« Provincialiser l’Europe », le cas de l’État et de la nation
p. 33-50
Texte intégral
Provincialiser l’Europe
1Cette expression qui doit être entendue comme un appel à « provincialiser », et donc délimite un programme, a été forgée par Dipesh Chakrabarty dans Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (Chakrabarty, 2009)1.
2Elle signifie que, de même que la critique du phénomène de l’« orientalisme » (Edward Saïd) n’a pas réussi à l’éradiquer, de même « une certaine version de l’“Europe”, réifiée et célébrée dans le monde phénoménal des rapports de pouvoir quotidien en tant que scène de naissance de la modernité, continue de dominer le discours de l’histoire. L’analyse est impuissante à l’éradiquer » (Ibid. : 68). Ainsi, Dipesh Chakrabarty montre-t-il que les subalternes, les intellectuels et universitaires qui s’efforcent de sortir leur pays de la sujétion coloniale, font partie de ce discours de l’histoire européen, qu’ils le partagent dans ses grandes lignes. Les sciences sociales continuent de penser dans les cadres de la modernité politique que l’Europe est parvenue à imposer comme l’unique paradigme de l’histoire mondiale, ou la Weltgeschichte hégélienne.
3Ce que l’auteur appelle l’Europe représente d’abord une histoire, un récit de l’histoire qui a pu très longtemps ignorer les histoires non occidentales, ce qui n’est pas possible pour les historiens des Post colonial studies, d’où une « inégalité d’ignorance », une asymétrie dans l’ignorance. Le problème est que l’Europe a prétendu écrire une histoire valant pour tous les peuples, universellement, la fameuse Weltgeschichte. Ce qui ironiquement s’est révélé vrai, s’il est vrai que les non-Européens pensent leur histoire dans celle-ci.
4Cependant, comme il n’échappe à personne qu’avoir été colonisé et s’être libéré signifie avoir été contraint violemment d’entrer dans l’histoire de l’Europe, les personnes du tiers-monde ont à leur disposition une catégorie de la théorie de l’histoire qui rend compte de leur situation actuelle en termes de « transition », transition vers le projet de la modernité que le colonialisme aurait retardé tout en en dessinant le programme : la famille nucléaire, la citoyenneté, abstraction étant faite des appartenances communautaires, la distinction du privé et du public, la séparation du religieux et du politique, le développement économique, le rejet ou la neutralisation des traditions et coutumes, etc.
5Or pour l’Europe la modernité est à la fois une époque, un projet (selon Habermas, c’est celui de l’émancipation rationnelle) et la promotion de la notion d’un « sujet », se constituant dans un rapport ambivalent au pouvoir : à la fois sujet constituant de la puissance souveraine, on parlera du citoyen, et sujet constitué et assujetti dans des rapports sociaux et des relations de pouvoir, dont principalement celui de l’État. Citoyen, sujet, personne privée, d’où distinction du public et du privé, sujet de droits (naturels), État rationnel et libre, nation : voilà la grammaire du discours de l’histoire de l’Europe.
6Si donc les postcoloniaux se pensent et se vivent dans la transition historique, alors il n’y a pas lieu de s’étonner que les catégories du libéralisme démocratique (que je viens de rappeler) soient conçues comme des instruments d’émancipation et de modernisation. Dans les polémiques politiques, dans le tiers-monde, ce sont ces catégories qui sont opposées à l’autoritarisme, la corruption, la violence étatique.
7Mais ces polémiques ne mettent pas en présence les tenants de l’émancipation rationnelle contre les forces de la réaction économique et politique, opposant d’un côté ceux qui défendent l’intérêt général national et les droits humains et de l’autre des oligarchies brutales soumises aux diktats de l’Empire. Elles mettent en évidence également ce que Chakrabarty nomme des « consciences anhistoriques », des sujets qui, au regard de l’histoire européenne, sont considérées comme des « survivances » de formes communautaires non seulement détruites par la colonisation, mais qui selon l’historicisme européen appartiennent définitivement à un moment dépassé de l’histoire universelle. La caractéristique fondamentale de l’histoire européenne, c’est-à-dire de l’histoire racontée par l’Europe, est moins l’affirmation de sa linéarité, comme on le dit souvent, que celle de l’unicité de l’histoire et de la non reconnaissance de la « différence historique ». Lorsque celle-ci se fait jour, alors l’historicisme en dénie la valeur en la réduisant au statut de survivance, d’archaïsme ou d’arrêt dans le développement. Mais la différence historique peut prendre un autre sens. Non comme réalité patrimoniale qu’il faut sauvegarder, comme on a prétendu sauvegarder les Indiens d’Amérique du Nord en leur octroyant des réserves, mais comme élément toujours vivant, hétérogène aux catégories de l’Europe et, pour cette raison, capables de prendre l’initiative de passer des alliances avec la modernité : « L’histoire de l’Inde moderne colonial regorge d’exemples de moments où les Indiens se sont arrogé une subjectivité précisément en mobilisant dans le contexte des institutions modernes et parfois au nom du projet mobilisateur du nationalisme, des dispositifs mémoriels collectifs à la fois antihistoriques et non modernes » (Ibid. : 84). Le concept de différence historique qui est au cœur de l’ouvrage est un concept très important. Il a une double portée, simultanément descriptive et critique. D’un côté, il désigne le fait que, si l’on adopte une démarche herméneutique devant certaines pratiques sociales et culturelles des ex-pays colonisés, et si on résiste à la tentation (européenne) de les soumettre à l’analyse objectivante, si on essaye de saisir le sens que ces pratiques ont pour ceux qui y participent, on constate que le même sujet vit dans des histoires plurielles sans avoir le besoin de les unifier et de les totaliser dans un « maintenant » unique et homogène. La participation qu’il appelle « pré-analytique » à un monde (par exemple celui de la magie ou de certains rites) peut coexister dans le même sujet avec une approche scientifique et « moderne » du monde contemporain : « On raconte qu’au cours des années 1930, C.V. Raman (prix Nobel de physique) se dépêchait de rentrer chez lui depuis son laboratoire à Calcutta afin de “prendre un bain rituel avant l’éclipse solaire”. Un jour qu’on l’interrogeait à ce propos, le physicien aurait répondu : “Le prix Nobel ? C’était de la science. Une éclipse solaire, c’est personnel” » (Ibid. : 374). D’autre part, la « différence » permet de déconstruire les présupposés de l’histoire européenne, en montrant qu’elle est un historicisme et un décisionnisme. L’historicisme selon Chakrabarty consiste « à penser l’histoire comme un processus dans lequel ce qui est possible devient réalité en tendant vers un futur singulier » (Ibid. : 368) et chaque présent comme une totalité ou une totalisation qui clôt tout possible. Le décisionnisme, autre face du modernisme, est cette attitude qui comprend le passé et le futur comme « si des décisions normatives pouvaient être prises les concernant » (Ibid. : 365). Historicisme et décisionnisme supposent un temps homogène de l’histoire où se réalise tout ce qui pouvait se réaliser, créant des généalogies unes et totales.
8Toutefois, la déconstruction ne conduit pas à proclamer que le récit européen de l’histoire est faux et qu’il faut le rejeter définitivement. Marx a montré que le véritable universel, l’universel réel – et non théorique ou idéologique – se réalisait, celui du capital. La catégorie du capital unifie effectivement le monde et le rend connaissable, et toutes les histoires particulières peuvent être connues du point de vue de cette catégorie, « c’est-à-dire sous l’aspect de leurs différences avec elle (i.e. l’histoire mondiale unifiante et unifiée) » (Ibid. : 71). Cette histoire du capital, Chakrabarty l’appelle l’Histoire 1, dont la caractéristique essentielle est l’abstraction réelle du « travail abstrait » et de la valeur d’échange, abstraction qui permet son universalisation et sa puissance de domination, la subsomption réelle du capital. De cette histoire, il distingue l’Histoire 2, également aperçue par Marx, faite des différences, de formes pré-capitalistes qui sont les présuppositions du capital ou ce que le capital a dû et doit encore intégrer dans son processus sans fin de valorisation. Ce n’est qu’une fois constitué que le capital se donne ces présuppositions comme ayant été sa préhistoire et, quand il les rencontre ailleurs, comme des formes en devenir et qui n’ont « pas encore » atteint le stade de leur réalisation : « Les Histoires 2 ne constituent pas l’Autre dialectique de la logique nécessaire de l’Histoire 1. Mieux vaut concevoir l’Histoire 2 comme une catégorie dont la fonction est d’interrompre constamment les élans totalisants de l’Histoire 1 » (Ibid. : 121).
9Qui conçoit l’Histoire 2 comme « catégorie dont la fonction est d’interrompre les élans totalisants de l’Histoire 1 » ? À l’évidence il faut appartenir à l’un des mondes de l’Histoire 2 et ne pas le considérer comme « survivance » ou état de « transition » au sein de l’Histoire 1. Retournement dialectique surprenant : en tant que participants à l’extension de la soumission de toute chose au capital, les subalternes et les Européens se retrouvent avec une histoire commune, mais qui affecte inégalement les uns et les autres, l’Histoire 1. Les premiers qui connaissent leur différence historique, leur situation dans l’Histoire 2, à qui il arrive d’en conserver des formes et à partir d’elles de « passer des alliances » avec la modernité, savent quelque chose que les seconds ignorent : à savoir que l’Europe et l’universalisme des Lumières représentent un des possibles de l’Histoire qui s’est réalisé par la violence symbolique et militaire. Il ne faut pas céder au sophisme que dénonçait Walter Benjamin qui remarquait que, jusqu’à présent l’Histoire étant écrite par les « vainqueurs », ce serait la version triomphante qui devrait être tenue pour la « vraie », l’unique et donc celle que l’on devrait sanctifier. Les subalternes qui, au-delà de leur demande de la juste reconnaissance de leur différence historique et culturelle ont donc un « avantage » sur l’histoire européenne et une tâche vis-à-vis de leurs propres théories, assumer que l’Europe est déjà « provincialisée » : « Mais la conscience que, bien que “nous” travaillions sur des archives différentes, “nous” faisons tous de l’histoire “européenne”, ouvre la perspective d’une politique et d’un projet d’alliance entre les histoires métropolitaines dominantes et les passés périphériques subalternes. Ce projet, nous l’appellerons provincialiser l’“Europe”, cette Europe que l’impérialisme moderne et le nationalisme (du tiers-monde) ont, conjointement et violemment, contribué à rendre universelle » (Ibid. : 87). J’ajouterai, et j’y reviendrai, que pour nous Européens, surtout si nous prétendons travailler dans le sens de la philosophie ou de la pensée critique, à l’époque de la mondialisation, provincialiser l’Europe doit être également notre tâche.
10Je reviens un instant sur l’entreprise de Dipesh Chakrabarty. Elle s’inscrit dans le cadre de l’analyse critique (déconstructionniste ?) qu’il mène de la pensée postcoloniale à la constitution de laquelle il a participé, avec bien d’autres. On peut faire un parallèle avec Judith Butler et son rapport à la pensée féministe. Cette comparaison montrerait que l’une et l’autre ont ressenti le besoin politique et théorique de réexaminer des concepts et des catégories utilisés par la pensée critique pour à leur tour les soumettre à une critique. Le motif pourrait être exprimé simplement ainsi. Le féminisme et le postcolonial, à travers leur critique, sont à la recherche d’une pensée autonome, d’un affranchissement des cadres, modèles, paradigmes, etc. des situations historico-politiques contre lesquelles ils luttent. Mais dans leur combat théorique contre les normes imposées de la sexualité hétérosexuelle et de la domination masculine, ou bien dans la lutte pour dénoncer l’emprise de la pensée du colonisateur et toutes les formes d’injustice culturelle qu’ils ont subies, ces deux courants émancipateurs rencontrent une contradiction qui en fait leur limite. Cette contradiction consiste à réinvestir dans la lutte théorique des concepts et catégories constitutives de la pensée critiquée, ou inséparable d’elle. Et dans la mesure où il a été montré que la subjectivité du (ou de la) subalterne, du (de la) dominée, du (de la) colonisée, se constitue au sein de relations de savoir-pouvoir, il est imprudent de reprendre sans examen critique des éléments de ce savoir-pouvoir, dans le même moment où le sujet qui critique, et qui dans cette critique revendique son autonomie, prétend se libérer de la position où le colonialisme (ou la domination masculine) l’a placé. Le risque est de produire une critique illusoire, à bon marché théorique et qui pourra être acceptée par la pensée coloniale devenue postcoloniale, ou celle de la domination masculine devenue pro féministe. Et ce faisant de contribuer à légitimer ce qu’il y a de non-dit, de non interrogé dans ces pensées, et ainsi de leur assurer le statut envieux de pensée « naturelle », alors qu’elles ne sont que celles du dominant « vainqueur ». C’est pourquoi la percée décisive a été effectuée par Judith Butler avec son concept de Queer, de « trouble dans le genre », qui a la ressource de déstabiliser aussi bien la pensée féministe que la pensée « masculiniste ». Je crois qu’on peut comprendre l’entreprise de Chakrabarty comme répondant à un objectif de ce genre : inviter la pensée postcoloniale à un triple examen : prendre conscience de ce qui est accepté dans la critique elle-même ; qu’il est impossible de refuser cet héritage dans la mesure où il nous constitue pas seulement comme subalternes mais comme critiques ; et se demander dans quelle mesure il est possible de déprendre sa pensée des présupposés les plus lourds de l’Europe.
11Comment concevoir et pratiquer la provincialisation de l’Europe ? N’étant pas spécialiste de l’Amérique latine, j’ai pris appui sur le libellé de cet ouvrage pour proposer deux pistes de réflexion que je soumets sur cette provincialisation de l’Europe par des Européens. Puis j’essayerai d’en venir à la question de l’imaginaire de l’État et de la nation de ce point de vue.
12La première forme sans doute la plus fondamentale est de connaître d’autres « archives » que les nôtres, et cela à divers niveaux, pas nécessairement académiques. Connaître pour travailler non pas sur les archives (attitude encore « scientifique »), mais à partir d’elles, pour construire à partir d’elles d’autres récits qui peuvent coexister avec « nos » archives officielles. On peut projeter, plus largement, à partir d’elles de réécrire l’histoire du sujet, de l’individu, du pouvoir, de l’autonomie, en se décentrant et en acceptant la différence et l’hétéronomie des régimes d’historicité. Pas plus que Chakrabarty appelle les intellectuels subalternes postcoloniaux à un relativisme culturel ou à substituer une centralité – la leur – à l’autre (l’européenne), pas davantage il ne s’agit de chercher un autre centre historique (la Chine ?). Il s’agit bien plutôt de la difficile conversion de la pensée européenne en pensée sans centre. De la même façon qu’il s’agit de pluraliser les récits historiques, les temporalités historiques, de rompre avec l’historicisme et l’évolutionnisme (fondement des doctrines du développement, des théories du « développement inégal » marxien). On dira que le multiple et l’hétérogène, s’ils n’obéissent pas à une loi de composition sont tout simplement impensables, laissant la pensée sidérée devant l’absence d’unité. Nous devons apprendre qu’il y a de multiples façons de se représenter le multiple et l’hétérogène ainsi que leur unification. Mais surtout, il nous faut nous tourner vers les expériences qui, déjà, sous nos yeux, réalisent des unions ou des « alliances » entre différences hétérogènes : je pense à la « créolisation », selon le concept qu’en donne Édouard Glissant. Je pense aussi à la façon dont les mouvements indigènes en Équateur ou en Bolivie essayent d’imposer dans la modernité politique des formes démocratiques communautaires et non individualistes. Le projet de provincialiser ne s’inscrit donc pas dans un relativisme qui réanimerait, une fois de plus, l’inlassable et lassant « débat » de l’universalisme et du relativisme. Dans un livre au titre explicite, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Jack Goody plaide pour une démarche comparatiste entre civilisations sur les « questions telles que les traits communs et individuels de la vie humaine, les activités mercantiles et non mercantiles, la démocratie et la “tyrannie” » (Goody 2010 : 15). Le comparatisme, loin de nourrir le relativisme conduit à montrer la pluralité des expériences humaines concernant, par exemple, la famille, le sujet, la démocratie, les différences étant conçues comme étant des « variations mutuelles » (p. 18). Il peut ainsi soutenir que les valeurs « humanistes » telles que la démocratie, l’individualisme, l’égalité et la liberté se retrouvent dans des sociétés différentes des sociétés européennes, si l’on se donne la peine de reconstituer les contextes particuliers où elles fonctionnent pratiquement et spécifiquement, et non les isoler et les soumettre à une évaluation par rapport aux valeurs que l’Europe s’attribue, souvent moyennant une simplification idéologique de sa propre histoire.
13Deuxièmement, provincialiser l’Europe peut signifier cesser de considérer certains concepts comme porteurs d’une valeur et d’une signification universelle, parce qu’ils peuvent être repris dans d’autres cultures ou dans des sociétés subalternes avec la même charge moderne et émancipatrice. Pour reprendre le vocabulaire de Chakrabarty, on dira que l’Histoire 2 peut accueillir des éléments de l’Histoire 1 et montrer ainsi qu’il n’y a pas que la voie européenne pour la modernisation, ou que le seul telos de l’Histoire n’est pas la domination de la nature pour la gloire de l’émancipation du genre humain. On comprend la tragique ambiguïté des livres en sciences sociales et des analyses politiques qui critiquent les États corrompus, violents, autoritaires dans les pays postcoloniaux, qui critiquent l’injustice, l’exploitation et l’asservissement en recourant à la rhétorique du « pas encore » : « pas encore » démocratiques, « pas encore » d’État de droit, « pas encore » laïque ou séculier, « pas encore » de citoyenneté libérale. La charge critique de la catégorie de « transition » est évidente puisqu’en désignant un « retard », elle mesure l’écart avec des normes universelles et désirables et désigne les tâches progressistes à accomplir. Mais du même coup, elle doit emporter dans sa critique les éléments non « développés » socialement et culturellement de sa société. Laissant échapper les ressources de l’Histoire 2, elle valorise l’Histoire 1 et au nom des valeurs modernes européennes bénit par avance un monde et une histoire structurés par le capital.
Les imaginaires de l’état et de la nation
14Traiter du thème des imaginaires de l’État et de la nation ne peut pas ignorer le moment qui est le nôtre et où se formule notre questionnement. Je préfère parler de situation postcoloniale plutôt que de mondialisation et/ou globalisation. La mondialisation désigne plutôt un processus, en voie constante de réalisation, au sein de jeux de contradictions, de valorisation et reproduction élargie du capital à l’échelle de la planète. Elle a lieu sous la forme de la démocratie, c’est-à-dire des Droits de l’Homme et du marché, et, du coup, sous la forme d’une généralisation – faussement appelée universalisation – de l’hégémonie idéologique de l’Europe continentale et atlantique. La valorisation et reproduction du capital a, entre autres effets, comme y insiste Dipesh Chakrabarty, d’homogénéiser le temps historique, en contraignant un grand nombre de peuples à choisir entre la résistance (progressiste ou régressive-fasciste) ou le consentement à cette homogénéisation. Le consentement signifie le passage d’une situation de dominés ou de subalternes à une position de partenaires revenant à la reconnaissance des thèmes de l’hégémonie idéologique comme constitutifs de la « modernité » mondialisée. Du côté de la résistance, paradoxalement, on retrouve la même reconnaissance. Pour la résistance régressive et fasciste, l’hégémonie de l’Europe est refusée précisément parce qu’elle s’identifie au moment actuel. Pour la résistance progressiste révolutionnaire l’hégémonie idéologique et la mondialisation sont critiquées au nom des principes et des valeurs de la même idéologie ; c’est l’Europe capitaliste retournée contre elle-même. Ce mouvement critique peut prendre au moins deux formes. La première consiste à distinguer un noyau de principes et de valeurs apparu historiquement avant la naissance du capitalisme, mais solidaire du statut conquis par une nouvelle classe révolutionnaire, la bourgeoisie, d’abord d’Ancien Régime et peu à peu commerçante, bancaire et enfin industrielle. Je parle de la pensée du premier libéralisme démocratique (avec toutes ses nuances, depuis Locke à Rousseau). Cette pensée va progressivement s’accorder avec l’apparition des rapports sociaux proprement capitalistes et, sous la forme de l’axiomatique des Droits de l’Homme, sacrer le bourgeois propriétaire2. D’où la distinction avancée par Benedetto Croce entre « libéralisme » et « libérisme ». Mais le libérisme ne peut exister sans son idéologie, ce sera celle de la prépondérance du marché et celle du néo-libéralisme dont la conséquence est de vider les principes libéraux démocratiques de toute la force et de toute l’efficience politiques qui leur permettaient d’avoir des rapports conflictuels avec le principe du « marché ». Wendy Brown a parlé de « dé-démocratisation », pour désigner les effets sur le citoyen libéral de l’extension de l’homo œconomicus, et de la rationalité instrumentale, calculatrice, égoïste à l’ensemble des activités de la société et singulièrement celles de la citoyenneté. Or pour critiquer ce sujet néo-libéral et dénoncer la dé-démocratisation, il est frappant que la stratégie argumentative consiste à lui opposer les potentialités émancipatrices contenues dans les valeurs du citoyen du (premier) libéralisme démocratique. Quand ce n’est pas chez les plus naïfs, la croyance qu’il a effectivement existé un âge d’or de la démocratie et que ses principes étaient, à l’époque, effectivement universels et universalisables, étant fondés dans la « nature » ou la « raison » humaine. Or ceci est bien évidemment un mythe.
15Notre actualité postcoloniale nous rend réceptifs au projet de provincialisation, nous donnant l’occasion d’essayer de nous penser du dehors, en quelque sorte, ou plus exactement au bord de notre culture politique pour percevoir que l’Europe est le nom d’un ensemble de « décisions » historiques, comme le dit François Julien dans son entreprise comparatiste entre le logos grec et la pensée chinoise, singulièrement taoïste. Parler de décisions est une façon un peu dramatique de souligner que l’histoire est faite de contingences, de bifurcations et de « maintenants » fragmentaires et irréductiblement pluriels (Chakrabarty 2009 : 373) qui sont autant de « possibles » existants. Il nous est peut-être plus facile de comprendre autrement des concepts comme ceux d’État et de nation, quand nous sommes confrontés au travail des subalternes qui rejettent le caractère « normal », c’est-à-dire rationnel de ces concepts, délivrant le sens d’une Histoire 1 et totale.
16Comme je ne partage pas la thèse du déconstructionnisme selon laquelle tout est « discours », qu’il n’y a pas de « hors texte », je distingue deux niveaux d’analyse :
L’État, la nation, le peuple, concepts européens de la politique, seront considérés comme des « fictions » ;
Le système des États-Nations sont des réalités constituées historiquement en Europe et progressivement étendues au monde, selon des modalités et des réalisations évidemment variées.
17Le triomphe historique de (2) accrédite l’idée que (1) est la vérité de l’Histoire mondiale, sa fin et son sens, son « moteur » et son « sujet ». Si on se demande comment (1), né dans des circonstances particulières est devenu universel, au point d’avoir rejeté d’autres concepts et catégories politiques dans la rubrique des « retards », « survivances », ou état de « transition vers la modernité », la réponse réside en (2), c’est-à-dire dans l’histoire profane faite de combats et de triomphes : les guerres, l’impérialisme, les colonisations, les décolonisations, le racisme, la reproduction de l’accumulation du capital dans les « périphéries ». Si l’on accorde cela, il reste encore deux questions.
18Premièrement, pourquoi est-ce en Europe que s’est constituée l’hégémonie de (1) et l’évidence que c’est sa vérité qui explique (2) ? Deuxièmement, pourquoi, et comment, le triomphe mondial, l’universalisation réelle de (1) et (2), au point que pour les dominés, les subalternes, les ex-colonisés, c’est au nom de (1) qu’ils prétendent sortir du « sous-développement », qu’ils en appellent à la « bonne gouvernance », à la « modernisation » et à la « démocratisation », retrouvant le discours du FMI, des G8 et G20, partagé par la plupart des ONG et diffusé par l’ONU ? Les deux questions portent en définitive sur l’énigme de l’universalisation qui est au cœur de la philosophie hégélienne de l’histoire et qui a été comprise par Marx comme mondialisation progressive du marché et intégration des périphéries.
19À la première question, on doit répondre que si on s’intéresse à la formation des concepts de (1), on peut montrer qu’ils proviennent d’origines « impures » constituées dans les rapports sociaux et leurs luttes. Les concepts de « citoyen », de « peuple », de « souveraineté », de « liberté » et d’« égalité », de « constitution », de « séparation des pouvoirs » ou d’« équilibre », etc. loin de provenir d’un « progrès » de la raison politique, expriment la conscience, tantôt anticipée, tantôt rétrospective des tâches pratiques de classes ou couches sociales engagées dans des combats pour leur hégémonie. La thèse althussérienne selon laquelle « la philosophie est la lutte des classes dans la théorie » convient parfaitement bien pour qualifier le processus de constitution des concepts de (1). On reprochera à cette présentation d’être « réductrice » et de manier de façon non critique la notion d’« expression ». C’est pourquoi il faut faire un pas de plus pour expliquer l’élévation à l’universel de ces concepts. À ma connaissance, Marx, le premier, a proposé dans L’idéologie allemande, une théorie de la transformation en universels de concepts expressifs d’intérêts théoriques particuliers. Sans pouvoir s’y arrêter suffisamment, relevons ce point qui me paraît fondamental et commander tous les autres. Socialement, « toute classe, dit Marx, qui aspire à la domination, […] doit conquérir d’abord le pouvoir politique » (Marx-Engels 1972 : 105). Cette assertion n’a de sens que si on a déjà affaire à une division du travail qui implique la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier, ou de la famille, ou de la communauté singulière et « l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relation entre eux » (Ibid. : 103). Or l’intérêt collectif existe sous deux formes, la forme idéelle, celle de la représentation « en tant qu’intérêt général » et « dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail » (Ibid.). La contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif « amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire » (Ibid. : 105). On voit que c’est grâce à, ou sous la forme de l’État, que l’intérêt collectif « comme intérêt général » théorisé par les philosophes, acquiert le statut d’universel à la fois idéel et réel. La « communauté illusoire » dont parle Marx est illusoire parce qu’elle est posée et représentée comme « séparée » de la société des rapports de dépendances des individus. Mais elle est en même temps réelle parce qu’elle produit des effets matériels sur les individus, à commencer sur leurs représentations de ce qu’est « l’intérêt général ». L’État est donc le puissant opérateur d’universalisation. Passons du côté des philosophes de la chose politique. Ils n’échappent pas à la division du travail, ils n’existent pas hors des rapports sociaux. Comme philosophes, ils sont, pour reprendre l’expression grecque d’Hannah Arendt, des « diseurs de vérité », leurs discours visent à la vérité et prétendent à l’universalisation. Si nous voulons rendre compte du fait que, aujourd’hui, la doctrine de Locke sur la liberté de l’individu nous parle infiniment plus que ne le fait la pensée conservatrice patriarcale de Filmer, nous devons admettre que c’est parce que Locke a exposé la pensée correspondant à une classe « montante » de la société anglaise après la Glorious Revolution, mais pas seulement, car sinon, il n’y aurait pas de différence entre sa philosophie et un tract politique. La puissance d’universalisation de sa conception de l’individu libre possesseur de lui-même découle du fait qu’un État peut se réclamer de cette conception pour légitimer ses fonctions et, par là, lui conférer une vérité. « Toute classe qui aspire à la domination […] doit conquérir d’abord le pouvoir politique », avons-nous lu. Mais Marx ajoute : « pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général » (Ibid.). Seul le pouvoir politique réalise donc cette transformation du particulier en universel. Dans cette élévation syllogistique, l’État joue le rôle de moyen terme. Mais le pouvoir politique n’est pas constitué seulement de ses appareils de domination et de coercition, l’État s’il est opérateur de l’universel est aussi donné dans le médium du langage. L’État est bavard, il ne cesse de proclamer, de rappeler, de célébrer, il met en énoncés (ou si l’on veut il « raconte une histoire »3) ce dont les philosophes ont écrit la grammaire : individu, citoyen, droits de l’homme, liberté, égalité, propriété, progrès, émancipation, avenir, etc. À cette conception « juridico-discursive » du pouvoir, comme l’appelle Foucault (Foucault 1976 : 109), correspond la conceptualisation philosophique classique, de l’école du droit naturel au xviie siècle jusqu’à Hegel, en passant par Hobbes, Locke, Rousseau, Kant et Fichte, ce qu’on appelle la grande tradition humaniste et libérale, qui peut s’accommoder de diverses formes d’État.
20Il faudrait poursuivre ces indications marxiennes pour explorer les modes spécifiques d’universalisation des concepts de (1) dans le cas de la colonisation, de l’impérialisme et de la décolonisation. Faute de compétences, je laisserai ce programme de côté, renvoyant aux travaux d’Edward Saïd, de Dipesh Chakrabarty, de Jack Goody, parmi beaucoup d’autres.
21En revanche, l’analyse critique de Marx appelle un approfondissement concernant le statut des concepts de (1). Je propose de les qualifier de fictions dans le sens suivant. Ce sont des principes pratiques, élaborés par le recours à des fictions comme celles de « l’état de nature », de « l’état de guerre de tous contre tous », grâce au scénario d’un « contrat social », et aboutissant à la figure du citoyen, cette fiction distinguée des individus réels de la société moderne. Parler de fictions ne signifie pas que ce sont des fantasmes ou des inventions cyniquement instrumentalisées par les classes dominantes. Au contraire, elles s’imposent comme évidences rationnelles aux classes dominantes et loin d’être des fantasmagories, ce sont des fictions rationnelles, nécessaires et efficaces, en tant qu’elles disent non un « idéal » rejeté dans le futur indéfini, mais la vérité conçue comme norme opposée aux faits historiques. Par où l’on comprend l’extraordinaire force critique de ces fictions si leur vérité dans l’ordre de la pratique en fait des normes de jugement de ce qui existe, des fondements de la légitimité des formes de pouvoir et ainsi des armes révolutionnaires.
22Comment des fictions peuvent-elles être efficaces, être au principe de réalisations effectives ? Encore une fois, il faut qu’elles se présentent comme exposant une réalité dans laquelle tous peuvent se reconnaître et désirer sa réalisation. Au-delà de l’analyse marxienne qui parlerait d’idéologie pour qualifier ces fictions et s’inscrit dans une problématique de la connaissance où l’idéologie s’oppose à la science, l’apparence à l’essence, je propose d’expliquer cette efficacité en faisant intervenir la croyance et l’imaginaire, comme garants de la vérité et de l’universalité des fictions.
23Un imaginaire est un récit qui, à la différence des contes de fées, s’appuie sur des éléments réels, récit qui donne vie, mouvement et orientation aux fictions de la théorie en les présentant souhaitables et/ou désirables car toujours déjà s’accomplissant et manifestant ainsi un progrès vers la réalisation de l’essence humaine – ce qui le distingue également des utopies. L’imaginaire européen s’appelle l’Histoire, l’histoire nécessairement mondiale que les philosophes de l’époque triomphante des philosophies de l’histoire ont conçue comme celle des progrès de l’esprit humain (Condorcet), celle, naturelle, de la société civile qui rend superflue la fiction du contrat (Ferguson et les Lumières écossaises), ou celle de la Providence sécularisée, en « dessein de la nature » avec Kant, ou celle de l’Esprit rationnel et libre selon Hegel. L’histoire fournit un plan imaginaire constitué de deux pôles, « l’espace d’expérience » et « l’horizon d’attente » (Reinhart Koselleck) où croire aux fictions, se battre pour les faire triompher et croire que le triomphe fait partie du programme de cette histoire, sont des attitudes justifiées, qui en valent la peine.
24L’État et la nation, avec les fictions qui les accompagnent (citoyen, peuple souverain, loi générale, intérêt général, constitution, droits de l’homme) et l’imaginaire de l’histoire qui donnent à ceux-ci leur assise pratique ont supposé (et supposent toujours) pour s’imposer théoriquement et spirituellement aux peuples soumis et asservis par la force de l’Europe, d’être des produits de la raison. La raison vient couronner l’édifice « Europe », comme ce qui a dû triompher de la superstition et des archaïsmes, du respect de la tradition et de l’attachement aux communautés « naturelles » pour libérer la puissance d’un esprit émancipé et capable de tout reprendre de lui-même, de penser à partir de lui-même. L’histoire rationnelle n’est pas tant l’histoire du passé expliquée rationnellement que l’assurance que le développement de l’histoire est la preuve de la réalisation progressive de la raison. C’est pourquoi l’Europe a un rapport ambivalent avec son passé. D’un côté il est ce avec quoi la raison a dû rompre pour advenir et avec quoi elle continue à se battre sous les formes des « retards » et « survivances ». D’autre part et symétriquement, le passé est la mémoire des grands jalons des combats de la raison dont le récit fait la mythologie européenne. Et comme il semble que la France européenne soit particulièrement portée à entretenir cette mythologie, étant donné sa vocation à l’universel, interrogeons son récit. Nous y rencontrons : Athènes, Rome, la Thorah, le christianisme, les Lumières, la République et les Droits de l’Homme avec la laïcité, la tolérance et le respect de la dignité humaine. On demandera peut-être s’il valait la peine de consacrer tant de temps à provincialiser ces contes, que la première histoire empirique détruit d’un coup de plume. Outre le fait que les discours politiques européens dans la phase de construction politique de l’Europe ne cessent de rebattre les cartes de sa mythologie, on remarque que c’est encore cette mythologie qui gouverne les discours émancipateurs de nombreux pays du « Sud ». C’est pourquoi, nous autres, « bons européens », comme disait Nietzsche, aimons ceux qui, en provincialisant l’Europe, nous invitent à désabsolutiser la raison, à déstabiliser l’universalité de nos concepts, et à troubler nos catégories. Le chantier est déjà ouvert où l’on rencontre les dossiers suivants : les questions de l’unité, de la souveraineté européennes, celles de l’identité nationale et de la laïcité, celle des « minorités », celle enfin de notre rapport aux histoires des autres. Il ne s’agit pas de réclamer un « dialogue des civilisations » aussi émouvant que creux, mais bien de passer de l’Histoire aux histoires et de se comprendre comme l’une des généalogies historiques.
Postface : Kant et « la rue arabe »
25Au moment où je rédigeais cet article se déroulaient les magnifiques révolutions arabes en Tunisie, en Égypte, en Lybie, au Yémen, au Barhein, sans qu’il soit possible de connaître leur issue. Les « intellectuels de pouvoir » ont non seulement joué leur rôle en discréditant l’idée de révolution et en agitant le fantasme de la menace islamiste, mais ils ont involontairement illustré la prégnance des préjugés ethnocentristes analysés ici. Ils ont brandi l’argument « culturaliste » : les Arabes n’ont pas de « culture » démocratique. C’est qu’ils ont réduit la révolution à une demande de démocratie et de droits de l’homme conçus sur le modèle de la seule démocratie possible et réelle, l’« occidentale », gréco-latino-christiano-éclairée, la démocratie parlementaire au scrutin majoritaire. Les traditions conservatrices ont bien évidemment toujours essayé de discréditer la révolution et les arguments ne leur ont pas manqué. Aujourd’hui on aurait pu s’attendre à ce que les chantres de la démocratie des Droits de l’Homme se réjouissent des révolutions arabes, s’il est vrai que par ces soulèvements elles confirment la représentation que l’Europe se fait d’elle-même et de son destin historique. Il faut donc se demander pourquoi ces intellectuels sont si réticents à se réjouir, pourquoi au lieu d’accueillir la bonne nouvelle d’une irrésistible extension de la démocratie ils agitent mécaniquement le « péril islamiste » et mettent en avant les incertitudes et les risques des conséquences des révolutions. On peut faire l’hypothèse que l’Europe intellectuelle officielle a oublié le rôle que les révolutions anglaise, française, nord-américaine, russe ont joué dans leur histoire, que l’Europe démocratique libérale capitaliste repose sur le refoulement de l’idée de révolution. Il n’est pas nécessaire d’attendre le travail des historiens du futur pour mesurer quel degré d’affaiblissement intellectuel et moral cette attitude trahit. Et c’est ici que Kant nous est d’un grand recours, lui qui condamne dans sa doctrine du droit le droit d’un peuple de se rebeller contre un tyran. Je laisse de côté cette difficile question dans l’œuvre de Kant, puisqu’à supposer qu’un peuple ait obtenu une constitution juste après une révolution violente, il affirme qu’il n’est pas permis de le faire retourner en arrière.
26Le premier argument « culturaliste » qui émet des doutes sur le devenir démocratique des révolutions arabes, revient à dire que les peuples qui n’ont pas connu, du fait de régimes despotiques, d’expérience démocratique ne sont pas mûrs pour la démocratie. Dans une note de La religion dans les limites de la simple raison, Kant écrit :
J’avoue que je ne m’accommode pas bien de l’expression dont se servent des hommes pourtant avisés : tel peuple (que l’on conçoit en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté […]. Mais suivant une telle hypothèse la liberté ne surgira jamais. Car on ne peut pas mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été préalablement été mis en liberté (on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté. Les premières tentatives seront sans doute grossières et généralement liées à un état plus pénible et plus périlleux que si l’on se trouvait sous les ordres […] seulement on ne mûrit jamais pour la raison autrement que par ses propres tentatives (qu’on doit être libre d’entreprendre). (Kant 1986 : 226)4
27Si on ne reconnaît pas que la liberté comme expérience politique se fonde sur son propre exercice, on est conduit à soutenir le sophisme qui veut qu’il faut, avant d’être libre, avoir appris à l’être. Mais au-delà du sophisme, ce qui explique le recours à l’argument de l’âge de la « maturité » pour être démocrate c’est la répugnance à accepter que des voies n’obéissant pas aux standards, par ailleurs fantasmés, européens de la politique aient leur légitimité et leur valeur. Mais pour cela encore faut-il se mettre à l’écoute et à l’école des événements et s’efforcer de discerner le noyau de vérité de leur évènementialité.
28De même Kant peut nous éclairer sur les raisons de la pusillanimité des réactions des intellectuels de pouvoir. Mais c’est négativement en quelque sorte puisque ce sur quoi Kant s’est interrogé est, à l’inverse, sur l’enthousiasme qui saisit les spectateurs d’une révolution. Pensant précisément à la Révolution française, et cela dans la période la plus troublée, en 1794, il situe l’évènementialité de la Révolution non dans les hauts faits ou méfaits, ni dans le caractère des hommes qui la conduisent, mais dans « la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l’occasion de ce jeu des grands bouleversements ». Cette façon de penser est indépendante de la réussite ou de l’échec de la Révolution, elle peut même regretter qu’elle ait eu lieu de façon nécessairement violente, mais elle consiste cependant en « une prise de position […] qui confine à l’enthousiasme » et dont la cause est morale. En effet, si les spectateurs d’une révolution sont passionnés c’est pour « le Bien » que représentent l’affirmation par un peuple de son droit à se donner une constitution qu’il lui semble bonne, et deuxièmement la visée d’un régime juridiquement et moralement bon, un régime républicain qui, du moins par son Idée, écarte la possibilité des guerres offensives (Kant 1986 : 894-896).
29L’incapacité des intellectuels officiels d’être enthousiastes est le symptôme de la perte de l’historicité de l’Europe et l’anesthésie de tout sens historique pour d’autres peuples. L’Europe a une histoire et cette histoire, comme toute histoire, est celle de contingences et de rapports de forces. Le fait d’avoir dominé l’histoire du monde ne signifie pas qu’il n’y ait qu’une histoire ni que sa domination l’excepte dorénavant de continuer d’être historiquement déterminé dans un monde où l’histoire continue avec des sujets qui ne sont pas européens. Au fond, dans La fin de l’histoire et le dernier homme, Fukuyama a involontairement – et comiquement – révélé la vérité de cette affaire, à savoir la croyance occidentale après la chute du Mur de Berlin, que le monde est parvenu à la fin de l’histoire. On sait qu’on ne renonce pas facilement à une croyance, tant qu’elle n’a pas été remplacée par une autre, surtout si elle semble avoir été confortée, comme celle-ci par l’effondrement du communisme. La croyance en la fin de l’histoire étant également la croyance en l’éternité de l’Europe, qui suppose l’exclusion du reste du monde tant qu’il n’a pas admis son appartenance aux valeurs et principes avec lesquels l’Europe dit s’identifier, est la forme la plus naïve et la plus arrogante de son provincialisme.
Notes de bas de page
1 Dipesh Chakrabarty est professeur d’histoire, de civilisations et de langues sud-asiatiques à l’université de Chicago. Il est notamment l’auteur de Rethinking Working-Class History : Bengal 1890-1940.
2 Comme disait férocement Marx dans Le capital, livre 1, chapitre 6, « liberté, égalité, propriété, Bentham ! ».
3 Voir les théoriciens du Story telling en politique.
4 Les soulignements sont de Kant.
Auteur
Professeur émérite,
Université de Poitiers
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