Chapitre 2. Métro, boulot, jeux vidéo
p. 55-71
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Mots-clés : jeu vidéo, pratique ludique, habiter, mobilités, quotidien, routine, espace, transports
Texte intégral
1Dans le chapitre précédent, nous avons montré la diversification des publics de jeux vidéo qui s’accompagne d’une diversification des formes de pratique. Une manière de saisir ces différences est d’analyser leur dimension routinière. À l’instar d’autres dispositifs numériques, les jeux vidéo offrent aux personnes toute une gamme d’outils, aussi bien pour organiser que pour occuper leur temps et ainsi forger leurs routines. Les loisirs électroniques constituent ainsi, aujourd’hui, un analyseur remarquable des transformations des rythmicités quotidiennes et des rapports à l’espace qui en découlent.
2Claude a 36 ans au moment de l’enquête Ludespace. Il habite dans l’agglomération annécienne (Haute-Savoie) et travaille dans une agence immobilière, ce qui implique de nombreux déplacements et rendez-vous avec des clients ou des locataires. Il est joueur de jeux vidéo depuis longtemps (son père avait un ordinateur Amstrad CPC 6128 auquel sa sœur et lui avaient le droit de jouer une heure pendant le week-end), mais c’est surtout au moment de la décohabitation et son départ du domicile familial qu’il pratique sur un rythme plus régulier et soutenu, à l’occasion de l’achat d’une console PlayStation :
J’ai commencé tard. J’ai commencé à 18 ans à peu près. Je… ouais, 19 ans. J’ai commencé, je me suis acheté, donc j’avais une télé, quand je me suis installé pour mon appartement, la première chose que je me suis acheté, c’était une PlayStation 1 (rires). Et là, je me suis éclaté avec des jeux style Cinquième Élément, enfin des jeux d’aventure, plus d’aventure, Lara Croft tout ça.
3Aujourd’hui, Claude a moins de temps à consacrer aux jeux vidéo : son travail est très prenant, le soir il s’occupe des enfants, fait la cuisine, regarde la télé avec sa femme. Sa pratique perdure malgré tout par l’inscription dans une routine bien spécifique : si Claude joue peu, il joue tous les jours, à des moments particuliers, dans la journée entre deux rendez-vous professionnels, mais cela reste assez rare ; le soir en rentrant, devant la télévision, avant de préparer le repas ; ou encore… pendant la promenade du chien :
C’est une demi-heure, trois quarts d’heure, ouais. Mais bon, je me fixe pas toute la sortie juste avec le jeu de Solitaire parce qu’autrement, c’est vrai que... (rires) j’pourrais durer assez longtemps donc je me mets des petits moments, par exemple, jusqu’à la moitié de la balade je fais le Solitaire et puis après, j’arrête (...) Bon, après je fais autre chose, je lance des trucs au chien.
4Ce moment particulier du jeu, ce temps à soi que représente la pratique vidéoludique d’un genre de jeu spécifique et somme toute banal, montre comment, aujourd'hui, le jeu vidéo s’inscrit dans les routines du quotidien, dans l’enchaînement des petits gestes et des déplacements qui constituent l’ordinaire des individus. L’activité de jeu n’est pas seulement une question de goût individuel, mais également d’opportunités, y compris lorsqu’elles sont créées par les « temps morts » de la routine, les moments de pause ou de baisse d’activité, et par la disponibilité d’équipements numériques mobiles. Ainsi, comme d’autres activités de loisirs, les jeux vidéo participent de l’humanisation des routines quotidiennes.
S’occuper dans les transports
5Le jeu dans les transports est devenu un élément ordinaire du paysage quotidien des voyageurs. Souvent considéré comme un temps « mort », une perte de temps, le trajet en train ou en voiture peut être aussi investi par des pratiques qui lui donnent sens. Ainsi, la mobilité est une ressource pour assurer les activités quotidiennes, mais aussi un support pour rendre possible des activités, plus ou moins routinières, avec des activités régulières pour des trajets quotidiens et des activités plus exceptionnelles pour des trajets plus épisodiques. Plusieurs de nos enquêtés rapportent jouer un peu plus souvent en vacances, profitant des longs trajets en voiture, en train ou en avion pour jouer sur leur téléphone mobile ou leur console portable. Dans cette perspective, on peut considérer l’espace du déplacement comme une forme de territorialité à part entière, qui génère de possibles appropriations, des relations spécifiques au temps et à l’espace. Cela implique de regarder ce qui se déroule pendant le déplacement, d’y observer des pratiques singulières, comme des liens sociaux faibles, des « sociabilités de TER » (Terrahbmobile, 2013) ou des expériences spécifiques de socialisation, notamment pour les adolescents (Devaux, Oppenchaim, 2012). Ces pratiques brouillent parfois la perception que les usagers ont du temps de transport et la délimitation entre la sphère publique et la sphère privée, par le biais des conversations téléphoniques, parfois intimes, ou la fréquentation des réseaux sociaux en ligne (Berry, Hamilton, 2010).
6Le déplacement est donc un temps et un espace que les voyageurs occupent et qu’ils peuvent investir de différentes activités, parfois avec des adaptations liées au contexte. C’est ce que montre Julien Figeac (2009) dans ses travaux sur le visionnage d’émissions télé ou web sur téléphone mobile dans les transports en commun. Son enquête révèle ainsi que plutôt que de suivre leurs programmes préférés, les téléspectateurs qui regardent la télévision ou des émissions web dans les transports vont souvent choisir des programmes plus courts, faciles à abandonner et à reprendre, tels que les journaux d’information ou des séries courtes. Autrement dit, dans ces situations particulières de visionnage en mobilité, les pratiques apparaissent autant une affaire de goût, selon les personnes, que d’adaptation aux contraintes de l’espace dans lesquelles elles ont lieu. On peut alors parler d’attachements « opportunistes » qui rendent possibles une hybridation des goûts, comme dans le cas des jeux vidéo. Comme nous le verrons, c’est le cas aussi de certains de nos enquêtés qui jouent aux jeux vidéo dans les transports, mais avec des adaptations (en termes de genre, de choix du titre, etc.) liées à l’espace-temps particulier de la mobilité.
7Une manière de le montrer est d’abord de souligner la place non négligeable prise par le jeu en mobilité1. Ainsi, dans notre enquête, 34 % des enquêtés déclaraient avoir joué parfois ou souvent dans les transports au cours des douze derniers mois et 26,4 % dans des lieux publics (voir figure 5).
Figure 5. Distribution de la pratique du jeu vidéo par lieu.

Champ : tous les joueurs (n = 1 713).
Lecture : 43 % des joueurs interrogés déclarent jouer souvent depuis leur domicile. 5 % déclarent jouer souvent dans l’espace public.
8C’est certes loin derrière l’espace domestique, qui concerne 86 % des joueurs (nous y reviendrons dans le chapitre 3), mais bien devant le lieu de travail ou d’études (11,4 %) et surtout devant les espaces dédiés, tels que les salles de jeux d’arcade ou les cybercafés (9 %) qui ont eu tendance à péricliter avec la diversification des formes et des supports de jeu, y compris en mobilité.
9Il faut souligner qu’un lieu est plus qu’une coordonnée spatiale : il comporte également des dimensions d’équipement (jouer dans les transports se fait essentiellement sur un terminal mobile) et de sociabilité (jouer chez un voisin, c’est aussi entretenir une relation avec lui). Par ailleurs, il ne faut pas opposer ces différents lieux de la pratique. Notre enquête tend à montrer que plus une personne est « investie », plus elle tend à jouer dans les différents lieux de son quotidien. Ainsi, le jeu en mobilité se définit par rapport aux autres lieux de la pratique (où l’on ne joue pas aux mêmes jeux, sur les mêmes terminaux ou avec les mêmes partenaires) et par rapport aux autres pratiques dans les différents lieux où l’on vit. C’est ce qui apparaît quand on dresse une typologie des joueurs de jeux vidéo selon les espaces dans lesquels ils jouent, à partir d’une analyse statistique multivariée.
10Le graphique suivant montre, pour chaque catégorie et pour chaque lieu de la pratique, les écarts standardisés entre la moyenne pour ce profil et la moyenne générale de l’ensemble de la population de joueurs. On voit, par exemple, que dans la catégorie des « actifs mobiles », les enquêtés sont en moyenne plus nombreux à avoir déclaré jouer au travail et, à l’inverse, très peu nombreux, par rapport aux autres catégories, à avoir déclaré jouer dans une salle de jeux d’arcade. Plusieurs profils se dégagent ainsi, dans lesquels la place du jeu en mobilité occupe une place variable.
Figure 6. Typologie des joueurs de jeux vidéo selon les espaces de la pratique.

Champ : tous les joueurs (n = 1 713).
Lecture : Les joueurs catégorisés comme « sédentaires » jouent plus que la moyenne chez eux (à 0,5 écart-type de la moyenne), mais moins au travail (-1 écart-type de la moyenne).
Typologie par classification ascendante hiérarchique sur les résultats d’une analyse en composantes principales des lieux du jeu. Les barres représentent l’écart standardisé à la moyenne de l’usage du lieu par les personnes appartenant à la catégorie. Soit x̄ij la proportion de personnes déclarant jouer dans le lieu j au sein du groupe i et x̄j la proportion de personnes déclarant jouer dans le lieu parmi l’ensemble des joueurs. La valeur représentée est .
Les barres supérieures à 1,5 ont été tronquées et sont représentées par leur valeur numérique.
11Une catégorie se distingue des autres groupes par une pratique de jeu régulière dans les transports et les espaces publics, c’est pourquoi nous avons proposé de les appeler les « nomades ». Ils représentent 12 % des joueurs dans l’étude. Nos analyses statistiques complémentaires nous montrent que, dans ce groupe, les joueurs jouent à plus de genres de jeux différents que les autres, en particulier des adaptations de jeux de société, des jeux éducatifs, des jeux d’énigmes ou de puzzle, des jeux de musique ou de danse, des jeux de plateforme. Le chapitre précédent nous a permis de souligner que ces catégories de jeux étaient très largement représentées parmi les plus joués de la population adulte. Ces jeux sont « adaptés » aux conditions de leur pratique : lancement rapide, parties courtes, pas de nécessité de connexion, peu gourmands en puissance de calcul et en batterie, donc fonctionnant sur n’importe quel support, etc. Ils font écho à des jeux classiques bien connus (jeu de patience, mots fléchés, etc.), leur coût d’entrée en termes d’apprentissage des règles et de compréhension des mécanismes de jeu est donc relativement faible. Au sein de ces « nomades », les jeunes adultes de moins de 35 ans sont surreprésentés, souvent des étudiants ou des actifs à haut niveau de formation, des cadres ou des professions intellectuelles supérieures.
12Une autre catégorie regroupe les seuls enquêtés à déclarer jouer au moins occasionnellement au travail ou sur leur lieu d’études, c’est pourquoi nous avons proposé de les appeler les « actifs mobiles » (9 % de l’échantillon). Ils jouent également un peu plus dans les transports et les espaces publics. Dans ce groupe, les joueurs affichent un plus grand éclectisme des pratiques et les jeunes de 18 à 24 ans, mais aussi les catégories populaires et les actifs à faible qualification sont surreprésentés. Loin du sens commun, le jeu dans les transports ne concerne donc pas uniquement les cadres sur leur téléphone mobile.
13À l’inverse, la pratique du jeu dans les transports est largement sous-représentée dans deux autres groupes que nous avons appelés les « sédentaires » et les « domestiques ». Cette dernière catégorie, qui regroupe des personnes déclarant jouer presque exclusivement chez eux (ce qui les distingue des « sédentaires »), rassemble près de 36 % de l’ensemble des joueurs. Les femmes de 35 ans et plus, mais aussi les inactifs et les actifs sans qualification y sont largement représentés. Ils affichent des pratiques peu diversifiées en comparaison des autres groupes et jouent surtout à des jeux installés par défaut sur leur ordinateur ou leur téléphone, des adaptations de jeux de cartes, de chiffres ou de lettres, des jeux éducatifs ou d’entraînement cérébral. Leurs pratiques ponctuelles, confinées à l’espace domestique et souvent déconnectées des circuits économiques, sont invisibilisées par la focalisation de la littérature scientifique et des médias sur d’autres pratiques plus spectaculaires, pourtant moins répandues dans la population de joueurs.
14Dans notre enquête, nous ne disposons pas de données sur le nombre de déplacements réalisés. Il n’est donc pas possible d’établir statistiquement une différenciation nette entre une pratique en déplacement qui serait due à une mobilité plus intense, ou une pratique du jeu vidéo plus intense. Pour le dire autrement, il est difficile de dire, sur la base de notre enquête statistique, si les enquêtés jouent plus dans les transports parce qu’ils sont des joueurs plus engagés ou parce qu’ils prennent plus souvent les transports. Mais les entretiens peuvent nous renseigner : ils nous indiquent que le jeu vidéo en déplacement est lié aux conditions mêmes du déplacement. Ainsi, deux personnes grandes consommatrices de jeux vidéo présentent des pratiques de jeu en mobilité différenciées selon les conditions de leurs déplacements quotidiens, comme nous le verrons plus loin. La pratique du jeu vidéo s’immisce bien dans les différents lieux du quotidien (chez soi, dans les transports, au travail) avec des modalités variables selon les catégories de personnes et selon les conditions de déploiement de la mobilité. En cela, la pratique du jeu vidéo est bien un outil de recomposition des routines quotidiennes.
Humaniser le temps et l’espace
15Aujourd’hui, le jeu vidéo est donc un outil – et une pratique – supplémentaire dans la panoplie du navetteur. Comme dirait Mary Poppins, c’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler. C’est le cas de Philippe qui, lorsqu’il travaillait comme gestionnaire de réseau informatique dans les différents garages d’un grand constructeur automobile, transportait sa console Xbox dans le coffre de sa voiture pour pouvoir s’occuper le soir dans sa chambre d’hôtel, lors de ses nombreux déplacements en France, pour éviter de « s’emmerder » et rendre ces déplacements professionnels plus supportables. Deux attitudes sont repérables chez nos enquêtés :
un investissement différencié de la pratique selon les lieux et les moments de la journée : chez les joueurs réguliers ou les plus investis, ces différents espaces-temps de la pratique forment une sorte de réseau d’espaces du quotidien, selon les types de jeux pratiqués, les supports et les conditions du jeu, qu’il est possible de cartographier ;
un ancrage de la pratique : le jeu vidéo reste cantonné à des moments particuliers et des espaces particuliers de la vie ordinaire. Il est alors circonscrit à un espace-temps singulier, notamment chez les joueurs occasionnels, les moins investis ou qui sont a priori les plus réticents aux pratiques vidéoludiques.
16Pour illustrer ces deux attitudes, nous présentons deux portraits de joueurs piochés parmi nos enquêtés. Patrick illustre bien le premier cas de figure. Il a 30 ans, est brigadier-chef et habite dans une petite commune de la grande couronne périurbaine de l’agglomération parisienne, en Seine-et-Marne (77). Son commissariat d’affectation est situé à dix minutes en voiture de chez lui, trajet qu’il effectue tous les jours avec son véhicule personnel. Il travaille essentiellement de nuit et le week-end.
17Une fois sa nuit de travail achevée, Patrick joue « tard le soir » (entre quatre et cinq heures du matin) dans son salon, pour apprécier « le calme » du moment, mais aussi pour se « vider l’esprit », ce que d’autres collègues font en mettant à profit le plus long temps de trajet de retour à leur domicile. Son retour en voiture n’étant pas assez long pour jouer le rôle de sas, il se connecte au réseau de jeu en ligne proposé par sa console (PlayStation Network) pour mieux se déconnecter de son travail. Mais c’est avec ses collègues qu’il joue souvent, ceux-là mêmes qu’il a quittés au commissariat, et qui ressentent également le besoin de décompresser après leur nuit au poste ou en patrouille : « j’ai un travail stressant. Quand on rentre, on veut un peu se détendre ».
18Avant cela, les nuits au commissariat ne sont pas toujours très remplies. C’est le téléphone portable qui sert alors de support à la pratique d’un jeu vidéo de gestion d’équipe de football (Top Eleven) auquel il joue avec ses collègues ou avec des inconnus en ligne, au travail durant les pauses ou les moments de désœuvrement. Ce jeu simule des rencontres sportives à heures fixes contre des adversaires en ligne. Il suscite alors des moments de sociabilité partagée. Il est aussi un sujet de conversation entre collègues. C’est ce que Manuel Boutet appelle un « jeu de rendez-vous » (Boutet, 2011). Des tournois au lieu de travail sont même parfois organisés sur un week-end.
19De jour, tandis que sa conjointe travaille à Paris comme assistante de direction, il est souvent seul à la maison à s’occuper de sa fille de 11 mois. L’après-midi, lorsque cette dernière fait la sieste, il lui arrive de regarder la télé et de jouer, seul ou avec des amis en ligne, sur sa console PlayStation 3 à un jeu de football (FIFA 13) : « souvent, dans l’après-midi, quand ma fille fait la sieste entre 14 heures et 16 heures (…) La télé, on zappe, on zappe, mais le temps est long… [Les jeux vidéo], ça occupe quand même ».
20Ainsi, les jeux vidéo occupent une place essentielle dans sa vie quotidienne : aussi bien chez lui, seul ou avec des amis, qu’au travail avec ses collègues. La pratique des jeux vidéo est ancrée dans ses routines spatiales et temporelles, elle rythme son temps quotidien. Pourtant, il déclare jouer moins régulièrement et moins souvent qu’avant. Sa pratique des jeux vidéo a évolué en même temps que sa trajectoire familiale (mise en couple, puis naissance du premier enfant) et professionnelle. Cette occupation est aussi celle d’un amateur de football. Il a son équipe préférée (le PSG), qu’il continue d’aller voir jouer au stade du Parc des Princes avec des amis. Le jeu vidéo de football est donc une petite pratique, apparemment anodine, tout en étant constitutive de son identité. Au final, un même jeu vidéo, ici un jeu de simulation de football, est présent dans des segments différents de la routine quotidienne. Son usage se voit accorder des significations variables, selon les moments et les lieux de la journée :
le jeu vidéo sert à tromper l’ennui chez lui l’après-midi (« tuer le temps » ou encore « c’est pas jouer pour jouer, c’est plus une occupation, pour moi », selon les propres mots de Patrick) ;
au lieu de travail, le jeu vidéo sert à la fois de passe-temps et d’outil de socialisation avec ses collègues ;
le jeu vidéo sert à décompresser en fin de nuit après le travail, pour « couper plus rapidement ».
21Ces différentes manières de jouer ont en commun le football, goût que le joueur cultive depuis son enfance (il a même envisagé un temps une carrière professionnelle). Ainsi, à partir des petites ressources que constituent les moments de vide ou de pause, une continuité est inscrite au cœur des routines, ancrée dans l’identité de Patrick. Néanmoins, cette construction de la pratique autour d’un seul goût est plutôt l’exception. Chez Vincent, par exemple, commercial à l’international, nous retrouvons la même dissémination de l’activité de jeu que chez Patrick – avec des variations de la forme de la pratique et de son sens selon les contextes –, mais lié, cette fois, à une variation concomitante des formes de sociabilité et des types de jeu. Plus rapidement, chez Vincent, dont nous avons déjà retracé la carrière de joueur à la fin du chapitre précédent, on peut distinguer :
le jeu chez soi, avec des jeux d’aventure à longue durée de jeu sur ordinateur ou sur console (Starcraft, Warcraft, Diablo, Okami) ;
le jeu au travail, avec des jeux multijoueurs et des jeux de rendez-vous sur navigateur Internet qui ne nécessitent pas nécessairement une machine puissante, mais demandent d’être connectés par intermittence (Ogame, Lords of Ultima) ;
le jeu en déplacement, avec des jeux aux parties courtes, disponibles sur smartphone (de type tower defense).
22Nous sommes proches de ce que Julien Figeac décrit dans le cas des programmes télévisés regardés sur smartphone : le goût se construit selon des affinités particulières avec des genres de jeux vidéo, mais aussi à partir des écosystèmes de la pratique quotidienne. Chez Patrick, comme chez Vincent, la pratique du jeu vidéo n’est donc plus associable à un seul lieu. L’inscription du jeu vidéo dans tous les lieux du quotidien en fait un marqueur essentiel de la routine. Dès lors, nous ne sommes pas très éloignés des propositions de Mathis Stock qui invite à considérer l’ensemble des lieux que les personnes mettent en réseau par leurs pratiques (Stock, 2005).
23Chantal illustre bien la seconde attitude (l’ancrage de la pratique plutôt que l’investissement différencié). Elle est pré-retraitée de l’Éducation Nationale (47 ans au moment de l’enquête Ludespace) et habite avec son mari et ses trois enfants dans la grande banlieue de l’Ouest francilien. Ils sont propriétaires depuis vingt ans d’une maison sur trois niveaux avec un petit jardin, située dans un lotissement pavillonnaire. Tous les matins, ou presque, quand son mari a déjeuné et est parti au travail, elle joue entre quinze et vingt minutes sur son iPhone à des jeux de chiffres, comme le Sudoku, ou de cartes, comme le Solitaire ou Klondike. Parfois, elle se lance de petits défis, comme gagner en temps limité ou enchaîner un certain nombre de parties gagnées. Le plus souvent, elle s’installe dans le salon, sur son canapé, la porte de la cuisine ouverte laissant filtrer le son de la radio qui accompagne ses journées. Il lui arrive aussi de jouer dans le bureau, voire dans le jardin et, pourquoi pas, dans la salle de bains. Ici, le smartphone rend possible des pratiques vidéoludiques micro-mobiles à l’échelle de l’espace domestique. Enfin, elle joue parfois dans les salles d’attente ou chez le médecin (« plutôt que de prendre des revues »), mais plus rarement dans les transports depuis que sa fille s’est fait voler son téléphone mobile par un « arracheur d’iPhone ».
24Pour Chantal, ces quelques minutes de Sudoku ou de Solitaire sont « un petit moment » à elle : levée tôt en même temps que son mari qui quitte la maison vers sept heures du matin, elle profite d’avoir « un petit temps » pour jouer avant que la journée ne démarre réellement, rythmée par les tâches domestiques et les activités à l’extérieur. Le jeu vidéo s’immisce ainsi dans un interstice de la routine quotidienne, oscillant entre, d’un côté, le plaisir de consacrer un petit temps pour soi-même (« je commence à prendre plus de temps pour moi et pour m’amuser, mais, quelque part, je me dis que c’est un peu du temps perdu ») et, de l’autre, la culpabilité de ne pas faire quelque chose d’utile aux autres : « je ne m’accorde pas plus d’un quart d’heure, vingt minutes (…) Après, j’estime que c’est de la perte de temps, au final ».
25En effet, Chantal a une opinion plutôt négative du jeu vidéo. Paradoxalement, le jeu en solitaire et le jeu du Solitaire sont la seule activité, avec la chorale, que Chantal se permet pour elle-même, autrement dit, la seule qu’elle fait bien qu’elle ne soit pas utile aux autres. Elle opère néanmoins une différence entre le chant et les jeux vidéo : au sein de la chorale, on améliore ses capacités vocales, on « produit quelque chose ensemble », on crée « du lien social ». Dans la pratique du jeu vidéo, au contraire, « on ne produit rien de particulier et on est seul pour le faire ». Elle lit aussi beaucoup (romans policiers ou historiques), mais elle partage les mêmes réserves sur la lecture : « c’est dangereux, quand on commence à lire, après on a du mal à sortir du livre ».
26Chez Chantal, le jeu vidéo fait quand même partie intégrante des routines. Il constitue une parenthèse marquant le début de la journée. De ce point de vue, sa principale qualité est de durer un temps défini, d’approximativement un quart d’heure, ce qui permet d’éviter les débordements (au contraire de la lecture, par exemple). Cette attitude se retrouve tout au long de nos entretiens, chez ceux qui ne se considèrent pas comme des « joueurs ». Mireille, 37 ans, chargée d’études dans une administration publique dit « ne pas être joueuse à la base » et, pourtant, joue un peu tous les jours, principalement le soir. Le jeu vidéo (en particulier Candy Crush Saga, ici, qui autorise des parties rapides et une durée de session souvent limitée à quelques dizaines de minutes) est bien ce moment de détente qu’elle prend pour elle-même, une fois ses deux enfants de 4 et 6 ans couchés. Avec son mari, le soir devant la télévision, chacun joue, elle sur son MacBook portable, lui sur l’iPad ou l’iPhone. En dernier exemple, on peut citer Karim, ancien gros consommateur de jeux vidéo, qui s’impose comme règle de ne pas jouer au travail, et ceci bien que lui-même, manager dans une société de service clientèle, tolère cette pratique pour les membres de son équipe (en particulier quand ils travaillent le week-end), tout en restant attentif à ce qu’ils n’en abusent pas. Ensuite, le soir après le travail, il passe du temps avec sa femme et ses deux enfants. Ce n’est qu’une fois ces derniers couchés qu’il goûte le plaisir de prendre un peu de temps pour lui, pour ce qui constitue l’une des rares activités de loisirs à laquelle il s’adonne (avec le cinéma). Il joue sur sa console de salon ou sur son smartphone, parfois aux mêmes jeux que ses collègues, mais chez lui et non sur son lieu de travail.
27D’une certaine manière, Claude, comme Karim, semble appartenir à cette même catégorie de joueurs chez qui la pratique est relativement ancrée dans certains espaces et temps de la routine (correspondant, chez lui, aux temps morts entre deux rendez-vous et à la promenade du chien). Mais la différence avec Chantal tient à ce que Claude continue d’apprécier les jeux vidéo et, de temps à autre, il lui arrive de rebrancher sa console PlayStation pour faire des soirées avec quelques amis autour d’un jeu de course automobile. Il faut alors considérer que, contrairement à Chantal, la routinisation de la pratique du jeu vidéo, dans le cas de Claude, correspondrait plutôt à un compromis, une hybridation compensatoire entre contraintes professionnelles et de déplacement et goût pour le jeu.
Quand les jeux vidéo modifient les routines
28L’emballement médiatique autour du lancement du jeu Pokémon Go en France, en juillet 2016, a relancé l’intérêt du grand public pour les jeux de géolocalisation, les jeux dits « pervasifs » ou à réalité augmentée. Ces catégories de jeux, essentiellement disponibles sur support mobile (smartphone ou tablette), supposent que leur utilisateur se déplace physiquement dans l’espace pour interagir avec certains éléments de l’espace numérique ou avec d’autres utilisateurs. Pokémon Go n’est pas le premier jeu de ce genre, mais son succès nous invite à poursuivre la réflexion sur l’interpénétration croissante entre espace et pratiques numériques. Les géographes, notamment, qui se sont penchés sur la question, soulignent la nécessité de dépasser les oppositions réel/virtuel ou physique/immatériel pour rendre compte de la place du numérique dans les espaces du quotidien et inventer un nouveau vocabulaire (beaucoup d’auteurs se sont attelés à ce défi théorique, entre autres, Bakis, 1997 ; Dodge, Kitchin, 2005 ; De Souza et Silva, 2006 ; Ash, Kitchin et Leszczynski, 2016). Et ce d’autant plus que le jeu articule aussi les imaginaires, au moins celui de la licence Pokémon et celui des monuments réels. En attendant l’aboutissement de ce projet épistémologique, on peut observer comment les pratiques de jeu vidéo amène parfois, chez certains joueurs, à la recomposition de leurs routines, comme chez Philippe.
29Philippe a 35 ans. Après avoir vécu plusieurs années seul dans Lyon, il habite désormais avec son amie, Élise, dans un appartement en banlieue. Il travaille pour une entreprise informatique qui fait de la prestation de service pour une grande société de télécommunications. Philippe est rompu à l’exercice d’adaptation de ses pratiques vidéoludiques aux contingences matérielles : comme dit précédemment, il avait déjà l’habitude de transporter sa console Xbox en déplacement pour ne pas s’ennuyer à l’hôtel. Au moment de l’enquête, il occupe depuis deux ans le poste de « coordinateur d’équipe » et se rend désormais au travail à moto. L’année précédente, il a eu l’occasion de découvrir Ingress grâce à des amis qui y jouaient. Il s’agit d’un jeu basé sur la géolocalisation disponible sur téléphone mobile, qui nécessite que le joueur effectue des trajets « réels » entre différents points du territoire. Le but du jeu est de capturer des lieux (« hacker les portails »). Philippe n’a pas hésité à modifier l’enchaînement de ses activités et de ses déplacements pour ménager à cette pratique de jeu des espaces et des temps, soit avant, soit après les heures de travail :
Du coup, en revenant du boulot, comme je suis à moto, je m’arrêtais à [la place] Bellecour, parce qu’il y avait un petit endroit où on pouvait prendre pas mal d’expérience. Et c’est vrai que ça m’est arrivé, d’arriver le matin à sept heures et demie, avant d’aller au boulot, de partir vingt minutes plus tôt, une demi-heure, pour pouvoir m’arrêter, hacker quelques portails en passage… Ou le soir en rentrant, passer du temps à se balader en ville justement.
30S’il est possible de jouer seul, il ne s’agit pas pour lui d’une activité solitaire. Sa compagne, Élise, y joue également, ainsi que les amis qui lui en ont parlé et, plus largement, le public du jeu, à l’époque suffisamment important à Lyon pour que le fait d’y jouer suscite des rencontres :
C’était assez marrant au début, parce que, du coup, on rencontrait des gens dans la rue, on était en train d’essayer de hacker les portails, on voyait les portails qui tombent et là, d’un coup, place Bellecour, il y a deux personnes qui se lèvent, qui lèvent entre guillemets le nez de leur téléphone et qui regardent partout où est-ce qu’il y a une personne de l’équipe concurrente qui est là, en train d’essayer de hacker le portail.
31La recomposition des routines quotidiennes de Philippe s’inscrit ainsi dans le contexte d’une redécouverte plus large de l’espace urbain :
d’abord, il est étonné de découvrir que le simple décalage vis-à-vis des routines ordinaires vient heurter les normes collectives. Ainsi, garer sa moto tôt le matin au milieu d’une place publique vide, pour un arrêt rapide, entraîne un autre type de rencontres, moins agréable : « je me suis fait arrêter par la police. C’était le matin, en moto, du coup y’avait personne. Et alors là, y’a la police municipale qui a débarqué, comme des cowboys » ;
ensuite, le jeu l’amène sur des parcours inédits. Il découvre, ou plutôt redécouvre, grâce à Ingress, cette ville qu’il connaît depuis l’enfance. Comme le jeu consiste à se rendre à des points remarquables (sur la colline de Fourvière, par exemple), il amène Philippe à découvrir de nouvelles « vues sur Lyon » (pour le citer) ;
enfin, le jeu ne consiste pas seulement à aller quelque part. Capturer un lieu pour faire des points dans le jeu suppose, en effet, de s’arrêter, puis de se déplacer en cercle, téléphone à la main, entre différents « points de contrôle » virtuels géolocalisés. Or, certains lieux sont positionnés de telle façon, au milieu d’un pont, par exemple, qu’il est difficile, voire acrobatique de les capturer. Ainsi, le jeu n’engage pas seulement un déplacement, mais une véritable visite des lieux et un engagement physique.
32Aujourd’hui, Philippe et Élise ne jouent plus à Ingress. Mais ils n’oublient pas que le jeu leur a tout de même permis de réinventer leurs routines, même si, avec la diminution de la population de joueurs sur Lyon, le plaisir de faire de nouvelles rencontres au détour d’une tentative de capture de portail a progressivement disparu. Peut-être est-ce justement une des raisons de leur désintérêt progressif ?
33Cet exemple montre que la pratique du jeu vidéo peut être l’occasion de remettre en question les routines quotidiennes et rend possible une réflexivité nouvelle de la part des joueurs de jeux vidéo, c’est-à-dire :
repenser les trajets quotidiens, changer les itinéraires et les haltes ;
redécouvrir que les espaces publics sont des espaces balisés et normés par le code de la route et des règlements urbains, mais qu’ils sont aussi des espaces partagés, des espaces de sociabilité ;
visiter les lieux, non seulement comme des espaces qu’on traverse pour se rendre au travail, mais aussi comme des paysages qu’on apprend à regarder et explorer.
34Le jeu Ingress opère bien comme un outil pour recomposer les routines. Il ne s’agit pas d’un simple outil fonctionnel, mais bien d’un « curiositif », pour reprendre l’expression de Franck Cochoy (2011). En invitant le joueur à une attention nouvelle aux lieux, le jeu ne permet pas d’arriver plus vite à destination, mais plus lentement, en fait, en étant plus curieux des espaces traversés au quotidien. Le jeu vidéo ne participe alors pas à l’accélération du monde à laquelle on associe souvent le numérique (Rosa, 2013). Au contraire, ce cas montre comment certains jeux vidéo peuvent venir équiper la réflexivité des joueurs et le regard qu’ils portent sur leur quotidien. Le jeu vidéo incite à reconsidérer la possibilité des arrêts, à prendre son temps et, ainsi, à repenser ses routines de déplacement. Il permet de réinscrire la culture dans le transport en invitant à un rapport à la fois plus esthétique et plus charnel aux espaces.
35Pour conclure, rappelons que, chez certains de nos enquêtés, notamment Chantal, les rythmes quotidiens s’accompagnent de considérations non seulement pratiques, mais également morales. Certes, les petits jeux trouvent leur place dans de petits interstices, la pratique de jeu s’ajuste finement aux emplois du temps. Mais les pratiques des personnes qui ne se reconnaissent pas comme joueurs de jeux vidéo nous apprennent surtout que le quotidien est une trame morale. Ainsi, nous saisissons ici combien des activités de basse intensité, qui ne sont jamais principales, officielles, légitimes ou même simplement valorisées, participent à cet entrelacement serré de relations et d’engagements, ne serait-ce que pour ménager une petite place à un temps pour soi que le goût et l’esthétique du jeu permettent de faire vivre et de maintenir. La petite partie de Sudoku, tout comme les pauses « jeu vidéo » au travail décrites par Manuel Boutet (2011), sont l’occasion de se donner un temps à soi : contre toutes les raisons de ne pas le faire et face au peu de raisons de le faire – un moyen d’échapper au contrôle social, que ce soit pour des cadres hyperengagés au boulot qui s’arrêtent (quand même, malgré tout) quelques minutes ou des mères au foyer qui ont un peu honte de faire un truc « pour elles », c’est-à-dire (du propre aveu de Chantal) sans utilité pour les autres. Finalement, pourquoi ne pas voir le jeu vidéo comme un outil de plus dans la palette des « stratégies et des ruses » qu’il peut, en tant qu’« acteur social », mettre en œuvre pour composer sa vie quotidienne en fonction des « contingences du corps et de contextes spatio-temporels de l’action » ? (Di Méo, 1999, p. 90.) Quitte à se confronter à des normes juridiques (stationner dans un emplacement interdit), sociales (jouer sur son lieu de travail) ou morales (jouer plutôt que de s’occuper de choses « utiles »).
Notes de bas de page
1 On peut supposer que la même enquête montrerait aujourd’hui des taux plus élevés grâce au succès de quelques jeux de géolocalisation comme Pokémon Go, comme nous en avons discuté au début du chapitre précédent. À l’inverse, en 2020, en période de confinement liée à la crise sanitaire de la Covid-19, elle a sans doute très largement diminué, mais des enquêtes précises manquent pour le mesurer.
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Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999