur console dans le salon à un jeu d’aventure ;
– une session de jeu à deux (un homme et sa compagne spectatrice) sur console Wii dans le salon à un jeu d’aventure ;
– une session de jeu à deux (deux garçons) sur console dans le salon à un jeu de football contre des adversaires en ligne ;
– une session de jeu à quatre (deux femmes et deux hommes) sur console dans le salon avec des dispositifs spécifiques (Kinect et Wii) à des jeux de musique, de danse, de sport et de plateforme ;
– une session de jeu à cinq (cinq garçons) sur console de salon à différents jeux multijoueurs hors ligne (jeu de tir et jeux de combat) ;
– une session de jeu en réseau à huit joueurs (une femme et sept hommes) dans deux pièces d’un appartement (salon et bureau) avec différents jeux (stratégie, tir à la première personne) sur ordinateur fixe et portable.
Pour toutes les sessions, les participants ont été sollicités pour une demande d’autorisation d’enregistrement sur la base du « consentement éclairé », c’est-à-dire de l’acceptation de l’enregistrement après s’être assurés de la compréhension des finalités de la recherche et des conditions de diffusion pour lesquelles il est effectué.
Interactions sociales et spatiales autour d’une partie
8Depuis les travaux pionniers de Nicolas Ducheneaut et Robert Moore sur les interactions sociales dans les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (2004), ceux en « analyse de conversation » sur les jeux vidéo se sont multipliés. L’approche menée dans notre enquête s’en distingue par deux aspects qui ont été plus rarement étudiés.
9D’une part, plutôt que travailler sur des interactions en ligne, nous avons particulièrement cherché à documenter des situations de joueurs jouant côte à côte, ensemble dans un même espace physique (sur un ou plusieurs écrans), en partant de l’idée qu’il était ainsi possible d’observer des combinaisons de voix, image et usage des corps, notamment avec les dispositifs de reconnaissance du mouvement comme la Kinect (Tekin, Reeves, 2017 ; Colón de Carvajal, Teston-Bonnard, 2018), différentes de celles observables dans le cas de pratiques vidéoludiques en ligne.
10D’autre part, cette approche permet d’inclure l’étude du rôle des spectateurs dans les jeux vidéo (Tekin, Reeves, 2017 ; Baldauf-Quilliatre, Colón de Carvajal, 2018). Ce deuxième aspect nous paraît particulièrement important : dans nos données, toutes les personnes filmées ne sont pas toujours en train de jouer, or elles participent au jeu et à l’interaction, à leur manière, comme nous le verrons plus loin. Ceci nous permet d’interroger la limite parfois floue entre le joueur et le non-joueur, entre le joueur qui serait « actif » et le spectateur qui serait « passif ».
11La pratique du jeu vidéo est une expérience et, à l’échelle d’une session de jeu, même courte, à un moment donné et dans un espace donné, il génère des micro-interactions sociales et spatiales qui rendent compte des relations des individus avec le jeu (leur engagement dans la pratique), le contexte de la pratique et les individus entre eux.
12Au cours d’une partie de jeu vidéo, ces micro-interactions se traduisent par des gestes, des paroles et des interjections qui peuvent être d’acceptation ou de rejet, de plaisir ou de frustration, aussi bien entre joueurs qu’entre joueurs et spectateurs. Les expressions suivantes sont extraites des vidéos d’enregistrement de situation de jeu :
Non, mais j’essaye, c’est bon.
Merde, mais pourquoi j’ai fait ça, moi ?!
C’est bon, on peut y aller.
Reste derrière ! Pourquoi tu te mets devant si t’avances pas ?!
Bon, on fait quoi ?
Non, mais celui-là, il est trop technique pour nous.
On n’a pas le niveau, les mecs.
13L’analyse fine de ces échanges dévoile leur richesse, mais aussi leur articulation autour de l’activité de jeu. Dans certains cas, les interactions se superposent et s’entremêlent à la pratique (lorsque l’engagement ludique s’accompagne de rires, de gestes ou d’interjections en réaction à un fait de jeu ou à une interpellation), dans d’autres, elles interrompent l’activité de jeu. Ainsi, il est possible d’identifier des attitudes variables face au jeu. Célestin, par exemple, dont on a dit qu’il avait une bonne maîtrise des jeux de tir, traite rapidement ces faits de jeu, ou de manière allusive, par un simple regard ou un haussement d’épaules agacé. C’est un « bon joueur » : la gestion de ces événements lui demande peu d’efforts, grâce à des automatismes acquis au cours de parties précédentes ainsi qu’à sa connaissance du jeu et de la manette. Maxime, au contraire, traite les faits de jeu sur le mode de l’interruption : il s’arrête souvent pour demander conseil, chercher les bonnes touches sur la manette, commente ses erreurs. Durant cette session de jeu de tir, Maxime adopte un comportement à la fois marqué par un fort engagement dans l’acte de jouer (il est très concentré, le corps plutôt penché vers l’avant, comme pour mieux « entrer » dans le jeu, alors que Célestin paraît plus détendu) et une mise à distance de sa piètre performance, quitte à user d’autodérision (« je suis juste mais maxi nul ») ou d’explication de ses efforts (« non mais j’essayais un truc, en fait »). Ce mélange d’engagement et de mise à distance semble, de prime abord, paradoxal. Il tient peut-être aussi au caractère plutôt loquace de Maxime, mais renvoie surtout, selon nous, à son « attitude ludique », celle de quelqu’un qui aime jouer aux jeux vidéo. Derrière l’apparent charivari qui règne dans la séquence de jeu de tir évoquée en introduction de ce chapitre, il est possible d’objectiver des attitudes ludiques qui rendent compte de la performance inégale des joueurs dans la pratique (indépendamment des scores qui permettent de les départager dans le jeu) et de leur style de jeu : plus concentré et efficace, dans le cas de Célestin ; plus dispersé et amateur, dans le cas de Maxime. Et pourtant, ce dernier prend très au sérieux l’acte de jouer : pour lui, jouer avec des amis à des jeux vidéo est un moment important de sa socialisation entre pairs. Par ailleurs, accepter de jouer, c’est aussi accepter les conventions sociales qui accompagnent cet épisode de leurs relations amicales : ne pas faire exprès de perdre (par mauvaise humeur ou par désintérêt), accepter le taunt, la moquerie, en bref , « jouer le jeu ». En cela, Maxime est autant un « bon » joueur que Célestin, car il rend possible la réalisation de cette expérience partagée d’une pratique ludique qui contribue à renforcer les liens d’amitié d’un groupe de pairs et d’inclure de nouvelles personnes (le petit frère du copain) dans le groupe. Finalement, ce que montre l’attitude de Maxime, c’est que la qualité de l’expérience ludique dépend moins de la qualité des dispositifs (un bon jeu, une console puissante, une grande télé) que de la qualité de l’engagement des joueurs autour de l’attitude qu’on attend d’eux durant cette session de jeu.
Jouer et regarder jouer
14L’analyse de ces données recueillies dans le projet Ludespace nous amène à questionner les différents degrés d’expertise dans l’activité de jeu et, partant de là, l’importance des interactions dans l’apprentissage d’un jeu. Bien qu’il existe des manuels ou des tutoriels (le plus souvent en ligne, désormais), voire des vidéos explicatives permettant de guider les joueurs et leur dire « comment jouer », les interactions orales étudiées durant les sessions elles-mêmes montrent de nombreuses formes d’accompagnement produites par les joueurs ou par des non-joueurs qui regardent le jeu sans contrôler les manettes. Regarder jouer n’est pas une posture passive du non-joueur, elle est bel et bien active par la parole, les gestes, les mouvements du corps. Dans nos données, être non-joueur ou spectateur est un rôle permettant d’apporter de l’aide, de démontrer son expertise, de soutenir et motiver, de montrer son engagement dans le jeu en tant qu’activité sociale ou de contribuer à l’apprentissage du jeu par le joueur. Ces formes de guidages peuvent être des instructions, des encouragements, des conseils, des explications ou des évaluations. Afin de mieux illustrer ces moments, nous proposons d’analyser en détail plusieurs exemples d’interactions produites par des non-joueurs.
15Pour rappel, des chercheurs en « analyse conversationnelle » ont décrit dans de récents travaux comment les interactions en jeux vidéo permettent de rendre compte des différents modes de spectatorat (voir notamment Tekin et Reeves, 2017) en étudiant, par exemple, la distribution des rôles entre joueur et spectateur (non-joueur) qui peut changer au cours de la session du jeu ainsi que pendant la partie elle-même. En effet, il n’y a pas de « rôles durables », comme le montrent certains travaux (Downs et al., 2015). Par conséquent, les changements de rôle entraînent un cadre de participation particulier (Baldauf-Quilliatre et Colón de Carvajal, 2015), ce qui fait dire à Burak Tekin et Stuart Reeves (2017) que l’action de « regarder » est bien un « élément clé pour jouer ».
16Dans certains cas, le spectateur joue le rôle du coach. En effet, les actions observées sont comparables par leurs formes linguistiques (instructions, évaluations, encouragements, etc.) aux actions réalisées par un entraîneur sportif. D’après quelques études en interactions, guider lors d’un jeu sportif correspondrait à une tentative d’exercer un contrôle (Groom et al., 2012) alors que guider lors d’un jeu vidéo permettrait plutôt de montrer l’engagement dans l’interaction (Tekin et Reeves, 2017 ; Baldauf-Quilliatre et Colón de Carvajal, 2017).
17Dans l’extrait suivant, nous sommes dans une situation de jeu à quatre joueurs sur console Wii pendant laquelle les participants jouent à New Super Mario Bros en coopérant. Lucas a perdu toutes ses vies et attend la fin de cette séquence pour rejouer. Il est donc en position de spectateur à cet instant du jeu. Dominique vient juste de perdre une vie, mais il lui en reste encore, il attend pour revenir dans le jeu à l’intérieur d’une bulle. Véro, quant à elle, essaye de récupérer des pièces dans l’une des cases du jeu. Lucas l’encourage dans son action (on peut le voir à la ligne 5) par un énoncé répété (« la pièce »). Les lignes en gris clair indiquent les actions réalisées par les avatars des joueurs en parallèle des tours de parole (lignes en noir) produits par les participants.
18Lucas encourage donc Véro dans l’action de récupérer « la pièce ». Le style de discours emphatique affiche une implication, une rythmicité spécifique du tour de parole, ce que certains auteurs appellent la « prosodie de la motivation » (Skutella et al., 2014). La manière dont se produit le tour de parole (répétition, focalisation sur l’objet) montre l’engagement de Lucas et sa compréhension de l’action réalisée par Véro. Par cet encouragement, il confirme le bon geste de Véro. Celle-ci poursuit son action en cours et accepte d’être encouragée, supportée. Lucas motive ainsi sa co-participante du jeu à poursuivre.
19Dans un second extrait, nous retrouvons la situation de Rodrigue, Célestin et leurs amis. Dans cette séquence, Benoît joue contre Célestin. Rodrigue et Xavier sont spectateurs. Les deux joueurs sont engagés dans un combat, mais Benoît a choisi un personnage de gorille qui semble être moins performant. Très rapidement, il peste contre son avatar (voir à la ligne 2 « je déteste ce gorille ») et perd des points dans le match (voir description du non-verbal en gris, notamment). La situation plutôt difficile de Benoît fait émerger deux actions de la part des non-joueurs : d’une part, un encouragement de Rodrigue (« nan, mais vas-y, Benoît » à la ligne 4) et, d’autre part, une instruction de Xavier (à la ligne 5).
20Le tour de parole de Xavier montre une instruction plutôt claire et répétée deux fois : « fais carré enfoncé, fais carré enfoncé ». Il utilise la forme impérative des verbes indiquant une action très précise. Le tour est produit avant l’action demandée et montre une asymétrie des connaissances : Xavier indique qu’il sait ce que Benoît doit faire. L’urgence de l’action est ainsi mise en avant. La forme impérative initie une séquence particulière où l’accord et l’exécution sont des réponses préférées. L’instruction peut entraîner, mais pas obligatoirement, une négociation d’expertise : pour le dire autrement, la réalisation de l’action repose sur l’idée que le joueur agissant reconnaît l’expertise du spectateur et la pertinence de ses conseils.
21Dans un troisième et dernier extrait, nous sommes dans une session de jeu à deux participants dont l’un est joueur (Grégoire) et l’autre est non-joueuse (Lucie). Grégoire joue à Tomb Raider sur Wii pendant que son amie commente et guide régulièrement les actions à faire. Dans cet extrait, le joueur est bloqué dans la progression du jeu et Lucie propose une instruction-conseil pour aider son compagnon à passer l’obstacle. L’aide qu’elle apporte est à la fois verbale et non verbale car elle accompagne ses énoncés par des gestes qui indiquent la bonne action à réaliser par le joueur avec sa manette.
22Lucie exprime la même « instruction » dans les deux tours (aux lignes 2 et 4), mais de manière différente. La première fois, elle précise « je pense », exprimant alors une hypothèse, un point de vue personnel, une analyse subjective, peut-être pour ménager la susceptibilité de son compagnon qui peine à trouver la solution et commence à s’agacer. La seconde fois, elle indique « faut que t’ailles plus rapidement », dans une forme moins directe cette fois-ci, plus longue, moins « intense » et plus construite syntaxiquement que les instructions directives habituelles. Devant l’embarras de Grégoire, Lucie se permet de prendre le temps de reformuler l’instruction-conseil, de la préciser et de la traduire gestuellement. Bien que le tour de parole soit produit directement avant l’action conseillée, la temporalité de l’activité est ici moins urgente. Grégoire a le temps de réaliser cette action.
23L’analyse interactionnelle de ces trois extraits permet de rendre compte de différents formats de guidage par des non-joueurs/spectateurs en tant qu’actions multimodales dans le cours du jeu, en relation avec celles qui ont lieu à l’écran. Aussi, bien que le mode linguistique soit essentiel pour ces énoncés de guidage, l’action encouragée, instruite ou conseillée, doit être avant tout réalisée comme une action de jeu.
Par des encouragements, des instructions ou des conseils, les non-joueurs participent, à leur façon, à la progression du jeu. Ils rendent compte d’un certain degré d’engagement dans l’activité sociale du jeu. Par conséquent, les situations de coprésence autour d’une partie de jeu vidéo viennent brouiller la distinction joueur/non-joueur qui, bien souvent, reste artificielle : elle repose sur un critère matériel (est considéré comme joueur celui qui « tient » la manette) qui ne rend pas compte de la réalité des pratiques domestiques. On peut jouer tout en guidant un autre joueur, mais on peut aussi prendre plaisir à regarder jouer plutôt qu’à jouer soi-même. C’est par le cas de Michel, notre informaticien de 34 ans au moment de l’enquête Ludespace :
Depuis toujours, en gros, j’ai joué à des jeux en regardant les autres jouer, parce que, finalement, bah le réseau ça fait pas si longtemps que ça existe en ligne, dans ma vie de joueur, et euh... Du coup, on avait l’habitude de se réunir sur des jeux solo, de regarder ensemble, etc. On parlait de Skyrim et d’Elder Scrolls, moi, le premier auquel j’ai joué, c’était Daggerfall, euh... Et je jouais avec des amis. Et on se relayait devant l’écran, etc. J’ai des amis qui jouaient beaucoup à Dungeon Master à deux, énormément.
24Chez certains enquêtés, ce plaisir compensatoire naît de la frustration de ne pas pouvoir manipuler soi-même, d’un manque de compétence avéré ou ressenti, comme chez Lionel, notre chef de cuisine de 39 ans, qui s’avoue très maladroit avec les manettes des consoles actuelles et les jeux 3D, mais qui apprécie tout de même de regarder son ami Abdu jouer à Assassin’s Creed, parce que, justement, il trouve « plaisant » le spectacle du jeu maîtrisé.
25Chez d’autres, ce plaisir n’est pas compensatoire, il est complémentaire d’une pratique solitaire ou d’un goût personnel pour d’autres catégories de jeux. Michel, évoqué à l’instant, a ses propres jeux vidéo, comme Football Manager auquel il joue depuis des années, mais celui-ci n’intéresse pas particulièrement sa femme. Il a donc des jeux auxquels il prend plaisir à jouer exclusivement en duo, avec elle, ceux de la série Lego, par exemple, ou d’autres qui ont été achetés pour que ce soit elle qui joue et lui qui regarde, notamment Skyrim :
C’était un jeu qui était très plaisant à regarder et euh... Et du coup, avec elle, j’ai dû jouer quatre fois, ou cinq fois. J’ai commencé un personnage et je ne suis pas allé très loin vu que j’avais vu… J’avais vu l’essentiel de l’histoire.
26Dans ce cas, le jeu vidéo devient une pratique socialisatrice au sein du couple : il est un dénominateur commun qui permet à chaque membre du foyer de se retrouver, de partager un moment ensemble. Le jeu vidéo devient un outil pour rester plusieurs heures assis côte à côte à discuter, à s’amuser, comme on prendrait plaisir à regarder à plusieurs un film ou une série télévisée par affinité, non pour ce film ou cette série, mais pour les personnes avec qui on partage ce moment de visionnage. Ainsi, le jeu vidéo participe de la ritualisation des gestes et des pratiques domestiques. Par ailleurs, Dominique Pasquier (1999) montre très bien comment les séries télévisées participent de la socialisation entre pairs des adolescents, si bien qu’on regarde une série autant parce qu’on l’apprécie que pour pouvoir en discuter avec ses amis (voir chapitre 4).
27On sait par ailleurs que le visionnage de joueurs en train de jouer, que ce soit en direct (sur la plateforme Twitch, lors de compétitions e-sportives) ou pas (comme sur YouTube), est une pratique qui se répand, mais elle ne fait sans doute que prolonger, sur d’autres supports parfois marchandisés, cette pratique, somme toute anodine et largement généralisée, qui consiste à prendre plaisir à regarder quelqu’un d’autre jouer. C’est pourquoi nous insistons ici sur la nécessité d’aller au-delà de l’analyse des dispositifs (la manette, ce qui se passe à l’écran) pour regarder les interactions sociales et spatiales qui se déroulent dans l’espace du joueur. Parfois, c’est le spectateur qui dirige le joueur, en le conseillant, en le guidant dans son cheminement, comme dans le cas de Lucie et Grégoire. Certes, c’est bien lui qui tient la manette pendant leur session de Tomb Raider sur sa console Wii, mais elle-même est très active dans la partie : sans manipuler les dispositifs de contrôle du personnage, elle l’aide à trouver son chemin et à résoudre certaines énigmes. De spectatrice, elle devient spect-actrice. Cette situation relativement courante permet de reposer la question du statut de l’avatar dans les jeux vidéo. Pour Fanny Georges, l’avatar est un « système de signes qui se substitue au corps dans les mondes virtuels » (2012, p. 34). Il peut être un ensemble de données textuelles, comme dans les premiers environnements multijoueurs en temps réel (les MUD), ou une image graphique (un personnage, un pion, un avion, etc.). Fanny Georges distingue ainsi trois figures :
l’avatar-marionnette, souvent prédéfini, dans la peau duquel le joueur est invité à « se glisser » ;
l’avatar-masque met l’accent sur « la personnalisation délibérée et déclarative de l’avatar » et offre des possibilités de paramétrage (choisir le sexe, le prénom, etc.) ;
l’avatar-mouvement n’est pas « représenté visuellement par un être permanent, mais par les traces actuelles des interactions » (Georges, 2012, p. 37-38).
28Grégoire manipule la manette et guide son avatar-marionnette, Lara Croft, mais c’est bien Lucie qui le guide lorsqu’il est bloqué (ou se moque de lui lorsqu’il reste coincé). Grégoire sert alors de substitut, d’avatar-marionnette pour Lucie. Pour certaines personnes, la posture du spectateur permet de déléguer à un tiers les tâches les plus fastidieuses du jeu vidéo (faire le travail d’apprentissage des commandes, de la manette ou des mécanismes de jeu) pour se concentrer sur les aspects qui les intéressent plus : le récit, la résolution des énigmes, les aspects visuels, le plaisir de profiter des « scènes cinématiques », etc. Rappelons ainsi le cas de Michel, qui a pris essentiellement plaisir à regarder sa femme jouer à Skyrim à sa place, ou de Lionel, qui admirait les prouesses techniques de son ami dans le jeu Assassin’s Creed.
Jeux vidéo et scènes de ménage
29Bien entendu, les interactions ne sont pas toutes positives et la pratique du jeu vidéo peut parfois générer des tensions, voire des conflits lorsque le plaisir pour cette pratique n’est pas partagé (elle peut alors être considérée comme envahissante par certaines personnes du foyer) ou bien lorsqu’un style de jeu n’est pas partagé. Il peut alors y avoir conflit de norme, c’est-à-dire des oppositions sur la manière de bien jouer ou de mal jouer à un jeu vidéo, ou tenant à des niveaux d’engagement différenciés dans la pratique vidéoludique.
30Nous avons déjà eu l’occasion de présenter Chantal dans le chapitre 2. Elle n’aime pas particulièrement les jeux vidéo, qu’elle considère comme un passe-temps inutile et peu productif, contrairement au chant ou à la littérature, bien qu’elle apprécie avoir ce moment à soi le matin, le temps de quelques parties de Sudoku sur son smartphone. Ses enfants, en revanche, jouent aux jeux vidéo sur la PlayStation du salon. L’installation de la console dans la pièce principale génère parfois des conflits d’usage de l’espace domestique, lorsque la pratique vidéoludique prend le pas sur d’autres usages potentiels de la pièce à vivre. Quand les sons du jeu et la musique la dérangent, Chantal se réfugie dans la cuisine pour poursuivre tranquillement sa lecture.
31Jouer à plusieurs, c’est aussi négocier : se mettre d’accord avec les autres joueurs sur le jeu auquel on va jouer, le niveau de difficulté, s’il y a un enjeu (celui qui perd fait la vaisselle), etc. Parfois, trouver le bon niveau d’engagement n’est pas évident, de sorte que le décalage entre un joueur trop engagé et un joueur plus blasé, qui ne prend pas le jeu suffisamment au sérieux, peut générer des tensions. Amélie et Georges, notre jeune couple d’enseignants au collège et au lycée, vivent ensemble dans un appartement à Chambéry. Lui est passionné d’histoire militaire et de jeux vidéo. Il affectionne particulièrement les jeux de rôle et d’aventure. Amélie aime également jouer, mais plutôt à des jeux traditionnels, de société ou de cartes. Ils se sont parfois retrouvés sur un même jeu vidéo, comme Red Dead Redemption qu’ils ont essayé d’avancer ensemble :
Georges : Non, mais au bout d’un moment, je suis obligé de lui arracher la manette parce que… Elle va tout droit de l’autre côté de la carte et après, je suis obligé de reprendre le personnage et de revenir là où il faut.
Amélie : Si, il y a conflit, effectivement, parce que moi je fais ce que je veux, enfin, je m’en fiche de la mission, enfin, sur le moment j’essaye de manipuler voilà de… D’être plus à l’aise.
Georges : Non, tu veux juste faire du cheval.
Amélie : Non, parce que... Je fais ça parce que je n’arrive pas au reste. Et, effectivement, il ne me laisse pas trop le temps de jouer quand on a… Ça l’énerve de voir que je fais n’importe quoi et il reprend la manette.
32Ces oppositions naissent d’une différence de niveaux d’engagement dans la pratique, comme l’explique très bien Amélie : « on n’est pas sur le même but. Moi, je joue pour voilà, pour dix minutes et voilà, et lui, il est plutôt là pour avancer, donc forcément ». On retrouve cette tension chez Michel et sa femme :
Alors Portal est une très mauvaise idée de couple. Non parce qu’on jouait à Portal à deux, ensemble, en coopératif. Et euh... euh... Moi, j’avais l’habitude de jouer à des jeux en 3D, etc. Pas elle, du coup, elle avait du mal à visualiser les choses. Et euh... Parce que, à la fin, c’était moi qui… C’est-à-dire que je n’ai pas réussi à avoir la patience d’attendre ça, et elle, ça l’énervait beaucoup que je veuille montrer la solution sans essayer ses choses, qui, physiquement, je voyais que ça ne passerait pas. Et je ne dis pas que j’avais raison. Donc c’était une très mauvaise idée.
33À l’inverse, les jeux sous licence Lego sont, pour lui, des jeux réussis parce qu’ils permettent justement des attitudes différenciées face au jeu, notamment :
Le fait de jouer à deux fait qu’on peut faire des bouts du niveau chacun, les niveaux sont très étendus maintenant, et du coup, c’est très… C’est très intéressant. Et comme c’est basé sur le secret, et que ma femme est très… Aime bien trouver tout dans le jeu, du coup, ça s’adapte très, très bien au… À nos caractères.
34En conclusion, l’analyse des interactions sociales et spatiales à une échelle aussi fine nous permet de saisir toute la richesse des expériences vidéoludiques étudiées dans l’intimité de leur public. La parole et les gestes construisent la relation (de convivialité, de rivalité, d’expertise) dans une situation qui comporte des moments de tension, d’émotion, d’affects propices à des comportements, des réactions ou des expressions verbales et vocales particulières (gestes brusques, exclamations, incitations, injures). La relation joueur-spectateur est favorable à des moments de moquerie, d’évaluation, d’échanges et de provocations réciproques. Les pratiques référentielles, comportant le pointage vers l’écran ou la description et la localisation de détails pertinents pour le jeu, peuvent aussi s’y observer dans une situation de pression temporelle. Ces aspects permettent de considérer des interactions sociales et spatiales ainsi que des formes langagières et des registres généralement peu ou pas documentés dans l’analyse des jeux vidéo.
35Il apparaît alors que, au fond, ce qui compte le plus n’est peut-être pas tellement le jeu lui-même, mais le plaisir de se retrouver en couple, entre amis et de passer un bon moment. Pour le dire autrement, la performance (le fait de réussir le jeu) compte parfois moins que le contexte (le fait de jouer). Le jeu vidéo est alors un prétexte qui peut nécessiter de réagencer l’espace de la pratique : organiser le salon, tirer les rideaux, bouger les meubles, comme dans une session de jeu en réseau (voir chapitre précédent). La pratique du jeu vidéo fournit ici le cadre d’une expérience à la fois sociale et spatiale, celle d’être ensemble. En cela, nous rejoignons la proposition de Laurent Jullier pour qui un « bon film » (ou, dans notre cas, un « bon jeu vidéo ») est un film « qui a rempli son rôle “sur le terrain” » (Jullier, 2012).
Notes de bas de page
1 « Alors, messieurs les scientifiques ! » lance Xavier lors de la soirée jeux présentée en introduction de ce chapitre. Il s’agissait de plaisanter autant sur le dispositif que sur ce que les chercheurs pourraient bien tirer d’intéressant de l’ambiance chahuteuse et bon enfant qui caractérise leur soirée de jeux vidéo.
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999