Statut du travail et nouveau plein-emploi : un commentaire
p. 343-354
Texte intégral
1Christophe lavialle m’a proposé de réagir aux propos tenus par Jean-Christophe Le Duigou lors de la table ronde conclusive de ces journées passionnantes, à laquelle je n’avais malheureusement pas pu assister. Je l’en remercie très vivement car je trouve le propos de Jean-Christophe Le Duigou extrêmement suggestif et je suis très heureuse de pouvoir échanger sur ce sujet avec lui. Je voudrais m’attarder plus précisément sur quatre points, en allant en quelque sorte du plus philosophique au plus concret, dans la multitude des questions qu’évoque Jean-Christophe Le Duigou.
21. En premier lieu, je voudrais revenir sur ce que dit Jean-Christophe Le Duigou de la nature du travail : « notre hypothèse qui s’oppose totalement au paradigme libéral est que le travail est inséparable de la personne humaine ». Je ne suis pas certaine que les libéraux accepteraient de dire que pour eux le travail est séparable de la personne humaine. Il est vrai qu’au xviiie siècle Smith l’économiste et Pothier le juriste ont tous deux conceptualisé le travail comme abstrait et « détachable » de la personne1, le fait qu’un homme puisse vendre ce qui constitue une partie de son activité et de sa vie apparaissant à l’époque comme un progrès dans l’émancipation vis-à-vis du servage et de l’esclavage. Il est vrai aussi qu’aux premières résistances des libéraux à considérer le travail comme une marchandise2 au début du xixe siècle a succédé un accord assez général sur le fait qu’un homme libre pouvait bien vendre ses services grâce à la fiction d’un contrat passé entre deux individus égaux. On sait enfin que le « travail libre », condition d’apparition du capitalisme3 a mené à des apories et à une situation sociale insupportable qui rendra nécessaire l’intervention de l’État dans la relation de travail, le développement du droit du travail et celui de l’État-providence4.
3Si l’économie standard continue de considérer le travail comme une désutilité et une marchandise qui s’échange sur un marché, les juristes du travail savent que :
[le droit du louage de services s’est peu à peu ainsi construit comme] un droit spécial, qui dérogeait au principe de la liberté contractuelle tant en ce qui concerne le contenu des obligations, enserrées dans un réseau de plus en plus dense de règles (d’abord limitées au secteur industriel, d’où l’appellation de législation industrielle, puis progressivement étendues à tous les secteurs), que sur les modalités de sa rupture (droit des obligations) avant de s’externaliser dans un « Code du travail et de la prévoyance sociale », promulgué le 30 décembre 1910, en même temps que l’ensemble de la réglementation du travail. Ce processus d’émancipation du contrat de travail s’est effectué pas à pas, sous la pression d’une demande de justice sociale devenue économiquement et socialement inévitable, sans cependant être achevé.
[Gomel, Méda & Serverin (2009)]
4Je dis que je ne suis pas certaine que les libéraux accepteraient aujourd’hui de reconnaître la nature « séparable » du travail parce qu’il me semble que dans tous les cas, qu’il s’agisse des libéraux ou des socialistes, les fondements de la réflexion sur la nature du travail ne sont pas très clairs. Tous les courants de pensée sont, me semble-t-il, prêts à reconnaître que le travail est une partie de l’activité humaine et que pour cette raison, il ne peut pas être traité comme une marchandise tout à fait comme les autres, mais aussi qu’il s’agit d’un bien qui a un prix, sur un marché qui peut être mondial, et dont le coût doit donc pouvoir être maintenu le plus bas possible dans une optique de compétitivité maximale. C’est pour cette raison que, plus qu’à une opposition entre les libéraux et les autres, je préférerais que l’on s’accorde sur ce que sont aujourd’hui les différentes dimensions constitutives du travail et ce que leur reconnaissance implique.
5Le travail a évidemment une dimension économique. Ma thèse5 est même qu’il a trouvé – malheureusement – son unité ainsi, comme ce qui crée de la richesse, comme « facteur de production ». Dans cette mesure, il est à la fois un moyen en vue d’une autre fin, à la fois pour l’individu (qui travaille pour obtenir un revenu) et pour la société, qui travaille pour fabriquer une certaine production destinée à la consommation de ses membres ou la vente à l’étranger. Le travail apparaît dans cette mesure comme une capacité, un ensemble de talents et d’aptitudes qui peuvent être mis en forme et « achetés » par un employeur qui en proposera un certain prix. Le coût du travail apparaît, comme le disait déjà Marx, dans la même rubrique que les « frais de fabrication du chapeau », et en effet, le salaire et les cotisations sociales y afférentes se trouvent bien dans la comptabilité d’entreprise au même niveau que les « consommations intermédiaires » (l’excédent brut d’exploitation étant obtenu après soustraction des consommations intermédiaires et des charges de personnel).
6Pour l’entreprise, le but est bien que l’EBE soit le plus élevé possible et donc que le coût du travail soit le plus faible possible car son objectif n’est pas le volume ou la qualité du travail mais sa valeur ajoutée.
7Il existe une deuxième dimension du travail. Celle que dans les débats on fait souvent apparaître comme si elle était la première, l’originelle : l’activité humaine qui transforme le monde, l’activité qui se confond avec la vie même de l’homme et qui consiste à transformer le donné naturel. J’ai appelé cette dimension : « l’essence de l’homme ». C’est une dimension qui est historiquement apparue, revendiquée comme telle, au xixe siècle. Le travail apparaît à cette époque comme la liberté créatrice de l’homme, celle à l’aide de laquelle il transforme radicalement la nature, le monde dans lequel il se trouve, le fait à son image et se transforme lui-même. Cette dimension est de plus en plus présente dans le travail. Certains auteurs ont pu défendre l’idée que le travail était de plus en plus expressif6 et nous avons récemment montré7 que les attentes pesant sur le travail dans nos sociétés occidentales, plus encore en France qu’ailleurs, étaient largement de nature expressive. Individuellement et collectivement, le travail apparaît donc comme l’activité humaine transformatrice, permettant aux hommes de se réaliser et s’exprimer. Enfin, le travail comporte une troisième dimension : il permet l’accès à des droits (droits à la protection sociale notamment) et on a pu montrer qu’il y avait dans l’obtention de ces droits une source autonome de satisfaction et de sécurité8.
8Ces trois dimensions sont contradictoires : dans un cas, le travail apparaît comme un moyen exercé en vue d’une autre fin qui importe vraiment (l’obtention d’un revenu, ou le montant de la valeur ajoutée). Si c’est le salaire qui importe avant tout à l’individu, si c’est la grosseur de la production qui importe à l’entreprise, si c’est le taux de croissance du PIB qui importe avant tout à la société, alors tous les moyens sont bons pour y aboutir, y compris sans doute de réduire la place accordée au travail et aux travailleurs et de négliger, voire maltraiter ceux-ci. Dans le second cas, ce qui importe avant toute chose, c’est la possibilité pour les travailleurs d’imprimer leur marque sur le monde, de transformer celui-ci, de travailler dans une bonne ambiance, de constituer un collectif susceptible de produire une œuvre commune, dans laquelle ils sont susceptibles de s’exprimer, individuellement et collectivement. C’est l’ambition poursuivie par Marx :
Supposons [écrit-il, ] que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute […] 3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour […].
[Marx (1844), notes de lecture, § 22, p. 33]
9C’est aussi ce à quoi se réfère plus récemment Danièle Linhardt dans Travailler sans les autres9. Enfin, la troisième dimension du travail (au cœur de la société salariale) consiste à loger la sécurité désormais donnée par l’exercice du travail sur ce qui devait disparaître pour faire advenir le travail libéré selon Marx : pour que le travail devienne premier besoin vital, on se souvient qu’il fallait selon Marx abolir le lien salarial, le salariat. Or l’État-providence loin de l’abolir, l’a stabilisé et a fondé sur lui l’ensemble des droits constitutifs de l’État social.
10Lorsque nous parlons du travail aujourd’hui, à laquelle de ces trois dimensions, toutes trois totalement constitutives du travail, nous référons-nous ? Sont-elles compatibles ? Peut-on vouloir que le travail soit vraiment une œuvre collective s’il est en même temps conçu comme un simple coût ? Peut-il devenir premier besoin vital, s’il est subordonné ? Peut-on vouloir à la fois un PIB le plus gros possible et un travail épanouissant ? C’est cela que j’avais voulu mettre en évidence dans le livre que j’avais écrit en 1995 sur l’histoire longue du travail et auquel j’avais malencontreusement donné ce titre si peu approprié : Le Travail, une valeur en voie de disparition. J’avais voulu montrer que notre concept moderne de travail est vraiment constitué de plusieurs couches de signification et qu’il nous faut sans doute véritablement choisir aujourd’hui quelle dimension nous souhaitons privilégier. La principale question me semble être celle-ci : pensons-nous vraiment que le travail humain pourra être « libéré » au sens où l’entendait Marx, désaliéné, susceptible de constituer vraiment pour la plus grande partie des individus un moyen d’expression et de réalisation ? Et qu’est-ce que cela supposerait ? Le travail peut-il être libéré et constituer un puissant moyen d’expression individuel et collectif avec la forme salariale ? Marx avait mis comme condition de la libération du travail l’abolition du salariat. La société salariale a au contraire rendu l’exercice du travail plus supportable en nous permettant de sortir des apories du travail libre et en aménageant puissamment les conditions de travail, en rééquilibrant les acteurs qui passent contrat. Mais malgré tout, le fait que le travail s’exerce aussi principalement dans le cadre du salariat, le fait que le salariat se caractérise par la subordination permet-il ou non d’espérer une libération du travail10? Je me permets de renvoyer sur tous ces points aux chapitres que j’avais consacrés à cette question dans mon livre.
11Si l’on ne veut pas se payer de mots, acceptons-nous de dire que le travail peut être une œuvre s’il est subordonné et s’exerce en régime capitaliste ? La propriété privée des moyens de production et la dépendance de fait dans laquelle elle met les travailleurs ne rend-elle pas impossible la libération du travail ? Pire, comme l’avait montré Gorz (1980) en son temps, marchant dans les pas de Friedmann (1956), l’appropriation collective des moyens de production elle-même suffirait-elle à redonner du sens au travail alors même que la division du travail et ce que Friedmann appelait la civilisation technicienne n’ont cessé de s’approfondir ? Plus encore, dans une société qui se vit essentiellement comme une entreprise dont l’objectif est d’obtenir la plus grosse production possible (précisément au nom de l’emploi) et qui enferme donc les individus dans un cercle vicieux où la plus grande production et la plus grande consommation possibles sont élevées au rang d’objectifs sociaux, comment faire en sorte que les individus considèrent le travail comme autre chose que ce qui leur permet d’accéder à la société de consommation, comme une activité qui a en elle-même sa propre fin ? D’où l’importance de renouer le lien avec la pensée de Friedmann : comment sortir de ce cercle vicieux ? En réduisant le temps de travail ? En augmentant la sphère du loisir actif ? Mais cette sphère aussi est contaminée par les logiques productivistes à l’œuvre dans l’ensemble de la société. Comment libérer le travail, cela est-il possible ? Cela suffirait-il d’augmenter la participation des travailleurs à la gestion des entreprises ? Ne faut-il pas réformer radicalement le statut des entreprises ? Instaurer une représentation des travailleurs équivalente à celle des possesseurs de capitaux ? Plus profondément, ne faut-il pas rompre avec la domination exclusive du PIB comme indicateur majeur de performance de nos sociétés ? Et cela suffirait-il ?
122. J’en viens à un deuxième moment. Jean-Christophe Le Duigou utilise à son tour le terme de « fin du travail » et de ce fait, j’aimerais en profiter pour faire un point sur cette question. Je me sens d’autant plus tenue de le faire que j’ai contribué à lancer ce que je considère vraiment comme un faux débat, sans aucun intérêt. Lorsque l’on cite les « partisans » de la « fin du travail », on trouve en général Rifkin et moi-même. J’ai certes, comme je le disais plus haut, contribué à déclencher ce débat en donnant un titre vraiment malencontreux et inadapté à mon livre mais je dois répéter qu’il ne s’agissait en aucune manière pour moi d’annoncer, de manière prophétique, une raréfaction de la quantité de travail ou une désaffection des individus vis-à-vis du travail. C’est souvent dans ces deux sens que mon livre, lorsqu’il n’a pas été lu, a été compris. Mon objectif était au contraire de faire une histoire longue du travail, de démontrer la complexité des dimensions du travail et de nous mettre en face de notre principale contradiction : ne pas nous être donné les moyens de libérer le travail, ou du moins envisager que le travail est la forme la plus aboutie de l’activité humaine sans avoir mis de notre côté toutes les conditions qui rendraient sa libération possible. Je m’interrogeais en fin de compte sur la possibilité même de libérer le travail, sur ce que pourrait signifier, dans nos sociétés totalement rationalisées et déterminées par des objectifs principalement économiques, un travail libéré. Je soulignais en fin de compte notre hypocrisie et, prenant acte, dans les conditions actuelles, de l’impossibilité de transformer radicalement le travail je proposais de réduire au moins son emprise et de mener simultanément un élargissement de l’espace consacré au débat politique et un programme visant à civiliser le travail. Ce n’est pas ainsi que fut interprété ce livre qui donna lieu à d’innombrables caricatures, mais surtout à un débat absurde dans lequel des tas de combattants héroïques se sont engagés alors que personne, mais vraiment personne n’avait annoncé à l’époque que les individus étaient moins attachés au travail. On vit fleurir les livres contre la fin du travail, les enquêtes qui prouvaient que le travail restait bien une valeur centrale, des discours d’hommes politiques affirmant qu’il fallait réhabiliter le travail. Rifkin (1996) pas plus que moi n’annonçait la fin du travail mais la fin d’un certain travail standardisé dans les trois secteurs classiques de l’économie et le développement d’un secteur d’activité quaternaire…
13Je m’inscris donc radicalement en faux contre ce que dit Yves Clot (que cite Jean-Christophe Le Duigou), dans L’Humanité du 19 mai 2007 :
Le début du dérapage incontrôlé de la gauche sur le travail remonte aux années quatre-vingt-dix et a été alimenté par la publication du livre de Dominique Méda intitulé Le Travail, une valeur en voie de disparition qui a nourri la réflexion de la gauche socialiste. L’idée avance alors par des chemins divers que la liberté ne peut exister vraiment qu’en dehors du travail, dans le temps « libre ». Le travail serait irrespirable et la respiration à trouver en dehors de lui. C’est l’une des racines culturelles de l’élaboration par la gauche de la loi des 35 heures qui consentait, au nom d’une lutte superficielle contre le chômage, à intensifier en échange le travail, dans la fameuse perspective du « gagnant-gagnant ». (Clot, Yves, « Le rapport au travail est la racine de la crise des valeurs », L’Humanité, 19 mai 2007)
14Je peux dire ici clairement, d’une part, que la plupart des membres du parti socialiste de l’époque n’avaient pas plus que d’autres pris le temps de rentrer dans le détail de la thèse que je défendais et l’avaient autant caricaturée mais également qu’il n’était pas question pour eux d’adhérer à la thèse (de la fin du travail). En revanche, je continue de penser que nous avons vraiment raté une formidable occasion de nous poser la question du statut du travail dans nos sociétés modernes et des conditions de sa transformation. Nous avons perdu je crois un temps précieux car c’est au nom de la valeur travail que furent proposées puis développées, tout au long des années 2000, des mesures visant vraiment à consacrer la conception la plus minimaliste du travail et que furent détricotées une grande partie des mesures qui permettaient tant bien que mal de le protéger de la confusion avec une simple marchandise. C’est au nom de la réhabilitation de la valeur travail que l’on rendit caduques les lois de réduction du temps de travail, que l’on multiplia les mesures d’activation, que l’on élargit les cas de recours au travail du dimanche. C’était aussi au nom de la réhabilitation du travail que l’on avait développé des contrats spéciaux, et que l’on avait inventé qu’il fallait travailler plus pour gagner plus. Oui, nous avons perdu dix ans en stériles débats. Et la campagne présidentielle de 2007 était vraiment navrante de ce point de vue. Il est plus que temps que nous revenions aux vraies questions : non pas celle de la fin du travail mais celle de la possibilité même d’une libération du travail et de ses conditions.
153. J’en viens à mon troisième point. Jean-Christophe Le Duigou écrit que la recherche de la « flexicurité » lui paraît être « le signe d’un problème non résolu alors qu’il faut déterminer la place du travail dans nos économies, en ce tournant de siècle ». Il remet ensuite en cause l’approche schumpétérienne et le mouvement de réduction des protections de l’emploi qui s’est développé ces dernières années. Je me sens en total accord avec lui. J’ai un moment pensé que la flexicurité pouvait constituer une voie de sortie ou du moins, un objectif intermédiaire susceptible d’être poursuivi en attendant que la situation internationale soit plus favorable. C’est pour cette raison qu’avec Alain Lefebvre nous avions défendu11 le modèle social nordique qui nous paraissait une branche de l’alternative beaucoup plus désirable que le modèle anglo-saxon, à l’époque paré de toutes les vertus. Au moment où le Gouvernement de Dominique de Villepin fait l’apologie de la flexicurité en 2005, en présentant le CNE comme la mise en œuvre d’un tel concept, nous avons décidé que nous devions expliquer que la flexicurité telle qu’elle était développée dans les pays du Nord ne consistait pas à licencier librement mais au contraire reposait sur une intervention très forte des syndicats12. Cependant, les usages récents du terme de flexicurité, notamment par la Commission européenne, ont été trop univoques pour que ce terme puisse être conservé.
16La relecture de ces trente dernières années met en évidence que l’usage du terme de flexicurité par la Commission européenne a consisté à reprendre ni plus ni moins les principaux objectifs que l’OCDE avait fixés aux pays membres au début des années 1990. Dans Le marché du travail : quelles politiques pour les années 90 ?, l’OCDE indiquait en effet que plus que jamais,
[l’OCDE] préconise l’adoption de politiques actives du marché du travail destinées à améliorer la performance de l’économie [et qu’il faudra] parvenir à une souplesse suffisante du marché du travail dans un cadre réglementaire socialement acceptable et réorienter les dépenses publiques consacrées aux programmes du marché du travail de façon à leur assurer le maximum d’efficacité ; [et rappelle que] la législation en matière d’emploi et de licenciement influe sur les niveaux d’emploi en limitant directement ou indirectement la liberté des employeurs d’embaucher et d’employer des travailleurs.
(OCDE, Le marché du travail : quelles politiques pour les années 90 ?, p. 23)
17En 1994, dans son étude intitulée Job’s Study, l’OCDE semble avoir fixé sa doctrine pour longtemps : un surcroît de flexibilité et d’adaptation est nécessaire, qui doit prendre préférentiellement la forme du démantèlement de la législation protectrice de l’emploi, de l’abaissement des taxes pesant sur le travail et de la modernisation des systèmes de protection sociale. Il nous faut d’urgence tirer le bilan de 20 ans de politiques d’activation et de flexicurité : ces politiques ont-elles augmenté la sécurité des travailleurs ou au contraire renforcé leur précarité ? Ont-elles constitué la réponse dont l’Europe avait besoin pour constituer un pôle de référence en matière de qualité des produits et des conditions de vie et renforcé le modèle social européen ? Ou bien ont-elles fait courir à l’Europe le risque de devenir une zone à bas salaires, à qualifications moyennes, à faible innovation et à fortes inégalités ? C’est à ces questions que nous devons répondre pour savoir si la flexicurité, au moins telle qu’elle a été appliquée ces dernières années, constitue la stratégie dont l’Europe a besoin pour devenir non seulement « l’économie de la connaissance la plus compétitive » mais surtout un lieu de haute qualité de vie. Dans un article récent13, j’ai tenté de démontrer que la réponse à cette question était négative. Comme Jean-Christophe Le Duigou, je pense que la stratégie qui a consisté à rogner toujours plus sur les salaires, les avantages sociaux, les prestations sociales et la protection de l’emploi a été à rebours de la logique que nous aurions dû suivre, particulièrement au niveau européen : améliorer sans relâche les qualifications et les niveaux d’éducation et de formation, développer une politique industrielle, conserver et construire des spécialités fondées sur de hauts niveaux de qualification, investir dans la formation et la qualité du travail. Même si la notion d’État prévoyant partage de nombreuses racines théoriques avec la pensée libérale et la troisième voie blairiste14, cette solution a le mérite de remettre au goût du jour la notion d’investissement et de constituer un guide efficace pour les politiques publiques. Si je partage donc totalement le point de vue de Jean-Christophe Le Duigou sur ces questions, il me semble néanmoins que de nombreuses questions restent ouvertes : de hauts niveaux de qualification, nécessaires, exigent que des emplois bien qualifiés et bien payés soient créés. Il nous faut aussi être capables de créer des emplois normalement rémunérés pour des personnes disposant d’une qualification mais n’ayant pas nécessairement fait de très longues années d’études. Ceci pose la question des services publics et de notre capacité à reconstruire, en lieu et place de multiples marchés de services à la personne dérégulés des services publics de qualité. Plus généralement, la question de la qualité de l’emploi doit être à nouveau posée avec tout le sérieux qu’elle exige, au niveau français mais aussi au niveau européen. Enfin, il me semble que la question du passage de la protection de l’emploi à la protection des personnes exige une discussion très poussée. Nous avons été nombreux à être séduits par cette idée qu’il valait mieux protéger les personnes (en leur donnant des droits à la formation, des droits à l’accompagnement par des institutions bienveillantes et efficaces…) que les emplois, avec cette idée que les emplois obsolètes doivent laisser place à des emplois nouveaux, plus productifs, plus aptes à occuper des personnes bien formées. C’est ce raisonnement que Cahuc et Kramarz proposaient de suivre dans leur rapport sur « De la précarité à la mobilité : pour une sécurité sociale professionnelle ». Mais nous avons certainement été trop loin, d’une part, en croyant qu’à tout emploi détruit correspondrait un nouvel emploi plus productif, d’autre part, en pensant que le dispositif institutionnel permettrait d’accompagner sérieusement et efficacement les personnes de ces anciens emplois aux nouveaux. Il n’en a rien été. Dans L’emploi en ruptures, nous attirons l’attention sur les conséquences dramatiques que pourrait avoir la poursuite de cette stratégie de désindustrialisation, appuyée sur la théorie de la destruction créatrice :
Mais le jeu est dangereux. Laisser faire les restructurations au nom de la nécessité du renouvellement des emplois, c’est tout à la fois accepter l’affirmation que le processus de destruction concerne des emplois obsolètes, et prendre le pari risqué qu’il existe des gisements d’emploi de qualité et de valeur équivalente à ceux des emplois industriels […]. Le risque d’une accélération du processus de désindustrialisation semble être perçu aujourd’hui par la Commission européenne. Après avoir encouragé une politique de restructuration vue comme un facteur de progrès, la Commission comprend que le risque est de voir la production déserter le territoire de l’Union. Le Commissaire responsable de la politique industrielle, l’allemand Günter Verheugen, a ainsi proposé fin 2008 au gouvernement français de débloquer des fonds européens pour empêcher la fermeture d’une entreprise de connectique et le rapatriement de ses activités aux États-Unis et en Chine15. Le temps de la lucidité semble venu. Espérons qu’il ne vienne pas trop tard. [Gomel et alii (2009)]
184. J’en viens de ce fait à mon quatrième et dernier point, qui consiste à poser la question du comment. On ne peut qu’être en accord avec les propositions de Jean-Christophe Le Duigou d’une sécurité sociale professionnelle appuyée sur trois piliers : un accès facilité à la formation professionnelle ; la transférabilité des droits et la création d’un nouveau service public de l’emploi apte à mutualiser les efforts collectifs et à garantir un vrai droit à l’intégration dans l’emploi. Si la sécurisation des parcours des licenciés économiques s’est améliorée dans notre pays, la question des personnes en CDD ou intérim reste entière. Le service public de l’emploi n’est toujours pas parvenu à être cette institution bienveillante capable d’apporter à chacun un service sur mesure et on peut penser que la réforme de la formation professionnelle qui sera discutée à la rentrée sera bien loin de donner aux individus la deuxième chance que nous tentons depuis trente ans de mettre en place. Mais la question est aujourd’hui celle du comment ? Comment faire accepter l’idée que le service de l’emploi doit pouvoir recruter massivement des conseillers qui pourront aider les demandeurs d’emploi à retrouver un emploi ? Comment organiser un dialogue social territorial susceptible d’accompagner véritablement des mobilités ? Comment réformer en profondeur la formation professionnelle pour qu’y recourir devienne un acte banal et facile ? Comment éviter de laisser sortir 120000 jeunes chaque année sans diplôme ou qualification et mettre en œuvre un enseignement professionnel qui constitue une véritable alternative pour accéder à une qualification reconnue ? Comment organiser une sécurité sociale professionnelle qui ne soit pas réservée aux licenciés économiques des grandes entreprises ? Des politiques sociales ambitieuses peuvent-elles être développées au seul niveau national ou ne faut-il pas organiser un espace de solidarité et des politiques communes au niveau européen ? Devons nous tirer un trait sur la MOC et renouer avec l’idée de politiques sociales communes ? Pouvons nous espérer une nouvelle initiative en matière d’emploi au niveau européen qui passerait non seulement par une réforme radicale du Fonds européen d’ajustement mais aussi par une politique industrielle commune et des normes sociales et environnementales exigeantes, dont le non-respect enclencherait des sanctions ? Pouvons-nous nous rompre avec la domination exclusive du PIB comme indicateur majeur de réussite et de performances ? Avec ce déluge de questions, je veux signifier que tout se tient et qu’il n’est pas évident de savoir par où on doit commencer. J’aurais tendance à croire que la première des choses à faire, si nous voulons vraiment changer le statut du travail dans notre société, c’est de rompre avec le fétichisme du PIB et de la grosseur de la production, de nous doter d’indicateurs de performance complémentaires au PIB aux différents niveaux, international (si la Commission Stiglitz parvient à promouvoir de nouveaux indicateurs), nationaux et locaux. Se doter, à côté de l’indicateur fétiche, d’indicateurs sociaux et environnementaux devrait pouvoir contribuer à changer les représentations et les comportements des individus et des entreprises. Mais je partage le point de vue de Jean-Christophe Le Duigou que nous devons aussi parallèlement rompre avec la Stratégie de Lisbonne et développer à l’échelle européenne, et le plus vite possible, une nouvelle stratégie économique et d’emploi. La question de savoir quel nouveau modèle de développement économe en carbone et riche en travail soutenable me semble de nature à occuper toutes nos énergies dans les années qui viennent.
Notes de bas de page
1 Cf. Méda (1995).
2 Cf. Buret (1840).
3 Cf. Weber (1904-1905) et Polanyi (1944).
4 Cf. Join Lambert (1994), Castel (1995).
5 Cf. Méda (1995).
6 Cf. Inglehart (1990), Riffault & Tchernia (2002) et Ferreras (2007).
7 Cf. Davoine & Méda (2008).
8 Cf. Paugam (2000).
9 Cf. Lindhardt (2009).
10 Cette question a été magnifiquement traitée dans l’ouvrage collectif dirigé par François Vatin : cf. Vatin (2007).
11 Dans Faut-il brûler le modèle social français ? Cf. Lefèbvre & Méda (2006).
12 Cf. Lefèbvre & Méda (2008).
13 Cf. Méda (2009).
14 Cf. Méda (2008).
15 Il s’agit de la SARL Molex Automotive, dont les salariés ont ensuite mené une spectaculaire action de retenue des dirigeants. Il est à noter que le projet de fermeture de la SARL, assorti d’un PSE, a été conçu et initié avant la survenance de la crise, comme l’ont montré les experts du Comité d’entreprise qui ont demandé communication informations sur le projet. Pour une analyse des procédures contentieuses qui ont jalonné cette restructuration, cf. Tiennot Grumbach, « Tel est pris qui croyait prendre », ss. TGI Paris 5 fév. 2009, SARL Molex Automotive c. Sté Syndex, RDT 2009. 250.
Auteur
Université Paris IX Dauphine & IRISSO
(Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales, UMR 7170)
Chercheuse associée au CEE - Tipe (Centre d’études de l’emploi – Unité de recherche « Travail, Institutions et Politiques d’Emploi »)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Recherche et développement régional durable
Actes du Troisième symposium européen. Proceedings of the Third European Symposium
Corinne Larrue (dir.)
2002
Villes et districts industriels en Europe occidentale (XVIIe-XXe siècle)
Jean-François Eck et Michel Lescure (dir.)
2002
Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle
Claude Petitfrère (dir.)
1999