Une catégorie de l’entre-deux : les « Juifs de père » au sein de la communauté juive allemande russophone
p. 139-151
Texte intégral
« Le Juif par le père, il est moins goy qu’un non-Juif ? Un Juif par son père et par son âme, c’est encore un goy ou ça n’en est presque plus un ? »1
1On peut s’amuser à introduire le débat sur la patrilinéarité, tel qu’il s’exprime en Allemagne parmi les Juifs russophones, par ces questions trouvées sur un forum Internet russophone qui interrogent avec justesse cet entredeux de la catégorie à la fois ethnique et religieuse de Juif, et plus particulièrement celle de « Juif de père2 ». La question de la judéité patrilinéaire appliquée au cas des Juifs russophones ayant immigré en Allemagne s’est présentée à nous dans le cadre de recherches doctorales3 portant sur les processus migratoires et identitaires juifs des migrants d’ex-Union soviétique en Allemagne depuis 1991. C’est le travail de terrain de 2004 à 2007, composé d’entretiens semi-directifs, d’observation dans quatre Communautés4 juives de la République fédérale d’Allemagne (RFA) choisies en raison de leur hétérogénéité, et l’analyse de la presse et des forums Internet russophones qui nous a conduit à nous intéresser à cette thématique. En effet, au fil des entretiens, cette question n’a cessé d’être spontanément évoquée par les acteurs-migrants : elle était l’objet de cristallisation des passions, soit que, pour les uns, les « Juifs de père » faisaient l’objet d’une injustice en n’étant pas acceptés comme membres (Mitglieder) des Communautés juives d’Allemagne, alors qu’en Union soviétique, en raison de leurs patronymes et noms de famille, ils subissaient un antisémitisme latent ; soit, pour les autres, que les nouveaux arrivants, ces Juifs postsoviétiques, impénitents athées, en voulant accepter les « Juifs de père » dans les lieux cultuels et culturels juifs, et en les considérant comme des Juifs à part entière, osaient contester et enfreindre l’ordre établi du judaïsme.
2Puis, cette question a resurgi dans le processus même de l’écriture. Le chercheur doit nécessairement, pour élaborer sa pensée, créer des catégories ou reprendre des catégories déjà existantes. Lorsque j’écris les « Juifs russophones en Allemagne », je construis une catégorie savante qui englobe une population dont les contours dépassent l’identification au groupe juif en tant que catégorisation religieuse du judaïsme orthodoxe défini par la Halakha par laquelle est Juif celui qui a une mère juive. L’immigration juive russophone en Allemagne, que l’on appelle couramment en russe l’immigration po evrejskoj linii (par voie juive), concerne des individus qui, quelle que puisse être leur auto-identification à la judéité, ont pu être identifiés par leurs papiers d’identité soviétiques comme tels (ayant deux parents de nationalité juive, une mère juive ou un père juif). De plus, ces personnes qui ont décidé d’immigrer en Allemagne ont pu venir accompagnées de leurs familles : ainsi, l’immigration en Allemagne des Juifs russophones comprend aussi les conjoints non-Juifs de ces Juifs (au sens matrilinéaire ou patrilinéaire) qui ont leurs propres identifications et qui ont accepté d’immigrer en Allemagne dans le cadre d’une immigration sur des critères ethniques.
3Par conséquent, ceux que l’on nomme par facilité les « Juifs russophones en Allemagne » représentent un groupe hétérogène dans leur rapport à la judéité, que ce soit en termes d’auto-ou d’hétéro-identification. Cependant, leur point commun demeure d’avoir été catégorisés par l’État allemand, dans le cadre de la politique d’accueil, entre 1991 et 2005, en tant que « réfugiés du contingent » (Kontingentflüchtling) puis, depuis 2005, comme « migrants juifs » (jüdischer Zuwanderer)5.
4La catégorie qui nous intéresse ici correspond à une sous-partie de l’ensemble des « migrants juifs » en Allemagne que l’on peut nommer, en présupposant leur appartenance à la judéité, les « Juifs de père » (Evrej po pape), les « Juifs non halachiques » ou encore, pour être plus consensuels, les enfants d’un père juif et d’une mère non-juive. Les études démographiques peinent à fixer cette catégorie d’individus qui y font figure d’absents, d’« âmes mortes ». C’est pour cette raison que, lorsque l’on indique que 25 % environ des « migrants juifs » en Allemagne sont des enfants de père juif, ce pourcentage ne correspond qu’à une estimation. Le cas des « Juifs de père » illustre bien le hiatus entre les catégories des États, de la religion, tout comme celles des acteurs eux-mêmes dans leurs tentatives de définition de l’ethnicité juive. Cette catégorie nous intéresse au sens où elle tente de mettre un nom sur des individus à la fois dans et hors du groupe.
Les catégories des États
5L’immigration des Juifs russophones en Allemagne est une immigration sur critères ethniques : le candidat à cette immigration doit prouver son appartenance ethnique afin d’obtenir l’autorisation d’immigrer6. La RFA a repris à son compte, pour rendre possible la sélection des migrants, la catégorie soviétique de nationalité (nacionalnost’) telle qu’elle figurait dans les papiers d’identité soviétiques. En Union soviétique, à défaut d’être considérés comme appartenant à une nation, les Juifs ont été considérés comme formant une « nationalité », que l’on peut comprendre comme une appartenance ethnonationale. Le terme de « nationalité » n’est pas celui des États-nations dans lesquels nationaux et citoyens sont confondus, mais a été entendu comme la reconnaissance en tant que population unie par une conscience nationale au sein d’un État multinational.
6En fixant la « nationalité » juive dans les passeports et dans les papiers d’identité, les autorités ont pérennisé une certaine identité juive : les acteurs ont intériorisé cette définition de l’ethnicité, se sont approprié l’idée qu’être juif c’est naître juif et appartenir à un groupe ethnonational7. Toutefois, lorsqu’un seul des deux parents est de « nationalité » juive, il a été possible de contourner cette fatalité de la « nationalité ». À l’âge de seize ans, le citoyen soviétique devait se faire enregistrer auprès des autorités afin d’obtenir un passeport intérieur ; il était alors obligé de présenter son certificat de naissance qui indiquait la « nationalité » de chacun de ses parents. S’ils étaient de même « nationalité », celle-ci était reportée sur son passeport. Dans le cas où ses deux parents étaient de « nationalités » différentes, alors celle qu’il souhaitait entre les deux pouvait être choisie. C’est ainsi que, le plus souvent, les Juifs de père choisissaient la « nationalité » de leur mère (la « nationalité » juive étant considérée comme une « nationalité » discriminatoire8) : en l’occurrence, la « nationalité » russe ou ukrainienne, si telle est la « nationalité » de leur mère.
7Lorsque l’Allemagne fait le choix de reprendre à son compte le concept soviétique de « nationalité », elle laisse en suspens une définition de l’appartenance au groupe juif sur le mode de l’hérédité ; le statut de « réfugié du contingent » – tel qu’il a été repris à partir de 1991 pour permettre l’accueil des Juifs soviétiques – s’obtenant sous condition de pouvoir prouver aux autorités consulaires allemandes sur le territoire de l’ex-URSS, d’être né juif ou d’avoir l’un des deux parents juifs. Alors, l’État allemand affirmait que les Juifs soviétiques étaient accueillis en raison de la responsabilité historique de l’Allemagne à l’égard des Juifs, mais aussi du climat antisémite de l’Union soviétique du tournant des années 19909. Toutefois, la seule identification juive dans leur passeport ou leur certificat de naissance de l’époque soviétique était une preuve suffisante. Cependant, au fil des décennies 1990-2000, les motivations de cette politique d’accueil vont évoluer, et sa raison d’être ne sera plus tant d’accueillir un groupe discriminé, mais d’accueillir des Juifs plus authentiques et plus intégrables afin de renforcer la Communauté juive allemande. Le Juif authentique étant pensé comme celui qui vivrait en adéquation avec son identification en tant que juif, son auto-identification et surtout ses pratiques. Ce souhait de restreindre la politique d’accueil allemande a été lié au décalage important entre le nombre de « migrants juifs » et le nombre de personnes rejoignant les rangs des Communautés juives. À partir de mars 1997, de manière plus explicite qu’auparavant, les textes allemands précisent que, quelle que soit l’appartenance ethnique du candidat à l’émigration, il ne peut être accepté qu’à la condition qu’il ne professe pas une autre religion que le judaïsme. Ainsi, la politique d’accueil de l’Allemagne requiert des migrants d’être non seulement des Evrei (Juifs), mais aussi des iudei (juifs). À partir de 2005, les conditions d’entrée en Allemagne sont devenues plus restrictives ; et le souhait de l’Allemagne d’accueillir des migrants qui intégreraient les Communautés juives religieuses du pays est plus explicite. Il est, depuis cette date, nécessaire de remplir de nouvelles conditions : le candidat doit prouver qu’il sera accueilli en tant que membre dans l’une des Communautés juives religieuses d’Allemagne10. La branche sociale du Conseil central des Juifs d’Allemagne, le ZWST11, délivre un pronostic d’intégration concernant chacune des candidatures, dans lequel l’intégration à la Communauté juive religieuse a autant, sinon plus d’importance que son intégration à la société allemande. A priori, l’ajout de cette condition a pour conséquence d’exclure de la politique d’accueil de la RFA les « Juifs de père », puisque les Communautés juives orthodoxes allemandes, majoritaires, ne les considèrent pas comme Juifs. Plus précisément, le destin des candidats à l’émigration est dès lors entre les mains des Communautés juives libérales (Die Union der Progressiven Juden) qui, au cas par cas, traitent ces candidatures et peuvent donner une opinion. L’évolution de la politique migratoire à l’égard des Juifs postsoviétiques laisse à penser que l’État allemand s’est, à un moment donné, approprié les catégories religieuses du judaïsme orthodoxe.
8Nous allons voir maintenant que ce rétrécissement catégoriel, mais plus généralement encore la question de la patrilinéarité, est l’objet de débats au sein de la communauté juive russophone en Allemagne.
Qui est juif ? Les définitions innovantes des acteurs
9Généralement, dès les premières semaines de l’installation en Allemagne, les migrants juifs se rendent dans la Communauté juive de leur ville pour s’y inscrire. Là, ceux d’entre eux qui peuvent prouver qu’ils ont une mère juive deviennent membres de cette Communauté. Ainsi, pour la seconde fois, les migrants passent l’épreuve de l’identité juive, mais cette fois-ci les règles de cet examen ne sont plus celles fixées par les autorités allemandes, mais celles des autorités religieuses. On peut considérer que ce test sur l’identité juive n’a pas seulement pour objet l’identification, mais que les migrants en Allemagne dont l’identité juive est mise en doute doivent, après leur immigration, prouver qu’ils ne sont pas des « faux juifs », ce qui entraîne un réajustement de leur affirmation identitaire. Le passeport soviétique y sert une fois encore de preuve. Les « Juifs de père » qui s’aventurent à vouloir aussi devenir membres d’une Communauté juive orthodoxe se voient opposer un refus et apprennent, à cette occasion, que s’ils pensaient jusqu’alors être juifs, il n’en était rien12. Ils se trouvent donc face à une nécessaire réinterprétation, à la lumière d’une nouvelle société et de nouvelles normes, de ce qu’ils pensaient être leur identité.
10Notons que la Communauté juive, notamment dans les villes d’Allemagne où elle fait figure d’espace à la fois profane et sacré, en l’absence de synagogues à proprement parler, se trouve être un lieu consacré à la culture et à la religion juive, mais aussi à l’intégration des migrants. Ils peuvent y recevoir des cours de langue, des conseils en langue russe et tout simplement de l’aide. Par conséquent, entrer dans les locaux de la Communauté juive ne revêt pas nécessairement un caractère religieux, et le plus fréquemment n’en a aucun. On peut caractériser cet espace comme celui d’un entre-soi, juif et russophone. Les Juifs allemands, appelés les « Juifs locaux » (Mestnye evrei), y étant minoritaires, les règles sont, certes, celles imposées par la religion, mais les normes sociales sont celles des russophones qui ont apporté avec eux au sein de la Communauté religieuse leur propre représentation du judaïsme et de la judéité. Néanmoins, les Juifs russophones n’ont pas pour autant créé de nouvelles normes transgressant celles établies, par-delà les États, par le judaïsme orthodoxe et, dans l’État allemand, par le Conseil central des Juifs d’Allemagne.
Intégration des « Juifs de père » : des pratiques communautaires de contournement
11En dépit, en principe, de l’impossibilité pour les enfants de père juif d’intégrer toute Communauté juive, on peut observer dans les faits une hétérogénéité des pratiques. Celles-ci s’inscrivent toujours dans une dynamique locale. Quand, à Düsseldorf, il est nécessaire de montrer patte blanche pour avoir le droit de franchir les portes du centre communautaire et de la synagogue (chaque personne qui souhaite entrer doit prouver qu’elle est bien membre), à Cottbus, à l’est de l’Allemagne, les « Allemands ethniques » et les conjoints non juifs circulent dans les locaux de la Communauté en toute simplicité et participent aux activités de la Communauté. Pour Yaël, jeune homme faisant office de rabbin dans le Land de Brandebourg, né en Union soviétique, de citoyenneté israélienne, envoyé par le ZWST, les « Juifs de père » sont non seulement acceptés, mais bienvenus au sein de la Communauté. Guénia, l’une des responsables du « club des femmes » de la même Communauté, expliquait à ce sujet que, « bien entendu, ils étaient acceptés », mais qu’elle se gardait seulement d’en avertir le ZWST. Raïssa, responsable elle aussi du « club des femmes », mais à Gelsenkirchen, nous dit que, normalement, « seules les femmes purement juives peuvent venir dans son club. Les femmes juives, ce sont celles qui ont une mère juive, mais je… transgresse [narušaju] cette règle et j’invite toutes celles qui le souhaitent […] même celles qui n’ont aucun lien avec le judaïsme, si elles veulent être avec nous ». Max, à Cottbus, disait en des termes similaires ce contournement de la règle imposée :
LV : Ne peuvent être membres de la Communauté que les Juifs par la Halakha ?
Max : Oui… C’est notre grand… Je ne sais pas si c’est juste ou pas juste, parce que c’est une forme de non-sens… parce qu’en Russie quand on donne les papiers, personne ne te demande qui est juif chez toi, ton père ou ta mère. Si ton père est juif, tout va bien, tu peux partir par la voie juive et ici le Conseil central pose cette Halakha, le ZWST aussi, et si tu n’es juif que par le père on ne te prend pas dans la Communauté. C’est un très grand problème à l’Ouest [na Zapade] où c’est très difficile d’être accepté par la Communauté. Ici [u nas], c’est plus libéral, on a une approche, je dirai, plus humaine. Si tu ne peux pas officiellement être membre de la Communauté, si tu ne peux pas officiellement payer ton versement, il y a la possibilité de faire un don. On leur propose… on ne peut pas les obliger. On leur dit qu’il y a certains droits qu’ils ne peuvent pas avoir, comme aller aux séminaires organisés par le ZWST, voter et pour le reste vous aurez les mêmes droits que tous les autres.
LV : Et pour l’office du Shabbat ?
Max : On n’empêche personne de venir. Juifs, pas Juifs, on a même des Allemands qui viennent ! […] On essaie de comprendre les gens. Il y a énormément de gens qui ont vécu toute leur vie dans un couple mixte, pourquoi est-ce qu’on les offenserait ? Une femme russe, par exemple, peut venir, faire un don et qu’elle ait des droits, à la condition, bien sûr qu’elle respecte [sobljudaet] les traditions juives. Si elle vient avec une croix, une croix orthodoxe, nous ne l’accepterons pas.
LV : Nous… c’est qui ?
Max : On a une direction [pravlenie], on discute de ces questions et on a des débats.
12Dans les centres communautaires exclusivement russophones, les responsables communautaires, tels des « sympathetic others13 », permettent aux enfants de père juif – qui peuvent être d’ailleurs leurs propres enfants – de ne pas rester à la marge de la Communauté. Ainsi, on observe des stratégies diverses de contournement, formel ou informel, de la normativité religieuse. L’un des représentants de la Communauté libérale de Hanovre, qui est aussi l’un des porte-parole dans l’espace public juif russophone des « Juifs de père », exprime par ces mots ce contournement : « Nous ne modifions pas la Halakha. Nous faisons une exception au nom de la perpétuation d’une vie juive en Allemagne14 ». L’argument est ici démographique, dans la mesure où l’auteur considère que c’est en raison de la quantité des mariages mixtes qu’il faut faire preuve de souplesse à l’égard de la loi religieuse.
13Ici et là, on constate donc que, afin de contourner l’impossibilité pour les enfants de père juif d’intégrer la Communauté juive, des responsables communautaires créent de nouvelles catégories, en marge des catégories traditionnelles : à Munich, les « Juifs de père » peuvent intégrer la « Société des amis de la Communauté15 » ; à Dessau, ils peuvent devenir des « membres de la Communauté » (Gemeindeangehörige). Le représentant de cette Communauté, répondant aux questions d’un journaliste de Evrejskaja gazeta (Journal juif), expliquait cette démarche en ces termes :
Tout d’abord au sujet des Juifs de père. C’est un problème sérieux. D’un côté, nous avons une communauté orthodoxe, et notre rabbin, Moshe Flomenman, respecte scrupuleusement les principes de la Halakha. Mais, d’un autre, je suis d’accord avec les auteurs du journal qui considèrent que la situation de ceux qui se considèrent juifs, mais ne peuvent pas intégrer la Communauté parce que leur mère ne l’est pas, n’est pas normale. Dans leur ancienne patrie, ces personnes qui avaient souvent le nom de leur père, qui étaient des Rabinovitch ou des Haimovitch, en ont vu des vertes et des pas mûres : ils entendaient qu’on les traitait de « youpins pouilleux », on ne les acceptait dans tous les travails et dans les instituts prestigieux que selon un quota… Et ici ? On les refuse aussi. Il y a quelque chose de pas juste. Mais, la Halakha, c’est la Halakha. Alors on a réfléchi et on a trouvé un compromis. Même le rabbin ne s’y est pas opposé. Les Juifs par le père obtiennent un statut spécial de Gemeindeangehörige. Ils paient des cotisations – pas des cotisations en tant que membres – simplement des cotisations. Et, dans les faits, à l’exception du droit de participer aux élections, ils ont les mêmes droits que les membres de la Communauté.16
Discours de légitimation des acteurs-migrants
14Ainsi, on peut encore constater que, dans les discours sur l’ethnicité des Juifs postsoviétiques en Allemagne, l’expérience de l’antisémitisme en Union soviétique est considérée comme l’élément fédérateur : c’est l’élément qui, tel un rite de passage, intronise les « Juifs de père » en tant que Juifs à part entière. Ils adoptent par conséquent une définition sartrienne du Juif : « Le Juif est un homme que les autres tiennent pour Juif17 », dans la mesure où c’est en raison de l’interaction passée avec une société qui les a stigmatisés que les « Juifs de père » sont considérés comme des Juifs. L’histoire de l’extermination des Juifs18 est aussi invoquée par certains enquêtés pour exprimer leur incompréhension face aux nouvelles normes de l’identité juive :
Albert : Comment une personne qui a traversé tant de privations ici en Allemagne, un Juif allemand de souche [korennoj], vivant ici, peut considérer que tu n’es pas juif parce que seul ton père est juif ? Ils ne demandaient pas… là où j’étais pendant la guerre si c’était ton père ou ta mère qui était juif. Ils prenaient et ils tuaient tout simplement parce que tu avais du sang juif. Et ici ils se mettent à distinguer. Pour nous, c’est incompréhensible. Comme tout ce processus qui va conduire à la destruction [uničtoženie] de l’immigration juive19.
Sonia : Quand les Allemands fusillaient dans les camps, ils considéraient que même les un-quart, ils étaient quand même juifs. Alors, pourquoi les gens qui sont venus ici par la migration juive ne peuvent pas devenir membres de la Communauté ?
15Par conséquent, pour eux, d’une part, les « Juifs de père » ayant été stigmatisés par leur prénom, leur patronyme, leur visage parfois, ont partagé une expérience quotidienne propre aux Juifs soviétiques et, d’autre part, la virtualité de leur extermination les fait appartenir à un groupe aux frontières plus ethniques que religieuses. Seule voix discordante à ce sujet, parmi nos enquêtés, Marina dit d’un ton moqueur : « Nos gens proposent de supprimer la Halakha… Oui, les nazis, ça leur était égal, mais la Communauté, elle, ça ne lui est pas égal, elle, c’est la Halakha qu’elle regarde ».
16Nos enquêtés, généralement au chômage ou retraités, n’ont que de rares contacts avec les Allemands non-juifs, à l’exception des relations de voisinage et des guichets d’administration. C’est face aux « Juifs allemands » – réels ou dans l’image qu’ils s’en font en lisant la presse juive – que les « Juifs russophones » qui fréquentent les institutions communautaires construisent un discours de légitimation, c’est face à eux qu’ils veulent prouver leur authenticité. La volonté de légitimer l’appartenance identitaire à la judéité des « Juifs de père » vient en effet en écho à celle qu’éprouvent les Juifs russophones après leur immigration. Par ailleurs, dans les discours des « Juifs de père » ayant clairement comme visée d’être reconnus en tant que membres du groupe, on peut noter la présence d’un discours phénotypique sur soi en termes quasi raciaux – en particulier, le stigmate du « nez juif » est alors retourné par des « Juifs de père » pour en faire un attribut incontestable d’une appartenance identitaire contestée. On constate aussi, dans les discours des enquêtés, un dénigrement envers les migrants juifs d’URSS qui n’ont pas été stigmatisés en Union soviétique et qui sont pourtant considérés comme Juifs par les autorités religieuses juives en Allemagne : les « Juifs de mère » nés après la seconde guerre mondiale et les convertis. On pourrait résumer ce dénigrement des convertis en disant qu’ils ont pour tort de n’être pas Juifs ethniquement et donc, s’ils sont des juifs (iudei) selon les autorités religieuses, ils ne peuvent pas pour autant être des Juifs (Evrei) et donc faire partie du groupe ethnique qui nécessite, selon Max Weber, la croyance en des ancêtres communs, réels ou putatifs. L’affirmation identitaire se fait aussi, comme on vient de le dire, au détriment des « Juifs de mère ». Ainsi, dans la Evrejskaja gazeta, on pouvait lire la lettre d’un « Juif de père » qui faisait un procès en légitimité aux « Juifs de mère » :
Dans votre journal j’ai pu lire les publications de Juifs selon la Halakha qui étaient nés après la seconde guerre mondiale avec des prénoms et des noms de famille slaves […]. Parmi eux, il y en avait qui, se référant à la Halakha, exigeaient qu’on ne laisse pas entrer dans les associations juives les Juifs « non halachiques ». J’aimerais leur dire dans ces pages : ce n’est pas vous qui vous êtes cachés pendant le génocide, ce n’est pas vous qui avez dû, des mois durant, chercher un travail, ce n’est pas vous qu’on n’a pas pris en thèse en dépit des félicitations aux examens et en possession d’articles publiés.20
17Encore une fois, c’est l’expérience de la persécution qui est mise en avant afin de souligner une situation considérée comme injuste par le principal intéressé. Cette situation montre la difficulté de s’approprier de nouvelles normes identitaires dans une nouvelle société quand celles-ci s’inscrivent en opposition à celles incorporées par ces Juifs russophones avant leur émigration.
18En guise de conclusion, mentionnons un article de presse du journal de la Communauté juive de Berlin montrant que les normes construites en Union soviétique et celles de la religion juive en Allemagne peuvent, dans une certaine mesure, s’ajuster les unes aux autres : la conférence des rabbins orthodoxes en Allemagne21 ayant préparé un programme permettant aux « Juifs de père » de se rapprocher du judaïsme. Le journal expliquait que, pour le rabbin de la Communauté juive de Berlin, Itzhak Erenberg, bien que, « en principe, il n’y ait pas de prosélytisme dans le judaïsme, il y a là une “obligation morale” d’aider les enfants de père juif qui ne sont pas considérés comme Juifs par la Halakha plutôt que d’autres personnes qui n’ont pas de racines juives22 ». Ainsi, on constate que même le judaïsme orthodoxe allemand prend en considération l’expérience particulière des « Juifs de père » et, d’une certaine manière, l’expérience soviétique de la judéité.
Notes de bas de page
1 « Evrej po pape, on men’šijgoy, čem voobšče neevrej ? Evrej po pape i v duše, on eščë goy ili uže po počti ne goy ».
2 En russe : evrej po pape (Juif par le papa), evrej po otcu (Juif par le père), negalaxièeskij evrej (Juif non halachique). En allemand : « Vaterjuden ». Un article paru dans la presse juive allemande en juin 2011 souligne l’ambiguïté du terme de « Halbjuden » (demi-Juif) en raison de sa généalogie. Voir Fabian Wolff, « Falsche Bruchrechnung. Warum der Begriff“Halbjude” auf den Index gehört », Jüdische Allgemeine, le 16 juin 2011, http://www.juedische-allgemeine.de/article/view/id/10568 [consulté le 14 juin 2015].
3 Lisa Vapné, Les Remplaçants. Migration juive de l’ex-Union soviétique en Allemagne, thèse de doctorat en science politique, Sciences-Po, Paris, 2013.
4 J’utilise le terme avec une majuscule pour qualifier la Communauté institutionnelle : il s’agit de la traduction de Gemeinde.
5 Sur cette politique d’accueil, voir Lisa Vapné, « L’accueil des “migrants juifs” en Allemagne. Un exemple de politique publique de l’identité », Politique européenne, no 47, mai 2015, p. 72-92.
6 Christian Joppke, Selecting by Origin. Ethnic Migration in the Liberal State, Harvard/Cambridge, Harvard University Press, 2005.
7 Valeriy Chervyakov, Zvi Gitelman et Vladimir Shapiro, « Religion and Ethnicity. Judaism in the ethnic consciousness of contemporary Russian Jews », Ethnic and Racial Studies, vol. 20, no 2, 1997, p. 280-305.
8 Voir Sarah Fainberg, Les Discriminés. L’antisémitisme soviétique après Staline, Paris, Fayard, 2014.
9 Paul Harris, « Jewish migration to the New Germany. The policy making process leading to the adoption of the 1991 quota refugee law », dans Dietrich Thränhardt, Einwanderung und Einbürgerung in Deutschland, Münster, Lit Verlag, 1998, p. 105-147.
10 Voir : http://www.bamf.de/DE/Migration/JuedischeZuwanderer/Voraussetzungen/voraussetzungen-node.html [consulté le 14 juin 2015].
11 Zentralwohlfahrtsstelle der Juden in Deutschland. Cette « umbrella organization » (organisation parapluie ou structure de tutelle pour le réseau de ses membres), qui est régie par le principe d’unité de la Communauté (Einheitsgemeinde), regroupe, en 2011, 108 Communautés juives et 105 000 membres.
12 Parmi ces Communautés, toutes les tendances du judaïsme sont représentées ; toute-fois, c’est le courant orthodoxe qui domine la vie juive en Allemagne. Pour celui-ci, selon les critères rabbiniques traditionnels, l’appartenance à la judéité repose seulement sur deux principes : la matrilinéarité et la conversion. En revanche, depuis mars 1983, à l’issue du 94e congrès du judaïsme réformé, les rabbins libéraux américains ont introduit le principe de patrilinéarité. Dès lors, ce mouvement considère comme juive toute personne née de deux parents juifs, tout comme toute personne, née d’un père ou d’une mère juive, à la condition qu’elle ait été élevée dans le judaïsme.
13 Erving Goffman, Stigma. Notes on the Management of Spoiled Identity, New York, Touchstone Editions, 1963, p. 20. Ce terme est traduit par « compatissant » dans la version française.
14 Voir : http://berkovich-zametki.com/2009/Zametki/Nomer20/LFridman1.php [consulté le 14 juin 2015].
15 Jan Mjul’štajn, « Budušee obščin zavisit ot molodogo pokolenija. Beseda s Janom Mul’štejnom, predsedatelem Sojuza progressivnyx evreev Germanii » [L’avenir des communautés dépend des jeunes. Entretien avec Jan Muhlstein de l’Union des Juifs progressistes d’Allemagne », Evrejskaja gazeta, no 3, mars 2006.
16 Lev Madorskij, « V obšine Dessau rešajut problemy » [Dans la communauté de Dessau on résout les problèmes], Evrejskaja gazeta, no 12, décembre 2008.
17 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004 [1946], p. 83.
18 Deux enquêtés ont fait référence à un poème critiquant la position du Conseil central des Juifs d’Allemagne sur le sujet paru dans la presse juive russophone. L’un d’eux a même souhaité nous lire ce texte de Grigorij Krošin pendant l’entretien, « A oni nas - po materi, po materi… » [Par la mère, par la mère qu’ils nous disent], voir : http://berkovich-zametki.com/Nomer13/Kroshin1.htm [consulté le 30 janvier 2017]. Dans celui-ci, il est fait explicitement référence au choix des migrants comme à une « sélection », en référence à la sélection, entre autres, dans les camps d’extermination.
19 Notons que, par la suite, Albert évoque l’exemple de son fils qui ne peut pas immigrer en Allemagne avec sa femme, car seul son père (Albert) est juif. Il parle également d’un ami dont le dossier de vérification de la judéité à la Communauté juive de Düsseldorf a duré plus d’un an.
20 Taras Fisanovič, « Pora prekrašat’boltovnju » [Il est temps d’arrêter le bavardage], Evrejskaja gazeta, no 12 (64), décembre 2007.
21 La conférence des rabbins orthodoxes en Allemagne (Orthodoxe Rabbinerkonferenz Deutschland) a été créée en 2003 à Francfort-sur-le-Main. Il s’agit d’une association ne dépendant pas du Conseil central des Juifs d’Allemagne rassemblant des rabbins orthodoxes d’Allemagne. Voir : http://www.ordonline.de [consultéle12décembre2012].
22 Voir : http://www.jg-berlin.org/ru/stati/detali/nabor-evreev-po-otcui383d-2011-02-01.html [consulté le 14 juin 2015].
Auteur
Docteure en science politique de Sciences Po Paris où elle a soutenu, en 2013, une thèse intitulée Les Remplaçants. Migration juive de l’Union soviétique à l’Allemagne. Ancienne Ater de langue et civilisation russe de l’université Paris-Sorbonne, elle est actuellement post-doctorante dans le laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Nanterre. En 2015, elle a publié un article sur la politique d’accueil des migrants juifs pour la revue Politique européenne.
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Identités juives en Europe centrale
Des Lumières à l’entre-deux-guerres
Daniel Baric, Tristan Coignard et Gaëlle Vassogne (dir.)
2014