Les amitiés féminines de Béroalde de Verville
p. 539-550
Texte intégral
1Il ne s’est jamais vu, dans les pièces préliminaires, autant de noms de femmes, autant d’initiales cachant des noms de femmes, autant de pièces non signées dont on soupçonne qu’elles ont été écrites par des femmes que dans l’œuvre de Béroalde de Verville. L’histoire ne lui connaît pas de compagne, par contre son intérêt pour elles-mêmes, pour leur rôle, leur éducation, leur destin a toujours été, chez lui, très vif.
2Il est bien difficile de distinguer les femmes qui hantent anonymement ses romans des femmes qu’il nomme et qui ont joué un rôle dans sa vie ou sa carrière. Les épisodes autobiographiques identifiés comme tels ou non, nous apprennent ses amours, ses aventures1. Un des facteurs psychologiques les plus déterminants de sa vie fut probablement la perte de sa mère. Il avait six ans lorsqu’elle succomba de la peste, dans une auberge à Orléans, en 1562, lors de la fuite devenue fameuse depuis la relation d’Agrippa d’Aubigné2, également connue par le journal de Mathieu Beroald3. Le père, connu parmi les humanistes protestants, maître ès arts au Collège Cardinal Lemoyne, avait épousé Marianne Bletz, la nièce du grand ami François Vatable qui donna son prénom à François Béroalde de Verville. La mère fut remplacée dans l’année. Béroalde adolescent quitte, pour ainsi dire, la maison paternelle, lorsque son père accepte un poste à Montargis puis une mission à Sancerre. Etudiant en médecine, à Genève, mêlé à la foule des étudiants réfugiés, sous la haute surveillance des amis paternels, Béroalde ne pense pas parler de sa nostalgie pour une mère aimée, très tôt disparue, du moins les écrits restent muets à ce sujet. La nouvelle femme de son père, Jeanne Pasquier (Pasquière), ne semble pas l’avoir marqué. Par contre, ce sont ses demi-sœurs Marie et Anne Béroalde, que nous retrouvons beaucoup plus tard, dans son testament qui octroyait à l’une d’elle des objets ainsi que des ouvrages importants dont un manuscrit précieux qu’elle avait promis de faire publier mais dont la trace est désormais perdue4. Aucune de ses amies ne lui aurait fait cette injure.
3Cependant, c’est peut-être grâce à ce souvenir idéalisé de sa mère, qu’il porte une attention très vive envers les femmes de son entourage, leur témoigne une amitié mêlée de tendresse, réservée et avant tout très fidèle. Les dédicaces sont un témoignage des nombreuses relations sociales connues ; les textes, à part quelques exceptions trouvées dans le Palais des Curieux (1612), ne révèlent aucun indice sur l’identification de ses proches ou amis. Les multiples identités, survenant durant les contacts avec les imprimeurs, avec les auteurs travaillant chez les mêmes imprimeurs, avec les coreligionnaires, constituent un réseau inextricable qui va se compliquant ; notre projet est modeste et relève de la seule relation féminine.
4Les pièces liminaires, pour la plupart poétiques, offertes à Béroalde pour ses publications, révèlent le cercle d’amis proches que nous pourrions reconstituer, dont nous pouvons voir les relations sociales et familiales et qui semblent avoir été les premiers lecteurs de ses manuscrits. Les femmes figurent nombreuses dans ce groupe d’hommes de lettres qui partageaient les mêmes goûts et les mêmes préoccupations littéraires et scientifiques. On peut aisément imaginer que les affinités sociales, un même langage et des contacts communs aient pu fortifier l’amitié au sein de ces groupes. Les relations très fidèles que nous soupçonnons chez les amis de Béroalde (à la seule lecture des dédicaces réitérées dans ses nombreux ouvrages) semblent avoir été basées sur un encouragement constant pour la création. Chacun "était, selon Nietzsche, un ami créateur qui avait un monde à offrir". Les éléments biographiques des uns et des autres indiquent bien que le mode relationnel était basé sur des rapports affectueux avec indifférence sexuelle ; les affinités culturelles (outre les affinités d’alliance) pouvaient représenter l’attrait essentiel et développer très vraisemblablement des affinités spirituelles et intellectuelles.
5Ses toutes premières œuvres poétiques sont successivement dédiées à deux femmes qui vont accompagner sa création jusqu’au bout. Les Soupirs Amoureux dédiés à M.A.D.B., initiales mal identifiées car, à cette époque, il peut s’agir de Madame Anne de Brechanon ou de Madame Anne de Baillon, et la Muse Céleste dédiée à Madame Liébaut Nicole Estienne. Nicole Estienne et Anne de Brechanon, offriront à leur tour, par la suite, des pièces à l’auteur formulant félicitations, admiration et encouragements à l’occasion de ses publications. Ces deux femmes sont les seules premières amitiés qui vont durer. La fidélité envers elles se poursuit au cours de la vie du créateur et d’une façon étonnante, même au-delà de la vie de l’une d’elle, tout au moins.
6Il nous faut distinguer les dédicaces faites par Béroalde à des femmes des pièces préliminaires qui lui sont offertes. C’est ainsi que nombre de ses ouvrages sont destinés à des dames de sa société, femmes d’amis, femmes de protecteurs, femmes bourgeoises.
71583 est une année prolixe et caractérisée d’approches nouvelles5 ; il compose Les Apprehensions Spirituelles contenant plusieurs travaux. Le traité De l’Ame adressé à Madame Marie de Baillon, Les Soupirs Amoureux à M.A.D.B., le dialogue De l’Amour et de la Bonne Grace à Mademoiselle Duchesne, Anne de Brechanon. Justement, le fait de nommer cette dernière nous conduit à croire que M.A.D.B., la femme à qui il avait adressé ses Soupirs Amoureux, peut être Madame Anne de Baillon, sœur de Marie de Baillon, femme de son meilleur ami et protecteur, René Crespin, Seigneur du Gast ou du Gua, Seigneur de Mons en Saintonge. René du Gast avait épousé Marie de Baillon, sœur de la première femme de l’Estoile, Anne de Baillon, toutes deux filles du Baron Jean de Baillon, Trésorier de l’Epargne. Pierre de l’Estoile, élève de Mathieu Brouard était pour Béroalde compagnon d’enfance et d’études. Béroalde reste apparemment attaché à la famille qui reconnaît son talent, et qui l’introduit aux mécènes et amis, comme Du Gast6. Rappelons que ces liens sont confirmés en une formulation officielle, dans une dédicace, particulièrement reconnaissante, de l’ouvrage. Les Cognoissances necessaires7 à "Monsieur P. de l’Estoile Conseiller du Roy".
8Il faudrait alors interpréter la dédicace "A celle qui a causé la forme de ces soupirs" et le long poème d’ouverture :
9"Madamoiselle, si quelquefois vous avez pris plaisir aux piteux accens des soupirs que je tirois du plus près de mon cœur, quand respirant heureusement la vie du bel œil qui me perce jusques à l’ame : je vous tesmoignois la vérité de ma passion, vous souvenant de ma fidélité jettez à cet heure quelque petit regard r’adoucy sur les divers pourtraits de mes affections : Et si jamais vous logeates en votre sang quelque douceur, recevez-les aussi humainement que j’ay eu de félicité à vivre, et mourir pour vous que j’honoreray, tant que défaillant, je me transformeray en l’essence du mesme amour que je souspire pour vos beautez",
10il faudrait alors interpréter ces paroles comme des paroles chargées d’intention à cette dame. S’agit-il dans ce cas de Madame Anne de Brechanon ou d’Anne de Baillon ? Or pour Anne de Baillon, il semble n’avoir que des sentiments respectueux, étant la belle-sœur de son protecteur8. Alors que Mademoiselle Anne de Brechanon reparaît plusieurs fois sur la scène des dédicaces et dans le corps de l’œuvre comme une personne plus proche. La question reste ouverte.
11En 1584, il écrit une nouvelle série de traités. Le Dialogue de la Vertu, adressé à Madame Marguerite de Beauvau, dame de Louppy et de Sivry, et La Muse Celeste, au contenu religieux, introduit nommément Nicole Estienne. "A très accomplie Madame Liebaut Nicole Estienne, F.B. désire tout heur et prospérité".
12La précoce disparition de l’ami protecteur Du Gast (1585) déterminera, selon l’étude de Bamforth9, une direction nouvelle dans les travaux du poète. Cette mort laisse Béroalde sans cercle d’amis sûrs. Une dizaine d’années séparent cette œuvre des suivantes, ce qui correspond à cette période de changement et de recherche de nouveaux protecteurs. En effet, ce sont d’autres noms, d’autres femmes, que nous rencontrons dorénavant.
13Les deux premières parties des Aventures de Floride, écrites successivement en 1592 et en 1594, ainsi que la troisième partie écrite en 1601 sont présentées à Madame Charlotte Adam, dame de la Valière, alors que la quatrième partie de la même œuvre, parue également en 1601, est adressée à Mademoiselle de Marigni Brochard, aux Dames et à M. de S.M. La première partie datant de 1592, dédiée aux Dames, laisse apparaître parmi les pièces préliminaires, des stances non signées, ce qui est très fréquent dans presque tous les ouvrages. Crainte d’être compromis ? En effet, les anonymes ont la possibilité de complimenter, d’encourager, de se dire sans se faire connaître.
Je t’ay fait ces sonnets devant que j’eusse veu
Ny leu jamais ton livre, ayant fort bien preveu que puisque ton sujet estait de la Floride
La fleur n’estait pas loin de ton cœur généreux.
14S’agit-il de cette anonyme "qui a causé la forme de ces souspirs" dont il est question dans la sentence qui clôt l’ouvrage. D.G.R. sont des initiales qui signent un autre sonnet liminaire et qui pourrait indiquer une des dames, destinataire de l’œuvre.
15La Deuxième partie, dédiée également à Madame Charlotte Adam, dame de la Vallière, comprend entre autres pièces, un poème de Marie de Guigné terminé de la façon suivante : "Minerve... vous receut le premier digne de son colier". Une autre pièce, signée L.D.S.M. emploie le tutoiement :
16"... mais Amour qui prit part en cest invention/se coula tout en toy pour ta perfection/t’acquist la faveur des plus gentilles dames/Leur fit sous ton odeur humer son doux venin".
17Nous pensons qu’il s’agit de La Demoiselle Saint Martin. Il n’est pas aisé cependant de mettre un nom derrière les initiales de la pièce suivante : C.A.D.R. qui parle des maris partis pour les guerres d’Henri IV et de la consolation trouvée dans les œuvres du poète. Celles-ci tarissents leurs larmes et occupent les loisirs des femmes dont les maris sont absents.
18Quelles sont ces femmes ? Il n’est pas aisé de retrouver les traces de toutes. Marguerite de Beauvau, "Dame de Louppy et de Sivry" et Ester de Beauvais, appartiennent à la famille Beauv(e) au ou Beauvais, les seigneurs de Briquemault, Jean, François et Gaspard, illustre famille originaire d’Anjou, l’une des branches qui embrassa les doctrines des Réformés.
19Madame de Saint Martin née Madelaine de Sentoren, est l’épouse de Jean de Saint Martin, maître des comptes à Pau, conseiller au Parlement à l’époque de la révocation. Un Seigneur de Saint-Martin est retrouvé au siège d’Annonay en 1562. L’histoire a retenu Madame Charlotte Adam, Dame de la Valière, sort que connut la fameuse Duchesse de la Ballière, célèbre pour son amour pour Louis XIV, baptisée à Tours le 7 août 1644, fille de Laurent de la Baume Le Blanc, Seigneur de la Vallière. Charlotte Adam serait donc la grand-mère de la Duchesse. La maison de Touraine s’éteignit avec Louis César de la Vallière, célèbre bibliographe (1708- 1780). Quant à Mademoiselle Marigni Brochard, elle est l’épouse de Pierre Brochard Seigneur de Marigny, d’une famille bien connue en Normandie, "mécène" envers l’écrivain qui lui dédie en 1600, Le Tableau des Riches Inventions, énorme ouvrage illustré des mêmes planches qui accompagnent le Songe de Poliphile dont il dit être le traducteur. Si les familles qui ont protégé l’écrivain, lors de la période précédente, faisaient partie du cercle de Pierre de l’Etoile10 et de Du Gast, le nouveau réseau de protecteurs est formé de dignitaires protestants, de la région parisienne, de la Touraine et de Normandie, connus vraisemblablement par l’intermédiaire de Nicolas Pithou, Sieur de Chamgobert, juriste connu, réfugié à Genève après le massacre de la St Barthelemy, attaché à rechercher des lieux de refuge pour protestants et éventuellement même dans les pays nordiques. Ce personnage influent dans l’arène politique apparaît très tôt dans les pièces dédicatoires des ouvrages de Béroalde11. Un autre personnage qui l’aurait aidé à s’introduire cette fois dans les cercles de médecins et de gens de lettres, fut vraisemblablement Nicolas Le Digne12. En effet, Le Digne connaissait Béroalde "depuis l’enfance", il avait sur notre auteur une influence heureuse, le stimulait et lui offrait des manuscrits rares qu’il rapportait de ses voyages et dont il n’avait aucun usage lui-même, étant avant tout porté sur la poésie religieuse (voir l’Avis Aux Beaux esprits du Voyage des Princes Fortunez).
20Il s’agit d’un mécénat éclairé tel que la Renaissance l’avait pratiqué, c’est à dire un art et jugement, un art de connaisseurs en matière de beaux ouvrages propres à refléter dignement la qualité du mécène13. Béroalde était reçu chez Jacques et Auguste de Thou, chez les frères Dupuy, chez Scaliger ; ce dernier s’était installé à Preuilly, au Sud de Loches, en face de Chatellerault près de Tours où Béroalde se rendait régulièrement. Dans ces cercles, l’accueil était généreux, on pratiquait le don de livres, de manuscrits, il n’était pas toujours question de don d’argent. L’amitié entraînait des dédicaces, certains noms reviennent plusieurs fois comme des signes de reconnaissance mêlée de fidélité14.
21La quatrième partie des Amours de Floride, parue à Rouen en 1601, est dédiée à Mademoiselle de Marigni Brochard, alors que les premiers volumes étaient offerts à Charlotte Adam, Dame de la Valière. Pourquoi ce changement de destinataire ? La belle de la Valière n’encourageait-elle plus le romancier ? Il est vrai que deux années s’étaient écoulées depuis la parution de la précédente partie. Il promet aux Dames dans la préface un "nouvel ouvrage plein de gentillesses", le Cabinet de Minerve, qui viendra par la suite. En outre il blâme un imprimeur de lui avoir ravi ce manuscrit et de l’avoir occulté pendant douze années. Ainsi il s’excuse de "tromper les Dames", c’est à dire d’offrir "à Mademoiselle de Saint Martin des stances faites pour une autre, comme en quelques unes, le nom se trouvera es premières lettres des couplets". Ceci confirme que l’interversion des noms de destinataires est une occurrence à envisager et ainsi s’instaure le brouillage des pistes basées sur la seule hypothèse chronologique.
22En 1599, il adresse La Pucelle d’Orléans aux Dames d’Orléans qu’il compose pour la "très vertueuse Dame Madame la Mareschale de la Chastre" prêtant à celle-ci les vertus de la "très magnanine Pucelle, savante et belle". A la suite de nombreuses pièces préliminaires signées d’amis, dont Guy de Tours et Brisset15, figure un quatrain de Béroalde pour Mademoiselle M.L.M.I. : Madame la Maréchale I., non identifiée, probablement femme d’un notable de la ville d’Orléans. Aux "dames de Tours" il adresse en 1596 un mémoire, l’Histoire des vers qui filent la soye, lors de la crise économique de la ville due aux pestes, aux mauvaises récoltes et aux dettes royales16. Une bourgeoise de la région, La Picardière Forget, félicite Verville pour ses stances. Une pièce signée C. de l’Aillée F. est à identifier.
23Son ultime roman, Le Voyage des Princes Fortunez, est adressé, sans doute à cause des circonstances tragiques de l’assassinat d’Henri IV, la même année, 1610, à la Reine Marie de Médicis. Or, parmi les préliminaires de l’œuvre, rapporté parmi des pièces d’éloge d’amis, figure le même quatrain, paru en tête des Apprehensions Spirituelles, en 1584, signé des initiales N.E., soit Nicole Estienne, depuis longtemps disparue.
24Au fil des ans, la qualité et le niveau social des mécènes changent ; ont été gravi des échelons importants, Béroalde est introduit dans les milieux de la cour, c’est Henri IV lui-même qui lui demande d’écrire Les vers à soie, lors du projet de relancement des soieries de la ville de Tours, d’autres dignitaires le confortent apparemment : Monseigneur François de la Guesle, Archevesque de Tours (pour Les Amours d’Aesionne en 1597), le Seigneur de Marigni, conseiller du Roi, maistre des requestes (Le Cabinet de Minerve, 1594), retrouvé plus tard dans une autre dédicace : "A monsieur mon Mecenes, Monsieur Pierre Brochard, Seigneur de Marigny (Le Tableau des Riches Inventions, 1600), enfin à La Royne (le Voyage des Princes Fortunez, 1610)..."
25Curieusement le Palais des Curieux (1612) comporte très peu de pièces liminaires, un sonnet et cinq vers signés l’un de la Regnerie, l’autre d’Henry de Rouchas. Aucune des amies femmes, s’il y en avait encore, n’a été réellement inspirée par l’ouvrage ou n’y était mêlée. Pourtant c’est un ouvrage très riche d’inspiration personnelle et autobiographique. Peut-être était-ce la raison pour laquelle l’offrande en devenait difficile. En outre, l’écrivain, alors chanoine à Tours, vivait-il, en 1612, déjà retiré ? Quoiqu’il rejoignit volontiers, nous apprend-il dans son Palais des Curieux, un cercle d’érudits parmi lesquels nous ne retenons aucun nom de femme.
26Le seul principe de réitération des offrandes de textes témoigne de signe manifeste de fidélité. C’est ainsi par exemple que nous voyons ses relations privilégiées avec Anne Duchesne et Nicole Estienne Liebault.
27Anne Duchesne, qui appréciait fort probablement les intérêts et surtout les talents littéraires de Béroalde, est restée non identifiée par Saulnier et la femme inconnue chez Stephen Bamforth. Il est difficile de situer cette personne dans la famille des Duchesne, famille noble de Poitou, dont l’une des branches, les Vauvert, embrassa la Réforme. Anne était-elle la sœur aînée d’André Duchesne (né en 1584), fils de Gabriel Sieur de la Sansonnière et de Jeanne Beaudry, époque à laquelle Béroalde lui adresse ses vers chaleureux. Cette possibilité présente peu de plausibilité. C’est cependant du coté de Joseph Du Chesne, Sieur de la Violette, médecin et chimiste (1546-1609) l’exact contemporain de Verville avec qui il a le plus d’affinités, que nous devrions chercher. Comme Béroalde, Joseph se trouve à Bâle en 1573, à Genève puis en France en 1593, il s’applique aux sciences naturelles, à l’alchimie, à Paracelse17. Il épouse Marguerite ou Anne de Trie, petite fille de Guillaume Budé18. Après son mariage avec Joseph Du Chesne, Anne de Trie devient Anne du Chesne. Serait-elle celle qui nous occupe ? Restait alors à résoudre l’origine de l’autre patronyme d’Anne : de Brechanon. Dans les Aventures de Floride Anne de Brechanon Duchesne apparaît sous le nom de "drynose" mot grec pour "chêne" que confirment les vers du poète :
"Moi qui ai l’amour au cœur
Je ne veux bien ni faveur
que vivre en l’ombre du chêne".
28Fidélité de sentiments d’amitié pour Anne Duchesne ou pour la famille "Duchesne" dont il recherche l’aile protectrice depuis 1583. Si nos conjonctures ouvrent de nouvelles perspectives pour l’identification de cette amie, nous ne sommes pas très avancés quant à la nature de leurs relations. Nous sommes en tout cas convaincus que, même non exprimée, cette fidélité était réciproque car elle n’est pas, dans ce cas particulier, l’expression de la seule reconnaissance due à des protecteurs ou mécènes. Elle va au-delà, elle laisse voir une amitié tendre et quelque connivence, mais n’est-ce pas une attitude littéraire conventionnelle, aspect renouvelé des égards à avoir envers des amis "encourageants" ? Vu le long poème mis en tête de l’Idée de la République (1584) signé A. de . B., Anne de Brechanon :
"Sous le pudique accent d’un souspir agréable
Docte tu essayas les accordz de tes vers
Puis prenant pour sujet le tout de l’Univers,
Tu descrivis au vray la nature admirable :
Ainsi ayant fondé sur un fondement stable
Sans changer de sujet tu en prens un divers
Et de ce monde ayant les secretz descouvers,
Tu montres ce qui est plus saint et équitable :
Tu pourtrais la raison, les vertus et l’honneur,
Tu chantes l’amitié des hommes le bon heur
Et ce qu’en piété vertueux on désire
Ainsi on recognoist l’œuvre par le projet
Et son Idée ainsi heureuse se parfait
Par la perfection ou chasqu’un elle attire".
29Avec Nicole Estienne, son aînée de dix ans, Béroalde semble avoir eu de fortes affinités intellectuelles19. Née à Paris vers 1545, l’on sait que son père Charles Estienne lui donna une excellente éducation. Elle possédait des connaissances rares pour les personnes de son sexe, elle composait des vers et selon La Croix Du Maine, elle avait "une certaine gaillardise d’esprit". Elle préféra Liébault, médecin, collègue de son père20 à Jacques Grevin, dramaturge et médecin lui aussi (il fut médecin de la duchesse de Savoie), auquel Nicole fut fiancée. Dans L’Olympe que Grevin lui dédie en 1560, sont chantés en sonnets, odes, chansons et villanesques les mérites et la beauté de la jeune fille. L’Olympe, rappelant un épisode douloureux, car Grevin a réellement aimé, ne montre pas une connaissance des techniques et procédés connus, mais plutôt beaucoup de naturel : "ce petit œil mignard... portrait complet de son amante", "une beauté trop fière"21. Nicole elle-même laissa un grand nombre d’écrits sur l’éducation, en vers, en prose. L’Apologie pour les femmes contre ceux qui en médisent et les Stances pour le mariage constituent une réponse vive aux Stances du mariage de Desportes dans la querelle des femmes à laquelle elle prit une part énergique22. Elle vécut jusqu’à un âge peu avancé puisque son mari, mort en 1596, lui survécut longtemps. Celui-ci se préoccupa de publier les Misères de la femme mariée, il possédait en outre des manuscrits de l’ Apologie pour les femmes, contre ceux qui en médisent. Des contre-Stances ou Réponses aux Stances de Desportes contre le mariage, Le mépris d’amour et d’autres poésies.
30Comme nous l’avons vu, La Muse céleste est écrite pour la très accomplie dame, Madame Liebaut Nicole Estienne, François Béroalde lui souhaitait bonheur et prospérité. A ces vœux il ajoute : "Madame, vous voyant quelque fois arrestée aux beaux discours par lesquels vous demontrez avec tant d’humeur argumens, la perfection de votre sexe, et qu’avec un labeur diligent, vous taschez à mettre fin à un si bel œuvre, j’ay pensé qu’il ne seroit point mauvais de distraire de son occupation vostre bel esprit pour lui donner relasche. Pour cet effet (cognoissant qu’il n’y a rien qui ait plus de puissance sur les esprits, pour les resjouyr de l’amour) je vous presente ce commencement de l’amour divin, que je vous prie œillader quelquefois et si vous le trouvez digne de tel effect, le recevoir d’aussi bon cœur que je le vous offre".
31Il ne dissimule point son admiration. Belles lignes pleines d’enthousiasme pour une femme d’esprit, occupée aux travaux de l’écriture, à laquelle il donne en hommage une étude sur l’amour divin, n’ayant pour elle que respect et amitié. Dans Les Apprehensions Spirituelles de 1584 paraissait la première composition adressée par N.E. soit Nicole Estienne, accompagné de la devise qui lui est connue "J’estonne le Ciel" :
En sentences, en vers, en secrets, en discours
Non obscur, non menteur, non trompeur, non venteur, Tu es, deviens, tu fus et tu seras toujours
Philosophe, poète, Alchemiste, Orateur.
32Comment expliquer, si ce n’est par les mêmes sentiments constants et fidèles, que ces premiers vers de la plume de Nicole Estienne soient repris et mis en tête d’un de ses plus importants ouvrages ? Il lui est reconnaissant d’avoir en quelque sorte prévu, vingt sept ans auparavant, sa carrière de poète alchimiste. En rappelant, au terme de son dernier ouvrage, les lignes prémonitoires, il rend hommage à la mémoire de celle qui avait cru en lui, vu en lui un poète aux talents certains. Tels sont les méandres d’une amitié. Nicole Estienne est la seule femme citée de nouveau par Béroalde, la seule femme intellectuelle pour qui il manifesta une fidélité constante.
33Il serait intéressant de mentionner juste à ce propos que Béroalde fut très attiré par le sujet de la constance. Rappelons qu’il traduisit La Constance de Juste Lipse23, sujet philosophique très discuté alors. Dans la constance, l’accent est mis sur l’invariabilité des sentiments ; une amitié constante, qui ne varie pas malgré la diversité des circonstances et des temps, a quelque chose de figé. Comment comprendre alors cette fidélité de Béroalde envers Nicole ? Si elle ne présente pas de changement, même communs, l’on peut soupçonner généralement que l’offre de fidélité comprenne une part considérable d’orgueil, voire de vanité.
34Or on ne peut renouveler son engagement de fidélité qu’en se renouvelant soi-même. Béroalde avait tenu cet engagement envers celle qui fut un modèle de femme, un modèle de goût, l’image d’une figure protectrice. Qui sait ? de sa mère ? La fidélité telle qu’elle est révélée dans des pièces littéraires, textes ou pré-textes est un lien qui crée entre les êtres le don de la parole. L’image d’un Béroalde intime est rare et en même temps redondante.
35"A vous lumière de mon cœur de laquelle je chante l’honneur sous ces feintes véritables ou je mesle mes desirs, mes services, mes passions et les galanteries de ma dextérité"24
usant de la fiction pour dissimuler la confession, la fidélité, les douleurs, les séparations, les absences, les moments privilégiés, sont transformés, mais qu’importe, qu’elle soit Anne de Baillon, Anne Duchesne, Nicole Liebault, elle est toujours sa "liesse". Ainsi l’œuvre si significative qu’est le Voyage des Princes Fortunez, œuvre ultime de sa carrière de penseur et d’écrivain (pour son apport mystique et sa science plurielle) est une offrande à Nicole Estienne Liebault. Cette dédicace de son dernier roman est un acte de fidélité par excellence, parce que sans réciprocité25 .
Notes de bas de page
1 Voir G. COLLETET, La vie de Béroalde de Verville, B.N. Ms fr. 3074. La Croix du Maisne, Bibliothèque, Paris, 1584. I. ZINGUER, Le Roman Stéganamorphique, Champion 1993, "anatomie d’une écriture", chap. p. 37.
2 Agrippa D’AUBIGNE, La vie à ses enfants, ed. Henri Weber, Paris, 1969.
3 Mathieu Beroald, Lettre à son fils du 29 décembre 1572 dont copie nous est donnée dans l’étude de V. L. SAULNIER, "Etude sur Béroalde de Verville. Introduction à la lecture du Moyen de Parvenir", in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 1944 (5), pp. 209-326.
4 Ardouin WEISS, "Béroalde de Verville : Le Testament inédit et documents nouveaux”, in Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, 1986 (132) pp. 519-540. L. LOCEY, M. LOCEY, J. L. PALLISTER, "The last days of Béroalde de Verville", Symposium, 1987 (41), pp. 42-66. Studies on Béroalde de Verville, Biblio 17, ed. M.J. Giordano, Paris/Seattle/Tubingen, 1992.
5 Des Instruments Mathematiques et mechaniques de Jacques BESSON. Avec l’interprétation des figures d’iceluy par F. Beroald, Lyon, 1579. Ses débuts dans l’écriture se sont essayés dans des matières scientifiques, Les Instruments mathématiques, ou dans la traduction, La Navigation du Capitaine Martin Forbisher Anglois, ésrégions du West et Nordwest en l’année 1577, contenant les mœurs et façon de vivre des Peuples et habitans d’icelles. 1578. Pour Antoine Chuppin, un sonnet liminaire signé F. Beroald ; voir l’étude de cette édition ainsi que des Instruments mathematiques dans Le Roman Stégamanorphique, chap. 1, p. 17.
6 L’Estoile apparemment continua de l’aider même par le biais de la famille de sa deuxième femme. Voir Stephen BAMFORTH, "Béroalde de Verville and les Appréhensions Spirituelles" in Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 1994, LVI, pp. 89-97. Pierre de l’Estoile, Mémoires-Journaux, ed. Unet, Paris, 1875-1896,11, p. 15.
7 faisant partie des Apprehéensions Spirituelles.
8 Elle meurt très jeune, en 1589.
9 Alors que cette étude sur les relations féminines béroaldiennes était très avancée, j’ai pris connaissance de l’article de Stefen Bamforth, cité, traitant d’un sujet de relations personnelles de l’auteur lors de la composition des Appréhensions Spirituelles, une des toutes premières œuvres du jeune poète. Sur ces mêmes années, signalées comme obscures par l’étude fondamentale de V.L. Saulnier, les débuts des chemins de la création du poète sont tracées et décrivent les premières tentatives, les premiers travaux en commun, les premières expériences avec les imprimeurs, les éditeurs, etc...
10 Pierre L’ESTOILE, Journal, Mémoires pour servir l’Histoire de France, Cologne, 1719.
11 Dans La Navigation de Forbisher traduit par Béroalde. Nicolas Pithou serait plutôt, vu son âge (1524-1598) le confrère du père Mathieu Beroald. Il était concerné par l’état du protestantisme et par la rectification des frontières entre la France et la Lorraine. Voir DANNREUTER, La forêt de Passavent, Paris, 1901 et Ch. RECORDON, Protestantisme en Champagne, Paris, 1863.
12 Nicolas Le Digne, fut d’abord, selon GOUJET (Bibliothèque Française, 1752, Tome XIV), "homme du monde, puis porta les armes quelques années, parcourut l’Europe, embrassa l’Etat ecclésiastique et eut les Prieurés de Condes et l’Enfourchure" (p. 140-149). Il mourut avant 1614. Il laissa des poésies profanes, des poésies religieuses, une paraphrase des Psaumes, parle de sa vie militaire, de ses voyages.
13 L’Age d’or du mécénat (1598-1661), Colloque Mousnier, Mesnard, 1980, CNRS.
14 Pour Le mécénat et les protestants en France 1598- 1661, voir l’article de Menna PRESTWICH, "Patronage and the Protestants in France (1598-1661)”, in l’Age d’or du mécénat, cité, pp. 77-88 : avec le déclin des familles, le mécénat est en déclin. Pour qu’une famille pratique le mécénat, il faut qu’elle soit puissante par son ancienneté, par l’abondance de ses représentants, par le patrimoine considérable, par la faveur du roi à son égard.
15 Roland Brisset, poète, ami de Béroalde, écrit des poésies et des tragédies. La Dieromène, pastorale, publiée à Tours en 1592 chez Mathurin le Mercier.
16 Histoire de Tours, Privât, Paris, 1985 (sous la direction de B. Chevalier).
17 Les Figures Mystiques du Riche et Precieux Cabinet des Dames, 1605, pour la demoiselle qu’il recherchait en mariage et qu’il épousa trois ans plus tard. On lui connaît deux mariages, l’un en 1615 avec Suzanne Soudan dont il eut deux fils André et François, l’autre en 1635 avec Valentine de Vancorbeil.
18 E. HAAG, La France Protestante, ed. Sandoz, Paris, 1881 (1887). Voir tome II, col. 406 p. 361 ; DU VERDIER, Bibliographie Universelle.
19 Mêlée à la Querelle des femmes, dont la première époque fut représentée par Héroet, Pernette du Guillet, M. Scève, Louise Labé, Desperiers, Marguerite de Navarre. Nicole Estienne appartiendrait davantage à cette période, néo-platoniste, plutôt qu’à la seconde représentée par Ronsard, Montaigne, et à laquelle appartiendrait Marie de Gournay, champion du sexe. Nicole Estienne, d’après le témoignage de Du Verdier et La Croix du Maine "C’etait une dame bien accomplie, tant en gaillardise d’esprit que grace de bien dire, à ce que j’en ai vu, devisant une fois avec elle".
20 LIEBAULT Jean laissa des ouvrages techniques, en langue française : Quatre Livres des secrets de medecine et de la philosophie chimique, Paris, 1576 et La Maison Rustique, fut écrite en 1564 par Liebault et Charles Estienne. E. Lau, Charles Estienne, 1930.
21 Grevin (1539-1570). Consulter Lucien PINVERT, Théâtre complet et œuvres choisies, Paris, Garnier, 1922, p. 224, 243.
22 LAVAUD, J.-P. DESPORTES (1546-1606), Paris, Droz, 1936. Voir travaux BERRIOT, E. SALVADORE, La Femme en France à la Renaissance, Droz, Genève, 1990, et I. ZINGUER, Misères et grandeurs de la femme au 16e siècle, Slatkine, Genève, 1982. Les Misères de LIEBAULT Nicole avaient été publiées chez P. Meunier, à Paris (s.d.).
23 Juste LIPSE, De deux livres de la Constance, Tours, J. Mettayer, 1592, traduit par Berolde de Verville, 1580, (1584).
24 Voyage des Princes Fortunez, p. 31.
25 Roger MEHL, Essai sur la fidélité, PUF, Paris, 1984. Voir p. 24.
Auteur
Université d’Haifa
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