Imaginaires indianistes et invisibilisation de l’« Indien » : Atala, de Chateaubriand à Fernández Madrid
p. 187-206
Texte intégral
L’indianisme patriotique des criollos
1Entre 1780 et 1845, l’histoire culturelle et politique du monde criollo de l’Amérique dite « hispanique » est marquée par l’avènement d’une référence aussi nouvelle qu’inattendue : l’Indien. La politique, l’histoire, la littérature, les arts et la religion font état d’un nouvel imaginaire américaniste, sous-tendu par la redécouverte des civilisations pré-hispaniques et par ce qui semble être une resignification de leur sens et de leur valeur.
2Au début de la période 1780-1845, qui comprend les moments de la pré-indépendance, de la révolution d’indépendance et des premières années de la fondation postcoloniale des nouveaux régimes politiques, le jésuite mexicain Francisco Javier Clavijero (1731-1787) publie dans son exil d’Italie son maître ouvrage Historia antigua de México (1780-1781), la première étude systématique sur l’histoire et la culture des Aztèques. Peu de temps après, un autre jésuite exilé, le Chilien Juan Ignacio Molina (1740-1829), sort à Madrid le Compendio de la historia geografica, natural y civil del Reyno de Chile (1788), un ouvrage en deux tomes comprenant notamment une étude historique et une description de la culture des « Chiliens natifs », et, en particulier, des « Araucanos ». À l’instar de Clavijero, Molina entend répondre aux discours européens de dévalorisation de l’humanité américaine émanant d’auteurs comme de Paw, Buffon, Raynal et Robertson1. « Paw dit que les langues américaines sont si pauvres qu’il n’en existe même pas une disposant de nombres pour compter au-delà de trois : or, il suffira pour lui répondre de présenter ici le catalogue suivant des termes numéraux de la langue chilienne… » (Molina 1788 : 379). Tout en considérant les Araucanos comme un « peuple inculte » et barbare, Molina introduit dans ses descriptions de ces Indiens une série d’éléments positifs : leur visage « n’est pas désagréable » (Ibid : 384) ; leur langue est « douce, harmonieuse, régulière, expressive » (Ibid : 379) ; ils avaient fait des progrès « admirables » en médecine et en astronomie (Molina 1795 : 28), ne connaissaient pas la misère et avaient un très grand sens de l’hospitalité (Ibid : 112). Le criollo chilien évoque par ailleurs les critiques adressées à Paw par des auteurs européens comme l’Italien Gian Rinaldo Carli (1720-1795), qui, dans ses Lettere americane (1780), avait déjà suggéré un parallèle entre certaines civilisations précolombiennes et l’Antiquité grecque et romaine – thème déjà présent dans Les Incas ou la destruction de l’Empire du Pérou (1777) de Jean-François Marmontel (1723-1799), qui reprend lui-même l’idée des Comentarios reales sobre el Perú de los Incas (1609, traduit en français en 1633 par Jean Baudoin) de l’Inca Garcilaso de la Vega (1539-1616).
3Deux ans seulement après la parution du Compendio de Molina, des références élogieuses au passé indien pré-hispanique apparaissent dans le discours politique de Francisco de Miranda (1750-1816), l’un des précurseurs de l’idée de l’Indépendance dans les territoires de l’Amérique espagnole. Alors qu’il se trouve exilé à Londres, Miranda rédige un premier « Plan de gouvernement » pour la future Amérique latine indépendante, à l’intention du Premier ministre anglais, William Pitt. Inspiré pour l’essentiel du modèle monarchique du Royaume-Uni, le Plan propose des noms provenant de langues indiennes (quechua et arawak) pour désigner les responsables des principales charges publiques : l’Inca serait le roi, le Curaca le gouverneur provincial, les Caciques les sénateurs, le Hatunapa le chef des Armées2. Le nom « Inca », qui sera repris en 1801 dans une nouvelle version du Plan de gouvernement pour l’ensemble du sous-continent colonisé par l’Espagne, est justifié par Miranda en prétendant que ce titre est « vénérable dans le pays », c’est-à-dire depuis la Californie et le Texas jusqu’à la Terre de Feu (Bohórquez 1998 : 276). Ce discours en apparence favorable aux Indiens – le sens premier des termes « indigéniste » et « indianiste » – trouvera une autre expression politique significative en 1811, au moment où Miranda, revenu au Vénézuéla, défile dans les rues de Caracas à la tête d’un cortège de criollos qui célèbre le premier anniversaire de la Déclaration d’Indépendance (19 avril 1810). D’après la description de cette manifestation donnée par un historien vénézuélien, « […] à la tête d’une énorme multitude Miranda marche en arborant un drapeau jaune ; il est suivi par une comparse de citoyens déguisés en Indiens, couverts d’éclatantes parures de plumes qui représentent l’innocente Amérique se soulevant contre la caduque monarchie espagnole » (Edsel 2006 : 165). Fait inconcevable seulement quelques années plus tôt, des criollos devenus citoyens acceptent l’idée de se déguiser en « Indiens » et de se montrer dans l’espace public affublés de panaches voyants : les Indiens qui, par déduction, ne participent pas eux-mêmes à la manifestation patriotique, sembleraient faire l’objet d’une certaine reconnaissance.
4Trois ans après le défilé de Caracas, José de San Martín (1778-1850), le Libertador de l’Argentine, du Chili et d’une partie du Pérou, conçoit, en pleine guerre d’indépendance, l’idée d’une réédition des Comentarios reales de l’Inca Garcilaso de la Vega. Il faut, déclare-t-il, rendre plus populaire sa lecture et conserver ainsi « un document qui honore tellement les natifs (naturales) de ce pays, tout en découvrant, avec une prudence appropriée aux circonstances, la tyrannie, la convoitise et le faux zèle de ses conquistadors » (Rojas 1989 : 173). En cette année 1814, au moment où sont visiblement prioritaires les dépenses engagées pour financer l’effort de guerre, San Martín ouvre une collecte en vue de réunir les fonds nécessaires au projet de réédition, et confie à Miguel Calixto del Corro, un prêtre patriote, la tâche de rédiger un texte de présentation. Dans cet écrit, del Corro déclare qu’« aucune autre époque que la présente ne saurait être plus appropriée pour lire cet important ouvrage » qui honore les Incas, dont « nous aurions pu hériter un Code composé de lois justes et sages, qui n’ont rien à envier à celles existant dans les nations européennes » (Ibid : 177). Le thème de la sagesse des Incas de l’époque pré-hispanique est ici associé à un thème plus politique et actuel : révéler la tyrannie instaurée par l’Espagne, dénoncer son usurpation des terres américaines. L’époque présente est une époque d’effort militaire contre la puissance coloniale, mais la guerre ne se fait pas seulement avec des canons : pour ces criollos argentins, le livre de l’Inca Garcilaso est un outil de guerre, car la guerre est aussi une guerre d’idées.
5En 1819, l’année de la victoire de Boyacá, Pedro José Figueroa, un peintre de la Nouvelle-Grenade, réalise l’une des œuvres les plus représentatives du thème de la « princesse indienne ». D’après Rebecca Earle, ce motif devient à l’époque une figure centrale de l’iconographie indépendantiste : armoiries, drapeaux, gravures, monnaies et autres emblèmes patriotiques représentent une femme indienne qui incarne l’Amérique et la Liberté, tandis que des dames de la haute société criolla se déguisent en princesse indienne lors de certaines célébrations (Earle 2007 : 50). Dans le tableau de Figueroa, connu habituellement sous le titre « Bolívar et l’Indienne » (ou « l’Amérique indienne »), la « princesse indienne » se trouve en position assise à côté du Libertador, qui est debout et dont la figure occupe une partie plus grande du tableau que celle du personnage féminin. Bien que sa position soit légèrement en retrait par rapport à « l’Indienne », Bolívar dépasse la tête et le panache de celle-ci, dont le corps est manifestement trop petit par rapport au corps du héros criollo. Habillé en tenue militaire, Bolívar passe son bras droit autour des épaules de « l’Indienne », comme pour signifier l’alliance ou la protection. L’identification du personnage féminin comme « indienne » repose sur la présence de trois éléments qui, dans l’imaginaire criollo, représentent de manière emblématique l’identité des populations autochtones : des flèches dans un carquois, un arc, un panache. Du reste, tout, dans la composition du personnage, suggère plutôt une identité criolla ou européenne : la figure est habillée comme une dame espagnole, portant une robe bleue à col carré, enveloppée dans une draperie écarlate qui couvre les jambes et une partie du bras droit ; elle porte des bijoux de style européen (bracelets en argent, collier de perles) ; sa peau est blanche et les traits de son visage correspondent au type européen de l’époque – notamment la forme des yeux et du nez. L’ensemble porte à croire que le modèle du peintre n’a pas été une femme indienne, mais plutôt une dame criolla déguisée en indienne : peut-être une de ces dames qui, comme le relève Earle, entourait lors des célébrations publiques la tête des héros patriotes d’une couronne de lauriers. Ou encore, comme les criollos de la Société patriotique de Caracas, qui se déguisent en Indiens lors du défilé de 1811, afin de symboliser « l’innocente Amérique ».
6À la même époque, cette propagation du thème de l’Indien dans la culture criolla atteint également le domaine de la production littéraire. En 1820, José Fernández Madrid (1789-1837), qui fut l’un des premiers présidents (1814 et 1816) de la Nouvelle-Grenade indépendante avant de s’exiler à La Havane en 1816, crée la première adaptation dramaturgique en espagnol de l’Atala de Chateaubriand. Peu de temps après, avec la tragédie Guatímoc ou Guatimozín (1822-1824), Fernández Madrid crée également la première élaboration littéraire de la mort de Cuauhtémoc, le grand symbole de la résistance aztèque. L’Atala de Fernández Madrid est representée pour la première fois à La Havane en 1820, et publiée initialement en 1822 ; en 1825 les étudiants du Colegio Mayor del Rosario, à Bogotá, représentent la pièce devant un public où se trouvent Bolívar et Sucre (Meléndez 1961 : 48-49). Luis Vargas Tejada (1802-1829), un autre néo-grenadin, fait des Mwiska de l’époque de l’invasion espagnole les principaux protagonistes de deux autres textes dramaturgiques : Sugamuxi (1826) et Aquimin (1827). Vers la fin de la période, le thème de Cuauhtémoc revient dans Profecía de Guatímoc (v. 1838), du Mexicain Ignacio Rodríguez Galván (1816-1842), ainsi que dans Guatimozín (1846), de la Cubaine Gertrudis Gómez de Avellaneda (1814-1873).
7Dans les lettres et les arts comme dans les études historiques ou les discours et pratiques politiques des criollos, le thème de « l’Indien » devient un thème récurrent. Il y a là une nouveauté par rapport à la période antérieure : dans la production littéraire et artistique criolla et espagnole des xviie et xviiie siècles, les représentations de « l’Indien » étaient plutôt rares3, et, le plus souvent, négatives. Henríquez Ureña associe ce dernier aspect au fait qu’une approche positive de l’humanité américaine aurait signifié tout au moins un « rejet théorique de la conquête » (Henríquez Ureña 1949 : 26). Plus directement, on peut observer que, dans les conditions sociales et idéologiques de la période coloniale, où l’imaginaire du sang pur intervenait de manière décisive dans les différenciations sociales, les criollos se souciaient de marquer leur distance par rapport aux Indiens et, plus généralement, aux castas ou populations métissées. Dans leurs propriétés, les criollos faisaient travailler les Indiens dans des conditions proches de la servitude, et leur attitude dominante à l’égard de leur main d’œuvre était le mépris. Un mépris qui peut être illustré par les jugements de Pedro Fermín de Vargas (1762-1810) à la fin du xviiie siècle : les Indiens, écrit-il, vivent dans « l’indolence générale » ; ils sont stupides et insensibles à l’égard de tout ce qui motive le restant des hommes, et il faudrait souhaiter leur extinction par la voie du métissage avec les Blancs (Fermín de Vargas 1944 : 99). Dans le cadre de ces structures de domination sociale, économique et culturelle, articulées le plus souvent par une idéologie ethnocentrique et raciste, il ne restait guère de place ni pour des déclarations d’admiration du passé pré-hispanique ni pour la reconnaissance de l’humanité des Indiens du présent. Dans ces conditions, l’apparition relativement soudaine et la multiplication de représentations a priori positives de l’Indien dans la culture criolla ont quelque chose de surprenant. Comment comprendre cet engouement nouveau pour le thème « indien » au sein de cette culture, et comment le caractériser ?
L’indianisme comme stratégie politique des criollos
8Les termes utilisés dans les études culturelles et historiques pour désigner ce phénomène singulier sont assez variés et fluctuants : « indianisme »4, « indigénisme archéologique »5, « patriotisme »6, « patriotisme criollo »7, « nationalisme indianiste » (indianesque nationalism)8, « nationalisme criollo » (creole nationalism)9, « romantisme »10. Ils révèlent la conjonction de finalités politiques spécifiquement hispano-américaines et d’éléments d’un mouvement culturel européen qui, sous le nom de « romantisme », commence à exprimer un intérêt nouveau pour le passé, les traditions culturelles populaires, l’exotisme et le « naturel ». Or, en dehors de quelques rares lectures « naïves » qui ont pu prétendre, par exemple, que le Plan de gouvernement de Miranda est un « mélange d’institutions indiennes, romaines et grecques » (Ocampo 1981 : 75), la plupart des études abordant le phénomène de l’indianisme criollo attribuent à ces productions culturelles et politiques une fonction de détournement, d’utilisation ou d’instrumentalisation du thème indien dans le cadre d’un processus de production d’hégémonie criolla. La « tendance patiotique […] n’utilise l’Indien que pour l’émotion nationale en faveur du mouvement d’émancipation », observait déjà Henry Bonneville au début des années 1960 (Bonneville 1961 : 11). Loin d’impliquer une quelconque reconnaissance des cultures dites indiennes, l’indianisme criollo apparaît dès lors comme un montage idéologique au service de l’hégémonie « blanche » : les productions de cet indianisme « naissent d’un détournement du passé indigène qu’opère à son profit une catégorie ethnosociale dont les intérêts sont contraires à ceux des héritiers légitimes d’un tel passé » (Favre 1996 : 20). Les discours et les pratiques indianistes n’ont jamais impliqué chez les criollos la prise en compte des cultures indiennes du présent, c’est-à-dire de leurs idées et pratiques relatives à la vie en société, au « travail et aux usages collectifs » : dans la réalité, observe König, les criollos cherchaient à « dépasser le pluralisme ethnico-culturel qui prédominait », en imposant comme seul modèle de vie et d’organisation sociales « l’économie libérale, la propriété individuelle, le rendement, la concurrence, l’économie de marché » (König 1998 : 21).
9Cette « instrumentalisation » des Indiens par les criollos a été interprétée, le plus souvent, en termes purement politiques, et, plus précisément, de stratégie politique des criollos qui se trouvent en opposition avec le pouvoir colonial. Dans le cadre de cette finalité stratégique, les représentations apparemment positives de « l’Indien » produites par cet indianisme ne sont qu’un moyen en vue d’une fin politique et militaire spécifiquement criolla, à savoir la victoire sur l’Espagne et la mise en place d’un pouvoir criollo. La signification politique de cette stratégie se rattache à un présent de lutte et de négation du pouvoir colonial, mais aussi, et inséparablement, à un présent de justification de la lutte et d’affirmation identitaire – un présent qui resignifie le passé pré-hispanique de l’Amérique :
- Dans la perspective du présent de guerre anti-coloniale, l’indianisme sert l’objectif pragmatique du ralliement des forces en vue de l’effort de guerre contre l’Espagne. Le thème de l’amitié entre criollos et indios se déploie au moment où les premiers réalisent qu’ils ont besoin du soutien des seconds pour vaincre : de fait, au cours de la guerre, les criollos rallieront de gré ou de force une partie de la population indienne ;
- Du point de vue juridico-politique de la justification de l’entreprise indépendantiste, l’indianisme construit les éléments d’un discours de légitimation des droits des criollos. Par l’affirmation d’une continuité imaginaire entre le passé pré-hispanique et le présent de l’indépendantisme criollo, il s’agit de rattacher les droits des Indiens – présentés par Bolivar dans sa « Lettre de la Jamaïque » comme les légitimes propriétaires du pays – aux droits des criollos insurgés : ces derniers seraient les héritiers légitimes des populations pré-hispaniques, contrairement aux Espagnols qui sont décrits, dans les textes politiques de l’époque, comme les usurpateurs. La construction patriote de cette opposition entre légitimité et usurpation repose sur la fiction d’un héritage sans filiation, car l’imaginaire de l’identité criolla occulte l’élément indien ou afro-américain qui, le plus souvent, marque sa filiation : les criollos s’approprient sans distance le discours espagnol sur le « sang impur » et la « propreté du sang », et s’auto-identifient comme descendants des conquistadors, voire comme Espagnols d’Amérique. Dès lors, l’indianisme criollo construit l’idée d’une filiation sans lien corporel avec le monde indien pré-hispanique : une filiation purement symbolique, basée sur la double affirmation de la communauté de naissance (Indiens et criollos sont des « Américains ») et d’une communauté « agonique » (les Indiens ont lutté et les criollos luttent contre le même ennemi espagnol). Dans la perspective de cette deuxième forme de communauté symbolique, la lutte de ceux qui s’opposent présentement au pouvoir espagnol contre lequel les Indiens ont lutté deux siècles plus tôt, revêt la signification morale d’une vengeance : les criollos indépendantistes viennent réparer « l’injustice historique de la conquête »11. La continuité entre l’Indien pré-hispanique et le criollo apparaît ici comme un lien moral : le criollo est le justicier des Indiens. Héritier sans testament d’un devoir de justice ou de vengeance, le criollo auto-légitime sa prétention à l’héritage de l’Amérique ;
- Enfin, au niveau de l’affirmation d’une identité nouvelle, différenciée de l’identité espagnole, l’indianisme élabore les références symboliques qui vont donner une épaisseur temporelle aux imaginaires de la « nation ». David Brading a nommé patriotisme criollo ce discours indianiste qui revalorise le passé indien pré-hispanique dans le cadre de l’auto-affirmation des criollos face au pouvoir colonial et aux colons espagnols. En se référant en particulier au cas du Mexique, Brading note que les discours patriotiques de Servando Teresa de Mier et de Carlos María Bustamante promeuvent « le mythe d’une nation mexicaine qui existait déjà avant la conquête et qui à présent, après trois cents ans d’esclavage, est sur le point de recouvrer sa liberté » (Brading 1991 : 647). À l’instar d’autres mythes nationaux, le mythe d’une nation mexicaine surgissant d’un « passé immémorial » (Anderson 2002 : 25) assure une unité et une continuité imaginaires à la multiplicité et à la discontinuité des peuples et des cultures – forme de continuité que Benedict Anderson rattache à l’exigence métaphysique de sens et de survie, et qu’il considère comme une réponse moderne à la crise de la pensée religieuse au xviiie siècle.
10L’« instrumentalisation » des Indiens par les criollos comprend, de toute évidence, une dimension politique. Opérant aux trois niveaux du stratégique, de la symbolique nationale et du juridique ou de la légitimation du droit des criollos, le politique structure non seulement la finalité et le sens des productions de l’indianisme patriote et romantique, mais aussi la manière dont l’Indien y apparaît. Le contenu politique imprime aussi une forme spécifique à ces productions, c’est-à-dire une certaine manière de faire apparaître l’Indien. Il y a un apparaître spécifique de l’Indien dans les productions de l’indianisme criollo, et cette spécificité est sous-tendue par le sens et la finalité de la politique criolla. De la spécificité de cet apparaître, divers auteurs ont déjà pu relever un aspect important : le caractère passé ou « archéologique » (Favre) de l’Indien représenté dans les discours politiques et les représentations littéraires et artistiques. L’Indien « réel, contemporain, celui qui a payé de sa personne durant les guerres d’indépendance, le siervo des immenses domaines qui sont en train de se constituer […] n’apparaît nulle part » (Fell 1973 : 118) ; « C’est aux seuls Indiens morts que s’identifient les créoles. Le néo-incaïsme et le néo-aztéquisme dont ils promeuvent la mode manifestent un indigénisme purement archéologique » (Favre 1996 : 20). L’Indien présent, vivant, n’apparaît nulle part : il est invisible ou, plus précisément, il a été rendu invisible. L’archéologisation de l’Indien est une forme d’invisibilisation de l’Indien présent : l’image de Cuauhtémoc supplante les Indiens siervos des haciendas ou les Indiens non encore « réduits » qui vivent à l’écart des villes, de même que les criollos défilant dans les rues déguisés en Indiens ou leurs dames travesties en princesses indiennes supplantent les Indiens qui les regardent faire. Or, la supplantation ou le fait de prendre la place de quelqu’un est aussi un acte politique et social d’exclusion. Les criollos qui s’auto-instituent en justiciers chargés de « venger » Cuauhtémoc et les siens excluent de fait la possibilité que les Indiens contemporains se fassent justice par eux-mêmes – une justice dont certains criollos, usurpateurs de terres indiennes, pourraient d’ailleurs subir les effets. En s’auto-instituant comme agents de la justice, les criollos patriotes assignent l’Indien au statut de pure victime et d’être incapable d’agir pour la justice, et, plus généralement, privé de capacité (agency) politique et sociale : c’est, précisément, le statut que l’ordre républicain criollo va imposer aux populations indiennes tout au long du xixe siècle. En d’autres termes, l’invisibilisation narrative et iconographique de l’Indien existant correspond à son invisibilisation politique et sociale, de telle manière que la singularité de ces représentations invisibilisantes nous renseigne sur la singularité de la politique criolla d’exclusion de l’Indien en tant que sujet défini par la capacité politique et sociale d’agir, et réciproquement.
11Dès lors, l’archéologisation, la supplantation et le blanchiment de l’Indien ne seraient ni des pratiques isolées ni la simple expression de la mauvaise foi ou de l’hypocrisie des criollos : il s’agit, plus fondamentalement, de mécanismes particuliers d’une même pratique d’invisibilisation de l’Indien, articulant les intérêts spécifiques du groupe des criollos. L’apparente réhabilitation ou revendication de l’Indien par l’indianisme patriotique est en réalité un dispositif criollo ayant pour fonction d’assurer le maintien de l’hégémonie sociale, politique, économique et culturelle de ce groupe qui s’auto-représente comme « blanc » ou « civilisé ».
12L’analyse des mécanismes de l’archéologisation, de la supplantation et du blanchiment de l’Indien – diversement présents dans les différentes production de l’indianisme « romantique » ou « patriotique » – devra contribuer à la mise en lumière des processus d’invisibilisation de l’Indien par la pratique sociale, culturelle et politique du monde criollo durant les périodes de l’indépendance, de la pré-indépendance et des premières années de la post-indépendance. Ainsi, l’analyse d’une œuvre spécifique de l’indianisme criollo
- l’Atala de José Fernández Madrid – ainsi que de sa matrice européenne
- l’Atala de Chateaubriand – nous permettra d’établir que les deux versions du drame produisent une forme d’invisibilisation de l’Indien existant, en particulier à travers les mécanismes du blanchiment et de la supplantation. En même temps, elles offrent une préfiguration imaginaire du système politico-social de la tutelle, qui deviendra au fil du xixe siècle latino-américain le socle des politiques républicaines à l’égard des populations indiennes.
Atala(s) et l’identité « indienne »
13En publiant Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert en avril 1801, François-René de Chateaubriand (1768-1848) présente ce récit dramatique comme un épisode particulier d’un projet littéraire plus vaste consacré au thème du massacre des Natchez, perpétré en Louisiane par les envahisseurs français en 1729. Il s’agit d’un récit de fiction qui identifie clairement le cadre géographique de l’action dans le continent américain : l’histoire des deux « sauvages » amoureux – Atala et Chactas – se déroule dans un immense territoire situé à l’est du fleuve Mississippi, entre la Floride et la région des Grands Lacs que Chateaubriand avait visitée durant son séjour de cinq mois en Amérique, en 1791. Dans ce cadre imaginaire, qui déborde largement celui où habitait le peuple Natchez historique (la basse vallée du Mississippi) et que Chateaubriand n’a jamais connu, Atala et Chactas vivent leur amour impossible, jusqu’à la mort de la jeune « indienne » dans la grotte du père Aubry, le bon missionnaire français qui les accueille.
14Dès sa parution, ce livre qui fait du monde américain l’objet central du récit suscite l’intérêt des hispano-américains ou criollos. Le Mexicain José Servando Teresa de Mier (1763-1827), qui se trouvait alors à Paris après avoir réussi sa première évasion de prison et de l’Espagne, entreprend immédiatement sa première traduction en castillan. Remise en mains propres à Chateaubriand par Teresa de Mier, cette traduction inaugure une période de large diffusion du livre de l’écrivain français dans le monde hispanique : « Aucun auteur étranger de la première moitié du xixe siècle ne réussit à susciter une dévotion aussi unanime dans l’Amérique hispanique » (Meléndez 1961 : 47-48). D’après Concha Meléndez, l’assimilation de l’ouvrage de Chateaubriand en Amérique latine fut « plus parfaite » qu’en Espagne, et l’enthousiasme pour l’écrivain français dura beaucoup plus longtemps : Atala deviendra dès les années 182012 une référence littéraire et poétique centrale, ainsi qu’un modèle à s’approprier13, jusqu’à la fin du siècle.
15La première appropriation de l’Atala de Chateaubriand en langue castillane apparaît en 1820, et prend la forme d’une adaptation dramaturgique. L’auteur, José Fernández Madrid, était une figure de premier plan de la société criolla de la Nouvelle-Grenade : né à Cartagène en 1789, il avait fondé en 1810 dans cette même ville, avec Manuel Rodríguez Torices, le périodique Argos Americano ; en juin 1812, il avait participé à la rédaction de la Constitution politique de l’État de Cartagène, et siégé comme député de cette province au Congrès des Provinces Unies du Nouveau Royaume de Grenade (1811 et 1812) ; entre octobre 1814 et mars 1815, il avait exercé la fonction de membre du triumvirat qui gouvernait le pays, alors en pleine guerre civile entre « centralistes » et « fédéralistes » ; le 14 mars 1816, il était devenu l’éphémère dernier président de la première République, chargé de négocier une capitulation favorable avec le général espagnol Morillo ; devant l’effondrement des restes de l’armée patriote, il avait démissionné le 22 juin, à Popayán, et était tombé entre les mains des Espagnols un mois après, à Chaparral, au moment où, selon Ocampo López, il tentait de rejoindre le territoire « des Indiens andaqui »14 ; condamné initialement à la déportation en Espagne, il avait obtenu de rester sur le continent, à Cuba, où il avait écrit Atala. Après la représentation de 1820 à La Havane15, le texte de la pièce fut publié pour la première fois en 1822 dans la même ville, avant d’être réédité à Londres en 1828, puis à Bogotá en 1889, dans le cadre de la publication de ses Obras lors de la célébration du centenaire de sa naissance.
16L’Atala de Fernández Madrid, comme celle de son modèle français, présente deux catégories de personnages « indiens » : d’un côté, il y a deux personnages porteurs d’un nom propre non-hispanique (Atala et Chactas), qui apparaissent dans les trois actes de la tragédie, dont ils sont les principaux protagonistes ; d’un autre, on trouve le groupe d’« Indiens » anonymes du père Aubry/Obrí, lesquels sont des personnages secondaires présents seulement dans l’une des sept scènes du second acte ainsi que dans trois des sept scènes du dernier acte. En dehors de ces deux catégories de personnages, d’autres Indiens, appartenant à l’environnement familial et communautaire des deux personnages principaux, sont nommés de manière individuelle ou générique : Outalissi/Utalisi, le père de Chactas ; Simaghan/Simagán, le père adoptif d’Atala ; la mère anonyme d’Atala ; la « nation » Natchez de Chactas et le « peuple » Muscogulgue d’Atala16.
17Dans la matrice française de l’œuvre comme dans son adaptation colombienne, les personnages d’Atala et de Chactas, dont l’impossible amour constitue l’axe central du récit, présentent une caractéristique particulière qui va se révéler au fil de l’intrigue : leur identité « indienne » s’efface progressivement. Le titre complet de l’Atala de Chateaubriand, dans la première édition, identifiait bien les deux héros comme des « sauvages » : Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert. Suivant une idéologie européenne que Chateaubriand reprend à son compte, le terme « sauvage » équivaut à « non civilisé » ou « non-européen ». Or, cette « identité » sauvage se transforme au cours du récit. Atala, qui se présente au début comme « fille de Simaghan aux bracelets d’or » (Chateaubriand 2007 : 74) ou comme « fille d’un redoutable Sachem » (Ibid : 76), et que le narrateur présente comme « fille du désert » (Ibid : 75) ou encore comme « fille du pays des palmiers » (Ibid : 79), dévoile finalement à Chactas la vérité : son véritable père n’est pas Simaghan mais Felipe López, un Espagnol du hameau de San Agustín, sur la côte nord de la Floride. Atala n’est pas indienne, mais métisse. Et, au moment où elle révèle l’identité de son père, elle brise tout lien d’appartenance symbolique avec sa communauté muscogulgue. Répondant à Chactas, qui supposait que la tristesse de sa bien-aimée était due à la nostalgie de la « patrie », c’est-à-dire du lieu où elle vivait avec sa communauté avant la fuite, Atala déclare : « comment pleurerais-je ma patrie, puisque mon père n’était pas du pays des palmiers ? » (Ibid : 101). Atala se déclare étrangère à la patrie muscogulgue, suggérant du coup que sa véritable patrie est définie par l’identité de son père, c’est-à-dire l’Espagne. De fait, Atala se reconnaît comme chrétienne, et désigne celui qui n’est pas chrétien comme un « méchant idolâtre » (Ibid : 74). Dans tout ce qui touche au sens et à la valeur de la vie, le véritable interlocuteur d’Atala n’est personne de sa communauté, mais le père missionnaire Aubry. Métisse biologiquement, Atala est européenne culturellement : de la sauvage annoncée par le titre français il ne reste plus grand chose. L’identité indienne que suggère le titre a été substituée, dans le récit, par une forme d’auto-identification basée pour l’essentiel sur des référents symboliques européens. Par cette substitution, l’identité indienne comme telle fait l’objet d’une invisibilisation : en nous montrant la « sauvage » Atala, le récit occulte la singularité propre au « Muscogulgue » ou à l’« Indien » qui habite la réalité sociale et physique du continent américain.
18De manière parallèle, l’identité « sauvage » de Chactas, l’autre personnage principal, se déplace progressivement vers une forme d’identité en apparence « métisse », laquelle en réalité se construit unilatéralement et prioritairement sur des référents culturels européens. Dans l’intrigue de Chateaubriand, le dispositif principal de ce métissage apparent de Chactas est son adoption par l’Espagnol López. Chactas vivra plus de deux ans parmi les Espagnols et, bien qu’il décide de quitter López pour retourner au « désert » et à la « vie de sauvage » (Ibid : 70), il considérera toujours le bon Espagnol comme son père adoptif. Dans le récit, la référence à ce père adoptif devient plus importante que la référence à Outalissi, le père génétique. Le récit indique en effet un déplacement significatif de la figure d’Outalissi en tant que référent de l’identité du narrateur. Dans sa jeunesse, à l’âge de dix-sept ans, Chactas, s’adressant de manière audacieuse à ses ennemis Muscogulgues, décline son identité en explicitant sa filiation paternelle : « Je m’appelle Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulgues » (Ibid : 71). Reprenant cette auto-identification, Atala appelle une fois Chactas « fils d’Outalissi » (Ibid : 99). Parvenu à la vieillesse, Chactas ne se présente plus comme « fils d’Outalissi ». Dans le présent du récit qu’il fait au Français René, le Chactas mûr et sénescent se borne à mentionner au passage le nom de son père : « […] lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi, contre les Muscogulgues […] » (Ibid : 69). L’ensemble de son récit ne fournit aucune description de son père, dont on sait seulement qu’il fut un brave guerrier17 allié aux Espagnols, et qu’il mourut au combat contre les Muscolgulgues. En revanche, le récit offre une description assez précise des qualités morales du père adoptif espagnol : on apprend qu’il est hospitalier18, généreux19, attentif au bien-être de Chactas20, respectueux de la liberté de ce dernier21, capable d’éprouver un affect intense à l’endroit de l’orphelin22. De son côté, Fernández Madrid reproduit ce même déséquilibre entre la référence au père adoptif espagnol et la référence au père génétique indien : le nom d’Utalisi (Outalissi) n’apparaît que deux fois dans la tragédie, tandis que celui de López apparaît dix fois ; d’Utalisi on ne sait rien, alors que López est décrit par Chactas comme étant « l’exception »23, la consolation de ce monde et la gloire de l’ancien monde ; López, que Chactas désigne ici expressément comme son père, est un chrétien compatissant, ami du père Obrí (Aubry).
19Dans le récit de Chateaubriand, un déséquilibre équivalent peut être retrouvé en examinant les paternités croisées de Chactas (fils d’un père indien et d’un père adoptif espagnol) et d’Atala (fille d’un père espagnol et d’un père adoptif muscogulgue). En comparant les références aux pères adoptifs (espagnol pour Chactas et indien pour Atala), on peut observer qu’elles sont plus importantes et nombreuses lorsqu’elles portent sur le père espagnol ; de manière symétrique, la comparaison des références aux pères naturels (indien pour Chactas et espagnol pour Atala), révèle de nouveau que le père européen est plus présent dans le récit que le père indien. Bref, la filiation qui compte véritablement est la filiation européenne, tandis que la filiation indienne demeure accessoire. Cette assymétrie des différentes paternités, qui suggère une assymétrie d’ordre culturel-ethnique, trouve une expression plus condensée dans une troisième forme de filiation, proposée par le récit. En effet, Atala et Chactas ne sont pas seulement des enfants biologiquement ou affectivement liés à un bon père espagnol, López ; la trame les fait devenir également les enfants symboliques d’un père spirituel commun, le bon prêtre Aubry/Obrí. Le missionnaire français les accueille et leur donne son affect ; il leur offre un avenir, les accompagne et assiste aux moments les plus difficiles. L’Atala de Fernández Madrid lui dit : « Je serai ta fille, mon père à moi »24, tandis que Chactas l’appelle « Père du désert » [Padre del desierto (Ibid : 39)].
20Or, la figure chrétienne traditionnelle du Père – celui qui veille sur autrui, à l’instar du père naturel qui veille sur ses enfants – comporte une connotation assymétrique, provenant de l’assymétrie traditionnelle de la relation père/fils. La traduction politique et juridique de cette assymétrie s’exprime, depuis Aristote au moins, dans la dichotomie entre l’être capable de « relever de soi même » (l’être autonome) et l’être incapable de « relever de soi même » (l’être subordonné) : le second doit obéir au premier, le premier dispose du droit de décider pour le second. Au xvie siècle, le discours scolastique-impérial d’un Ginés de Sepúlveda établit, en se servant de quelques catégories aristotéliciennes, qu’il est juste par droit naturel que « […] la matière obéisse à la forme, le corps à l’âme, l’appétit à la raison, les bêtes à l’homme, l’épouse à l’époux, les enfants au père, l’imparfait au parfait, le pire au meilleur, en vue du bien universel de toutes choses »25. Prolongeant cet ordre de subordinations ou de « subalternations », l’idéologue du parti encomendero note que les Indiens américains (les « barbares ») doivent obéir aux Espagnols, qui sont « […] plus prudents, puissants et parfaits qu’eux » (Ibid.). De même que le fils est tenu d’obéir à son père, le « sauvage » doit obéir au « civilisé », c’est-à-dire à l’Européen ou, plus tard, à ceux qui, comme Bolívar, se considèrent les héritiers des « droits » des Européens sur l’Amérique. L’Atala de Fernández Madrid préfigure homologiquement, de manière plus explicite encore que celle de Chateaubriand, la matrice idéologique du modèle politique de la tutelle, en vertu duquel un groupe des élites « blanches » et « républicaines » va s’auto-instituer, tout au long des xixe et xxe siècles, en tuteur des populations indiennes, jugées incapables de s’administrer elles-mêmes. Pour identifier les éléments de base de cette matrice paternaliste et du modèle politique de la tutelle, il convient de se référer non plus aux protagonistes principaux, qui sont des figures individuelles, mais aux personnages secondaires, qui constituent un personnage collectif : le groupe des « Indiens » anonymes du père Obrí.
L’« indien » sous tutelle
21Du récit de Chateaubriand, Fernández Madrid reprend l’épisode de la communauté d’Indiens créée et dirigée par le missionnaire Aubry/Obrí. Dans le récit de l’écrivain français, qui avait connaissance des « réductions » des jésuites au Paraguay (Chateaubriand 1997 : 793), Aubry rassemble dans sa Mission des groupes de familles indiennes « vagabondes », qui menaient une « vie fort misérable » et avaient des mœurs « féroces » (Chateaubriand 2007 : 109). Il leur apprend les « premiers arts de la vie », mais sans toutefois porter cet apprentissage « trop loin » afin que les Indiens puissent conserver la « simplicité » dont dépend le « bonheur ». Ils vivent de l’agriculture et de l’élevage d’animaux, et ont installé une forge ; chaque famille, qui dispose d’un lot de terrain et d’une cabane, travaille individuellement son lopin de terre, mais les moissons sont déposées dans des greniers communs afin d’être distribuées « avec égalité » par quatre vieillards de la communauté (Ibid : 117). Sans d’autres lois que les préceptes de l’Évangile, ils vivent en harmonie avec eux-mêmes et avec la bienveillante nature qui les environne. Ils sont gouvernés paternellement par Aubry : « […] je gouverne dans ces forêts un petit troupeau de vos frères sauvages » (Ibid : 105), rapporte le missionnaire français lors de sa première rencontre avec Atala et Chactas. Chaque fois qu’il arrive à la Mission, les Indiens interrompent leurs activités et se précipitent pour baiser ses habits, pendant qu’il distribue des bénédictions et des conseils. De cette description de « l’économie sociale » (Ibid : 117) de la mission indienne, Fernández Madrid élimine toute indication relative à la possession égalitaire de la terre ainsi qu’au mode de production et de distribution des produits du travail – sans doute trop proches des resguardos ou terres communales indiennes que les criollos cherchent déjà à démanteler. En revanche, il reprend le thème des qualités morales des Indiens « réduits » : Obrí dirige un « peuplement de chrétiens doux, accueillants et simples »26 ; ce sont des « Indiens empressés », d’une nature « douce, aimable, accueillante » ; leurs coutumes sont « pures et simples, la paix et la confiance règnent parmi eux » (Ibid : 39). L’écrivain et homme politique colombien reproduit fidèlement le schéma de gouvernement paternaliste de son modèle français : les Indiens sont le « troupeau » (rebaño) d’Obrí27, à l’égard de qui ils se montrent toujours obéissants. Or, par rapport à Chateaubriand, Fernández Madrid rend plus explicites les rapports d’obéissance et de service que les gouvernés-sous-tutelle entretiennent avec le gouvernant-tuteur. Bien que Chateaubriand ne leur concède jamais le discours direct, les Indiens d’Aubry sont des agents capables d’activités assez variées : ils travaillent la terre, partagent les fruits de leur travail, mesurent la terre et la redistribuent entre eux, éduquent leurs enfants, prient, etc. Il en va tout autrement des Indiens d’Obrí : à l’exception d’un couple dont les noces sont racontées par Chactas, les autres Indiens ne sont décrits que comme agents capables de deux gestes : obéir et servir. À la scène six de l’acte 11, où ils demeurent silencieux, ils sont simplement les destinataires d’un ordre d’Obrí [ « conduisez-la au hameau », « Mes enfants, amenez-la » (Ibid : 46)] ; également silencieux, ils ont le même statut de destinataires d’ordres devant Chactas, à la première scène de l’acte iii [ « je vous prie de lui faire un lit de lianes tressées » (Ibid : 47)] ; à la scène quatre du même acte, la seule où un habitant de la Mission s’exprime à la première personne, une indienne répond à Atala : « nous t’avons disposé ce lit de joncs et de branchages […] », « […] nous te porterons sur nos propres épaules » (Ibid : 53), ce à quoi s’ajoutent deux brèves réponses en rapport avec le transport d’Atala moribonde.
22À l’exception de ce bref échange entre Atala et son interlocutrice indienne, dont le contenu se réfère à une activité de service, les Indiens du hameau d’Obrí, à l’instar de ceux de la Mission d’Aubry, ne s’expriment jamais à la première personne. Dans l’Atala de Fernández Madrid, la raison de ce fait est indiquée de manière assez explicite : si les Indiens ne s’expriment pas à la première personne, c’est parce qu’il y a quelqu’un, extérieur à la communauté indienne, qui s’exprime pour eux en première personne. Faisant allusion aux Indiens dévoués du hameau qu’il gouverne, Obrí dit à Atala : « ils te parlent tous par ma bouche »28. Étant le tuteur de la communauté, Obrí est en même temps la parole de chacun de ses membres ainsi que de la communauté comme telle. En effet, être tuteur signifie être la parole de quelqu’un qui est jugé incapable de prendre la parole par soi-même, de parler à la première personne. En instituant Obrí/ Aubry en sujet exprimant la parole des Indiens, les deux récits d’Atala destituent l’Indien comme sujet capable d’une parole propre, c’est-à-dire de dire le monde et de se dire soi-même à partir de soi-même. Bref, ils l’instituent comme sujet incapable d’une subjectivation propre.
23Cette figure de l’Indien sans voix propre, corrélative à celle du tuteur blanc qui parle pour l’Indien qu’il a sous sa tutelle, ne renvoie pas à une option purement littéraire, et partagée seulement par quelques écrivains. Elle correspond, pour l’essentiel, au projet politique central des élites criollas et de leurs héritiers aux xixe et xxe siècles, projet que nous avons caractérisé ailleurs comme un modèle politique de tutelle (Gomez-Muller 1990 : 47-72). D’après ce modèle, articulé diversement par de multiples discours (libéraux et conservateurs, modernes et traditionalistes, « scientifiques » et « religieux »), l’État, conçu comme l’agent de l’unité « nationale », doit assumer une fonction de tuteur à l’égard des populations indiennes et afro-américaines, en vue d’« intégrer » ces populations à la « Nation » par l’assimilation culturelle et/ou par des politiques de métissage – entendu comme une forme d’assimilation ethnique. L’indianisme archéologique ou patriotique est, au sens technique du concept, une idéologie de domination.
Notes de bas de page
1 Voir Corneille de Paw (Pauw) : Recherches philosophiques sur les Américains (1768) ; William Robertson : The history of America (1777) ; Guillaume-Thomas Raynal : Histoire des deux Indes (1770) ; Georges-Louis de Buffon : Histoire naturelle (1749-1767). Pour une présentation de la polémique, voir Antonello Gerbi : La disputa del Nuevo Mundo. Historia de una polémica (1750-1900) (1955).
2 Plan para la formación, organización y establecimiento de un gobierno libre e independiente en la América meridional. Cité dans Bohórquez 1998 : 269.
3 « En general, América ocupa mucho menos espacio en la literatura de España y Portugal de lo que podía haberse esperado » (Henríquez Ureña 1949 : 26).
4 Fell 1973 : 118 ; Rojas-Mix 1991 : 68.
5 Favre 1996 : 20.
6 Bonneville 1961 : 11.
7 Brading 1991 : 647 et 685.
8 Earle 2007 : 47.
9 Ibid. : 57.
10 Bonneville 1961 : 11 ; Rojas-Mix 1991 : 83.
11 « Va avec Dieu – écrit le criollo mexicain Bustamante dans son éloge à Morelos – […], puisse l’ombre de Moctezuma t’enjoindre sans cesse dans le silence de la nuit à la vengeance de ses mânes et des innocentes victimes sacrifiées par Alvarado dans le temple de Huitzilopochtli », Bustamante Carlos María, Cuadro histórico de la revolución de la América mexicana (1821-1827). Cité dans Brading 1991, p. 684. Dans la même veine, le personnage de Tisoc, lieutenant de Cuauhtémoc dans la tragédie Guatimoc (1827) de José Fernández Madrid, adresse aux conquistadors ces propos prophétiques, qui prédisent la future insurrection des criollos : « Que les dieux, irrités par vos crimes, fassent de vos propres enfants, brandissant les mêmes armes contre vous, les terribles vengeurs de l’Anáhuac » (Fernández Madrid 1988 : 77).
12 Au cours de cette période, le Cubain José María Heredia (1803-1839) écrit un poème intitulé « Atala », tandis que son disciple Gabriel de la Concepción Valdés (1809-1844) compose une chanson dédiée à la même héroïne « indienne ».
13 On retrouvera la matrice d’Atala dans le roman Cumandá (1871) de l’Équatorien Juan León Mera (1832-1894), et l’on perçoit encore l’influence de Chateaubriand dans Tabaré (1886), célèbre poème épique de l’Uruguayen Juan Zorrilla de San Martín (1855-1931).
14 Ocampo López Javier, « José Fernández Madrid ». Gran Enciclopedia de Colombia del Círculo de Lectores, 2004, tomo de biografías. Publication digitale sur la page web de la Bibliothèque Luis Ángel Arango de la Banque de la République (http://www.lablaa.org/blaavirtual/biografias/fernjose.htm. Site consulté le 7 août 2009).
15 La référence à cette première représentation apparaît sous le titre de la pièce dans la réédition de ses œuvres lors du centenaire de sa naissance.
16 Le nom « muscogulgue » renvoie au terme muskogéen, qui désigne une famille linguistique comprenant des langues telles que le creek, le creek-séminole, le chickasaw et le choctaw – dont dérive probablement de nom de « Chactas ». La langue du groupe Natchez, auquel appartient Chactas dans le récit, fait partie de le famille linguistique siouane ou « sioux ». En dehors des groupes Natchez et « Muscogulgue », Chateaubriand mentionne également les Séminoles, Iroquois, Chikasas et Cherokees.
17 « Mon père Outalissi, fils de Miscou, a bu dans le crâne de vos plus fameux guerriers » (Chateaubriand 2007 : 89).
18 López « […] m’offrit un asile […] » (Ibid., 69) ; « […] songe à ce vieil Espagnol qui te donna l’hospitalité […] » (Ibid., 70).
19 « […] mon généreux protecteur […] » (Ibid., 70). À deux autres reprises, Lopez est qualifié de généreux (Ibid., 78 et 103), et une fois de « bienfaiteur » (Ibid., 102).
20 « On m’éleva avec beaucoup de soin, on me donna toutes sortes de maîtres […] » (Ibid., 69).
21 « Va, s’écria-t-il, enfant de la nature ! Reprends cette indépendance de l’homme que Lopez ne te veut point ravir » (Ibid., 70).
22 Lopez et sa sœur « […] prirent pour moi les sentiments les plus tendres » (Ibid., 69).
23 « Consuelo de este mundo, del antiguo la gloria, la excepción » (Fernández-Madrid 1988 : 29 et 31).
24 « Seré tu hija, padre mío » (Ibid., 41). Voir aussi 28, 33, 39, 42, 45, 52 et 55.
25 Juan Ginés de Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los indios (1987), p. 153. Traduction française reprise de notre étude « La question de la légitimité de la conquête de l’Amérique : Las Casas et Sepúlveda », Les Temps modernes, n° 538 (mai 1991), p. 6.
26 « un pueblo de cristianos dulces, hospitalarios y sencillos » (Ibid., 33).
27 « […] un rebaño corto de hermanos vuestros hay, que yo dirijo » (Ibid., 28).
28 « todos ellos por mi boca te hablan » (Ibid., 45).
Auteur
Université François-Rabelais,
ICD, Tours
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