Chapitre 4. Les jeux vidéo entre goût et sociabilités1
p. 91-111
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Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, pratique culturelle, goût, socialisation, enfance, adolescence, famille, jeu de société
Texte intégral
1Vincent, qui habite dans l’agglomération lyonnaise, est un grand consommateur de jeux vidéo (voir chapitre précédent). Mais il joue également souvent avec ses amis, le week-end, à des jeux de cartes ou des jeux de société (Seven Wonders, Munchkin, Dixit, Les Loups-garous de Thiercelieux, etc.). Parmi nos enquêtés, rares sont ceux qui ne jouent qu’à des jeux vidéo. Rares sont également les répondants de notre questionnaire qui jouent exclusivement seuls (voir chapitre 1). Vincent lui-même souligne l’importance du jeu comme activité socialisatrice au sein de son groupe d’amis :
Et après on a commencé à jouer à des jeux (...) Oui, et puis ensuite, le groupe d’amis s’est un petit peu diversifié, s’est étendu aussi. On a rencontré des nouvelles personnes. Et il y a eu des influences aussi qui se sont greffées, et donc oui, du coup, maintenant, on joue… On joue à beaucoup de jeux. Et d’ailleurs, ce week-end, on a encore joué.
2Les sociabilités sont un des éléments que les activités de jeu recomposent. Dans ce chapitre, nous voudrions mettre la focale sur cette dimension des pratiques vidéoludiques, ce qui nécessite de les comparer aux sociabilités des « jeux classiques ». Par « jeux classiques » on entend toutes les pratiques ludiques nécessitant un matériel autre qu’informatique. La catégorie est large et recouvre les jeux institutionnalisés comme les échecs, les jeux populaires comme le loto ou la belote, ou encore les jeux dits de société ou les objets ludiques « sous copyright » (Dayan, 1986 ; cité par Fine, 2015, p. 174), produits et distribués par des sociétés commerciales, comme le Monopoly. Nous avons conscience que la distinction du « jeu vidéo » et du « jeu classique » est grossière, d’une part, parce que les frontières entre les deux ne sont pas toujours claires (bon nombre de jeux vidéo sont des adaptations informatisées de jeux existant précédemment) et, d’autre part, parce que le caractère « classique » des jeux que nous appelons ainsi n’est pas toujours établi. L’intérêt d’une telle mise en perspective est double. Premièrement, elle revient d’elle-même dans les différents entretiens, certains enquêtés, comme Vincent, n’hésitant pas à comparer ces deux pratiques, que ce soit en termes de sociabilités ou d’interactions produites :
On va dire que les… les LAN étaient quasi exclusivement masculines. Je dis « quasi » parce qu’il y avait quand même, de temps en temps, quelques filles qui s’y greffaient, mais c’était assez rare. Euh… Que maintenant, au contraire, oui, qu’avec les jeux... Les jeux de cartes, les jeux de plateau, c’est beaucoup plus diversifié (...) On va dire que, quand tu es sur le jeu vidéo, c’est tellement immersif par rapport à ton... Avec ton écran, que finalement tu es très isolé (...) Ça nécessite tellement de précision et de concentration et de rapidité, que, du coup, tu es obligé de faire abstraction du reste. Et tu es… Ce n’est pas le cas quand tu joues à une partie de jeu, une partie de jeux de cartes ou autre, où, au contraire, tu es obligé, là, d’interagir avec les autres et de faire attention à ce qui se passe autour (...) Oui, ce n’est pas la même interaction.
3Deuxièmement, cette mise en perspective permet de saisir quelques-unes des grandes tendances actuelles de l’évolution des fonctions sociales du jeu, c’est-à-dire le rôle que les personnes donnent à cette activité dans leurs sociabilités. Ces fonctions sociales et les sociabilités qui leur sont attachées sont l’objet de ce chapitre. Il vise à montrer, à rebours du déterminisme technologique, que ce sont bien les formes sociales dans lesquelles prend place la pratique de ces jeux, et non leur nature technique, qui explique la part qu’y prennent les sociabilités.
4Cette analyse est aussi née du constat d’un écart dans l’évolution avec l’âge de la pratique du jeu vidéo et de celle du jeu classique. Alors que la première est fortement liée à l’enfance, à l’adolescence et, aujourd’hui, dans une moindre mesure, aux premières années de l’âge adulte, le jeu classique est plus équitablement réparti entre les classes d’âge. Il est, par ailleurs, plus pratiqué à l’âge adulte par les femmes que par les hommes – alors que l’inverse est vrai du jeu vidéo à tous les âges. Cet écart entre jeux vidéo et jeux classiques relève évidemment de différences générationnelles : après tout, les jeux vidéo existent depuis moins longtemps que les jeux classiques. Il s’explique sans doute aussi par le fait que les jeux vidéo et les jeux classiques sont pris dans des configurations différentes de sociabilités : d’un côté, plutôt les relations de pairs, de l’autre, plutôt les sociabilités familiales intergénérationnelles.
5Ce faisant, nous contribuons à confirmer une idée avancée récemment par les sociologues de la culture : il n’y a pas de lien mécanique entre le goût pour un jeu et sa pratique, contrairement à ce que postulent certaines théories de la consommation culturelle. Les pratiques réelles ne sont pas toujours le produit d’un goût personnel, mais peuvent être faites « sous influence » ou être des « pratiques d’accompagnement » (Lahire, 2004). Autrement dit, ces pratiques ne sont pas choisies pour elles-mêmes mais, comme nous allons l’explorer dans le cas des jeux vidéo, motivées par les personnes, les lieux, les circonstances, etc. Même les activités culturelles demandant un engagement conséquent, comme le fait de jouer d’un instrument, peuvent être partiellement déconnectées des goûts des acteurs. Ainsi, Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru montrent qu’un certain nombre de musiciens d’harmonie, en particulier les plus jeunes, jouent des musiques très différentes de celles qu’ils apprécient le plus – d’autres éléments, tels que le désir de reconnaissance ou l’attachement du musicien à son instrument, priment alors pour eux sur leur propre jugement musical (Dubois et al., 2010).
6Dans le cas du jeu vidéo, une manière de travailler cette tension entre goût et pratique est justement de comparer la place du jeu vidéo dans les trajectoires individuelles et les configurations familiales, en les comparant à d’autres loisirs, les jeux de société et les jeux classiques, notamment.
Les pratiques de jeux au cours de la vie
7Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, le taux de pratique (avoir joué aux jeux vidéo au cours des douze derniers mois) décroît linéairement avec l’âge des enquêtés (voir figure suivante). Alors que les enfants et les adolescents jouent dans leur quasi-totalité (plus de 95 %, filles et garçons compris), moins de 30 % des plus de 60 ans sont concernés. L’intensité de la pratique est également une fonction linéaire décroissante de l’âge. On mesure ici l’intensité de la pratique au nombre de genres de jeux vidéo différents pratiqués, avec un « score » allant de 0 à 19 (r = -0,6).
8La pratique des jeux classiques décroît elle aussi avec l’âge, mais en suivant une pente plus douce et plus irrégulière que celle des jeux vidéo. Alors que chez les enfants et les adolescents, le jeu vidéo domine le jeu classique, en particulier chez les 14-17 ans, le déclin plus rapide du jeu vidéo est tel que les deux courbes se croisent autour de 40 ans. Le jeu vidéo est plus répandu en deçà de cet âge ; au-delà, c’est le jeu classique qui domine. Celui-ci rassemble toujours au moins 60 % d’une classe d’âge. Comme pour la proportion de joueurs, l’association de l’âge avec l’intensité de pratique du jeu classique est moins forte que pour le jeu vidéo. On la mesure, là encore, par un « score » de 0 à 6, comptabilisant le nombre de genres de jeux classiques pratiqués au cours des douze derniers mois. La relative stabilité de la courbe des jeux classiques et l’importance de la pente pour la courbe des jeux vidéo se lisent dans la différence d’ajustement des droites de régression sur la figure précédente : l’âge prédit beaucoup mieux la pratique du jeu vidéo que celle du jeu classique.
9Chez les adultes, les femmes sont légèrement plus nombreuses que les hommes à avoir joué à au moins un jeu classique au cours des douze derniers mois (69 % contre 64 %), alors qu’elles sont bien moins nombreuses dans le cas du jeu vidéo (53 % contre 66 %). En moyenne, les hommes pratiquent significativement plus de genres de jeux vidéo que les femmes (3,5 contre 2,1 sur 19 genres possibles) et les femmes, plus de genres de jeux classiques que les hommes (2,6 contre 2,3 sur 6 genres possibles).
10La configuration familiale influe également sur les pratiques de jeu. Les adultes vivant dans un foyer avec un enfant de 10 ans ou moins sont 75 % à avoir joué à un jeu classique au cours des douze derniers mois (contre 67 % de la population totale) et autant à avoir joué à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois (contre 59 % de la population totale). Ils jouent à des jeux classiques plus variés (3,4 genres contre 2,4 en moyenne) et à des jeux vidéo plus variés aussi (4,1 genres contre 2,8 en moyenne). Ils sont également plus jeunes (37 ans en moyenne contre 48 ans pour la population totale). Les modélisations permettent alors de démêler les liens de ces différentes variables avec la pratique du jeu.
11Nous extrapolons ici la thèse soutenue par Dominique Pasquier (2005) pour affirmer que, à l’âge adulte, la pratique des jeux vidéo demeure ancrée dans des sociabilités électives, alors que la pratique des jeux classiques est extrêmement liée à la configuration familiale. Pour cela, nous avons testé un certain nombre de corrélations statistiques, à travers des modèles qui prennent pour variable dépendante la pratique d’un genre de jeu, classique ou vidéo2. Est modélisée la probabilité d’avoir, au cours des douze derniers mois, pratiqué le jeu vidéo, le jeu classique, ainsi que des genres particuliers de jeu. Il s’agit de vérifier si cette probabilité varie selon d’autres variables dites « indépendantes » : le sexe (modalité de référence : homme), la catégorie socioprofessionnelle de l’enquêté (modalité de référence : employés), le niveau de diplôme (modalité de référence : baccalauréat), l’âge (en années) et la présence d’enfants au foyer (modalité de référence : pas d’enfants). La table 6 présentée en annexe de l’ouvrage résume les résultats de ces tests statistiques.
12D’emblée, l’âge apparaît comme le meilleur prédicteur de chacune des pratiques, qu’il s’agisse de la pratique globale ou de genres de jeux spécifiques. Son effet est toujours significatif et négatif : chaque année supplémentaire diminue la probabilité de jouer à l’ensemble des genres de jeux, classiques comme vidéo.
13La pratique des jeux est également fortement corrélée au sexe, toutes variables du modèle tenues égales par ailleurs. Les femmes jouent plus aux jeux classiques, mais moins aux jeux vidéo que les hommes. On retrouve ces liens dans les modèles portant sur la plupart des genres. Parmi les jeux classiques, les femmes sont plus susceptibles que les hommes de jouer aux jeux de construction, de loto, de société et de rôle, mais moins susceptibles de pratiquer des jeux de stratégie. En ce qui concerne le jeu vidéo, seuls les jeux de simulation de vie (comme Les Sims) sont plus probablement pratiqués par des femmes que des hommes.
14La corrélation de la configuration familiale est plus contrastée. Toutes variables du modèle tenues égales par ailleurs, le fait de vivre dans un foyer avec des enfants de moins de 10 ans accroît les chances de pratiquer un jeu classique. Il est particulièrement fort sur les jeux de construction (les adultes vivant avec un jeune enfant sont, en effet, 4,5 fois plus susceptibles de pratiquer un tel genre que ceux qui n’ont pas d’enfant à la maison), mais aussi de loto, puzzle, domino (3 fois plus) et de société (2 fois plus). Le fait d’avoir un enfant de 11 ans ou plus diminue, à l’inverse, les chances d’avoir pratiqué un jeu de construction ou de stratégie.
15La position sociale est également liée à certaines des pratiques ludiques. Toutes variables du modèle tenues égales par ailleurs, les ouvriers sont moins susceptibles de jouer, en particulier aux jeux de construction, de société et de stratégie (jeux classiques), ou aux jeux préinstallés (dont la pratique est liée à l’usage professionnel de l’informatique [Cézard et al., 2000]), de chiffres et de lettres, éducatifs, d’adresse et de sport (jeux vidéo). En revanche, les cadres sont plus susceptibles de jouer à des jeux classiques de cartes. À cela s’ajoute le diplôme, qui a un effet positif sur les jeux classiques en général, et plus particulièrement de cartes, de société et de stratégie, et sur les jeux vidéo de chiffres et de lettres, d’adresse, de sport et de simulation militaire.
16Que retenir de ces différentes analyses ? D’abord, que la présence d’enfants au foyer ne se fait sentir que sur les jeux classiques et quelques genres de jeux vidéo. Il s’agit, à chaque fois, des pratiques les plus susceptibles d’avoir une fonction éducationnelle ou familiale partagée : les jeux de société, les jeux de construction, les jeux vidéo éducatifs et d’entraînement cérébral, etc. La probabilité accrue des pratiques de jeux classiques des femmes peut alors être liée à leur plus fort investissement dans le soin donné aux enfants (Brousse, 2015). Le jeu classique, à l’exception du jeu de cartes, apparaît d’abord lié à la sociabilité intergénérationnelle, contrairement à la plupart des jeux vidéo. C’est ce que confirment les chiffres portant sur les partenaires du jeu. Ainsi, en ce qui concerne les jeux vidéo, seuls 36 % des adultes joueurs et 21 % du total des adultes interrogés ont joué au moins une fois avec un enfant durant l’année écoulée. À l’inverse, 69 % des adultes interrogés ont joué avec un enfant à un jeu classique durant la même période ; seuls 13 % d’entre eux ne l’ont jamais fait avec un enfant au cours de l’année. Le jeu vidéo est, chez deux tiers des adultes au moins, inscrit dans d’autres relations que la parenté (nous explorons ces relations dans les derniers chapitres de l’ouvrage). D’ailleurs, pour les enfants non plus, les parents n’apparaissent pas comme un partenaire privilégié du jeu vidéo : ils sont loin derrière les frères et les sœurs, ainsi que les amis. Durant l’enfance et l’adolescence, le jeu vidéo est prioritairement associé aux sociabilités affinitaires (Pasquier, 2005), ce qui explique que la quasi-totalité des 11-17 ans, garçons comme filles, joue au moins occasionnellement. Nous montrons que ce constat peut s’étendre à l’âge adulte : si le jeu vidéo est alors moins important, il n’en reste pas moins associé à des relations affinitaires plutôt qu’à la famille.
17Le déclin rapide du jeu vidéo provient, d’une part, des différences de socialisation entre les groupes nés à des périodes différentes qui produisent des écarts d’appétence et de compétence et, d’autre part, de ce que les fondements culturels de la sociabilité se reconfigurent à l’âge adulte, au profit, notamment, de la télévision (Boullier, 2004), d’Internet (Granjon, Le Foulgoc, 2010) et des autres médias. Les objets culturels supportant la sociabilité quotidienne se renouvellent après l’adolescence. Le jeu vidéo appartient donc à un répertoire culturel très fort à l’adolescence, mais décline avec l’avancée en âge. La lenteur du déclin de la pratique du jeu classique avec l’âge, ainsi que la surreprésentation des femmes parmi les pratiquants de ces jeux, d’ailleurs étonnante par rapport à la faible féminisation des joueurs de jeux vidéo, s’expliquent alors par le fait que ces pratiques sont inscrites dans l’éducation des enfants.
18Au final, l’analyse des déterminants sociaux de la pratique ludique révèle deux différences importantes entre les jeux numériques et les jeux classiques : la sensibilité plus importante de ces derniers à la configuration familiale, et l’effet conservateur sur les pratiques ludiques classiques de la présence au foyer de jeunes enfants. Chez les adultes, le jeu classique est d’autant plus fréquent et intense que sont présents au foyer des enfants en bas âge, et la pratique partagée avec les enfants est importante. Il n’en va pas de même pour le jeu vidéo. Alors que le jeu classique rattache les enfants au foyer, le jeu vidéo appartient à l’ensemble des produits culturels qui participent de l’affirmation de leur autonomie, et reconfigure leurs loisirs en direction des pairs.
Les transmissions intergénérationnelles du jeu
19L’inscription différenciée du jeu classique et du jeu vidéo dans les sociabilités se perçoit à l’échelle individuelle dans l’évolution biographique des pratiques que permettent de saisir les entretiens. Les récits que font les enquêtés de leurs pratiques mettent en lumière l’association du jeu classique aux sociabilités familiales intergénérationnelles : dans leur enfance avec leurs aînés et à l’âge adulte avec leurs enfants. On trouve également, dans les récits des hommes de moins de 40 ans (les plus concernés par le jeu vidéo), des descriptions de l’autonomisation culturelle vis-à-vis de la famille à travers la pratique du jeu vidéo entre pairs.
20Le jeu classique demeure fortement associé aux configurations familiales pour nos enquêtés : Lego et Memory avec les parents, belote et Scrabble avec les grands-parents, jeux de plateau comme le Monopoly, La Bonne Paye et le Trivial Pursuit qui se jouent en famille et sont occasionnellement maintenus à l’âge adulte lors de week-ends ou de réunions de famille élargie. Les pratiques s’inscrivent dans des rythmes familiaux ; certaines renvoient à des moments de la semaine, voire de l’année (vacances, week-ends ou mercredi pour les enfants). Les types de jeux pratiqués sont variés car les pratiques s’adaptent aux situations de sociabilité, au nombre, à l’âge et aux intérêts des différents participants. Une enquêtée (Amélie, 29 ans, enseignante, en couple, sans enfant) évoque aussi bien le Memory (le mercredi avec sa grand-mère et des cousins plus jeunes) que les jeux de cartes classiques (belote, rami, crapette), joués uniquement avec les grands-parents.
21La « carrière ludique classique » – c’est-à-dire la suite de jeux classiques pratiqués – de nos enquêtés s’interrompt souvent à l’adolescence. Les souvenirs de jeux classiques sont le plus souvent liés soit à l’enfance, soit aux sociabilités familiales extraordinaires (vacances et fêtes familiales) de l’adolescence. La pratique du jeu fait alors place à d’autres loisirs plus personnalisés et liés au groupe de pairs (Octobre et al., 2010). Chez les hommes de moins de 40 ans, une illustration fréquente de cette transition consiste en la mutation des pratiques de jeu classique en pratique du jeu vidéo, comme le raconte Philippe : « quand j’avais vraiment des copains pour jouer, on est passé plus sur du jeu vidéo ». Les jeux vidéo sont présents avant l’adolescence, mais ils sont alors, comme les jeux traditionnels, surtout pratiqués dans la fratrie (Dajez et Roucous, 2010). Ces pratiques connaissent leur apogée à l’adolescence, puis tendent à diminuer avec l’entrée dans la vie active, la cohabitation et la parentalité. Elles peuvent cependant durer un certain temps, comme chez Mireille (38 ans, chargée d’études, mariée, deux enfants) qui adopte le jeu vidéo après sa rencontre avec son mari et joue fréquemment avec lui à la console. Les deux abandonnent cette pratique à l’arrivée de leurs enfants.
22Les pratiques du jeu classique qui s’amenuisent durant l’adolescence reviennent cependant à l’âge adulte. En effet, la longévité des jeux classiques constitue l’une de leurs dimensions les plus importantes : c’est parce que les parents d’aujourd’hui disposent de produits similaires, voire identiques à ceux de leur enfance, qu’ils peuvent prendre des repères dans un répertoire familial constitué au moins depuis lors (Vincent, 2001). Le jeu constitue alors un repère pour l’éducation.
23Davantage que le jeu vidéo, le jeu classique accompagne les sociabilités intergénérationnelles. Il rassemble enfants, parents et grands-parents, contrairement au jeu vidéo, aujourd’hui du moins, qui n’a pas, même pour les générations adultes ayant connu sa massification durant leur enfance, d’ancrage dans les traditions familiales. Les pratiques sont peu accompagnées par les parents, voire prises dans des conflits (de régulation du temps passé à jouer, de l’utilisation des équipements, etc.) entre parents et enfants. L’évolution importante des techniques et des supports n’a pas permis de stabiliser des formes de jeux aussi durables que les jeux classiques.
Goût pour un jeu ou plaisir de jouer ?
24Si le jeu est souvent perçu comme une activité passionnée, voire pathologique, ni Le Joueur de Dostoïevski ni les férus de jeux vidéo ne constituent l’ordinaire des pratiques ludiques. D’une part, le jeu fait rarement l’objet d’un engagement intense. D’autre part, sa pratique s’inscrit moins dans une logique exclusive de préférences individuelles que dans des situations de sociabilités. C’est donc une erreur de considérer que le goût et la pratique sont équivalents, selon l’équation : « on fait ce qu’on aime et on aime ce qu’on fait ». Le jeu est un de ces objets culturels pour lequel on ne peut pas systématiquement dire : « on joue aux jeux qu’on aime et on aime les jeux auxquels on joue », car les joueurs ne sont pas nécessairement attachés au jeu lui-même ; leur intérêt et leur attachement pour cette activité peuvent tenir à d’autres éléments de la situation de jeu.
25Au-delà des structurations de la pratique ludique en fonction de l’âge ou du sexe, il importe de changer d’échelle pour considérer de plus près les pratiques telles qu’elles prennent place et sens dans le quotidien des joueurs. Dans les entretiens, la pratique apparaît d’abord inscrite dans des réseaux de sociabilités. L’appétence, le goût pour l’objet en soi – ses formes, ses règles, son esthétique – importe parfois moins que la situation. Aux relations avec d’autres personnes s’ajoute la prise en compte des compétences techniques et ludiques du joueur qui viennent complexifier davantage la relation entre goût et pratique.
26Goût pour le jeu et pratique de ce jeu ne coïncident pas nécessairement. Cela ne signifie pas que nos enquêtés jouent à des jeux qu’ils n’aiment pas, mais simplement que leurs jeux favoris ne peuvent être pratiqués que dans certaines situations, quand d’autres situations, qu’ils apprécient pour d’autres raisons, invitent à jouer à des jeux moins enthousiasmants, mais plus adaptés au contexte. C’est, par exemple, le cas des soirées où Céleste (28 ans, gendarme, en couple, sans enfants) et son ami proposent à leurs invités tantôt des party games sur la console Wii, tantôt des jeux de société comme Time’s Up. Lorsqu’ils jouent seuls ou en couple, à l’inverse, ils déclarent une préférence pour les jeux vidéo de rôle (Skyrim, Zelda) ou de football (PES). Leur goût va aux seconds jeux, mais les premiers constituent une manière de jouer avec leurs invités – et de passer ainsi de bons moments avec eux. Cette pratique du jeu inscrite dans une situation de sociabilité est loin d’être anecdotique. Elle permet d’expliquer l’importance quantitative du jeu de construction chez les adultes ayant des enfants sans faire appel à l’hypothèse d’un goût prononcé et répandu pour ce genre : ce n’est pas tant que beaucoup d’adultes aiment les jeux de construction que le fait qu’ils aiment jouer avec leurs enfants.
27Nos enquêtés témoignent de la nécessité de trouver un équilibre entre les jeux de compromis et les jeux pour lesquels ils ont de l’appétence, qu’ils rapportent aux situations de jeu. Il en ressort que, en situation, le type de jeu et le degré d’engagement peuvent varier rapidement avec la configuration sociale. Il suffit qu’un joueur intègre ou quitte le groupe pour basculer du jeu de compromis, sans appétence particulière, au jeu passionné, comme dit Claude :
Ben, on joue parfois à Time’s Up, mais j’aime pas forcément (…) Le Time’s Up, c’est avec [ma femme], avec sa sœur, son beau-frère, le cousin, c’est pour Noël, en gros, on se fait le réveillon de Noël et puis, quand tout le monde s’en va, nous on reste jusqu’à 5-6 heures du matin et on se fait notre [soirée jeux avec les jeux qu’on préfère].
28Ici, les deux formes de jeux peuvent s’enchaîner durant la même soirée, à la faveur de la modification du groupe (« quand tout le monde s’en va »). Claude, par ailleurs, apprécie les jeux de cartes (« je fais des concours avec un ami, parfois on se fait une petite soirée belote »). L’opposition entre jeux avec appétence et jeux de compromis recoupe largement celle entre cercle amical et cercle familial, mais peut également traverser ce dernier.
29Il existe ainsi tout un volet de pratiques ludiques investies malgré un intérêt limité. Que les enquêtés se considèrent comme joueurs ou non, on constate, de manière générale, la présence de ces modalités de jeu non passionnées dans leur quotidien familial. Mireille, par exemple, raconte que chez elle, enfant, on jouait en famille, certes à « quelques jeux de société : La Bonne Paye, Monopoly ». Elle s’empresse cependant de préciser : « mais pas beaucoup. Enfin, c’était les vacances. C’était certains week-ends. Mais non, il n’y a pas une tradition de jeu chez moi, finalement ». Cela contraste avec les pratiques ludiques de son mari qu’elle qualifie de « vrai joueur ». L’absence d’une véritable « tradition de jeu » n’implique pas l’absence de jeu, mais donne lieu à des pratiques investies selon des modalités distinctes, dans les discours des enquêtés, de celles pratiquées par les « vrais joueurs » ou dans le cadre d’une tradition familiale revendiquée. Cette distinction se retrouve également pour les jeux vidéo. C’est notamment le cas de Mika, informaticien freelance de 32 ans, qui raconte avoir beaucoup joué, durant sa période étudiante, à des jeux en réseau avec ses amis, en particulier à des jeux de tir qu’il n’apprécie pas forcément :
Et puis après, plutôt avec l’université, où là je me suis fait des copains locaux, où là on s’est organisé quelque LAN. Et là on s’est amusé ensemble… Moi, le truc que j’aimais bien, c’était plutôt de se retrouver entre copains. Et l’excuse était plutôt de faire le jeu vidéo ensemble plus que le jeu... Enfin moi, je venais plus pour les copains, je dirais, que plutôt que pour le jeu en tant que tel même si ça m’amuse, c’est... Enfin, on ne va pas enlever un plaisir, mais... Le tout, c’est de se retrouver ensemble.
30Alors que son goût personnel l’amène vers les jeux de stratégie et de construction (Age of Empires, Populous), la socialisation entre pairs le porte aussi vers la pratique de jeux de tir. Cela confirme notre hypothèse selon laquelle, moins que la nature technique des jeux, c’est leur inscription dans des configurations sociales qui importe. Laurence (32 ans, coordinatrice dans une association, en couple, deux enfants) joue parfois sur son smartphone avec ses enfants de 2 et 4 ans. Bien qu’elle souligne par ailleurs sa désapprobation de l’usage excessif et solitaire des jeux vidéo chez les enfants, elle glisse : « quand, tout d’un coup, tu as oublié le livre ou les crayons de couleur au restaurant, j’ai au moins deux ou trois petits jeux pour les enfants ». Chantal a des enfants adolescents et mentionne les occasionnelles sessions de jeu vidéo en famille, non sans préciser qu’elle ne partage pas leurs goûts en la matière : « quand un jeu vient de sortir, et qu’on est en vacances tous ensemble, c’est vrai qu’on peut essayer de s’amuser à qui fera le meilleur score ».
31Mais, plus que les jeux classiques, les jeux vidéo tendent à favoriser un engagement déséquilibré des membres de la famille, les adultes endossant le rôle d’accompagnateurs détachés de la pratique elle-même, les enfants étant les véritables joueurs. Élise, aujourd’hui en couple et jeune maman, se souvient de moments de jeu sur ordinateur avec sa mère à ses côtés, bien qu’elle juge ses parents « peu joueurs » (« non, je m’imagine mal mettre mes parents devant un jeu vidéo »). La difficulté à qualifier la situation de jeu renvoie au peu de pertinence que revêt le jeu non passionné, comme si ce n’était pas vraiment jouer ensemble que de jouer avec un enfant, du moins par opposition aux pratiques entre pairs. Laurence évoque également les « jeux pour les enfants » auxquels elle a accès sur son téléphone. Contrairement aux jeux de société ou, plus généralement, aux jeux classiques, devant un écran, on fait davantage jouer son enfant qu’on ne joue avec lui. Ces pratiques ludiques sont plus centrées sur le plaisir et les besoins d’autrui que les siens propres. L’inverse est également vrai : la participation des enfants au jeu des adultes peut être limitée à l’observation plus ou moins distante. Mika, notre informaticien peu amateur de jeux de tir, évoque ainsi les parties de Trivial Pursuit durant lesquelles « [sa] petite sœur et [lui] dev[aient] plutôt jouer en support, [il] veu[t] dire, en regardant ».
32Si nous parlons, pour désigner ces situations, de jeu « sans appétence », l’expression ne doit pas être interprétée comme la négation du plaisir. Les préférences esthétiques individuelles sont mises au second plan et d’autres considérations priment alors sur le goût, comme les relations à ses partenaires de jeu, le plaisir d’une activité partagée ou le plaisir de jouer – qu’il faut sans doute distinguer du goût pour tel ou tel jeu en particulier. On le remarque dans la faible présence du goût dans le registre de justification des acteurs. Alors que la plupart des pratiques culturelles font d’abord l’objet d’une justification par « l’amour de l’art », nos enquêtés n’utilisent que très rarement ce vocabulaire.
33Le goût est parfois secondaire, en particulier dans le choix des jeux. C’est la nécessité de trouver un compromis entre les goûts et les capacités des différents participants, d’une part, et les opportunités offertes par la situation, d’autre part, qui détermine le jeu qui sera pratiqué. Amélie explique ainsi le choix du Memory le mercredi après-midi, qu’elle partageait avec sa grand-mère et ses cousins : « on avait quand même des écarts d’âge importants, donc du coup, pour des jeux qui intéressaient tout le monde, c’était compliqué ». Le compromis se fait souvent au profit du plus jeune lorsque le jeu est une activité à destination des enfants.
34Même là où il y a peu d’appétences, il faut ménager les diverses capacités des participants à s’investir. Une explication pour l’évolution différenciée entre pratiques des jeux vidéo et classiques au fil de l’âge s’esquisse sur cette base : jouer en famille à des jeux vidéo semble ainsi plus compliqué en termes de consensus que de choisir un jeu classique, parce que le jeu vidéo s’adresse plus spécifiquement à certaines générations et parce qu’il demande des compétences plus spécifiques que le jeu traditionnel. Alors que nombre de jeux traditionnels sont fondés sur le simple hasard ou sur des compétences cognitives générales (logique, calcul, mémoire), le jeu vidéo exige au moins une certaine aisance manuelle (manipuler le terminal), ainsi que, le plus souvent, des notions de stratégies propres au monde des jeux vidéo. C’est ce que confirme Céleste à propos des tentatives de jouer à Mario Kart avec sa sœur et ses parents : « c’est vrai que ce n’est pas du tout leur génération (…) Ils l’ont fait pour nous faire plaisir une ou deux fois, mais ça s’est arrêté là ». Lionel, chef de cuisine de 39 ans et père de deux filles, mobilise également les deux arguments – d’une part, l’intérêt éducatif et, d’autre part, le manque de compétence – pour expliquer pourquoi il préfère jouer au Kapla avec ses filles plutôt qu’à un jeu de golf sur la console Wii :
Lionel : On va construire une maison. Alors, un pont, on va le construire tous les deux, avec Léna ou Camille, ou tous les trois, on va réfléchir à comment on va construire le pont. Vous voyez ce que je veux dire ? (...) Je vais leur expliquer quelque chose. « Alors tu as vu la portance, il faut qu’on pense à mettre des morceaux de bois comme ça » (...) Oui. On a joué… On a fait une partie de golf, dedans, on tape. Et on doit… Il y a une sorte de petite île, on doit arriver... Il y a plusieurs ronds, et on doit arriver le plus proche. Donc il faut doser la vitesse, le vent, les trucs comme ça.
Enquêteur : Et elles vous battent alors, si elles jouent plus que vous ?
Lionel : Oui, oui. Oui, je me fais facilement battre par les filles. Oui. Mais vraiment.
35Le jeu sans appétence, enfin, n’est pas nécessairement un jeu sans sélectivité. Les ajustements et les compromis mentionnés ne sont pas toujours possibles. De fait, nombre de jeux voient participer des joueurs qui ne les apprécient pas particulièrement. Mais on ne joue pas pour autant à n’importe quoi avec n’importe qui. Les entretiens montrent des régularités dans les lieux et les moments du jeu, mais aussi dans les participants. Ces régularités se muent avec le temps en systèmes de préférences diffuses. Mika explique que le Monopoly, « c’était le jeu de famille avec [s]on grand-père et [s]on oncle, en vacances », en revanche, « le Trivial Pursuit, ça, c’est plutôt avec [s]on père ». Ou encore Étienne, chez qui il y a eu un partage entre le jeu de l’oie avec sa mère et la belote avec ses grands-parents ; avec son père, par contre, il ne jouait pas car « il n’aimait pas ça ». Même parmi les pratiques familiales donc, il y a, sinon une électivité, du moins une sélectivité. Des logiques de choix, tant du joueur que du jeu adéquat, sont à l’œuvre. Ces choix portent non pas sur tel ou tel jeu, mais bien sûr des arrangements pratiques – plutôt tel jeu avec telle personne à tel moment. Nous sommes à la racine des bricolages que réalisent les joueurs pour construire avec les jeux vidéo des pratiques qui s’insèrent dans leur quotidien et qui ont du sens pour eux. De plus, le jeu, comme la photographie, a une fonction familiale, pas seulement une fonction esthétique (Bourdieu, 1965) – et, plus largement, une fonction de construction et de soutien de l’identité collective dans les groupes qui les pratiquent. Il importe alors de saisir les pratiques en tant qu’elles sont insérées dans les biographies des joueurs, ainsi que dans leurs écosystèmes.
Quand le goût fait la pratique
36Il serait évidemment réducteur de considérer l’ensemble des pratiques ludiques adultes comme dénuées d’appétence. Certaines ne s’inscrivent pas dans des sociabilités familiales, mais constituent de véritables pratiques passionnées. Ce sont d’abord les jeux vidéo, dont la pratique intensive persiste parfois à l’âge adulte, mais aussi certains jeux classiques faisant l’objet d’un engagement important, ancré dans des sociabilités électives : pratique compétitive ou amicale du jeu de cartes, jeux de société complexes, etc. Ces pratiques sont les plus visibles dans la littérature de sciences sociales : les joueurs d’échecs (Wendling, 2002), les amateurs de jeux de rôle (Fine, 1983 ; Trémel, 2001) et les passionnés de jeux vidéo (Taylor, 2006) ont été largement étudiés. Nous avons privilégié jusqu’ici l’analyse des pratiques moins passionnées, mais la distinction entre pratiques passionnées et pratiques ordinaires mérite qu’on s’y arrête pour éclairer leurs places respectives parmi les pratiques ludiques. Nous reviendrons aussi sur la coexistence, chez les mêmes personnes, de ces pratiques engagées avec des pratiques plus nonchalantes, ainsi que sur leur inscription dans des univers culturels plus larges.
37Les jeux classiques qui font l’objet de passion sont souvent opposés par les enquêtés aux jeux « simples » ; ils se définissent ainsi en creux, par opposition aux jeux trop consensuels, par leur complexité. Ils nécessitent des équipements nombreux, la lecture et la compréhension de règles difficiles, la mise au point de stratégies élaborées, voire, souvent, la connaissance tacite d’autres univers fictionnels. Ces propriétés apparaissent dans les propos de Marc, professeur au lycée de 33 ans qui vit seul et sans enfants : durée de la partie, complexité des règles, complexité des stratégies et hermétisme des références. Marc raconte avoir eu une compagne avec qui il ne parvenait pas à partager son goût pour un jeu de société complexe, inspiré par l’univers fictionnel de l’écrivain fantastique H. P. Lovecraft : « c’est d’abord toute une littérature de Lovecraft. Il y a des références qui partent. On sait à peu près d’où viennent des monstres. On sait de quelle histoire c’est tiré ». Et étant donné que les parties de son jeu durent plusieurs heures, sa tentative de faire jouer son amie « n’a pas été un grand succès (…) Pour [eux], c’est un vrai plaisir, mais pour certains c’est… Ça peut demander beaucoup ».
38La distinction entre jeux complexes et simples est également partagée par les non-spécialistes ; pas besoin d’en être pour reconnaître qu’il y a une différence. Chantal commente les jeux vidéo que pratiquent ses enfants en mobilisant cette opposition. Elle mentionne les jeux de plateforme qu’elle qualifie de « débiles » parce qu’il n’y a « pas trop de recherche là-dedans » ou « des jeux bateaux, comme Sudoku et les jeux de cartes (…) [où elle] ne voi[t] pas trop l’interactivité ». Elle oppose ces jeux à Assassin’s Creed, jeu d’action-aventure, qui comporte « des étapes, des choses à faire pour aller d’un endroit à un autre », où il y a « un rôle à jouer ». Chantal identifie des propriétés ludiques de complexité et d’immersion du joueur dans un rôle. Ce faisant, elle rejoint la valorisation de la dimension narrative du jeu chez les joueurs férus de jeux de rôle. Le goût narratif que tendent à développer ces joueurs se retrouve dans leur manière de jouer, tant aux jeux vidéo que de société. Par exemple, Georges, le compagnon d’Amélie qui est lui aussi enseignant, joue depuis longtemps et quotidiennement sur console fixe et portable, sur PC et, plus récemment, sur smartphone avec une préférence pour les jeux d’aventure et de rôle. Il organise aussi des soirées de jeux de société entre amis. Parmi ceux-là, il affectionne particulièrement des jeux de stratégie ou des jeux de rôle sur plateau, coopératifs, avec un matériel relativement riche en pièces et en textes, des jeux aux mondes fictifs souvent tirés de séries télévisées ou de livres. Il explique que, pour lui et les amis avec qui il joue, « l’histoire est importante » et façonne le déroulement de leurs parties de jeux de société : « on lit chacun l’histoire (…), donc quand on découvre un jeu, on met toujours deux heures, histoire que tout le monde soit au courant ».
39Les engagements que décrivent Georges et Marc peinent à prendre place dans les sociabilités astreintes. Le jeu que cite Marc ne fait pas l’objet de parties en famille ou même entre amis si ceux-ci n’ont pas déjà une passion pour le jeu. Il ne peut s’inscrire que dans des sociabilités électives, dans le cadre d’un groupe de passionnés qui organisent leurs rencontres autour du jeu. Dans ce cas, la pratique du jeu est liée à l’intérêt pour l’univers fictionnel dans lequel il prend place, rejoignant le phénomène des cultures « fan » qui tendent à consommer et à s’investir en parallèle dans divers supports médiatiques, des jeux vidéo à la littérature, en passant par le cinéma et les séries télévisées (Jenkins, 1992).
40Ce lien entre le jeu et les autres intérêts culturels des individus s’observe fréquemment dans les pratiques engagées. Si les pratiques sans appétence décrites dans la section précédente se caractérisent le plus souvent par leur inscription dans une culture partagée, le jeu autonome appartient surtout à des sous-cultures plus clairement délimitées. Vincent Berry montre, par exemple, les liens qui existent entre la pratique des jeux de rôle en ligne, la musique métal, la littérature et le cinéma de fantasy (Berry, 2012). Mais ces univers culturels très spécifiques ne sont pas les seuls à accueillir des pratiques de jeu passionné. L’intérêt pour le sport est aussi susceptible d’alimenter des engagements ludiques. Cela se donne à voir chez Lionel, qui aime la course automobile, fait partie d’un fan-club d’Alain Prost et raconte sa pratique du jeu de console Formula One : « c’est le seul jeu où, vraiment, je crois que j’ai été jusqu’au bout. Je l’ai terminé. J’ai fait tous les circuits et tout. Et c’est le seul jeu où j’essayais vraiment d’être le meilleur ». La pratique vidéoludique de Lionel s’inscrit dans sa passion ordinaire plus large, tout comme la pratique du jeu de société s’inscrit dans les pratiques « fan » de Georges et de Marc.
41Avec ces quelques cas, nous ne prétendons pas épuiser les possibilités du jeu des adultes, mais seulement souligner que des pratiques relativement autonomes des sociabilités familiales peuvent exister. Elles demandent néanmoins des arrangements particuliers pour pouvoir persister, comme le maintien d’une sociabilité avec d’autres passionnés – amis, collègues de bureau – ou l’organisation du temps consacré à la famille. Il faut souligner que même les pratiques les plus passionnées ne sont pas dénuées de contraintes. Les enquêtés se remémorent fréquemment des pratiques ludiques plus intenses avant tel ou tel événement biographique, les amenant à ne plus se considérer eux-mêmes comme des joueurs de jeux vidéo, quitte à oublier parfois que leurs pratiques actuelles sont, à certains égards, tout aussi conséquentes, mais suivant de nouvelles modalités, typiquement sur téléphone portable ou tablette à la place de la console ou du PC. C’est ce que raconte Guy, cadre supérieur de l’administration publique, qui vit en couple et avec ses deux enfants :
Je ne joue plus ni même sur PC, ni Mac (…) J’avais un peu arrêté et, finalement, le support de la tablette, avec un autre style de jeu, en fait très court avec une durée de vie très limitée, très simple à prendre en main, etc., m’a fait me remettre un peu au jeu.
42Les récits de ce type de modification des styles ludiques sont courants dans nos entretiens. Dans des cas plus exceptionnels, les joueurs assidus ont redoublé d’efforts pour maintenir des pratiques ludiques de passionnés, comme Michel (34 ans, informaticien, en couple sans enfants) qui explique avoir trois façons de jouer : quotidiennement, sur le téléphone mobile dans les transports en commun ; à la maison, seul sur son ordinateur (où il pratique des jeux « pour joueurs », sous-entendu complexes) ; à la maison, mais sur la console du salon avec sa femme. Cette dernière modalité leur permet d’entretenir un goût commun pour les « jeux à licence qu’[ils] aime[nt] bien », comme les jeux de super héros de la franchise Lego, qui se jouent en coopératif ou en solo, avec l’autre partenaire en spectateur. Ses pratiques de « jeux pour joueurs » sont, en revanche, réservées à des moments bien précis, à l’heure de la sieste de sa compagne. Ainsi, Michel concilie sa pratique passionnée et sa vie de couple en partageant une partie de sa passion.
43Les modalités du jeu passionné, et les pratiques de jeu vidéo en particulier, font apparaître et se confronter deux types de normes. D’abord, une hiérarchie de la valeur du jeu qui distingue les « vrais jeux », complexes et requérant des sociabilités sélectives, des jeux plus « simples ». Mais, parallèlement à ces gradations de la qualité ludique, des jugements sur les formes d’engagement dans le jeu se dessinent. L’exemple de Michel montre que, comme nous le décrivons plus en détail ailleurs (Gerber, 2015), les pratiques ludiques sont négociées autour d’attentes de rôles ancrées dans les sociabilités.
44Nous avons distingué les pratiques ludiques classiques de celles des jeux vidéo, mais la distinction ne doit pas être réifiée. D’ailleurs, la différence tient sans doute plus à l’histoire de ces pratiques, certaines anciennes et d’autres plus récentes, qu’à des facteurs en apparence évidents, comme la technique numérique. De plus, les expressions « jeu vidéo » et « jeu classique » désignent deux familles dont chacune est très hétérogène : certains genres de jeu vidéo se rapprochant des jeux classiques et certains genres classiques permettant le même engagement que le jeu vidéo. D’autres distinctions bien plus pertinentes apparaissent : jeux « simples » ou « complexes » (par le degré et la forme des compétences exigées par le jeu), jeux « pour joueurs » ou jeux familiaux, etc.
45Ces distinctions permettent de comprendre pourquoi les jeux vidéo divisent les générations et participent à autonomiser la culture jeune, alors que les jeux classiques, joués en famille, tendent à les rassembler. L’effet de la génération sur les pratiques ludiques doit alors être qualifié. Certes, on peut penser que, dans les prochaines décennies, la banalisation de l’usage du jeu vidéo sera telle qu’il aura intégré le répertoire des jeux classiques qui alimentent encore aujourd’hui les sociabilités familiales. Pour autant, la complexité de certains jeux n’aura sans doute pas disparu et de nouvelles techniques pourront produire de nouvelles distinctions.
46Ce que montrent ainsi les jeux vidéo, c’est que les consommations culturelles modernes sont pleines de goûts partiellement assouvis et de pratiques contraintes ou produites par la situation. Le passage par les sociabilités est alors une manière de rendre compte de ce décalage entre goût et pratique (Dubois et al., 2010 ; Pasquier, 2005). Encore une fois, ce décalage ne signifie pas que le goût soit absent des pratiques de jeu. Simplement, il n’est pas toujours premier dans les choix opérés. Il faut accorder les goûts et les capacités de l’ensemble des participants, et s’adapter à la situation. En conséquence, le jeu choisi peut n’être le favori de personne. Il peut même, dans certains cas, être l’objet d’une perception négative par la quasi-totalité des participants. Le plaisir n’est pas absent pour autant du jeu, comme nous le verrons plus loin dans l’ouvrage, ne serait-ce que parce qu’il est pris dans l’interaction que permet celui-ci. Le jeu invite alors à ne pas considérer, dans l’analyse des consommations culturelles, le goût pour l’objet consommé comme étant le seul moteur de la consommation. Plus précisément, nous verrons que les circonstances et les gestes participent trop au plaisir de jouer pour que le goût pour le jeu soit réductible à un « goût » au sens d’une évaluation stabilisée portant sur un objet culturel bien identifié, autrement dit, un classement classant d’objets classés. Le goût pour le jeu peut exister en ce sens parmi certaines communautés de joueurs passionnés et de professionnels et prendre la forme d’un goût privilégié pour certains titres, séries ou genres. Mais il s’agit de gouttes d’huile flottant sur l’océan des pratiques vidéoludiques.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend des éléments d’un article déjà paru (Coavoux, Gerber, 2016).
2 Nous présentons dans cette section des modèles de régression logistique (Logit) qui sont habituellement employés par les sociologues. Ces modèles présentent un certain nombre de problèmes, en particulier liés à l’hétérogénéité observée qui rend infondée la comparaison des coefficients. Nous avons donc systématiquement vérifié leurs résultats par des modèles de probabilité linéaire (Linear Probability Model), comme préconisé par la littérature scientifique et nous ne commentons ici que les modèles dont les résultats des deux méthodes congruent. Mais, dans le corps du texte, nous présentons les modèles Logit, plus faciles à lire. L’ensemble des résultats statistiques et les tableaux récapitulatifs sont disponibles dans l’annexe électronique de l’article dont ce chapitre est tiré : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2765.
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