Des manuels scolaires et de la construction des imaginaires nationaux : du Cours de morale du Français Mabilleau, aux Elementos de moral du Guatémaltèque Agustín Gómez Carrillo
p. 155-170
Texte intégral
Introduction
1Le rôle de l’école dans la construction et la diffusion des imaginaires collectifs et identités nationales n’est sans doute plus à démontrer, après la très grande quantité de travaux consacrés au sujet. Dans le cadre de nos recherches doctorales sur la construction du système éducatif guatémaltèque à la fin du xixe siècle, nous abordons cette problématique à partir de l’analyse des manuels scolaires, qui sont l’expression de la vision des élites intellectuelles et politiques sur le pays, son histoire et son avenir. Une vision qui sera construite et transmise par ces mêmes manuels destinés à une population scolaire de plus en plus large, du fait des législations successives créant une école publique, gratuite et obligatoire.
2Si l’on trouve encore à la fin du xixe siècle des manuels étrangers utilisés au Guatemala – le livre de savoir-vivre du Vénézuélien Carreño ou les livres de lecture de l’Espagnol Luis Felipe Mantilla1 –, ce qui tend à prouver le lien entre Europe et Amérique dans la sphère éducative, le cas du manuel de morale rédigé par l’historien Agustín Gómez Carrillo nous semble néanmoins des plus intéressants dans le cadre de la problématique commune des constructions croisées des identités latino-américaines, entre Amériques, Europe et Afrique. En effet, le prolifique historien guatémaltèque publie en 1887 un manuel de moral, Elementos de moral2, sciemment adapté du Cours de Morale de l’intellectuel français Léopold Mabilleau3, publié en 1882 par Hachette. Et le terme « adapté » est celui qui attire notre attention pour ce travail : se défiant de simplement traduire le texte d’origine, Gómez Carrillo précise dès les premières pages qu’il entend adapter le travail de Mabilleau à « la condition sociale du Guatemala et à sa qualité de membre de la famille centre-américaine » (Gómez Carrillo 1887 : vi)4.
3Dans cette étude, nous nous proposons d’étudier les caractéristiques de cette « adaptation » d’un manuel de morale à la réalité guatémaltèque, en comparant les deux ouvrages, pour tenter de voir quelles sont les spécificités du Guatemala et de l’Amérique centrale selon Gómez Carrillo, ainsi que la réalité morale et nationale qu’il prétend former à travers ces leçons destinées aux écoliers du niveau primaire.
Un même contexte de production
4Avant d’entrer dans le vif du sujet il convient de situer les deux travaux dans leur contexte. Le Cours de morale de Léopold Mabilleau est publié pour la première fois en 1884, faisant écho aux nouveaux programmes édictés par le Gouvernement français en 1882. Ne travaillant pas sur la question des manuels en France nous ne pouvons affirmer que ce manuel a eu du succès ou a été énormément utilisé dans les écoles, mais les différents ouvrages dont Mabilleau est l’auteur et leurs quelques rééditions tendent à suggérer une certaine diffusion. Il publie en effet un Cours d’instruction civique en 1883, un Cours de morale. Cours supérieur en 1892, tandis que sa première publication a été sa thèse de doctorat en Lettres, Étude historique sur la philosophie de la Renaissance, en 18815. Agrégé de philosophie, enseignant, impliqué dans la création de la Mutualité, l’homme semble donc s’affirmer comme un auteur – peut-être à succès – de manuels de morale et d’instruction civique, impliqué dans la vie sociopolitique et intellectuelle de la France de Jules Ferry.
5Quant à Agustín Gómez Carrillo, il a été un important intellectuel des régimes libéraux guatémaltèques de la fin du xixe siècle. Juriste, enseignant à l’université et à l’Instituto Central de Varones de la capitale guatémaltèque, conseiller municipal, auteur de manuels scolaires mais aussi historien choisi par le régime pour continuer l’écriture de l’Histoire de l’Amérique centrale initiée par José Milla y Vidaurre6, il est une des voix officielles du régime libéral guatémaltèque. Bien que légèrement tombé dans l’oubli et éclipsé par la popularité de son fils Enrique Gómez Carrillo – ainsi, il ne figure pas dans le Diccionario Histórico Biográfico de Guatemala7 – il ne faut pas oublier qu’il a aussi été reconnu internationalement, avec le prix de l’Académie scientifique et littéraire du Honduras, les palmes académiques françaises, ou encore avec la fonction de correspondant de la Real Academia Española8.
6En plus de leurs positions sociales similaires, Mabilleau et Gómez Carrillo écrivent dans un même contexte : celui de la récente création d’une école publique à la charge de l’État, et dont le niveau primaire est gratuit, laïc et obligatoire (1881/1882 en France, 1875 au Guatemala). Confronté à des situations et des besoins identiques – entre autres la nécessité de créer de nouveaux outils satisfaisant aux programmes édictés pour les nouvelles écoles primaires – Agustín Gómez Carrillo adapte l’ouvrage de Mabilleau à peine trois ans après la première publication de la Morale du Français : un délai relativement court, mais qui reflète les échanges constants entre Europe, États-Unis et Amérique centrale dans le domaine éducatif à cette époque, dans une démarche constante de recherche du progrès avec en ligne de mire l’Amérique du Nord et le Vieux Continent. Tant l’envoi d’étudiants guatémaltèques vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, que les invitations faites à des pédagogues étrangers, ou encore la correspondance officielle que nous avons pu consulter au cours de nos recherches aux archives générales d’Amérique centrale, démontrent le souci constant du secrétariat à l’Instruction publique de se tenir au courant des innovations pédagogiques et autres évolutions éducatives observées dans les pays américains et européens.
De la traduction à l’adaptation. Conservation de la structure
7Dès le sous-titre de l’ouvrage guatémaltèque, le décor est posé : il s’agit d’« éléments de morale adaptés au système de Mabilleau à l’usage des écoles d’Amérique centrale », avec des « instructions aux maîtres et maîtresses sur l’usage de ce livre et l’enseignement de cette matière en général »9. Mais hormis l’ajout de ce paratexte, Gómez Carrillo conserve tel quel le plan du manuel de Mabilleau. Ainsi deux grandes parties (non titrées), divisées en chapitres, permettent aux jeunes lecteurs de découvrir la morale sous divers aspects. Et dans ces deux parties chaque chapitre comprend diverses leçons numérotées, suivies d’un résumé et de questions situés en fin de chapitre.
8On trouvera ainsi dans la première partie un premier chapitre sur la famille, puis un autre sur l’école et enfin un troisième sur la patrie. À chaque fois on abordera l’amour ou l’affection envers ces trois entités, leurs caractéristiques, les types de relations qui les caractérisent ou les droits et devoirs qui y sont liés. On a ainsi une progression à travers les divers espaces de socialisation de l’enfant, depuis la famille, unité originelle, vers l’école où la socialisation s’élargit hors du champ familial, et enfin la patrie. Du connu et du familier vers le national, du concret à l’abstrait, l’écolier est donc amené à s’attacher à différentes unités, à les connaître et à les respecter, mais aussi à respecter ses devoirs envers parents, camarades ou compatriotes, comme nous le verrons plus loin et comme c’est le cas dans la plupart des manuels de morale utilisés au Guatemala à la même époque.
9Dans la deuxième partie du manuel, c’est la question des devoirs qui est abordée : devoirs envers soi-même, devoirs envers les autres et enfin devoirs envers Dieu. On rejoint ici une morale plus conventionnelle, de type judéo-chrétienne et bourgeoise, où vertus et vices, bien qu’ils ne soient pas exprimés en ces termes, sont décrits, encouragés ou combattus. Dans le premier chapitre, on retrouve ainsi dans les devoirs envers soi-même la lutte contre la paresse, la colère, l’orgueil, l’intempérance… Autant de péchés capitaux à combattre. Dans une école laïque, tant en France qu’au Guatemala, il est à ce sujet utile de noter que les devoirs envers Dieu, objet du troisième chapitre, ne font jamais référence à la religion catholique ou à un autre culte particulier ; nous sommes donc certes face à un manuel de morale laïque, mais pas athée. Quant au deuxième chapitre, traitant des devoirs envers autrui, et dans un premier temps des devoirs de justice, on voit que ceux-ci se limitent au respect de la vie et de la liberté d’autrui, de sa dignité et de sa propriété. Avant que dans cette optique quelque peu bourgeoise soient abordés les devoirs de charité.
10La structure, et par là même les grands principes de morale qu’elle reflète – sphères sociales, droits et devoirs – est donc la même dans les deux ouvrages. Dans la mesure où le manuel de morale est celui qui s’adresse au cœur et à la conscience de l’enfant, on peut donc s’attendre à ce qu’écoliers français et guatémaltèques soient formés dans le même moule et selon les mêmes valeurs. Mais puisque l’auteur Gómez Carrillo affirme avoir réalisé non pas une traduction mais une adaptation, il convient de voir à présent en quoi le texte guatémaltèque diffère du texte français, afin de cerner la « condition sociale du Guatemala et sa qualité de membre de la famille centre-américaine » (Gómez Carrillo, 1887 : vi)10 à laquelle l’auteur prétend s’adapter. Nous nous attarderons en particulier sur les leçons consacrées à la patrie, susceptibles de correspondre plus précisément à l’idée d’imaginaire national qui nous intéresse plus particulièrement.
Le degré zéro de l’adaptation (?) : ancrer le texte dans la réalité locale
11Le choix pédagogique de Léopold Mabilleau est le suivant : partir de l’exemple. C’est ainsi une multitude de saynètes et d’histoires mettant en scène des enfants qu’il nous propose pour caractériser les devoirs, les droits, les valeurs ou les sentiments que l’écolier doit développer dans telle ou telle circonstance ou environnement. Ces exempla ont tous pour cadre d’origine la classe : ainsi c’est dans la salle de classe qu’un élève va expliquer pourquoi son camarade, dont un parent est décédé, ne peut pas venir, donnant lieu à un passage sur l’amour pour le père et la mère (partie I, chapitre I, « La famille »). C’est cette même classe qui se rendra en promenade à proximité d’un champ de manœuvre, prétexte à l’évocation du service militaire, devoir que tout citoyen doit rendre à sa patrie (partie I, chapitre III, « La Patrie », leçon 10, « Le service militaire »). En ancrant ses histoires dans le monde scolaire, l’auteur tente donc ainsi de favoriser une identification simple entre l’écolier-lecteur et l’écolier-personnage. Le maître lui aussi apparaît bien sûr, véritable interlocuteur des écoliers : orientant leurs réflexions, répondant à leurs questions, il assume une fonction presque socratique en les guidant au fil du dialogue vers les idées fondamentales que le manuel transmet, autour des valeurs universelles que sont l’amour familial, fraternel, l’entraide, le respect dû aux aînés, au maître ou aux parents, etc.
12Ces saynètes se déroulent donc dans une école française, avec des personnages français. Le moindre souci d’adaptation de la part de Gómez Carrillo commence donc fort logiquement par les changements de nom des personnages et des lieux des différentes histoires. Monsieur Claudin, personnage évoqué par les enfants au sujet des relations familiales (Mabilleau : 9 sq.), devient ici l’horloger Rodríguez, et l’écolier Joseph s’appelle José (Gómez Carrillo : 14 sq.), tout comme Louis devient Luis. L’excursion des écoliers du village de Beaumont-en-Touraine vers un champ de manœuvre situé à Bléré dans le manuel de Mabilleau devient chez Gómez Carrillo une sortie proposée aux écoliers d’un établissement du Salvador, pour célébrer son anniversaire (partie I, chapitre III, « La Patrie »).
13Mais au-delà de ce qu’on pourrait appeler le degré zéro de l’adaptation (changer les noms de personnages et de lieux), les différences entre les deux ouvrages ne sautent pas aux yeux, et le maintien de certains exemples de Mabilleau dans le manuel guatémaltèque semble même parfois incongru. Lorsqu’il évoque par exemple Louis XIV, Napoléon Ier ou le chevalier Bayard au sujet de la liberté du pays ou de la mort pour la patrie, ou encore les écrits de Victor Hugo, Gómez Carrillo n’aurait-il pas pu trouver de pareils exemples dans l’histoire centre-américaine ? Doit-on voir ici une certaine paresse de l’auteur ou son respect démesuré pour l’ouvrage d’origine et les grands personnages qui y apparaissent ?
14Concentrons-nous cependant sur les détails, les mots, les expressions modifiés ou ajoutés par Gómez Carrillo dans ce cadre et ses traductions fidèles du texte d’origine. En effet, il me semble que c’est dans de petits ajouts que va se nicher la différence et que nous allons pouvoir dessiner peu à peu l’identité nationale que Gómez Carrillo veut contribuer à forger.
15Tout d’abord il est évident que l’auteur n’a d’autre choix que de modifier certains détails tel que l’âge de la majorité (Gómez Carrillo : parte I, capítulo I, 5°, « La obediencia, la autoridad paterna », p. 8) ou la situation spécifique du Guatemala concernant le service militaire :
Voyez cette section de troupes qui sous les ordres d’un capitaine est en plein exercice : ils ne sont pas plus de cents soldats, car il est impossible, au vu des maigres ressources du pays, d’entretenir d’importantes forces armées. (Parte I, capítulo III, 10°, « El servicio militar », p. 36)11
16Mais si ces modifications semblent correspondre simplement à l’adaptation à la réalité économique centre-américaine, d’autres omissions font sens. Ainsi dans le chapitre consacré à la gratitude et au respect envers le maître d’école (partie I, chapitre II), le livre de Mabilleau explique que, grâce à l’école, les enfants pourront devenir de bons citoyens :
si tu ne connais pas un peu l’histoire et la géographie de ton pays, ses frontières, son territoire, la manière dont la France est organisée, par qui elle est gouvernée, quelles sont ses lois, c’est comme si tu ne savais pas lire, car tu ne comprends rien à ce que tu trouves dans les journaux et dans les livres ; tu ne peux pas voter : tu n’es pas un citoyen. (Partie I, chapitre II, leçon 3, « L’obéissance et le respect », p. 27 ; nous soulignons)
17Il s’agit donc en d’autres termes de former les futurs citoyens, et tout bon citoyen doit connaître son pays, son histoire, sa géographie, son fonctionnement. On retrouve chez Gómez Carrillo la même citation, à une nuance près :
si tu ne connais pas un peu l’histoire et la géographie de ton pays, ses frontières, son territoire, l’actuelle organisation du Guatemala, les liens que nous unissent au Costa Rica, au Honduras, au Nicaragua et au Salvador, la forme de gouvernement que nous avons, les lois qui nous gouvernent, les ressources que notre sol recèle pour le bien-être individuel et général ; si tu ne connais rien de tout cela c’est comme si tu ne savais pas lire, car tu ne comprends rien de ce que disent les journaux et les livres ; auquel cas tu n’es pas un citoyen digne de ce nom. (Parte I, capítulo II, 3°, « La gratitud y el respeto », p. 17)12
18Si l’école forme toujours à devenir citoyen, il ne s’agit plus de voter ici. Écho direct du régime électoral guatémaltèque qui distingue les habitants du Guatemala/guatémaltèques, et les citoyens qui ont le droit de vote13. Mais si le cadre de la citoyenneté est logiquement le Guatemala, celui de la patrie est l’Amérique centrale, comme l’annonce Gómez Carrillo dans son prologue :
Bien que dans ce livre nous ayons inséré quelques concepts qui tendent à renforcer la sympathie qui doit animer les Centre-Américains entre eux, il est important que chaque fois qu’on l’estime opportun, le maître rappelle à l’élève que les enfants d’Amérique centrale sont tous frères, et que si l’homme doit avoir en estime tout autre homme, même s’il est étranger, la tendresse avec laquelle il verra ses compatriotes doit être spéciale, et en Amérique centrale on doit considérer comme membres d’une même nationalité et même d’une même famille les enfants du Guatemala, du Costa Rica, du Honduras, du Nicaragua et du Salvador. (Gómez Carrillo : XII, Instrucciones à maestros y maestras)14
19Alors qu’il prétend adapter le livre de Mabilleau « à la condition sociale du Guatemala et à sa qualité de membre de la famille centre-américaine », on voit ici qu’au-delà du Guatemala c’est bien la nationalité centre-américaine, la patrie commune, qu’il s’agit d’encourager. Il nous reste donc à voir quelles sont les spécificités de cette communauté imaginée, et la façon dont elle transparaît au fil du texte.
La patrie : un canevas commun ?
20C’est dans le chapitre concernant la patrie (partie I, chapitre III) que nous allons trouver le plus de différences et d’ajouts. Chapitre situé au centre de nos réflexions puisqu’il s’agit ici d’analyser le processus de construction de l’imaginaire national tel qu’il apparaît dans l’adaptation d’un manuel français. Pour l’auteur, il faudra forcément passer par une adaptation puisque la patrie ou la nation envisagée ne peuvent avoir les mêmes caractéristiques que la nation française – du moins sur certains points.
21Le chapitre consacré au thème de la patrie, dans les deux manuels, débute par l’évocation de la superstition, bien vite opposée à la science – une introduction inhabituelle pour un tel sujet, que l’on peut sans doute replacer dans l’atmosphère positiviste et l’attachement à la science qui caractérisent la fin du xixe siècle. Puis la deuxième leçon porte sur l’amour de la patrie, avant que soient successivement abordés le respect des souvenirs, le chauvinisme, la prospérité, la gloire et la liberté du pays, l’obéissance aux lois, le service militaire, la discipline, la mort pour la patrie et enfin l’humanité. On a autrement dit des leçons d’abord consacrées à la définition de ce qu’est la patrie et ce qui nous y attache, puis une série de devoirs du patriote envers son pays. Le cadre général des relations à la patrie semble donc être le même pour les deux auteurs. On retrouve ainsi la traditionnelle métaphore de la « grande famille », à laquelle vont donc s’appliquer les mêmes sentiments, droits et devoirs que ceux qui interviennent dans le cadre familial qui a fait l’objet du premier chapitre du manuel de morale. On retrouvera aussi la constituante historique (la leçon sur le souvenir, le patrimoine commun), et les devoirs que sont le paiement de l’impôt, le service militaire ou encore le respect au gouvernant. Néanmoins, au-delà de ces lignes communes, tellement communes qu’on retrouve souvent le texte de Mabilleau traduit mot pour mot, certaines différences ou légers ajouts laissent entrevoir les spécificités du Guatemala et de l’Amérique centrale.
Caractérisation de la patrie centre-américaine
22Toujours dans ce même chapitre consacré à la patrie, nous pouvons souligner, dans la leçon sur l’amour de la patrie, une première différence entre le manuel français et le guatémaltèque : Mabilleau parle des « efforts que fait la patrie pour conserver son rang parmi les nations » (Mabilleau : 44, partie I, chapitre III, leçon 2), tandis que la patrie de Gómez Carrillo fait des « efforts […] pour être reconnue comme nation civilisée » (Gómez Carrillo : 28, parte I, capítulo III)15. On voit bien ici que Gómez Carrillo ne situe pas la réalité guatémaltèque qu’il décrit sur le même plan que la nation française, sur une sorte d’échelle des nations. La France a un rang à conserver, tandis que le Guatemala a un niveau à atteindre, celui de nation « civilisée » – une des ambitions constantes des régimes libéraux du xixe siècle.
23C’est pourquoi on retrouve logiquement dans d’autres pages l’idée du progrès, évoquée par exemple dans la leçon sur le chauvinisme : les Centre-Américains, selon Gómez Carrillo, ne doivent pas présumer de leur situation, « ni croire trop facilement que nous sommes plus avancés dans la course au progrès » (Gómez Carrillo : 31, parte I, capítulo III, 5°, « Exagerado orgullo nacional »)16. Le progrès apparaît ainsi comme un des signes distinctifs d’une région en manque de reconnaissance et lancée dans une course à la civilisation pour égaler les grands modèles européen et nord-américain.
24Le progrès réapparaît également dans une leçon me semble-t-il essentielle, celle qui traite du « respect des souvenirs » (parte I, capítulo III, 4°, « El respeto que merecen los recuerdos »). Cette leçon, à travers les conseils que l’auteur prodigue aux jeunes écoliers, ne traite de rien d’autre si ce n’est de l’émergence d’une mémoire collective. Ainsi la patrie se composerait non seulement des hommes qui l’habitent et du territoire où ils vivent, mais aussi des souvenirs communs, caractérisés par les monuments et autres œuvres, éléments d’un patrimoine national. Nous avons là une définition simple de ce qu’on entend le plus souvent par « mémoire nationale ».
25L’écolier est donc incité à respecter les souvenirs de la terre et des hommes qu’elle a portés, les « grands hommes de la France, les victoires de ses armées, les belles actions, les nobles travaux et les chefs-d’œuvre de ses enfants, ses ouvrages d’art et ses monuments, tout cela fait partie de son patrimoine, et nous devons y tenir comme à la patrie elle-même » (Mabilleau : 45, partie I, chapitre III, leçon 4, « Le respect des souvenirs »). Chez Gómez Carrillo, on retrouve presque exactement le même texte, à deux nuances près : ce n’est pas la famille guatémaltèque qui est évoquée mais la « famille centre-américaine et la terre centre-américaine »17, et les grands hommes célébrés sont donc « les hommes reconnus des divers États d’Amérique centrale » (Gómez Carrillo : 30, parte I, capítulo III, 4°)18. D’autre part, les monuments, partie intégrante du patrimoine, sont « modestes et peu nombreux »19, manière de marquer ainsi la spécificité de la réalité centre-américaine, au patrimoine moindre.
26Dans le même paragraphe Mabilleau lamente les destructions causées par la colère populaire – à demi-mot on lit ici une allusion aux saccages de la Révolution française. Chez Gómez Carrillo un tel vandalisme est repoussé hors des limites de la patrie, non exempte de tensions et conflits, puisque l’auteur précise :
Il est des nations où les accès de colère du peuple ont occasionné l’incendie de palais et d’églises ; mais le remords s’est ensuite fait sentir. Parmi nous, rien de cela n’est arrivé, bien que des malheurs occasionnés par les guerres de Centre-Américains contre des Centre-Américains n’aient pas manqué, on doit plutôt penser que des choses aussi tristes ne se reproduiront pas, la paix et la concorde prévalant à l’avenir sur cette terre privilégiée d’Amérique centrale. (Gómez Carrillo : 30, parte I, capítulo III, 4°)20
27La définition de la patrie amène finalement Mabilleau à définir ce qu’est le « bon Français » :
[Il] ne touche pas à ce qui fait la grandeur et la fortune de la France. Il ne faut jamais déshonorer sa famille, et c’est ce que font ceux qui insultent le passé de la France, aussi bien que ceux qui se révoltent contre son état présent. (Mabilleau : 45, partie I, chapitre III, leçon 4)
28Chez Gómez Carrillo, le bon Centre-Américain fait de même, à ceci près qu’il respecte également « tout ce qui représente les progrès atteints dans les domaines matériel et moral » (30, parte I, capítulo III, 4°)21. Et si le mauvais Français insulte le passé, le mauvais Centre-Américain insulte l’Amérique centrale elle-même en favorisant troubles et mutineries.
29Les efforts de Gómez Carrillo pour signifier les errements que représente une Amérique centrale désunie ne passent donc pas inaperçus, et il est évident qu’au-delà du Guatemala, c’est bien la patrie et la nation centre-américaine que l’auteur s’attache à décrire, à faire aimer et respecter dans son manuel, comme il l’annonçait en introduction. La lecture des leçons suivantes, expliquant au jeune écolier qu’il doit œuvrer pour la prospérité, la paix, l’ordre et l’entente avec les autres pays, vient confirmer une fois encore que Gómez Carrillo cherche à construire une patrie centre-américaine puisqu’il nous donne la définition suivante : l’Amérique centrale est formée par les « cinq nationalités dont se compose la patrie commune » (Gómez Carrillo : 32, parte I, capítulo III, 6°, « Debe quererse la prosperidad de su país »)22. On voit ici comment les concepts de nation, de nationalité et de patrie sont fluctuants et imbriqués, Gómez Carrillo attachant finalement dans ces lignes le concept de patrie à l’Amérique centrale et celui de nationalité aux États, tandis que dans son prologue l’Amérique centrale constituait une « misma nacionalidad » : le flou des concepts semble refléter l’incertitude de la situation guatémaltèque, où l’identité oscille constamment entre le Guatemala et la plus grande Amérique centrale dont l’union fait rêver.
30Attardons-nous pour finir sur les questions de cours situées à la fin du chapitre sur la patrie. Chez Gómez Carrillo, elles sont pour la plupart, et comme dans les autres chapitres, des traductions mot à mot des questions de Mabilleau, qui suscitent normalement des réponses-récitations du texte. On insistera cependant sur deux différences dans cet important chapitre. Tout d’abord la question quatre :
Pourquoi devons-nous tenir à conserver les monuments des siècles passés qui subsistent sur notre sol ? Quels sont les principaux monuments de la ville ou du pays que vous habitez ? Quels sont les grands hommes dont la France est le plus fière ? (Mabilleau : 60, partie I, chapitre III, exercices)
est plus détaillée chez Gómez Carrillo :
Pourquoi devons-nous nous intéresser à la conservation des monuments qu’a laissés en Amérique centrale le gouvernement espagnol et qu’on a érigé par la suite, et pourquoi devons-nous aussi essayer de conserver les quelques ruines de l’ancienne civilisation des indigènes qui existent ? Nommez les hommes les plus remarquables qu’a eus l’Amérique centrale, dans les faits d’armes ou les lettres, sans différence de partis politiques. (Gómez Carrillo : 40, parte I, capítulo III, ejercicios ; majuscules dans le texte original)23
31En plus d’insister sur sa neutralité politique comme il le fait dans d’autres manuels, Agustín Gómez Carrillo fait ici la seule et unique mention des populations indigènes originelles que nous trouverons dans ce manuel de morale. La question établit par ailleurs une nette distinction entre, d’une part, les monuments hérités de l’époque de la domination espagnole, et, d’autre part, les monuments construits au cours de la période indépendante, avant d’ajouter une question spécifique sur les ruines mayas. Il semblerait donc que l’Amérique centrale jouisse d’un triple héritage mémoriel : la Colonie, l’Indépendance et la période précolombienne, qui n’ont pas été évoquées dans le corps du chapitre et qui sont donc ici nettement distinguées, sans que l’auteur indique dans quelle mesure chacun des éléments entre dans l’élaboration de l’identité commune.
32Autre particularité des questions du chapitre sur la Patrie, la question six, ajoutée par l’auteur guatémaltèque, qui encore une fois traduit son désir, omniprésent dans l’ensemble de ses manuels, de voir renaître la fédération centre-américaine : « Nommez la raison de la fraternité qui prévaut aujourd’hui entre les Centre-Américains et qui aidera à l’union définitive recherchée » (Gómez Carrillo, 40, parte I, capítulo III, ejercicios)24.
Conclusion
33Pour conclure sur cet exemple d’adaptation d’un manuel de morale français par un auteur guatémaltèque, nous aimerions soulever quelques réflexions qui s’inscrivent dans la droite ligne des travaux menés dans cet ouvrage.
34L’adaptation menée par Gómez Carrillo peut sembler bien sommaire : en dehors du chapitre consacré à la patrie que nous avons étudié plus en détail, et des traductions des noms de personnages et de lieux, le texte proposé par le Guatémaltèque est en effet identique à celui du Français. Mais faut-il s’en étonner ? D’une part le Guatemala lorgne constamment sur ses modèles nord-américains et européens, qu’il érige en nations idéales qu’il veut égaler. De là rien d’étonnant à ce que la définition de la patrie soit la même dans les deux ouvrages, fondée sur les mêmes critères : la terre des ancêtres, de la famille, des grands hommes, et les souvenirs qui y sont attachés. D’autre part, n’oublions pas qu’à la fin du xixe siècle la philosophie comtienne est très présente en Amérique latine, et avec elle l’idée d’une morale universelle. Dans l’optique de la pensée positiviste, mais aussi dans la continuité d’une morale catholique elle aussi à vocation universelle, il semble donc logique que les piliers moraux prônés par Gómez Carrillo soient le calque pur et simple de ceux énoncés par le Français Mabilleau, en tant qu’ils s’inscrivent tous deux dans ces mêmes courants de pensée.
35Une question cependant : la copie presque conforme du manuel français par l’auteur guatémaltèque, et notamment la transposition des critères de définition de la patrie, nous renvoie-t-elle à l’existence d’une conception universelle de la patrie, déduite des modèles européens ? Plus qu’un va-et-vient entre Europe et Amérique, il s’agirait alors ici d’une transposition et assimilation de l’imaginaire européen par les élites guatémaltèques, un imaginaire plaqué sur les réalités autochtones par des dirigeants avides de « civilisation », et par conséquent désireux d’européaniser leurs sociétés. Mais alors la spécificité de la patrie centre-américaine que Gómez Carrillo cherche à construire – une patrie désunie, cinq États distincts – et le fait que l’histoire ait donné tort à l’auteur puisque cette patrie n’a jamais revu le jour sous la forme d’État-nation, peut nous amener à nous demander si ce concept de patrie ou de nation est bel et bien adaptable à toute réalité, et si l’imaginaire européen n’a pas seulement pris l’avantage sur d’autres formes d’identités qui auraient pu être plus adaptées à la réalité centre-américaine.
Notes de bas de page
1 Carreño Manuel Antonio, Compendio del manual de urbanidad y buenas maneras de Manuel Antonio Carreño, arreglado por él mismo para uso de las escuelas de ambos sexos. Única edición completa, cuidadosamente corregida con arreglo á la última ortografía de la Academia y aumentada con cuatro nuevos artículos importante, Paris/Mexico, Librería de la viuda de Ch. Bouret, 1910, 144 p. ; Mantilla Luis Felipe, Libro de lectura i°, Paris/ Mexico, Charles Bouret, 1885 ; Id., Libro de lectura 2°, Paris/Mexico, Charles Bouret, 1885 ; Id., Libro de lectura n° 3, ó sea autores selectos españoles é hispano-americanos, París/ México, Librería de Ch. Bouret, 1884 (8e édition).
2 Gómez Carrillo Agustín, Elementos de moral. Con arreglo al sistema de Mabilleau para uso de las escuelas de Centro-América, Guatemala, Tipografía la Unión, 1887, 65 p.
3 Mabilleau Léopold, Cours complet d’enseignement primaire rédigé conformément aux programmes du 27 juillet 1882, Paris, Hachette, 1883, 95 p.
4 « la condición social de Guatemala y a su calidad de miembro de la familia centro-americana ». Les citations sont traduites tout au long de l’article par nos soins.
5 Mabilleau Léopold, Cours d’instruction civique. Cours élémentaire et moyen, Paris, Hachette, 1883 et 1889 ; Id., Cours de morale : cours supérieur, Paris, Hachette, 1892 et 1907 ; Id., Cours de morale : cours élémentaire et moyen, Paris, Hachette, 1895 ; Id., Cours d’instruction civique : instruction civique, droit usuel, économie politique, Paris, Hachette, 1906 et 1914.
6 Cf. Accord du 3 septembre 1892, qui mandate Agustín Gómez Carrillo pour l’écriture d’une « historia patria » restée inachevée sous la plume de José Milla y Vidaurre.
7 Diccionario Histórico biográfico de Guatemala, Guatemala, Asociación de Amigos del País/Fundación para la Cultura y el Desarrollo, 2004.
8 Ce paragraphe synthétise les informations trouvées ici et là dans la presse, les manuels d’Agustín Gómez Carrillo, les archives et les textes officiels traitant dudit auteur.
9 « Instrucciones a maestros y maestras sobre el uso de este libro y la enseñanza del ramo en general ».
10 « condición social de Guatemala y a su calidad de miembro de la familia centro-americana ».
11 « Ved esa sección de tropas que á las órdenes de un capitán está haciendo ejercicio ; no pasan de cien soldados, porque no es posible, atendidos los escasos recursos del país, sostener mucha fuerza armada ».
12 « si no conoces un tanto la historia y la geografía de tu país, sus fronteras, su territorio, la actual organización de Guatemala, los lazos que nos unen à Costa-Rica, Honduras, Nicaragua y El Salvador, la forma de gobierno que tenemos, las leyes que nos rigen, los recursos que nuestro suelo encierra para el bienestar individual y general ; si no conoces algo de todo esto es como si no supieras leer, pues nada comprendes de lo que dicen los periódicos y los libros ; en tal caso no eres un ciudadano digno de tal nombre ».
13 L’article 8 de la Constitution de 1879 précise ainsi que sont citoyens les Guatémaltèques profitant d’une rente ou titulaires d’un office, ou les militaires ; la Réforme de 1885 précisera que sont aussi citoyens les Guatémaltèques sachant lire et écrire.
14 « Aunque en este libro hemos intercalado algunos conceptos que tienden á robustecer la simpatía que ha de animar á los centro americanos entre sí, importa que cada vez que se estime oportuno, recuerde al alumno el maestro que son hermanos todos los hijos de Centro-América, y que si el hombre debe estimar á cualquiera otro hombre, aunque sea extranjero, especial debe ser el cariño con que vea á sus paisanos, y en la América Central deben considerarse como miembros de una misma nacionalidad y aún de una común familia los hijos de Guatemala, Costa-Rica, Honduras, Nicaragua y El Salvador ».
15 « esfuerzos […] por acreditarse como nacionalidad civilizada ».
16 « ni creer con demasiada facilidad que estamos muy avanzados en la carrera del progreso ».
17 « familia centro-americana y la tierra centro-americana ».
18 « los hombres distinguidos de los varios Estados de la América Central ».
19 « modestos y escasos ».
20 « Hay naciones en donde los arrebatos de la ira popular han ocasionado el incendio de palacios y de iglesias ; pero después se ha hecho sentir el arrepentimiento. Entre nosotros, nada de eso ha ocurrido, aunque no han faltado desgracias ocasionadas por las guerras de centro-americanos con centro-americanos, si bien debe creerse que no se repetirán cosas tan tristes, prevaleciendo en lo futuro la paz y la concordia en esta privilegiada tierra de la América central ».
21 « todo lo que significa progresos alcanzados en lo material y en lo moral ».
22 « cinco nacionalidades de que se compone la patria común ».
23 « ¿ Por qué debemos interesarnos en conservar los monumentos que en Centro-América dejó el gobierno español y los que se han levantado después, y por qué debemos también tratar de que se conserven las pocas ruinas que existen de la antigua civilización de los indígenas ? Dígase quiénes fueron los hombres más notables que ha tenido Centro-América en las armas y en las letras, sin diferencia de partidos políticos ».
24 « Dígase la razón de la fraternidad que hoy va prevaleciendo entre los centro-americanos y que ayudará á la unión definitva que se busca ».
Auteur
Université François-Rabelais,
ICD, Tours
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Citoyenneté et liberté
Dans l’Empire britannique et les jeunes États-Unis (xviie-xixe siècle)
Anne-Claire Faucquez et Linda Garbaye (dir.)
2021
Histoire en marges
Les périphéries de l’histoire globale
Hélène Le Dantec-Lowry, Marie-Jeanne Rossignol, Matthieu Renault et al. (dir.)
2018
« Ne t’appuie pas sur un mur, appuie-toi sur ton frère »
Structure familiale et émancipation des jeunes au Maroc
Béatrice Lecestre-Rollier
2021
Sahara Occidental
Conflit oublié, population en mouvement
Francesco Correale et Sébastien Boulay (dir.)
2018
Censures et manipulations
Dans les mondes ibérique et latino-américain
Jean-Louis Guereña et Mónica Zapata
2013
Identités juives en Europe centrale
Des Lumières à l’entre-deux-guerres
Daniel Baric, Tristan Coignard et Gaëlle Vassogne (dir.)
2014