Chapitre 3. Les jeux vidéo aux quatre coins de l’espace
p. 74-90
Entrées d’index
Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, pratique culturelle, espace domestique, quotidien, attachement, habiter
Texte intégral
1Jeanne est une étudiante de 22 ans. Au moment de l’enquête Ludespace, elle travaille à temps plein comme vendeuse dans un magasin de jeux vidéo. Elle-même est grande consommatrice de jeux vidéo et se revendique comme telle. Sa passion se voit dans son parcours de vie (elle a fait un DUT en informatique et a appris la programmation), mais aussi – littéralement – dans son espace domestique. Son petit appartement, d’une ville moyenne de Haute-Savoie, est véritablement saturé de consoles, jeux vidéo et objets ou produits dérivés directement issus d’univers vidéoludiques, depuis les bols à céréales à l’effigie des Lapins Crétins dans la cuisine, jusqu’à l’édredon de son lit dans la chambre, en passant par le marque-page Okami qu’elle utilise lorsqu’elle lit des romans adaptés d’univers fictionnels (la série Halo, par exemple).
2Le cas de Jeanne illustre comment la place occupée par une pratique dans son espace vécu est un indicateur de l’engagement d’une personne dans cette pratique. Les travaux contemporains de géographie sociale, l’intérêt croissant pour l’étude des pratiques (de mobilités, ludo-sportives, etc.) et l’approfondissement des notions telles que l’habiter ou celle de pratiques spatiales offrent un cadre d’analyse pertinent de l’inscription spatiale des pratiques vidéoludiques à l’échelle des individus. Non seulement nous ne pratiquons pas les mêmes espaces, mais un même espace peut être pratiqué différemment par des personnes différentes. Il suffit de lever la tête dans le train ou le tramway pour s’apercevoir que les activités des passagers des transports en commun sont multiples : dormir, rêvasser, discuter, lire un livre, écouter de la musique et… jouer à des jeux vidéo (comme on l’a vu dans le chapitre précédent). Ces derniers paraissent alors une bonne entrée pour donner à voir ces différenciations fines et montrer comment les espaces du quotidien peuvent être saisis, investis différemment par une pratique culturelle. Le chapitre précédent soulignait la place des jeux vidéo dans les routines quotidiennes. Ici, l’entrée par la dimension spatiale des pratiques vidéoludiques nous permet de montrer les disparités de pratiques non pas seulement selon les types d’espace dans lesquels on vit, mais selon les degrés d’appropriation de ces espaces et les modes d’habiter.
Le jeu vidéo est-il une pratique d’urbains ?
3Pour Michel Lussault (2007) ou Mathis Stock (2012), toute pratique a nécessairement lieu quelque part, c’est pourquoi ces géographes récusent l’expression même de « pratique spatiale » pour son caractère redondant. Ils préfèrent parler de « dimensions spatiales » d’une pratique, qui sont à la fois les conditions spatiales de réalisation de cette pratique (où elle a lieu, dans quel contexte), les contraintes, mais aussi les ressources d’un lieu par rapport à cette pratique. Ces contraintes et ces ressources sont diverses : elles comprennent les caractéristiques qui vont faire qu’un espace est propice à certaines pratiques plus qu’à d’autres (le sport dans un stade de sport, par exemple) ; mais aussi l’accessibilité du lieu en question ; les normes véhiculées, qui peuvent légitimer ou, au contraire, délégitimer certains usages de l’espace (jouer aux jeux vidéo dans un amphi d’université est au mieux toléré, au pire interdit, alors que c’est encouragé dans une salle de jeux d’arcade) ; les équipements à disposition ; la présence d’autres personnes, etc. C’est particulièrement évident pour les jeux de géolocalisation, en réalité augmentée ou de type « chasse au trésor » qui se superposent et s’adaptent aux lieux quotidiens de leurs joueurs et les poussent à être plus conscients de leur environnement matériel et social (Licoppe, Inada, 2010). Dans Ingress ou Pokémon Go, les monuments, les places et les jardins publics, les stations de métro et les points d’intérêt locaux deviennent des aires de jeu dans lesquels il est possible de rencontrer et affronter d’autres joueurs. L’espace dans le jeu est alors le reflet de la densité humaine, de la présence d’équipements et de l’hétérogénéité du tissu urbain.
4Et pourtant, dans l’enquête Ludespace, on note peu de variations significatives des pratiques selon les lieux d’habitation : on ne joue ni plus ni moins en ville que dans le périurbain ou dans le rural. Cette tendance reste valable dans l’édition 2018 de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français (Lombardo, Wolff, 2020). Les différences d’intensité et de fréquence, lorsqu’elles existent, s’expliquent, comme on l’a vu dans le premier chapitre, par l’âge et le genre. Ce sont les disparités dans la répartition de la population selon ces deux caractéristiques qui expliquent ces différences. Par exemple, la part des moins de 24 ans peut varier de moins de 25 % de la population totale pour les départements les plus ruraux, comme la Creuse ou la Corrèze, à plus de 30 % pour les départements très urbanisés, comme le Rhône, le Nord ou la Seine-Saint-Denis, selon les chiffres de l’INSEE pour 2019. Or, on l’a dit précédemment, c’est bien parmi les 11-17 ans que la proportion de joueurs, et en particulier de joueurs réguliers, est la plus importante.
5Certaines propriétés du médium peuvent sans doute expliquer cette absence de variation significative d’un type d’espace à l’autre. En effet, le jeu vidéo est aujourd’hui une pratique culturelle à haut niveau d’accessibilité – techniquement et commercialement – et elle a désormais toute sa place dans l’offre culturelle, si bien que les pratiques vidéoludiques ne sont plus l’apanage des adolescents masculins des classes moyennes, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre. Cet élargissement des publics tient sans doute à la légitimation de cette pratique culturelle depuis les années 1980, mais aussi à la démocratisation de l’accès aux machines et titres. La baisse des prix d’achat des consoles de jeux et des ordinateurs personnels, la diversification des supports et des modes de distribution, y compris dématérialisée, ainsi que la multiplication des genres de jeu ont, sans doute, contribué à sa large diffusion dans les différentes couches de la société et les différents territoires.
6En cela, le jeu vidéo paraît beaucoup plus « ubiquiste » que d’autres jeux plus traditionnels. Manouk Borzakian montre dans sa thèse (2010) les disparités géographiques dans la répartition des licenciés des fédérations de jeux dits « traditionnels » : go, dames, tarot, échecs, bridge et Scrabble. La cartographie de ces pratiques lui permet de souligner une distribution très hétérogène pour la fédération de dames (52 départements métropolitains ne comptant aucun licencié) et de go (39 départements ne comptant aucun licencié), beaucoup plus homogène pour le bridge (aucun département sans licencié) et, dans une moindre mesure, les échecs et le Scrabble1.
7Certes, quelques écarts dans les formes de pratique étonnent. Il semble que, dans les territoires les plus urbanisés (les pôles urbains et leur couronne périphérique), la proportion de joueurs jouant dans les transports ou… aux toilettes, soit plus importante qu’ailleurs en France.
8Les propriétés des lieux d’habitation, et notamment l’éloignement domicile-travail et l’exiguïté des espaces domestiques, semblent jouer sur la distribution spatiale des pratiques vidéoludiques. En effet, on sait que le temps moyen d’un trajet domicile-travail est de 34 minutes en Île-de-France contre 22,6 minutes en France métropolitaine (selon l’enquête nationale transports et déplacements (ENTD) de 2008), mais aussi que les appartements parisiens se distinguent par leur faible superficie moyenne par rapport à d’autres territoires : en 2013, environ 31 m² contre 91 m² en France métropolitaine (INSEE, 2017). Cet effet des propriétés des lieux d’habitation étaye l’hypothèse que la différenciation géographique des pratiques vidéoludiques n’est pas à rechercher entre les types d’espaces (grandes métropoles, pôles urbains, couronnes périurbaines, rural, etc.), mais au sein de chaque espace, dans les manières de les occuper et d’y jouer. Pour saisir cette inscription micro-spatiale des pratiques vidéoludiques, nous avons proposé dans l’introduction de cet ouvrage de mobiliser la notion de « mode d’habiter » qui permet de descendre à l’échelle des individus et de les différencier dans leur manière d’habiter les espaces, y compris à travers leurs loisirs.
Tableau 5. Écarts de pratiques vidéoludiques selon les espaces d’appartenance résidentielle.
| Commune | Commune | Commune | Commune | Commune | Commune | |
Jeu aux | Oui | 13 % | 9 % | 13 % | 11 % | 2 % | 4 % |
Non | 87 % | 91 % | 87 % | 89 % | 98 % | 96 % | |
Jeu dans les | Parfois | 35 % | 32 % | 36 % | 26 % | 28 % | 30 % |
Jamais | 65 % | 68 % | 64 % | 74 % | 72 % | 70 % |
9Comme le rappelle Nicole Mathieu (2012), la notion de mode d’habiter se distingue de celles de « genre de vie » et de « mode de vie ». Selon elle, la première renvoie à une relation individus-environnement souvent figée dans des catégories traditionnelles. La seconde renvoie à une vision uniformisante qui n’interroge pas suffisamment la diversité des manières de vivre un même espace. À la croisée de la sociologie et la géographie, la notion de mode d’habiter permet d’« appréhender l’ensemble des relations (évolutives) qui s’établissent entre ces deux pôles généralement pensés séparément : les lieux et les milieux d’une part, les individus et ‘‘les gens’’ de l’autre » (Mathieu, 2012, p. 51). Pour le dire autrement, la notion de mode d’habiter permet de saisir la diversité des manières de vivre un même espace par des personnes différentes.
10D’autre part, la notion d’habiter dépasse le cadre du logement. Le détour opéré par certains géographes par la philosophie heideggerienne (Giroud, 2007) a renouvelé les approches classiques de l’habiter. Aujourd’hui, on habite l’espace domestique, mais on habite aussi son immeuble, son quartier ou sa commune. On peut même habiter un espace sans nécessairement y résider, puisque la notion d’habiter ne désigne pas seulement le fait d’être présent dans un espace (dans sa résidence, par exemple, encore qu’il existe des résidences secondaires et des propriétaires non occupants), mais aussi le fait de pratiquer un espace : s’y rendre régulièrement, y travailler, y consommer, l’investir par des activités diverses... y compris des loisirs électroniques. Dans le chapitre précédent, nous avons vu le cas d’un de nos enquêtés lyonnais, Philippe, qui rappelle que jouer un temps à Ingress avec ses amis lui a permis de pratiquer différemment son espace urbain quotidien et de modifier son parcours habituel domicile-travail.
11Ainsi, comme le soulignent Annabelle Morel-Brochet et Nathalie Ortar, la notion d’habiter « enrichit l’analyse des pratiques d’une prise en compte (ré)affirmée du vécu, de la dimension intérieure, subjective, intime du rapport aux lieux » (2012, p. 17). Avec les modes d’habiter, il est possible de considérer conjointement les pratiques (dimension factuelle), les représentations (dimension idéelle) et la matérialité (dimension physique) de la relation entre l’homme et son milieu. On peut voir comment la pratique du jeu vidéo relève de ce bricolage entre modes d’habiter, opportunités et conditions de réalisation d’une pratique en rappelant
le cas de Claude, notre agent immobilier de 36 ans, qui vit avec sa compagne, Laurence,
et ses deux enfants dans l’agglomération annécienne. Ses nombreux déplacements professionnels et son mode de transport (moto) réduisent chez lui la possibilité de jouer. Et pourtant, il apprécie les jeux vidéo, particulièrement les jeux de voiture, dont la pratique coïncide avec sa passion pour les sports mécaniques. Mais, globalement, Claude est un joueur solitaire et un joueur de Solitaire :
Non, j’suis bien avec mon petit Solitaire, j’aime bien (rire). J’aime bien faire mes petits scores, mes petits trucs (rires) (...) Ouais, je joue tout seul, ouais, je préfère. Je fais ma course, ma façon de jouer, enfin, c’est plus dans l’idée de m’éclater avec des réglages, trouver les bons réglages sur la voiture, et pouvoir gagner des... Enfin, je me fais des challenges à moi tout seul, quoi.
12Du fait de ces différentes contraintes professionnelles et familiales, Claude joue peu, mais tous les jours, à un moment particulier de sa journée : la promenade du chien (voir chapitre précédent). Ce moment de la pratique a plusieurs avantages : il est relativement court, borné temporellement et sans la pression du jeu multijoueurs ou en temps réel. Ici, la pratique du jeu vidéo transforme les contraintes de la routine en ressource et la promenade du chien devient un temps pour soi, même si Claude s’impose quelques garde-fous (réserver une partie de la promenade pour interagir avec son animal de compagnie, par exemple).
13L’exemple de Claude montre que la fonction sociale du jeu ne se réduit pas au type de jeu joué, à son contenu ou à l’appétence du joueur pour un genre de jeu particulier, mais au fait que tel jeu est adapté aux caractéristiques de l’espace et du moment dans lequel il est pratiqué. C’est bien le cas du Solitaire, dont la durée des parties, le type d’interaction proposé (jouer seul) et les types de supports sur lesquels il est disponible (téléphone, tablette, etc.) répondent bien aux contraintes des sessions de jeu de Claude. À l’inverse, les jeux de voitures, qui sont pourtant ses préférés, se prêtent mal à ce moment particulier de jeu (« tu peux pas le faire en te promenant, faut vraiment te poser, puis jouer à ça »). C’est ce qui explique, entre autres, que nos enquêtés peuvent jouer à un type de jeu qu’ils n’apprécient pas particulièrement. Mais cela permet aussi de comprendre les logiques de production de certains titres. Si les jeux sur téléphone mobile sont des jeux courts ou des jeux de « rendez-vous » (Boutet, 2011), c’est sans doute parce que leurs concepteurs ont bien compris qu’ils étaient les plus à même de répondre aux modes de vie contemporains, fragmentés, entrecoupés de temps morts et de temps de pause (dans les transports, aux toilettes) qui peuvent être investis comme autant de sessions de jeu.
14Ainsi, on peut observer des variations fines dans la manière d’habiter un espace par le jeu, en comparant la place qu’occupe le jeu vidéo dans le lieu de travail de deux de nos enquêtés, Patrick et Karim. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, Patrick, gendarme dans la couronne périurbaine francilienne, joue à des jeux vidéo de football à la caserne. La pratique du jeu y est tolérée, notamment pendant les temps morts, peut-être parce qu’elle contribue aussi, d’une certaine manière, à la socialisation entre collègues. Karim, âgé de 34 ans, habite Lyon et est chef d’équipe dans un centre d’appels dédié au service clientèle d’un courtier en assurances. Il joue aux jeux vidéo depuis son enfance. Aujourd’hui marié et père de deux enfants, il reconnaît que le jeu vidéo est l’un des rares loisirs qu’il a conservés depuis qu’il a une famille, avec le fait d’aller au cinéma (environ une à deux fois par mois) et de suivre les résultats sportifs. Mais, en tant que chef d’équipe, il s’interdit de jouer sur son lieu de travail, alors qu’il l’autorise aux personnes sous sa responsabilité. Il prend très à cœur son rôle de manager et est soucieux de renvoyer l’image d’une personne responsable et sérieuse. Il ne joue pas non plus dans les transports, car il habite à cinq minutes à pied de son lieu de travail. Ce n’est que le soir, une fois rentré chez lui, qu’il peut enfin jouer, y compris sur son téléphone mobile, après avoir passé un peu de temps avec sa famille et une fois ses enfants couchés.
15Yann, notre lycéen de 19 ans, ne joue pas non plus dans les transports. Ses pratiques vidéoludiques sont essentiellement domestiques (ou chez des amis) et, tout simplement, son temps de trajet est trop court entre son domicile et son lieu d’études, contrairement à Philippe qui n’hésite pas à mettre à profit ses déplacements domicile-travail pour jouer à Ingress. Ainsi, les jeux vidéo contribuent, comme tant d’autres activités, à l’appropriation des espaces du quotidien par ceux qui les pratiquent. Cette appropriation par les pratiques vidéoludiques est elle-même variable selon les personnes, y compris à une échelle plus fine encore, celle des espaces domestiques.
Délimiter son chez soi
16On l’a vu dans le premier chapitre, l’espace domestique reste le premier espace des pratiques vidéoludiques, et cela malgré l’essor des dispositifs mobiles (consoles portables, smartphones, tablettes). Ainsi, dans l’enquête Ludespace, 86 % des joueurs de jeux vidéo déclarent jouer chez eux. Arrive en seconde position le fait de jouer chez des amis ou des membres de la famille (56 % des joueurs), donc à nouveau dans des espaces domestiques. Le jeu dans les transports occupe une place croissante, mais sa visibilité (dans l’espace public) masque le poids beaucoup plus fort des pratiques au domicile.
17L’espace domestique donne ainsi la possibilité à la pratique du jeu vidéo d’avoir lieu, parfois contre l’impossibilité de jouer dans les transports ou au travail, et, en retour, permet de qualifier l’individu dans son rapport aux loisirs électroniques. Les jeux vidéo ouvrent sur une possibilité inédite de reconfigurations transitoires des espaces domestiques – d’où le fait de pouvoir jouer un peu n’importe où, jusqu’aux toilettes ou sur le balcon. Comme souvent avec les dispositifs numériques, l’assignation sociale d’une fonction à un lieu se trouve brouillée – ici au sein même de l’espace domestique, comme on peut l’observer dans les espaces de travail ou de transport. Plus largement, l’usage domestique des terminaux mobiles peut se comprendre ainsi : alors que les transports restent des espaces peu accueillants (instables, imprévisibles et souvent peu confortables), au sein des habitations les terminaux mobiles peuvent faire la preuve de leur efficacité comme outils d’appropriation de l’espace domestique en entrant dans toutes sortes de petits arrangements finement composés – associations de café, musique, fauteuil moelleux, etc. Nous pouvons noter que ces phénomènes de réception sont assez proches de ceux qui sont décrits autour de la lecture (Mauger, Poliak, Pudal, 2010 ; Macé, 2011), à condition toutefois de prendre la mesure de la démocratisation sans précédent qu’ils atteignent avec le numérique, au point qu’ils traversent aujourd’hui l’ensemble des espaces domestiques.
18La difficulté des pratiques vidéoludiques est que, dans bien des cas, les espaces du loisir se confondent avec les espaces domestiques. Les logiques se superposent donc, celles du temps libre, celles de la vie familiale, et se télescopent parfois. La pratique croissante du jeu en ligne, c’est-à-dire via Internet avec d’autres joueurs, amis ou inconnus, réunis dans un même espace virtuel, constitue un point d’intersection entre l’individuel et le collectif et vient encore complexifier les logiques d’organisation du temps et de l’espace. C’est d’ailleurs la perspective qu’adopte Anne-Sylvie Pharabod (2004) lorsqu’elle étudie la place des objets multimédia (ordinateurs, téléviseurs, téléphones fixes et mobiles, etc.) au sein des espaces résidentiels. En s’interrogeant à la fois sur la socialisation familiale autour de ces équipements et leur place dans l’espace domestique, elle s’intéresse à la manière dont se croisent la domestication des dispositifs numériques et les relations sociales à l’échelle du foyer. Les équipements multimédias et les nouveaux canaux de communication qu’ils permettent (courrier électronique, messagerie instantanée, téléphonie par Internet) constituent alors autant de « seuils » entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intime et le public, autant de points de rencontre qui permettent de repenser l’articulation avec le monde du « dehors », mais aussi autant d’occasions de redéfinir les délimitations internes au foyer.
19Ces délimitations sont particulièrement visibles chez certains de nos enquêtés, lorsque la pratique du jeu vidéo à l’échelle du logement s’accompagne d’une répartition spatiale relativement nette qu’il est possible de cartographier, comme chez Yann, notre lycéen rennais. Pour ce dernier,
on peut distinguer les pratiques vidéoludiques :
dans le bureau sur l’ordinateur de son père, essentiellement à des jeux de stratégie nécessitant une connexion Internet (Dofus, League of Legends) et qui sont les jeux auxquels il joue avec ses amis ;
dans le salon sur la console, plutôt à des jeux d’aventure en solitaire et hors ligne (essentiellement Skyrim au moment de l’enquête) ;
sur son smartphone dans son lit, avant de s’endormir, avec des jeux d’aventure très inspirés de l’univers des mangas japonais (Zenonia).
20À ces trois pièces de la maison correspondent trois modalités différentes (selon les supports et selon le nombre de partenaires de jeu) de son activité de loisir. Mais l’exemple le plus frappant de ce partage de l’espace domestique se trouve chez Françoise, 56 ans, inactive et mère de trois enfants. Sa fille et l’un de ses deux fils habitent encore avec elle et son mari, dans un logement triplexe en Haute-Savoie. Tous les membres de la famille sont joueurs ou anciens joueurs de jeux vidéo : le père de famille a décroché, car les jeux d’aujourd’hui sont devenus, selon lui, trop compliqués, et il préfère désormais les jeux traditionnels sur table, plus simples à appréhender. Mais, surtout, chaque membre du foyer possède sa propre « culture ludique », pour reprendre la notion de Gilles Brougère (2002). Pour Françoise, ce sont les jeux d’aventure et les jeux de rôle qui se pratiquent en ligne (World of Warcraft ou Diablo), dans son bureau, sur son ordinateur. Son fils joue plutôt à des jeux de sport, de basket-ball et de voiture sur sa console PlayStation dans sa chambre. Quant à sa fille, elle préfère les jeux de simulation de vie comme Les Sims, dans sa chambre et sur son propre équipement. Ces cultures ludiques correspondent donc aussi à des espaces ludiques, c’est-à-dire à un partage de l’espace domestique dans lequel chaque membre de la famille dispose de son propre territoire de jeu et de son propre matériel. On pourrait s’étonner que les différents membres de la famille ne jouent pas sur les mêmes équipements. Mais comme le souligne Anne-Sophie Pharabod, le coût d’acquisition (parfois élevé lorsque chaque enfant veut sa console) a une fonction sociale au sein de la maisonnée : « la présence d’équipements en double (ou dupliqués) témoigne de la nécessité qu’a chacun de posséder à domicile un univers de socialisation propre » (2004, p. 98) et qui, dans le cas de la famille de Françoise, est aussi un univers ludique propre : « on a tous notre univers personnel », nous dit-elle. À l’inverse, le salon, espace commun à tout le foyer, est le lieu de réalisation des activités collectives (regarder un film en famille, jouer à des jeux de société).
21Ainsi, les jeux vidéo participent de la « domanialisation » des espaces domestiques, c’est-à-dire la construction par les individus d’un espace de vie (Lussault, 2007) qui leur est propre, dans lequel ils peuvent se sentir chez eux. C’est particulièrement le cas, mais pas seulement, pour les plus jeunes membres de la famille. Les logiques d’âge auxquelles est articulée la capacité d’agir des enfants engendrent des dynamiques importantes pour comprendre la façon dont le jeu vidéo se déploie dans le quotidien. Si, à partir de 5 ans, le jeu vidéo et les consoles portables sont des objets qu’on trouve dans les chambres d’enfants, loin cependant derrière les jouets ou les livres (Berry, 2017), ils demeurent un support mobile dans le domicile. En effet, les pratiques de jeu se font le plus souvent sous le regard des parents, dans la cuisine ou le salon, tandis que la chambre reste le lieu du sommeil, parfois du jeu avec les jouets et, rarement, des devoirs. La transition vers l’adolescence voit une plus grande présence des objets de jeu vidéo dans la chambre qui devient dans le même temps un espace moins contrôlé par les parents et où s’affiche un goût personnel : posters, photos, décorations, ordinateur (Glévarec, 2010). Lieu de jeu vidéo (seul ou en ligne), espace de travail scolaire, de consommation de musiques et de vidéos, l’appropriation de la chambre renvoie à l’amorce d’une forme d’autonomie de l’enfant, toujours relative, qui valorise les pratiques partagées et les sociabilités entre pairs. De ce point de vue, le jeu vidéo, aussi bien dans son usage que dans sa matérialité, investit ce territoire de l’intime et marque une construction identitaire qui se définit pour partie en termes de goûts, de préférences et de pratiques sociales.
Dans les (re)coins de l’espace domestique
22Étudier une pratique de loisirs à la maison, c’est aussi regarder comment les espaces domestiques sont produits et appropriés au quotidien par leurs résidents : les aménagements intérieurs, la mise en scène de l’espace, l’agencement du mobilier ou de la décoration intérieure témoignent bien de la capacité des ménages à s’approprier leur logement, même à des degrés infimes, et à donner du sens à leur espace proche. L’investissement affectif et matériel de l’espace domestique (tâches ménagères, décoration, bricolage, jardinage) peut prendre des formes ou des sens différents selon les personnes ou les familles (Cailly, Dodier, 2007), comme le montre l’étude d’anthropologie des intérieurs domestiques menée par Joëlle Deniot auprès de soixante-dix familles ouvrières (1995). Son analyse « socio-esthétique » montre que ses enquêtés, tous issus des classes populaires, « transforment les équipements, l’espace à habiter. Ils créent des objets, de nouveaux usages de l’objet, ils les connotent de valeurs, d’ambiances spécifiques : ces ménages ouvriers sont réellement inventeurs de modèles décoratifs à leur mesure » (Deniot, 1995, p. 333).
23Ainsi, la place des pratiques vidéoludiques au quotidien, au-delà du simple fait de jouer à des jeux vidéo, se voit, concrètement, dans la présence physique, matérielle, des objets au sein de l’espace domestique. Les entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête Ludespace, le plus souvent chez les enquêtés (à l’exception d’une poignée d’entre eux), ont permis de constater la place variable de la matérialité de la pratique dans l’intimité des joueurs. Les consoles elles-mêmes, les collections de jeux, mais aussi les produits dérivés (stickers, coussins, mugs, affiches), sont autant de traces matérielles qui témoignent de l’importance prise par les jeux vidéo dans la vie de certaines personnes. En retour, ils témoignent de leur capacité à s’approprier leur logement. Comme le rappelle Jean-François Staszak (2001), l’espace domestique est sans doute celui sur lequel l’individu a le plus de prise. Ainsi, il y a des objets qu’on garde et des objets qu’on jette, des objets qu’on expose et des objets qu’on oublie. Certains jeux et certaines consoles sont conservés par les enquêtés, souvent par nostalgie, car ils revêtent une importance particulière par rapport à la pratique de la personne interrogée ou par rapport à une période de sa vie. C’est le cas de Françoise, qui a gardé précieusement une bonne partie des jeux ou des consoles auxquels ils jouaient en famille. Évoquer ces moments de jeu revient alors à rouvrir – littéralement – la boîte à souvenirs (en l’occurrence les cartons entreposés sur les étagères de son bureau) et à se remémorer les grands moments de jeu :
Enquêteur : Et donc, en général, vous ne les revendiez pas, du coup, vous les gardiez ?
Françoise : Bah, ils aiment bien garder leur jeu, je ne sais pas vous, si c’est pareil. Mais ils aiment bien garder... bien garder la vieille console, les jeux et compagnie. Bon, parce qu’après, bon c’est vrai qu’on passe du temps dessus, et puis après on s’attache. C’est ça, le truc.
Enquêteur : Ça vous arrive encore de ressortir une console et d’y jouer ?
Françoise : Non. Non, (rires) je garde la nostalgie parce que je trouve voilà… Et puis bon, la jouabilité, bon ce n’est plus du tout pareil. C’est un petit peu... Un peu voilà… Même les vieux jeux d’ordinateur, quand on avait sur les disquettes… c’est tout vert. Il n’y avait pas de couleur. C’était… bon, qu’est-ce qu’on a pu s’amuser, n’empêche, parce qu’à l’époque, c’était génial, avec les espions et les archers et tout, et les châteaux forts c’était… C’était vraiment bien.
24Les jeux conservés ne sont pas nécessairement joués, comme on peut le voir. Au contraire, puisque certains enquêtés se disent incapables de relancer la machine ou le jeu, soit parce qu’il n’est plus possible de brancher de vieilles consoles sur des téléviseurs récents (sans adaptateurs spécifiques), soit parce que la prise en main et les sensations de jeu ont considérablement évolué. En revanche, ces jeux-là jouent leur rôle de madeleine proustienne, comme en témoigne Grégoire, doctorant en informatique de 27 ans :
La plupart des jeux que j’achète aujourd’hui type rétro, c’est souvent des jeux qu’on m’avait prêtés à l’époque, que j’avais beaucoup aimés, et puis que j’achète plus par nostalgie du jeu, et puis par le côté collection, de me dire « tiens, j’ai le jeu, tel jeu que quand j’avais dix ans » que vraiment pour exploiter le jeu en lui-même. La plupart des jeux, je les ai achetés, ils sont directement passés dans le placard. Juste passés sur la console et vérifié s’ils marchent, et c’est tout.
25À l’ère du numérique et surtout de la dématérialisation de la distribution des jeux vidéo, des films et de la musique, certains joueurs de jeux vidéo investis restent encore très attachés à la possession physique de l’objet lui-même.
26À côté de ces jeux et de ces équipements précieusement conservés, il y a ceux qu’on expose. Ceux-là ne sont plus nécessairement utilisés non plus, mais ils sont bien visibles dans l’espace domestique, parfois de manière revendiquée. Les consoles sont branchées, prêtes à être utilisées, les jeux sont à portée de main, prêts à être lancés. C’est encore le cas de Grégoire, qui possède plusieurs consoles plus ou moins anciennes qu’il laisse branchées, même s’il ne les utilise pas ou très peu, telle la Wii U dont il a fait l’acquisition suite à un « achat compulsif » (selon ses propres mots). Ces jeux et ces équipements conservés renvoient peut-être à deux logiques, parfois concomitantes : une logique biographique et une logique sociale. Dans le premier cas, il s’agit d’affirmer sa passion du jeu vidéo, y compris pour le visiteur extérieur, quand bien même cette pratique a diminué dans la vie quotidienne du joueur suite à différents épisodes de la vie (changement d’emploi, mise en couple, déménagement, etc.). Ces objets et ces équipements ont autant une fonction de marquage de l’espace domestique qu’une fonction mémorielle. Comme le souligne l’anthropologue Marion Segaud, « rendre propre (sien) l’espace, c’est le singulariser pour le construire selon [s]es sentiments et [s]a culture » (2010, p. 72). Dans le second cas, l’exposition correspond à une logique sociale, celle de permettre l’activité collective autour du jeu au sein de l’espace domestique. Car la maison, et en particulier le salon ou la salle de séjour, n’est pas un espace purement privatif. Il est aussi le lieu d’accueil des visiteurs ou des amis. Il joue le rôle de seuil entre l’intérieur et l’extérieur, comme l’illustre Vincent, notre commercial dans le domaine de l’énergie :
Vincent : La console fait partie du coin, tu as vu.
Enquêteur : Du coin télé. Oui.
Vincent : Et pourtant, je n’y joue pas, figure-toi.
Enquêteur : Ah bon ?
Vincent : Non.
Enquêteur : Pourquoi ?
Vincent : Parce que je n’ai plus le temps, plus l’envie, plus le... Ce n’est même pas une question de patience. C’est que j’ai commencé plein de jeux que je n’ai jamais terminés... Et puis c’était surtout pour recevoir des amis. Et puis comme malgré tout je suis ici, du coup je reçois moins parce que la distance fait que les amis se déplacent moins (…). J’aime bien, mais j’y joue moins, mais bon, de temps en temps, quand ils sont là, s’ils ont envie, on fait une partie. Il y a tout ce qu’il faut. Il y a toutes les manettes. Il y a tout ce qu’il faut.
27La présence de ces objets liés aux jeux vidéo dans l’espace domestique et leur proximité relationnelle ou physique avec d’autres objets de la vie quotidienne ou de pratiques culturelles traduisent le fait que ces activités font « système », au sens où l’entend Amos Rapoport (1990). Ils témoignent d’un degré d’attachement (telle Jeanne, comme nous l’évoquions au début de ce chapitre), mais aussi du caractère transversal de ces attachements qui relie les jeux vidéo à d’autres pratiques. Concrètement, cela se traduit dans l’espace domestique par les positions absolues et relatives que les objets des jeux vidéo y occupent. Ainsi, Yann joue à des jeux vidéo d’inspiration japonaise sur son smartphone dans sa chambre, entouré de sa collection de mangas qu’il garde dans l’espace le plus intime de la résidence familiale. Au contraire, Lionel a remisé à la cave les consoles et les jeux d’occasion qu’il récupère de temps à autre pour ses filles, tandis qu’il garde précieusement sa collection de comics et de figurines de super-héros dans son grenier. Le haut et le bas dans la maison expriment aussi une hiérarchisation individuelle des pratiques culturelles.
28Enfin, il faut aussi être attentif aux positions relatives des jeux vidéo les uns par rapport aux autres. Vincent a rangé ses jeux vidéo avec ses coffrets collector de la version cinématographique du Seigneur des Anneaux et ses bandes dessinées de fantasy. Françoise a rassemblé dans son bureau, qui lui sert aussi d’atelier, son ordinateur pour jouer aux jeux d’aventure qui lui plaisent, les jeux vidéo qu’elle a conservés, mais aussi tout son matériel et ses ouvrages sur les contes et légendes du Limousin (région dont elle est originaire) et dans lesquelles elle cherche l’inspiration créatrice pour peindre ou dessiner des sorcières et des créatures fantastiques.
29En conclusion, entrer par la dimension spatiale des pratiques vidéo-ludiques permet de saisir finement les différences d’engagement, mais aussi de styles de jeu (Boutet, 2012). Il ne s’agissait pas tant de montrer que les personnes jouent dans des espaces différents, que de souligner la manière dont différents individus peuvent différemment exprimer leur attachement pour le jeu vidéo dans les espaces de leur quotidien. Ceci nous permet d’insister sur la dimension « bricolée » de ces pratiques de jeux vidéo. En matière de jeu vidéo, tout n’est pas qu’affaire de goût. Comprendre les pratiques vidéoludiques, comme nous nous efforçons de le faire ici, en les situant dans leur quotidien, c’est s’attacher à comprendre les logiques spatiales, professionnelles mais aussi familiales et parentales dans lesquelles elles évoluent. Chez les enfants particulièrement, la place du jeu vidéo dans le domicile est révélatrice des « styles éducatifs » (Kellerhals et al., 1992) des familles. Selon les milieux sociaux, la structure familiale (nucléaire, monoparentale, recomposée), l’âge des enfants, mais aussi la composition de la fratrie, le jeu vidéo est plus ou moins présent. En premier lieu, la place accordée par les parents et les enfants au loisir en général, et plus précisément aux écrans et au jeu, explique pour partie des modes d’usages différents. La « pédagogisation des loisirs » et « l’impératif scolaire » particulièrement forts dans les milieux favorisés, mais pas seulement (Daverne, Dutercq, 2009), octroient au jeu vidéo une valeur éducative différenciée qui peut se traduire par des modes de régulation (Fichez et al., 2001) des plus restrictifs (interdiction, contrôle du contenu, temps hebdomadaire alloué) aux plus permissifs (peu ou pas de contrôle). Révélatrices en cela de la mobilisation familiale autour des enjeux scolaires, les pratiques vidéoludiques enfantines ne s’y réduisent pas pour autant. La présence de grands frères ou de grandes sœurs conduit également à des modes d’exposition et d’accès différents au jeu vidéo. Regarder sa grande sœur ou son grand frère jouer, même dans le cas du contrôle d’un temps de jeu équilibré dans la fratrie, est une occasion pour les plus jeunes de prolonger leur propre partie (et leur propre plaisir ludique) en commentant et en participant à celles de leurs aînés (Dajez, Roucous, 2010). Si la fratrie, parfois agrandie par les recompositions familiales, joue un rôle dans la socialisation des enfants au jeu vidéo, la structure familiale configure tout autant les usages. Alors qu’un discours éducatif commun et médiatique consiste souvent à condamner les tablettes et les consoles, accusées de mauvaises « baby-sitter » (tout comme la télévision dans les décennies précédentes), ces récriminations ignorent le plus souvent qu’il ne s’agit pas d’une « démission parentale », mais plutôt d’une contrainte liée à des situations professionnelles et familiales difficiles (travail de nuit, familles nombreuses, monoparentales ou encore isolement d’un conjoint).
Notes de bas de page
1 L’auteur souligne lui-même les biais de cette analyse puisque, faute de données disponibles pour l’ensemble des pratiques amateures, il a utilisé des données des fédérations, donc concernant des joueurs suffisamment engagés pour adhérer à une association.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999