Introduction
Les jeux vidéo dans les modes d’habiter
p. 11-23
Texte intégral
1Lorsque Proust écrit sur la lecture, il raconte une pièce sombre où il lisait étant enfant, la poussière qui vole dans le rai de lumière d’une fenêtre ouverte et qui vient caresser la page, l’abeille qui bourdonne en passant. Ce que présente le romancier, c’est une expérience de lecture qui s’ancre dans un moment et un lieu particulier de son enfance. Nous voudrions offrir ici une telle description aux jeux vidéo, c’est-à-dire une exploration de cet ancrage sensible, corporel et matériel qui n’est soluble dans aucune poétique. Les expériences de jeu ne peuvent pas être déduites du seul examen des œuvres ni de celui des dispositifs. Les anthropologues futurs ne pourront pas plus les déduire à partir des dispositifs techniques qu’ils exhumeront des restes de notre civilisation que ne le peuvent les plus savants des philologues du numérique.
2Bien entendu, l’expérience de lecture de Proust est celle d’une certaine époque, mais aussi d’un certain milieu, à l’exploration desquels il consacre quelques tomes célèbres. Nous-mêmes serons ici attentifs à ce que sont les activités de jeux vidéo pour leurs pratiquants : des pratiques sociales élaborées, dont le sens varie d’un milieu à l’autre, d’un moment à l’autre, et où tout, d’ailleurs, ne se joue pas nécessairement devant l’écran. À la fois loisir et passe-temps, thème de conversation pour les enfants (et les adultes), prétexte à des rencontres amicales ou familiales, objet de socialisation et de décoration d’intérieur, le jeu s’immisce dans le quotidien, dans ses temps et ses lieux, jusque dans les moments de la nostalgie et du songe. S’appuyant sur une enquête collective menée entre 2011 et 2014, l’ambition de cet ouvrage est d’analyser finement la place de ces pratiques vidéoludiques dans le quotidien de ses joueurs. Au fond, il s’agit de répondre à la question suivante : comment joue-t-on aux jeux vidéo aujourd’hui ?
Un intérêt récent pour les pratiques vidéoludiques
3Au-delà d’une simple description des types de joueurs et des types de jeux, notre travail vise à interroger la place des loisirs culturels à l’ère du numérique, bien que les jeux vidéo existent depuis les années 1970. Cette question n’est pas neuve, certes : une étude pionnière (Bruno, 1993) et plusieurs grandes enquêtes, dont celles du ministère de la Culture (Donnat, Cogneau, 1990 ; Donnat, 1998 et 2009 ; Lombardo, Wolff, 2020), ont déjà permis de dresser un petit panorama des loisirs vidéoludiques1. Cependant, même si le constat dressé à la fin des années 2000 de la rareté des recherches en sciences sociales sur les jeux vidéo en France est désormais à relativiser2, nous continuons de n’avoir qu’une vision parcellaire de la place des jeux vidéo dans le quotidien des joueurs, à l’exception peut-être des plus jeunes qui ont déjà fait l’objet de quelques travaux (Dajez, Roucous, 2010). Nous identifions trois éléments qui ont compliqué l’émergence de l’analyse des pratiques ordinaires du jeu vidéo.
4En premier lieu, les jeux vidéo accordent une place centrale au corps, aux images, à la technique, à la culture enfantine et à la culture de masse. Chacune de ces dimensions complique leur analyse (Boutet, 2012). Depuis le tournant domestique de l’industrie avec le développement du marché des consoles au début des années 1980, ils sont associés exclusivement à l’enfance et à l’adolescence, et réduits à leur image de produits industriels et médiatiques. Ensuite, leur réception publique a d’abord pris la forme d’une panique morale sur les effets négatifs supposés de leur usage (Williams, 2003 ; McKernan, 2013). Les accusations portées contre eux varient selon l’époque : dans les années 1980 et 1990, ils sont condamnés pour célébrer la violence et stimuler des comportements agressifs ; dans les années 2000, ils sont vus comme une pratique suscitant la dépendance avec l’apparition, notamment, des jeux en ligne. Ainsi, après avoir proposé, en 2018, une définition du « trouble du jeu vidéo », l’Organisation Mondiale de la Santé a reconnu, en 2019, cette dernière comme une « maladie3 ». Enfin, si la psychologie du jeu a contribué à l’évolution de l’image publique du jeu vidéo et à la mise en place d’un marché du traitement de cette nouvelle maladie, elle n’a débouché, en revanche, sur aucune taxonomie des jeux : quels jeux, ou quelles règles du jeu, seraient-elles à éviter plus particulièrement ? En réalité, l’entreprise semble vouée à l’échec, car les travaux qui ont voulu mesurer les effets des jeux dans l’explication des violences et des affections mentales n’en ont trouvé aucun, comme le montre une récente investigation (Scharkow et al., 2014). S’il y a corrélation, la causalité va plutôt dans l’autre sens : les jeunes dépressifs peuvent traiter leurs symptômes en jouant aux jeux vidéo, comme ils le feraient aussi en abusant de chocolat.
5Sortir de ces impasses demande d’arrêter de réifier « le jeu vidéo », de cesser de postuler qu’on sait déjà ce dont il est question, alors que le média et ses pratiques se renouvellent régulièrement (importance des plateformes dématérialisées de distribution, essor du jeu sur mobile, développement des pratiques de visionnage, transformation des modèles économiques, etc.) et de consacrer plutôt notre énergie à enquêter. Étudier les pratiques de jeux vidéo, voici le mot d’ordre et le propos de cet ouvrage, avec l’objectif de pouvoir enfin décrire l’entremêlement des trajectoires personnelles, familiales, professionnelles et les effets de contexte, qu’ils soient sociaux, spatiaux ou techniques ; bref, le caractère situé qui permet de montrer, comparer et comprendre ces pratiques dans toute leur diversité.
6Pour cela, nous disposons déjà de quelques études portant sur des publics spécifiques. L’enquête longitudinale publiée dans L’enfance des loisirs montre la place somme toute ordinaire des jeux vidéo aux côtés des autres pratiques culturelles, sportives ou de loisirs des enfants et pré-adolescents (Octobre et al., 2010). La décennie 2010 connaît également une croissance du nombre de thèses francophones, démarrées ou soutenues, en relation plus ou moins proche avec le jeu vidéo, qui permettent de sortir du cadre normatif des problématiques de violence et d’addiction (voir encadré no 1). Néanmoins, portant encore souvent sur des types de pratiques qui focalisent l’attention médiatique ou, au contraire, sur des catégories de jeux bien spécifiques, voire de niche, ces travaux peinent à inscrire leur objet d’étude dans un panorama plus général — faute de données solides qui permettraient de le dessiner. Ainsi, dans la littérature internationale, une analyse scientométrique4 des publications dans les principales revues consacrées aux Video Game Studies montre la focalisation forte des travaux sur quelques genres en particulier : les jeux en ligne massivement multijoueurs représentent à eux seuls de 22 à 55 % des articles scientifiques publiés dans les principales revues scientifiques spécialisées (Coavoux et al., 2017). Si l’intérêt pour ce type de jeux qui rassemble, de fait, plusieurs millions de joueurs, se comprend compte tenu de la taille de son audience, nous tâcherons de montrer dans cet ouvrage qu’il ne s’agit là que d’un type de pratique parmi de nombreuses autres, que les jeux vidéo peuvent en réalité prendre des formes beaucoup plus diversifiées et toucher des publics bien différents. Ainsi, Manuel Boutet (2012) remarque que le temps que les joueurs passent sur cette activité (de longues heures, parfois sur des années) les amène à travailler ces situations jusqu’à trouver des configurations intéressantes pour eux. Ils réunissent les ingrédients qui rendent possible une expérience satisfaisante : ils choisissent le moment, aménagent les lieux, réunissent des amis ou de la famille, etc.
7Cette diversité des pratiques est en partie invisibilisée, aussi bien dans les médias, dans la littérature scientifique que dans les débats publics. Le discours commun tend, par exemple, à reprendre certaines catégories des acteurs qui peuvent être utiles en pratique, mais qui s’avèrent simplistes et caricaturales lorsqu’elles sont essentialisées : par exemple, les distinctions « jeux de filles » et « jeux de garçons » (sans considérer la possibilité que certaines filles ou femmes puissent jouer à des jeux de guerre et, inversement, que des garçons ou des hommes puissent s’intéresser à la mode ou aux jeux de drague) ; « jeux d’enfants » et « jeux d’adultes » (alors même que des parents jouent à la console de salon, parfois avec leurs enfants) ; ou encore casual (joueur occasionnel) et gamer (joueur intensif), sans imaginer que l’intensité de la pratique peut varier selon les contextes personnels ou le moment de la vie, et qu’une baisse d’intensité ne traduit pas nécessairement une baisse d’engagement, qui peut alors prendre d’autres formes (écrire une fan fiction, suivre des streamers sur YouTube ou Twitch, suivre les actualités et compléter sa collection sur Steam, etc.). Pour le dire clairement, ce n’est pas la fin des gamers, mais les gamers ne représentent qu’une partie du spectre des pratiques.
Étudier les pratiques ordinaires du jeu vidéo par les modes d’habiter
8L’ouvrage ci-présent entend dépasser les écueils évoqués précédemment en s’intéressant à l’ordinaire des pratiques vidéoludiques. Nous entendons par « ordinaire » la manière dont ces dernières s’inscrivent dans la vie quotidienne des personnes, dans leurs routines, tout en contribuant à les structurer. Cette entrée par l’ordinaire des pratiques vidéoludiques nous semble d’autant plus utile que la notion même de pratique induit que le rapport au jeu peut s’inscrire dans la durée, être articulé à un quotidien et être constitué, de fait, par un nombre important d’activités diverses, certaines préparatoires, certaines postérieures ou parallèles à la partie de jeu. Pour le dire autrement, toute pratique vidéoludique est située, socialement et spatialement, profondément imbriquée dans les conditions de la vie quotidienne et, parfois, entremêlée ou productrice d’autres pratiques sociales.
Encadré 1. Un panorama des Game Studies
Les recherches sur le jeu vidéo émergent dans le courant des années 1990, bénéficiant de l’engouement croissant pour les pratiques numériques et la diffusion des usages d’Internet. Au cours des vingt dernières années, le champ des Game Studies (ou « sciences du jeu ») a connu d’importants développements. On peut distinguer, dans ses origines, une polarisation des travaux de recherche entre les approches formelles, qui portent la focale sur le jeu au sens de « game », les contenus et les formes des jeux eux-mêmes (approches littéraires et de sciences du design, narratologie, ludologie), et les approches culturelles qui portent plutôt la focale sur le play, davantage ancrées dans les sciences sociales (Rueff, 2008 ; Zabban, 2012 ; Triclot, 2015). Celles-ci sont alors très orientées vers l’étude des communautés sur des jeux en ligne (Ducheneaut et al., 2007 ; Taylor, 2006 ; Pearce, 2009 ; Boellstorff, 2013). Dans le domaine scientifique francophone, plusieurs recherches sont également conduites sur ces objets dans la première moitié des années 2000, y compris par une grande partie des participants à cet ouvrage (Boutet, 2008 ; Zabban, 2009 ; Coavoux, 2011 ; Rufat et Ter Minassian, 2011 ; Triclot, 2011 ; Berry, 2012). D’autres chercheuses et chercheurs, inscrits dans une grande diversité de disciplines, contribuent à construire une base de connaissance en langue française conséquente, focalisée sur certains aspects et certains effets du jeu vidéo, tels que le traitement par les psychologues des épineuses questions de l’addiction et de la violence (Gaon, Stora, 2008 ; Leroux, 2012), les mécanismes et les processus de ludification, les relations entre jeu, apprentissage et éducation (Philipette, 2010 ; Bonenfant, Genvo, 2014 ; Potier, 2018), la dimension communicationnelle et l’analyse des jeux comme espaces d’appropriation et de création (Auray, Legout, 2007 ; Bonenfant, Arsenault, 2016 ; Barnabé, 2018 ; Hurel, 2020), la dimension sociologique et anthropologique des pratiques de jeu (Auray, 2003 ; Servais, 2016) ou encore les relations entre le jeu vidéo et d’autres formes médiatiques, comme le cinéma (Blanchet, 2010). Ainsi, la présente recherche peut compter sur des bases méthodologiques et théoriques que les revues spécialisées, anglophones et francophones, entre autres, telles que Games & Culture ou Sciences du jeu, permettent d’apprécier. À l’inverse, force est de constater que les travaux sur le jeu portent souvent sur des zones assez restreintes de ces pratiques et font la part belle à des jeux que notre enquête a révélés comme relativement minoritaires à l’échelle d’une large population — manquant ainsi la richesse des usages et la diversité des publics des jeux vidéo. C’est le champ d’études que nous ouvrons ici.
9Ainsi, nous partons du constat que les jeux vidéo sont l’un des premiers loisirs des Français pour aller jusqu’à l’étude des jeux vidéo comme un élément parmi d’autres de l’environnement social et culturel. Ils ne sont pas cette question étrange qu’il faudrait élucider, mais plutôt une part du quotidien dont il s’agit, comme le propose Tim Ingold, d’explorer « la topologie » (Ingold, 2013). Lui emboîtant le pas, nous considérons les jeux vidéo comme des éléments d’un paysage quotidien à explorer et dont il s’agit de comprendre comment les personnes vivent avec — comment elles les voient, en usent et les composent avec les autres éléments de leur quotidien. De même qu’on peut se demander comment les gens vivent avec la pluie, la chaleur ou la voiture, nous nous demanderons comment ils vivent avec les jeux vidéo (Ingold, 2013).
10Bien entendu, l’étude du jeu par les sciences sociales n’est pas inédite, mais ces dernières se sont concentrées sur des formes ludiques publiques et extérieures au foyer, comme les paris sportifs, les courses de chevaux (Yonnet, 1980 ; Digard, 2001 ; Martignoni-Hutin, 1997), les compétitions ou les jeux d’échecs, saisis à l’occasion des tournois (Fine, 2012 ; Wendling, 2012). Or, les jeux vidéo sont avant tout une pratique domestique, comme nous le verrons plus loin. Cela signifie que les pratiques familiales autour du jeu ont été longtemps minorées, que ce soit dans la sociologie du temps libre (Dumazedier, 1962 ; Yonnet, 1985), la géographie des loisirs (« Les géographes et le tiers-temps », 1989) ou dans les enquêtes ministérielles sur les pratiques culturelles des Français (EPCF) mentionnées précédemment. Les enquêtes « Emploi du temps » (EDT), quant à elles, considèrent le jeu (y compris vidéo) sous l’angle de l’éducation des enfants (Brousse, 2015) avant tout. Paradoxalement, la sociologie de la famille s’intéresse peu au jeu, alors qu’elle constitue le groupe le plus propice aux activités de loisirs, par sa disponibilité quotidienne.
11Suivant l’approche que nous proposons, il ne s’agit donc plus de partir des jeux vidéo que l’on remarque, mais bien de suivre les pratiques de jeu vidéo dans les milieux où elles se développent. Pratiques donc d’abord domestiques, quotidiennes et extrêmement adaptables. Les personnes qui jouent, nous le verrons, sélectionnent les jeux et les aspects des jeux qui font sens pour elles parce qu’ils sont associés à d’autres éléments — une tasse de café, un tabouret, une radio allumée, une cuisine au petit matin, la pause au travail ou un moment à soi, par exemple. Les éléments qui sont ainsi assemblés en des styles chaque fois situés peuvent être de toutes natures. Pour ces raisons, nous proposons d’explorer le champ des pratiques vidéoludiques en mobilisant la notion de « mode d’habiter ».
12À travers cette expression, il s’agit de regarder comment les individus habitent les espaces, pas simplement en répertoriant leur lieu de résidence, mais en considérant « les manières d’être et de faire dans l’espace, de se saisir de la distance et des ressources des milieux » pour y réaliser leurs besoins et leurs attentes (Fourny, 2016). Comment, concrètement, habite-t-on un espace ? Rappelons, avec le géographe Mathis Stock, qu’habiter « ce n’est pas être sur la Terre ou être dans un espace, c’est faire avec l’espace » (Stock, 2012, p. 57-58). Par-là, il entend qu’une personne est active dans sa relation à l’espace, qu’elle l’agence, le marque, le transforme. C’est dire aussi qu’un individu est pluriel dans son rapport à l’espace : il fait différemment selon les moments et selon les lieux. Dans cette optique, l’espace est à la fois une contrainte, lorsque les configurations particulières d’un lieu empêchent certaines pratiques vidéoludiques ou nécessitent leur adaptation, mais aussi une ressource, lorsque, au contraire, il offre la possibilité d’expérimenter d’autres formes de jeu, de multiplier les expériences ludiques.
13Le postulat qui traverse notre ouvrage est que, en prenant leur place dans le quotidien des individus, les jeux vidéo, en tant que loisir culturel, participent de l’habitabilité des espaces, de la manière dont les personnes les habitent. Bien entendu, cet investissement par les jeux vidéo a une dimension individuelle et collective : elle peut être variable selon les personnes, c’est pourquoi nous mobilisons également la notion de « mode d’habiter » (Mathieu, 2012) pour appréhender conjointement les lieux et leurs caractéristiques, d’une part, et les individus qui les occupent, d’autre part. Cette notion de mode d’habiter permet notamment de montrer comment différentes personnes peuvent pratiquer différemment un même espace, qu’il soit numérique ou physique, à la fois dans la dimension factuelle de ces pratiques (les actes réalisés), leur dimension idéelle (les représentations et les vécus associés à ces actes) et leur matérialité (présence physique, technologies et dispositifs mobilisés, etc.) (Morel-Brochet, Ortar, 2012).
14Pour résumer, en mobilisant le vocabulaire de l’habiter et des modes d’habiter, nous proposons d’étudier les pratiques de jeux vidéo dans leurs différentes dimensions, à la fois :
sociale : les sociabilités ordinaires dans lesquelles engage le jeu, individuellement et collectivement ;
spatiale : le ou les lieux de la pratique, le marquage de l’espace par la pratique ;
temporelle : l’évolution des pratiques à un grain plus ou moins fin, selon les moments de la journée, mais aussi selon les moments de la vie ;
technique : les dispositifs techniques associés au jeu, les effets de la généralisation des dispositifs mobiles ;
symbolique : le sens accordé aux jeux vidéo, dans un contexte de plus ou moins grande légitimité de la pratique selon les personnes.
15Pour cela, nous proposons une exploration du domaine des jeux vidéo qui part de leurs publics, pour étudier ensuite les pratiques que ces derniers développent et arriver au grain fin des expériences qui s’y éprouvent.
16Nous commençons par dresser un panorama général des publics de joueurs (chapitre 1). Au-delà d’une diffusion généralisée du jeu vidéo dans toutes les catégories de la population, nous soulignons la diversité des publics et le caractère explicatif de deux variables, l’âge et le genre, pour comprendre les variations d’intensité et les formes que prennent les pratiques vidéoludiques. Ce qui apparaît là est le caractère déterminant du cycle de vie et des modes de vie dans les pratiques de jeu, ce qu’explicite le chapitre suivant. Le deuxième chapitre explore la place prise par ce loisir électronique dans les routines. Il montre comment les pratiques de jeux vidéo sont à la fois structurantes et structurées par les rythmes de vie et les routines quotidiennes de leurs usagers. L’importance des modes de vie est ainsi mise en évidence, et même plus précisément celle des modes d’habiter. Le troisième chapitre explore cette place prise par les jeux vidéo dans les espaces du quotidien. En s’attachant à regarder les lieux du jeu, mais aussi les traces matérielles, les marqueurs de la pratique dans l’espace, ce chapitre entend montrer la manière dont les jeux vidéo permettent des formes particulières d’appropriation de l’espace.
17La suite de l’ouvrage met l’accent sur les formes sociales du jeu et les pratiques elles-mêmes. Le quatrième chapitre interroge la construction sociale des goûts dans le domaine ludique à partir d’une comparaison entre pratiques de jeux vidéo et pratiques de jeux de société. Il explore en particulier l’évolution de ces pratiques tout au long de la vie, afin de pointer leurs liens différenciés aux socialisations familiale et amicale. Ainsi, les sociabilités sont l’un des éléments que les activités de jeu recomposent. Partant de ce constat, le cinquième chapitre explore plus largement l’encastrement de la pratique dans des environnements socioculturels, économiques et matériels singuliers. En bref, il explore les conditions de réalisation de la pratique. Ce sont les « à-côtés » de la pratique, qui pourtant la rendent possible, que nous analysons : les échanges de jeux, la préparation de la session, les séances de discussion qui suivent une bonne partie, etc. Ce faisant, nous montrons que l’activité de jeu est affaire de bricolage, de négociations, parfois complexes, avec les partenaires et avec l’environnement du jeu. L’activité de jeu est située : menée et recherchée pour des expériences plus diverses encore que les pratiques qui les portent et qui demandent, pour être comprises, de se placer au niveau des ajustements des joueurs avec leur environnement matériel, spatial et social.
18La dernière partie plonge au plus près de ces expériences ludiques en les analysant à l’échelle des sessions de jeu. Le caractère « intime » de l’activité de jeu est exploré dans le sixième chapitre. En analysant des situations documentées par leur enregistrement audio et vidéo (le jeu entre amis, le jeu au sein du couple, etc.), nous montrons que l’expérience ordinaire des pratiques vidéoludiques est différemment riche de celle des pratiques compétitives ou fortement engagées, souvent prises en exemple pour décrire les pratiques de gamers. S’encourager, se moquer, regarder jouer, jouer par procuration, etc. sont autant de manières diverses de vivre des expériences vidéoludiques. Le chapitre suivant prend le contrepied de l’idée que la jouissance par la maîtrise et l’immersion seraient fondamentalement inhérentes à l’activité de jeu vidéo. Nous montrons, au contraire, que le plaisir de jouer ne se réduit pas à la performance : on peut s’amuser même sans être un bon joueur, on peut jouer à un jeu même si ce n’est pas un jeu qu’on aime, dès lors que l’activité vaut autant pour elle-même que pour sa fonction dans les sociabilités et les rythmes de vie du joueur. De plus, de nombreuses émotions négatives peuvent participer à l’expérience de jeu (échec, désorientation, ennui, présents au cours des situations de jeu) et nourrir son intérêt pour le joueur — sans quoi il serait difficile de comprendre pourquoi les gens apprécient de jouer, y compris à des jeux qu’ils connaissent mal ou auxquels ils ne sont simplement pas bons. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage propose d’aller au-delà des situations de jeu. Il porte sur les émotions suscitées par l’expérience vidéoludique, présente comme passée. Pour cela, nous mobilisons le registre du souvenir, la nostalgie, l’attachement au jeu vidéo, ses personnages, ses espaces et ses mondes, pour montrer que le plaisir de jouer n’est pas réductible à une simple pulsion activée par un dispositif. Cette analyse est rendue possible par l’importation dans le champ des jeux d’une méthode (la carte mentale) qui y était encore inédite.
19Ainsi, entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, le goût et la contrainte, le plaisir et l’ennui, à l’échelle d’une session de jeu comme d’une vie de joueur, c’est toute la diversité des expériences vidéoludiques et leur place au quotidien que nous tâchons de décrire dans ce livre.
Encadré 2. Méthodologie de l’enquête
Cet ouvrage rend compte d’une enquête menée entre 2011 et 2014 dans le cadre du projet de recherche LUDESPACE, financé par l’Agence nationale de la Recherche et géré par l’université de Tours et le laboratoire de recherche CITERES.
Ce projet s’est donné le double objectif de fournir un cadre général pour l’étude des pratiques de jeu et de poser les bases d’une compréhension de la manière dont les jeux deviennent une part du quotidien des joueurs. En effet, plusieurs des auteurs de cet ouvrage ont déjà mené et publié des enquêtes qualitatives sur les jeux vidéo, sans que ces travaux aient pu faire taire l’interrogation récurrente sur la généralité ou le caractère singulier de leurs résultats. Étudiaient-ils « les jeux vidéo » en examinant des jeux et des joueurs particuliers sur lesquels leurs investigations portaient ? Une enquête quantitative s’imposait donc et cet ouvrage en présente les principaux résultats. Pourtant, ce cadre ne pourrait être tout à fait compris si l’enquête n’était pas prolongée dans une direction plus qualitative, compréhensive, attentive à l’expérience des joueurs, permettant de saisir les processus à l’œuvre, car l’un des problèmes, nous l’avons dit d’emblée, est que les jeux vidéo sont parfois confondus avec la passion des publics dits gamers, faisant alors manquer le fait qu’ils s’intègrent aujourd’hui dans la vie de la plupart — et de la majorité — des Françaises et des Français.
Ce projet s’est donc appuyé sur une méthodologie hybride associant une vaste enquête téléphonique par questionnaire auprès d’un large échantillon de la population française de 11 ans et plus, une trentaine d’entretiens semi-directifs, ainsi que l’enregistrement audio et vidéo de sessions de jeu.
L’enquête téléphonique a été administrée par le CREDOC auprès d’un échantillon de la population française de 11 ans et plus (échantillonnage par quota sur les variables suivantes : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, type de commune résidentielle, région UDA). La passation s’est faite par téléphone en juin 2012 auprès de 2 542 personnes, dont un sous-échantillon de 500 adolescents, la moitié de 11-13 ans, l’autre de 14-17 ans. L’enquête comprenait plusieurs volets visant à cerner les conditions de vie de l’enquêté, le niveau d’études, la composition du foyer, les loisirs, les équipements numériques, les pratiques de jeux vidéo, les pratiques de jeux classiques, ainsi que les lieux de la pratique, les partenaires, la sociabilité et les activités autour du jeu vidéo.
Les entretiens semi-directifs ont été menés entre 2013 et 2014 auprès de 26 personnes, 11 femmes et 15 hommes. Ces entretiens visaient à saisir à la fois la « carrière de joueur » et la pratique ludique au moment de l’entretien. Les enquêteurs ont été accueillis par les enquêtés à leur domicile. Il s’agissait de leur permettre de parler de leur pratique dans le lieu où elle se déroule le plus souvent, en quelque sorte « en condition », et aussi de pouvoir observer les configurations domestiques, spatiales et matérielles dans lesquelles étaient prises ces pratiques vidéoludiques. Ces configurations faisaient l’objet de questions et constituaient ainsi un appui aux entretiens. L’âge des enquêtés variait entre 17 et 56 ans, de même que leur profil : certains étaient inactifs (deux retraitées, un étudiant, un lycéen), d’autres avaient un emploi avec une certaine diversité de professions et de niveau de qualification (fonctionnaire, gendarme, étudiant en doctorat, enseignante au collège, agent immobilier, informaticien, architecte, etc.), mais aussi de leur niveau d’engagement dans les pratiques vidéoludiques (joueurs passionnés, « anciens » joueurs intensifs ou, au contraire, joueurs très faiblement engagés). Enfin, pendant l’entretien, nous avons demandé aux enquêtés de dessiner, ce qui a permis la réalisation de trente-huit « cartes mentales », dont les objectifs et la méthodologie seront détaillés plus tard dans l’ouvrage (chapitre 8).
Concernant les enregistrements, neuf sessions de jeux vidéo, au total, ont été filmées entre 2011 et 2013 dans le cadre du projet, d’une durée variant d’une heure à cinq heures, concernant 16 hommes et 5 femmes (principalement des lycéens, des étudiants et des adultes trentenaires, plutôt situés dans les classes moyennes et supérieures) et pouvant inclure jusqu’à trois jeux vidéo différents dans une même session. Nous avons privilégié la diversité des situations en faisant varier les paramètres de contexte : le nombre de joueurs (seul, deux ou plus), le lieu du jeu (salon ouvert, bureau ou chambre fermés), le support (ordinateur, console de salon ou tablette), le type de jeu (jeu de tir, stratégie, sport ou aventure) et les modalités d’interaction (hors ligne, en ligne ou en réseau local). Ces enregistrements ont permis de saisir finement (en les visionnant à de nombreuses reprises) les interactions sociales et spatiales qui se jouent durant une partie de jeux vidéo. Une méthode d’annotation des vidéos a été mise au point pour mieux rendre compte des émotions dans le cours de la pratique. Des entretiens ont été réalisés avec la plupart des personnes ayant accepté d’être filmées, ce qui a permis de contextualiser ces sessions de jeu dans les sociabilités et les trajectoires ludiques des participants.
Notes de bas de page
1 Parce qu’ils n’ont été considérés comme « culturels » par le ministère de la Culture que récemment, les données longitudinales manquent. D’autant que les pratiques ludiques « non numériques » – telles que les jeux de société ou les jouets – ne sont pas prises en compte dans ces enquêtes, ce qui empêche de penser la continuité culturelle des pratiques de jeu d’un support à l’autre.
2 Pour un panorama plus détaillé, voir, entre autres, Rueff, 2008 ; Rufat, Ter Minassian, 2011 ; Zabban, 2012.
3 Le trouble du jeu vidéo est défini dans le projet de 11e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11), adopté en mai 2019 et qui entrera en vigueur au 1er janvier 2022.
4 Rappelons que la scientométrie renvoie à une analyse de l’état de la science et de la circulation de l’information scientifique. Nous renvoyons à l’article cité pour la méthodologie.
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