Acceptation et reproduction du salariat chez Adam Smith
p. 213-238
Texte intégral
Dans une société civilisée, les pauvres pourvoient à la fois leurs propres besoins et le luxe immense de leurs supérieurs. La rente qui soutient la vanité du propriétaire paresseux est entièrement récoltée par l’industrie du paysan […] tous les serviteurs indolents et futiles d’une cour sont, de la même manière, nourris, vêtus et logés par le travail de ceux qui payent les impôts qui les entretiennent. Parmi les sauvages, au contraire, chaque individu jouit de l’intégralité de son industrie, il n’y a parmi eux ni propriétaire, ni usurier, ni collecteur d’impôts. […] Mais en ce qui concerne le produit du travail d’une grande société, il n’y a rien de semblable à une division juste et équitable. Dans une société comptant cent mille familles, cent peut-être ne travailleront pas du tout et cependant, soit par violence soit par l’oppression plus régulière de la loi, consommeront une plus grande part du travail de la société que n’importe quels dix mille autres. La division de ce qui reste après cette énorme déduction, de même, n’est aucunement faite en proportion du travail de chaque individu. Au contraire ceux qui travaillent le plus obtiennent le moins. […] Au milieu d’une inégalité si oppressante, de quelle manière allons nous expliquer l’opulence et l’abondance supérieures communes même au membre le plus méprisé et le plus inférieur d’une société civilisée, en comparaison de ce que le plus respecté et le plus actif des sauvages peut acquérir.
Adam Smith, « Early Draft of part of Wealth of Nations », LJ,
notre traduction, p. 563-564
Introduction
1Malgré une littérature abondante portant sur son analyse de la division du travail1, la manière dont Smith caractérise la relation salariale a été jusqu’à présent relativement peu étudiée2. Loin de l’image d’Épinal qui le présente parfois comme le défenseur inconditionnel des intérêts capitalistes, et à rebours des analyses économiques contemporaines du salariat dans lesquelles la reconnaissance d’un rapport d’autorité conférant à l’employeur un pouvoir de direction sur son employé passe généralement au second plan, une lecture approfondie d’Adam Smith nous invite pourtant à nous interroger sur le caractère problématique du lien de subordination salarial, aussi bien que sur les mécanismes objectifs et subjectifs qui en assurent l’acceptation et la reproduction.
2Dans cette perspective, nous montrerons d’abord comment sa conception de ce qu’est « par nature » le travail conduit Smith à poser le rapport salarial comme problématique. Chez l’auteur, le travail est conçu comme un sacrifice qui, en société, apparaît comme le fondement moral principal de la propriété, et la relation de subordination salariale semble surtout problématique du point de vue de la justice. La règle qui attribuait l’intégralité de son produit au travailleur indépendant dans l’état primitif est en effet rompue par l’apparition de fonds accumulés dans l’état avancé. Tombé en dépendance, l’ouvrier salarié n’a plus droit qu’à une portion congrue du produit. Le concept de travail commandé introduit dans le chapitre cinq de la Richesse des Nations3 peut d’ailleurs être interprété comme symbolisant la subordination du travailleur pauvre au riche, le pouvoir de commandement que la richesse confère au second sur le premier. Et le profit apparaît de prime abord comme un revenu contre nature, une déduction sur la valeur que le travail de l’ouvrier ajoute à la matière.
3Ce constat nous conduit à nous interroger dans un second temps sur les mécanismes qui conduisent, selon Smith, le travailleur à entrer et à rester dans la subordination. La description que fait l’auteur de la relation salariale dans le chapitre huit de la Richesse des Nations montre que c’est fondamentalement le défaut de propriété sur les marchandises qui interdit aux ouvriers de s’engager dans des conflits de longue durée, et les oblige en général à accepter une rémunération sommaire. Smith semble ainsi anticiper dans ce chapitre le concept de « travailleur libre » que théorisera plus tard Karl Marx, aussi bien que l’idée d’une influence de l’infrastructure économique sur la superstructure juridique, lorsqu’il tance la sévérité des lois envers les ligues d’ouvriers, et remarque qu’a contrario les employeurs capitalistes « complotent » en toute légalité. L’un des aspects les plus étonnants de ce chapitre est que Smith, quoique poussant ostensiblement son lecteur à prendre parti en faveur des ouvriers, ne franchit jamais le pas consistant à qualifier explicitement le salariat comme injuste.
4Pour autant, chez Smith, la subordination salariale ne repose pas uniquement sur la coercition, mais aussi sur des éléments qui renvoient à la psychologie des agents et à la rhétorique. On trouve dans ses écrits une investigation des mécanismes expliquant l’intériorisation du rapport salarial, c’est-à-dire une explicitation des déterminants subjectifs de la soumission. Smith conçoit en effet les relations d’échange comme des relations de persuasion. La relation salariale n’y fait point exception, quand bien même elle présente la spécificité d’une asymétrie de position entre les cocontractants qui la transforme inévitablement en relation de subordination. Le rapport salarial peut dès lors être appréhendé sous une forme discursive liée à l’habileté rhétorique des capitalistes, dont ces derniers se servent pour s’attirer les faveurs du législateur et tromper le public, et une forme non discursive fondée sur le rang social.
5En guise de conclusion, nous proposons d’interpréter le silence relatif de Smith en matière de mesures redistributives susceptibles de corriger l’inégalité et l’injustice introduites par le salariat. En affirmant dès l’introduction de son ouvrage que dans les sociétés civilisées, le fait qu’une minorité de la population ne travaille pas et consomme le centuple de ce que consomme la masse du peuple s’accompagne d’une production de richesse sans précédent, Smith nous livre en fait d’emblée la clef d’une position en apparence paradoxale. La société commerciale tend certes à amplifier les inégalités sociales, mais conduit à une abondance de richesses qui assure à l’Anglais le plus pauvre un confort supérieur au plus riche des sauvages. Le stade commercial est donc préférable à ceux qui l’ont précédé, au sens où, malgré l’inégalité et l’injustice sociale qui le sous-tendent, la position des plus mal lotis y est maximisée. Smith se résignerait donc en fonction d’un critère qui anticipe celui popularisé deux siècles plus tard par John Rawls sous le terme de « maximin ».
Conception du travail et caractère problématique de la relation salariale chez Adam Smith
Le salariat, relation injuste ?
6Dans des extraits célèbres de la Richesse des Nations (I, 5, p. 99 et 102), Smith décrit le travail comme « peine et embarras », une « perte de liberté et de bonheur », un prix à payer4. Le travail se présente donc de prime abord chez lui comme quelque chose qui coûte à l’individu, et non comme activité bénéfique en tant que telle. Dans sa forme corrompue, qui est celle d’une division du travail trop avancée, il apparaît même comme abêtissant et déshumanisant5. Le discours sur le travail tenu dans la Richesse des Nations6 rappelle un extrait lui aussi fameux de la Théorie des sentiments moraux7, où l’on apprend que le mendiant oisif qui se chauffe au soleil possède cette tranquillité d’esprit et cette sécurité « pour laquelle les rois se battent ». La félicité résiderait ainsi en partie dans l’inactivité physique ou le repos du corps ; la perte de liberté et, dans une certaine mesure, d’humanité, dans l’industrie et le labeur. La position générale de Smith sur le travail qui transparaît de ses deux principaux ouvrages prend à la fois des accents aristotéliciens (le travail au sens de poiésis, acte de production conçu comme activité dégradante et perte de temps) et cyniques8.
7Par ailleurs, se procurer des richesses a toujours un coût. Smith sait bien qu’il y a fondamentalement deux manières de s’en procurer, qui font écho à la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage exposée dans le chapitre quatre de la Richesse des Nations et à la distinction première d’Aristote9 de laquelle celle-ci s’inspire : par l’échange, ou en les produisant soi-même. Mais toute marchandise échangée a été auparavant produite. À l’origine de toute richesse, de toute marchandise utile, il y a donc un travail10, un sacrifice préalable.
Ce qu’on achète avec de l’argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue […] Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses. Ce n’est point avec de l’or ou de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement.11
8Ce travail, sacrifice et source de richesse, fonde du même coup, logiquement, la propriété sur la richesse. En effet, dans la partie de son cours de philosophie morale consacrée à la jurisprudence, Smith accordait déjà une importance primordiale à l’effort et la peine, donc au travail, pour fonder la méthode originelle d’acquisition d’un droit de propriété, l’occupation, dont dérivent toutes les autres (accession, prescription, succession et transfert volontaire). Smith cherche en fait à exposer dans son cours une explication du fondement moral de la propriété alternative à celle de Locke. La propriété n’est en effet pas fondée chez le premier sur le travail en soi, comme chez le second, mais sur la sympathie du spectateur avec l’attente raisonnable de l’usage ultérieur de l’objet formée par l’agent12, en écho avec le système exposé dans le même cours et dans la Théorie des sentiments moraux. Toutefois ce sont le temps et la peine consacrés par l’agent à acquérir l’objet qui fondent justement le caractère rai sonnable de son attente aux yeux du spectateur13. Ce qui revient à dire que le travail fourni est la circonstance fondamentale qui conduit le(s) spectateur(s) à approuver la propriété14 par occupation.
9Une justice « immanente » à cette conception du travail voudrait alors que celui qui fournit le sacrifice consistant à travailler soit propriétaire exclusif du fruit de son labeur15. C’est en effet le cas dans « l’état informe de la société, qui précède l’accumulation des capitaux et l’appropriation du sol », cette société fictive de chasseurs de daims et de castors, ou plus généralement de travailleurs indépendants, que l’auteur évoque au début du chapitre six de la Richesse des Nations. Dans cette société sans classes sociales, « le produit du travail appartient tout entier au travailleur »16, ce que Smith qualifie de « récompense naturelle du travail »17. Mais cette règle n’est plus valide dans l’état avancé de la société où, suite à l’accumulation de fonds dans les mains de particuliers, le travail indépendant s’est transformé en travail salarié. Dans cette nouvelle configuration de la production, « le produit du travail n’appartient plus en entier à l’ouvrier », qui doit « partager » le fruit de son labeur avec les capitalistes, dont le revenu est déconnecté de l’effort, et les propriétaires terriens qui « aiment à recueillir là où ils n’ont pas semé »18. L’apparition de classes sociales modifie donc la règle d’appropriation du produit qui prévalait dans l’état primitif. Et le travailleur, seul agent économique à fournir le « sacrifice » nécessaire à la production de richesses, qui plus est dans des modalités qui tendent à devenir de plus en plus dégradantes, est le moins bien récompensé des trois agents économiques en présence19.
10Et c’est là qu’apparaît un des aspects foncièrement problématiques de la relation salariale chez Smith : celle-ci semble en effet intrinsèquement liée à, et même reposant sur, une contradiction de la justice20. Dans les premiers chapitres de la Richesse des Nations, où salariat, capital et hiérarchie sont curieusement absents, il n’est question que des effets vertueux de la division du travail. Mais dès lors que capital et salariat sont introduits à l’analyse, dans le chapitre six, le tableau s’assombrit sensiblement. Le lecteur apprend en effet que l’essentiel de la valeur que le travail de l’ouvrier confère à la production est capté par son employeur :
Aussitôt qu’il y aura des capitaux accumulés dans les mains de quelques particuliers, certains d’en eux emploieront naturellement ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux, auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances21, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits, ou sur ce que le travail de ces ouvriers ajoute de valeur aux matériaux. […] Ainsi, la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout en deux parties, dont l’une paye leurs salaires, et l’autre les profits que fait l’entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à avancer ces salaires et la matière à travailler.22
11Nous reviendrons en détail sur ce point dans la section suivante, mais il est important de noter dès ici que Smith fait dériver la subordination salariale de la nécessité matérielle dans laquelle se trouvent les travailleurs. Ainsi déclaret-il plus loin :
Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par-devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.23
12Le profit apparaît dans ces deux extraits comme le terme d’un échange, une part (déduction) sur le produit futur que le capitaliste obtient en contrepartie de la fourniture immédiate – et temporaire – de l’ouvrier en subsistance24.
13Ce n’est donc pas du travail, dont on peut se demander avec Dubœuf (2004), p. 1466, s’il est véritablement une marchandise pour l’auteur, mais une partie du produit de son travail – Smith emploie il est vrai de façon récurrente le terme dans les deux sens – qu’échange l’ouvrier. Et ce dernier accepte la subordination parce qu’il est matériellement dépendant.
14Par ailleurs, c’est donc le travail de l’ouvrier qui, seul, ajoute de la valeur à la matière, alors qu’une partie seulement lui en revient. Dans ses Théories sur la plus value, Marx (1861-1863, p. 74-76) se saisira de ce passage pour créditer Smith du mérite d’avoir identifié « l’origine véritable de la plus-value » dans un travail qui ne trouve pas de contrepartie dans le salaire versé à l’ouvrier. Il est vrai que cette affirmation revêt une importance particulière dans la Richesse des Nations. Elle est ainsi réitérée au début du chapitre huit25, dans lequel profits et rentes sont qualifiés de « déductions sur le produit du travail ». Cette formule, employée à plusieurs reprises dans le chapitre, n’est à notre sens pas neutre : son emploi tend en effet à faire passer le salaire pour un résidu, pour ce qui reste du produit au travailleur une fois que les deux classes concurrentes ont prélevé leurs parts respectives26. C’était d’ailleurs l’impression diffuse laissée par la lecture du chapitre six, où il était déjà question de « partage » du produit entre le travailleur et le propriétaire des fonds, et de rétrocession d’une partie de la récolte au propriétaire du sol. Quitte à ce que Smith se contredise quelques lignes plus loin en assimilant logiquement le profit à un résidu27. Quoi qu’il en soit, tout semble fait pour stigmatiser le hiatus entre travail indépendant et travail salarié28. On est même en droit de penser que le but premier de la référence à un état « primitif » plus ou moins hypothétique – dont les lois économiques ne sont en tout état de cause plus adéquates pour décrire l’Angleterre du xviiie siècle – soit de souligner, par comparaison, la perte de contrôle sur son produit dont est victime le travailleur dans la société « avancée ». Ce dernier point est d’ailleurs implicitement introduit dès le chapitre cinq de la Richesse des Nations, par le biais du concept de travail commandé, qui peut être interprété comme symbolisant la subordination entre capitaliste et travailleur.
Le travail commandé, symbole du lien de subordination entre travailleur et capitaliste
15Le travail est en effet associé aux notions de subordination et de commandement dans un passage célèbre du chapitre cinq de la Richesse des Nations. Si les termes « capitaliste », « travailleurs », ou « capital », ne sont jamais employés dans ce dernier, notre opinion est que la discussion de Smith autour du concept de « travail commandé » préfigure sous de nombreux aspects la relation de dépendance entre salarié et capitaliste décrite au chapitre huit de l’ouvrage, « Des salaires du travail ».
16Ce chapitre cinq débute par une définition matérielle de la richesse, qui conduit Smith à affirmer qu’un homme est riche ou pauvre selon la quantité de travail d’autrui qu’il est en mesure de commander ou d’acheter29. Être riche, c’est donc précisément avoir la possibilité de se soustraire au sacrifice nécessaire à l’obtention des agréments et des commodités de la vie humaine. Qu’est-ce qui permet donc l’épargne de ce sacrifice, et son rejet sur autrui ? Précisément les particules élémentaires de la richesse, son essence, les marchandises. Ces dernières transmettent en effet à leur détenteur, le riche, un pouvoir qui se nomme valeur. Et Smith précise quelques paragraphes plus loin en quoi consiste un tel pouvoir à l’aide d’une référence tronquée à Hobbes30.
Richesse, c’est pouvoir, a dit Hobbes […] Le genre de pouvoir que cette possession lui transmet immédiatement et directement, c’est le pouvoir d’acheter ; c’est un droit de commandement sur tout le travail d’autrui, ou sur tout le produit de ce travail existant alors au marché. Sa fortune est plus ou moins grande exactement en proportion de l’étendue de ce pouvoir, en proportion de la quantité du travail d’autrui qu’elle le met en état de commander, ou, ce qui est la même chose, du produit du travail d’autrui qu’elle le met en état d’acheter. La valeur échangeable d’une chose doit nécessairement toujours être précisément égale à la quantité de cette sorte de pouvoir qu’elle transmet à celui qui la possède.31
17La richesse ne confère donc pas directement à son détenteur un pouvoir politique ou militaire, mais un pouvoir économique. Si cette remarque tient de l’évidence, l’originalité et l’intérêt des propos de Smith tiennent dans le fait qu’ils peuvent être interprétés dans le sens où un tel pouvoir s’exerce non seulement, et évidemment, dans la sphère de l’échange, mais peut-être aussi dans celle de la production de marchandises, et donc de la richesse. Le sens du texte ne se révèle pas en lui-même, et deux interprétations au moins sont possibles, renvoyant à l’équivoque entretenue par les termes employés par l’auteur. La première consiste à dire qu’il y a une simple équivalence chez l’auteur entre les travaux et les produits des travaux32. Acheter le travail d’autrui revient à acheter son produit, et vice-versa. Cette interprétation s’appuie sur l’emploi du verbe acheter (to purchase) et le pouvoir que la valeur confère au riche dans la sphère de l’échange. Elle s’articule par ailleurs aux propos tenus dans le premier chapitre sur la division du travail33. Mais le chapitre cinq se situe précisément, dans la structure de la Richesse des Nations, au carrefour des discours sur l’échange et sur la production. Aussi une seconde interprétation consiste à placer l’accent sur l’emploi du verbe commander, qui ne saurait ici être interprété au sens français de « passer une commande »34, et sur un pouvoir qui pourrait également s’exercer dans la sphère productive. En ce sens, Smith pourrait signifier de façon diffuse que les marchandises qui constituent l’essence de la richesse confèrent un pouvoir économique de direction sur le travail. Le riche jouit du privilège de commander le travail du pauvre, parce qu’il possède des marchandises avec lesquelles il peut littéralement mettre ce dernier au travail35. Et le pauvre dont le travail est dirigé semble alors privé tout pouvoir sur son produit. L’auteur assure en effet dès cet endroit du texte, et c’est fondamental si comme nous le pensons la relation salariale est bien anticipée ici, que qui commande le travail d’autrui commande simultanément le produit de son travail, c’est-à-dire peut en disposer.
18Si cette seconde interprétation est juste, l’idée anticipée d’une dépossession du travailleur pauvre de son produit, et d’une perte de prise sur les conditions de mise en œuvre de son travail (puisque son activité est « commandée » par le riche possesseur de marchandises) annonce la discussion du chapitre six, dans lequel Smith introduit comme on a vu le salariat à l’occasion de la distinction entre état « primitif » et « avancé » de la société. Et trouve son point d’aboutissement dramatique dans la description qu’il donne des luttes autour de la détermination du salaire dans le chapitre huit, que nous examinerons dans la section suivante.
19Auparavant, il paraît important d’insister sur le fait que le riche est ici caractérisé comme quelqu’un qui n’a pas à travailler, à fournir de sacrifice, pour se procurer les agréments et commodités de l’existence (« c’est du travail d’autrui qu’il lui faut attendre la plus grande partie des jouissances de la vie »36). Car le capitaliste est également dépeint de façon récurrente dans la Richesse des Nations en opposition au travailleur, comme quelqu’un qui ne travaille pas. Ainsi dans le chapitre six, quand capital et profit sont pour la première fois explicitement introduits dans la discussion, Smith s’empresse de préciser que le profit ne doit en aucun cas être assimilé à un salaire de direction et d’inspection, dans la mesure où son montant n’est proportionnel à aucun travail37. Dans le même ordre d’idée, il signalait dès l’introduction de l’ouvrage38 l’existence, dans les sociétés modernes, d’individus « tout à fait oisif » (dont capitalistes et propriétaires font implicitement partie), dont la richesse et le pouvoir de consommation sont très largement supérieurs à ceux de la masse du peuple. Riches et capitalistes sont ainsi tous deux caractérisés de façon répétée par Smith comme des individus ne travaillant pas, ce qui est de nature à conforter l’analogie que nous pensons voir dans son texte. Davantage, l’emploi du verbe « commander » dans ce chapitre cinq peut-être mis en relation avec celui du mot « maître », qu’utilise systématiquement l’auteur pour désigner les employeurs capitalistes dans le chapitre huit. S’il est coutumier au xviiie siècle de désigner sous le nom de « maître » les manufacturiers ou les capitaines d’industrie39, force est de constater que les deux termes traduisent, et portent l’accent sur, la notion de domination, celle du riche sur le pauvre, et du capitaliste sur le salarié, deux couples de personnages qui, dans l’état « avancé » de la société, tendent à se confondre. Le riche du chapitre cinq de la Richesse des Nations, que l’on serait tenté d’appeler « l’homme aux marchandises », s’apparente dans une certaine mesure à « l’homme aux écus » de Marx (1867) : c’est un capitaliste en puissance. Et le capital est déjà pensé par Smith comme rapport social.
20Au total, le rapport salarial apparaît comme problématique au travers de la présentation qu’en donne Smith, aussi bien du point de vue de la dépendance matérielle dans laquelle il place le salarié, que du point de vue de la justice, au niveau de l’appropriation du produit. La captation d’une majeure partie de ce dernier par le capitaliste et le propriétaire apparaît comme contre nature, artificielle.
Mécanismes objectifs de l’acceptation et de la reproduction de la subordination salariale
Fixation des salaires et déterminants objectifs de la subordination dans la Richesse des Nations
21Dans son fameux chapitre sur les salaires, Smith invite son lecteur à être le spectateur d’un rapport de force pour le moins déséquilibré entre employeurs capitalistes et travailleurs. À la lecture de cette longue description40, au moins trois circonstances expliquent pourquoi le rapport de force tourne inévitablement, dans les conditions habituelles, en défaveur du travailleur.
22Premièrement, les maîtres ont de leur côté 1. la loi qui « les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers », 2. la classe politique, « nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser » et 3. la puissance publique, « l’intervention du magistrat civil ». Pour un lecteur de Marx, les propos tenus ici par l’auteur évoquent évidemment l’influence de l’infrastructure économique sur la superstructure juridique et politique41. Smith donne toutefois une explication sensiblement différente de cet état de fait, mettant en avant dans la conclusion du livre I de la Richesse des Nations la meilleure connaissance de leur propre intérêt dont bénéficient les capitalistes42. Partant, cette classe aurait une fâcheuse tendance à chercher à tromper pouvoir politique et public, en faisant passer son intérêt particulier pour l’intérêt général, alors que les deux divergent généralement43. Influence de l’infrastructure économique sur la superstructure juridico-politique, ou meilleure connaissance de leur intérêt et duplicité des capitalistes, la conclusion de Smith anticipe quoi qu’il en soit celle que formulera Marx : la loi favorise les intérêts de la classe économique dominante, tandis qu’elle est, au contraire « si sévère » envers les ouvriers. D’ailleurs, lorsqu’elle cherche à réguler les salaires, c’est généralement pour les baisser et rarement pour les augmenter44. En écho, dans le livre V de la Richesse des Nations (V, 1, ii, vol. 2, p. 337), l’auteur va jusqu’à écrire que « le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point »45. La raison d’être de la loi et de l’État serait donc de défendre l’intérêt des riches contre celui des pauvres en général, et des capitalistes envers les ouvriers en particulier.
23Un second argument souligné par Smith expliquant la supériorité des maîtres sur les travailleurs est la discrétion des premiers. Moins nombreux, moins visibles et plus « silencieux » surtout, ils forment « en tout temps et partout » une coalition soustraite aux regards du commun des mortels, dont le but est de réduire au plus bas niveau possible les salaires. L’auteur remarque qu’il s’agit là de l’état habituel des choses, ce qui expliquerait que personne n’y prête attention. En effet l’idée selon laquelle la paresse de l’esprit humain l’empêche de s’interroger sur, voire de prêter attention au cours régulier des événements traverse son œuvre46. Doit-on comprendre que les grèves d’ouvriers revêtent a contrario aux yeux du public un aspect « exceptionnel » ou « irrégulier » ? L’idée semble paradoxale, puisqu’aux dires de l’auteur « on en parle tous les jours ». Elle l’est un peu moins, si l’on compare le caractère discontinu des coalitions d’ouvriers (ces derniers ne pouvant être en permanence en grève) à celui, « constant et uniforme », des ligues tacites d’employeurs. Et finalement logique, dans la mesure où les coalitions d’ouvriers sont ostensibles et bruyantes, et qui plus est stigmatisées par l’intervention de la force publique.
24Mais le principal argument expliquant la supériorité des capitalistes tient dans l’observation selon laquelle ces derniers peuvent faire face à une grève pendant une période considérable, dans la mesure où ils disposent des réserves, c’est-à-dire des marchandises (les biens de subsistance en particulier) dont les travailleurs sont dépourvus. Smith emploie ici la métaphore du siège pour illustrer la cause fondamentale de la subordination. Les maîtres capitalistes disposent de réserves leur permettant de supporter un siège de longue durée. Les travailleurs ne peuvent rester longtemps sans ouvrage et sans salaire, car rapidement soumis aux affres de la faim. Cette réflexion de Smith complète ce qui était sous-entendu dans le chapitre cinq à propos du travail commandé, et démontre à notre sens que l’opposition riche/pauvre annonçait bien celle entre capitaliste et travailleur. Les riches (capitalistes) disposent des marchandises, les pauvres (travailleurs) ne possèdent rien si ce n’est leur propre corps. Les riches peuvent de ce fait commander le travail des pauvres, en situation de dépendance matérielle et contraints à se soumettre pour obtenir les biens de subsistance qui leur permettront de survivre. Sur ce point encore, Smith préfigure Marx (1867) et son concept de « travailleur libre » : le travailleur, « libre de tout », est dépourvu non seulement du capital (des marchandises : matières premières et outils) qui lui permettrait de valoriser lui-même sa puissance productive, mais aussi des moyens même de subsister, en sorte qu’il est en tout état de cause contraint d’accepter les conditions salariales, aussi défavorables soient-elles, que lui concède le capitaliste.
25Smith a également senti que le trait de démarcation principal entre travailleurs et capitalistes ne résidait pas en soi dans le facteur de production mis en œuvre par chacune de ces classes dans le processus productif (ce que laisserait à penser une vision purement technique du processus de production, telles qu’on trouve, par exemple, chez Ricardo ou certains auteurs néoclassiques), mais bien dans la propriété sur les marchandises diverses nécessaires à ce processus (biens capitaux et bien salaires), dont jouit le capitaliste, et dont est dépourvu le travailleur. Et c’était bien, selon nous, ce que supposait le concept de travail commandé introduit dans le chapitre cinq. Richesse est pouvoir, pouvoir lié à la propriété et à la valeur qui y est associée. Le riche est celui qui détient des marchandises dont la valeur permet de mettre au travail ceux qui en sont dépourvus. Le capitaliste est riche, parce qu’il possède des marchandises, et peut tirer un revenu de l’usage indirect de celles-ci, le profit, sans fournir d’effort. Un revenu qui prend source dans la valeur qu’ajoute à la matière le travail de ceux qui ne possèdent rien. La conception smithienne de la richesse dévoilée au chapitre cinq, au-delà de sa volonté de polémiquer avec le « système mercantile », débouchait ainsi d’emblée sur un critère de démarcation entre riche et pauvre transposable à l’opposition entre capitaliste et salarié. Elle véhiculait même déjà l’essence de la relation de subordination liant ces derniers.
Mécanisme du spectateur et production d’un parti pris
26En dehors des explications que donne Smith de la suprématie des capitalistes sur les travailleurs, un aspect tout à fait remarquable de ce chapitre tient dans la façon dont l’auteur abandonne temporairement son ton habituellement didactique et son point de vue d’observateur neutre, pour prendre parti en faveur des ouvriers47. Il est conjointement frappant de remarquer que c’est à un véritable drame théâtral que Smith convie ici son lecteur : le désespoir, l’iniquité de la loi, les « complots » dans le secret desquels nous sommes placés, la fureur et le dénouement tragique du conflit, « le châtiment ou à la ruine des chefs de l’émeute », sont autant de ressorts dramatiques et de scénettes qui sont jetés sous nos yeux.
27Un des apports incontestables de l’analyse de Vivienne Brown (1994) est d’avoir montré que Smith tend régulièrement, dans la Théorie des sentiments moraux, à faire jouer à son lecteur le rôle d’un spectateur qui, conformément à son système de philosophie morale, est conduit à formuler un jugement moral sympathique sur les scènes de la vie quotidienne dont il est témoin. Quoiqu’elle refuse cette spécificité à la Richesse des Nations, pour des raisons au demeurant discutables48, l’éclairage est adéquat pour analyser la pièce mise en scène par Smith dans ce chapitre VIII, sa présentation des luttes (y compris latentes) entre ouvriers et capitalistes. Tout semble effectivement fait pour que le lecteur/spectateur prenne position en faveur de l’une des parties.
28En témoignent d’abord le vocabulaire et les formules employées, quasi péjoratifs vis-à-vis des employeurs capitalistes, compassionnels vis-à-vis des ouvriers, qui visent à l’évidence à produire chez le lecteur un sentiment. Plus précisément à lui rendre la classe économique des capitalistes antipathique : ces derniers sont qualifiés, on l’a vu, de « maîtres », (terme dont la connotation, outre le fait qu’il renvoie à la notion de subordination, n’est pas pour susciter spécialement l’adhésion), qui forment des « ligues » ou associations (combinations) menées dans « le plus grand secret », dont le but est de baisser les salaires à un niveau « évidemment le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité »49, et parfois même au-dessous. On est loin de l’imagerie du capitaine d’industrie bienfaiteur de la société. Les travailleurs sont a contrario présentés comme « désespérés » et souvent « réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres la plus prompte condescendance à leur demande ». Lorsque leurs salaires sont au plus bas, personne n’y prend garde (sauf Smith apparemment), « quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement » (though severely felt by them). Les lois portées contre les coalitions d’ouvriers – et donc favorables aux « maîtres » – sont d’ailleurs, nous l’avons remarqué, qualifiées par Smith de « si sévères »50.
29Il est intéressant de noter que la violence dont peuvent occasionnellement faire preuve les ouvriers est excusée par Smith par le désespoir et par la faim. Celle, économique, que leur font subir les employeurs est a contrario soulignée et accentuée : « quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler ». On est ainsi, si l’on rapporte ce qui vient d’être dit au système développé dans la Théorie des sentiments moraux, dans une double configuration de jugement, relatif d’une part à la convenance (du désespoir des ouvriers) et d’autre part au caractère méritoire51, ou blâmable en l’occurrence, de la stratégie employée par les capitalistes afin de s’enrichir. Il faut absolument avoir à l’esprit, à cet égard, que la sympathie (condition du jugement positif) repose sur le travail de l’imagination, et a besoin d’information pour opérer (Théorie des sentiments moraux, I, 1, i, p. 27-28). Il faut entendre par-là, non une obligatoire proximité sentimentale, amicale ou familiale52, comme certains commentateurs l’ont à tort interprété53, mais des éléments de connaissance sur les circonstances qui ont motivé la conduite de l’agent, que celui-ci soit « proche » de nous ou non (étant entendu que la proximité affective favorise la connaissance des circonstances, en particulier le caractère de l’agent). Et Smith ne ménage pas ses efforts pour informer le lecteur des circonstances qui rendent compréhensibles, et en définitive convenables, le désespoir et même la « fureur » occasionnelle des ouvriers. Inversement, peu d’informations, ou des éléments d’appréciation négatifs, sont donnés sur les motivations des « maîtres ». En conséquence, le spectateur lecteur est conduit, en toute « impartialité », à sympathiser avec le désespoir et la rancœur de l’ouvrier, et à condamner le vil comportement des maîtres comploteurs.
30Au total, Smith ne se contente pas dans ce chapitre d’élucider les circonstances ou les déterminants objectifs (la propriété sur les marchandises en général et les biens de subsistance en particulier, l’iniquité de la loi et de la puissance publique) de la subordination du travailleur, mais invite encore son lecteur à prendre parti pour ce dernier dans la lutte qui l’oppose aux capitalistes. Nous avons vu par ailleurs dans notre première section que la relation de subordination salariale pouvait être interprétée comme contraire à la justice, dans la mesure où l’ouvrier n’a plus droit à la totalité de son produit. L’analyse menée ici dévoile quelques explications de cet état de fait et nous rappelle aussi que la part du produit qui revient à l’ouvrier consiste en une portion congrue de la richesse qu’il crée (salaire de subsistance). L’attitude de Smith est toutefois paradoxale : il met sous les yeux de son lecteur une apparente injustice, mais ne la dénonce pas en tant que telle. Dans la conclusion de cet article nous comprendrons que cette attitude s’explique par le fait qu’une telle injustice est censée profiter in fine, aux yeux de l’auteur, à ceux qui en sont les victimes.
Distinction des rangs, rhétorique et subordination
31En plus des éléments fournis par l’auteur dans ce chapitre VIII, un regard porté sur l’ensemble de son œuvre permet aussi de faire apparaître certains déterminants plus subjectifs de la subordination salariale. Nous avons vu précédemment que Smith renouvelait la façon de concevoir la richesse en concevant celle-ci comme un pouvoir d’achat sur les choses et par extension, toute richesse provenant du travail, comme un pouvoir d’achat sur les hommes. L’homme riche est celui qui peut mettre en mouvement une grande quantité de travail. Le travailleur est précisément celui qui est obligé de travailler afin de survivre, tandis que le capitaliste emploie les fonds qu’il a accumulés afin de faire travailler les autres à sa place et obtenir un profit. La différence de richesse se réfléchit donc aussi comme différence de rang social : nous avons d’un côté les travailleurs, membres des rangs inférieurs de la société, et les capitalistes, membres des rangs supérieurs. Dans la Richesse des Nations, Smith distingue quatre « causes ou circonstances qui amènent naturellement la subordination » : la supériorité de qualités personnelles, la supériorité d’âge, la supériorité de naissance et la supériorité de richesse. La richesse est donc source d’autorité54. Transposé à la relation salariale, cela indique que le propriétaire du capital sera en position de force pour faire accepter ses idées aux travailleurs. De plus, Smith ajoute que les hommes sont naturellement enclins à « respecter une autorité et une supériorité établies chez les autres, quelle qu’elle soit »55. La subordination à l’égard des personnes de haut rang ne souffre guère de contestation. Le principe d’autorité est très fort. Les individus sont rarement enclins à remettre en question cette autorité, entérinant par-là la relation de domination. Dans cet ordre d’idées l’auteur explique dans la Théorie des sentiments moraux (I, 3, iii, p. 103) qu’il existe une « disposition à admirer, et presque à vénérer, les riches et les puissants, et à mépriser, ou du moins à négliger, les personnes pauvres et d’humble condition », et même s’il s’agit de « la cause la plus grande et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux »56, celle-ci est indispensable à la stabilité et à l’ordre de la société. Encore une fois cet argument vient à l’appui de la thèse selon laquelle les travailleurs auront tendance à s’incliner face aux décisions de leurs maîtres, à les croire plus que de raison.
32Enfin, Smith ajoute à cela que les riches et les grands ont « une inclination très forte… à soutirer tout ce qu’ils peuvent de leurs inférieurs »57. C’est l’amour de la domination. L’auteur de la Richesse des Nations pense que les conditions d’existence ont une influence réelle sur la moralité et l’éthique des individus58. Plus particulièrement, Smith abhorre les relations de dépendance. Ce n’est pas un hasard si, paraphrasant son ami Hume, il prétend que les deux principaux avantages de la société commerciale comparativement à la société féodale sont la liberté et l’indépendance qu’elle procure à ses membres. Or, la relation salariale ressemble à s’y méprendre à une nouvelle relation de dépendance. Les capitalistes ne sont-ils pas des « maîtres » ? L’utilisation de ce terme marque à n’en point douter la subordination des travailleurs. Preuve en est que ce même mot désigne dans l’œuvre de Smith les propriétaires d’esclaves, qui, aveuglés par leur amour de la domination, sont incapables de se rendre compte que l’utilisation d’esclaves, en plus d’être moralement répréhensible, est économiquement inefficace. L’amour de la domination les fait agir contre leur propre intérêt parce que toute relation de dépendance selon Smith corrompt les mœurs aussi bien des dominés, tentés par des attentions serviles et poussés à tromper leurs maîtres59, que des dominants, cherchant à rabaisser continuellement leurs dépendants. En d’autres termes, il existe une forme de rhétorique, de persuasion non discursive, liée simplement au rang social. Avant même que ne s’enclenche la négociation, et que par conséquent se confrontent les habiletés rhétoriques respectives, les capitalistes possèdent un avantage certain, un pouvoir de persuasion supérieur dû à l’inclination naturelle que nous avons à croire ceux qui nous sont supérieurs dans l’échelle sociale. La relation salariale est dans ses fondements même biaisée par l’asymétrie de position entre les deux parties.
33À partir de là il semble évident que les discussions servant à déterminer les salaires seront rarement en faveur des travailleurs. Le capitaliste est celui qui fournit au travailleur les matériaux sur lesquels il s’exerce et auxquels il ajoute de la valeur. L’émergence de ce surplus donne naissance à une distribution entre les deux principaux agents du processus de production. Ceci n’implique pas nécessairement que les travailleurs n’obtiendront qu’une faible part du produit du travail comme en atteste l’exemple des nouvelles colonies où, capital et terre étant très dispersés, les travailleurs obtiennent une part très importante du produit du travail. Les salaires sont fixés de manière générale par une négociation entre travailleurs et capitalistes. Nous retrouvons à l’œuvre ici le discours rhétorique smithien sur la relation salariale. Celui-ci s’adresse au sens commun en ce qu’il la décrit du point de vue nécessairement partiel et partial de chacun des protagonistes. De cette manière les intérêts personnels respectifs des capitalistes et des travailleurs semblent a priori antagoniques et totalement irréconciliables. Si nous nous mettons à la place des travailleurs et des capitalistes, les uns souhaitent les salaires les plus élevés possible tandis que les autres aspirent, a contrario, à ce qu’ils soient les plus faibles possible afin d’obtenir un profit maximum.
34Néanmoins, les forces en présence sont clairement asymétriques. Comme nous avons vu précédemment, plus qu’une influence les maîtres possèdent un pouvoir de domination quasi absolu sur les débats qui leur permet d’imposer leurs vues aux travailleurs. Smith met en lumière la prégnance des capitalistes au-delà de la sphère économique. En d’autres termes, il montre que ceux-ci bénéficient d’un soutien plus appuyé au sein des sphères juridique et législative. Le pouvoir économique des maîtres est confirmé et renforcé par la loi puisque « nous n’avons aucun acte du Parlement contre les ententes pour faire baisser le prix du travail, alors que nous en avons beaucoup contre celles visant à l’augmenter »60. Mais pourquoi la loi leur est-elle si avantageuse ? Un premier élément de réponse se trouve dans la connaissance qu’a chaque classe de son propre intérêt et de son lien avec l’intérêt général61. Smith souligne que l’intérêt des travailleurs est strictement connecté avec celui de la société puisque dans une société à forte croissance les salaires réels augmentent62. Néanmoins, en raison des effets délétères de la division du travail sur leur esprit, les travailleurs sont incapables de comprendre leur intérêt et la connexion de ce dernier avec l’intérêt général63. De toute façon, « leur condition ne leur laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires » et même s’ils les avaient, leur éducation et leurs habitudes sont telles qu’elles les rendent inaptes à en juger64. En conséquence les travailleurs souffrent d’un manque criant de représentativité politique : « dans les délibérations publiques [leur] voix est très peu entendue et prise en compte65 ». La situation pour les capitalistes est toute autre. Lors même que leur intérêt est souvent en contradiction avec l’intérêt général parce qu’ils souhaitent restreindre la concurrence pour accroître leur pouvoir sur les prix, ceux-ci arrivent à imposer leurs vues, faisant croire aux politiciens qu’il est de leur intérêt de légiférer en leur faveur : « les marchands, par leurs clameurs et leurs raisonnements captieux, viennent aisément à bout de leur faire prendre pour l’intérêt général ce qui n’est que l’intérêt privé d’une partie »66.
35Un second élément d’explication de l’influence des capitalistes dans la sphère législative réside donc dans leur pouvoir rhétorique. Smith définit en effet la rhétorique comme discours dans lequel la persuasion l’emporte sur la vérité67. Et si le discours rhétorique a pour fin de « persuader par tous les moyens », tromper, mentir, induire en erreur ou dissimuler des informations forment un ensemble de stratégies susceptibles de faire avancer ses intérêts68. De ce fait, l’esprit de monopole des capitalistes peut être interprété comme le reflet de leur « désir de persuader, de guider, et de diriger les autres » qui « semble être l’un des plus forts de nos désirs naturels. C’est peut-être sur cet instinct que se fonde la faculté de parole, qui est la faculté caractéristique de la nature humaine »69. Ne nous y trompons pas : le pouvoir de persuasion des propriétaires du capital est indéniable mais il semble bien que les législateurs aiment à se laisser convaincre, privilégiant leur intérêt à celui de la nation70. Les capitalistes sont des rhétoriciens habiles et expérimentés qui persuadent tout à la fois les hommes politiques et le peuple du bien fondé de leurs initiatives :
Dans tout pays l’intérêt de la masse du peuple est et doit toujours être d’acheter tout ce qu’elle souhaite auprès de ceux qui vendent le moins cher. La proposition est si manifeste qu’il semblerait ridicule de prendre la peine de la démontrer ; et celle-ci n’eut jamais été mise en question si la sophistique intéressée des manufacturiers et des marchands n’avait déconcerté le sens commun de l’humanité.71
36Leur partialité est, de plus, sans équivoque. Les marchands « se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires […] ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres »72. Toutes les caractéristiques du discours rhétorique : persuasion, recherche d’intérêt, partialité, sens commun, sont ici présentes. Au final nous découvrons une seconde spécificité de la relation salariale en tant que relation d’échange. Il existe une asymétrie entre les pouvoirs de persuasion des deux classes. Alors que les capitalistes usent et abusent de leur rhétorique pour s’accaparer des rentes, les travailleurs en demeurent incapables, abrutis qu’ils sont par le processus de production. La relation de persuasion est unilatérale et ne peut par conséquent que tourner à l’avantage des maîtres.
Conclusion : résignation à l’inégalité et « maximin » dans la Richesse des nations
37Ce regard critique porté par Smith sur la relation de subordination salariale nous conduit à nous interroger devant son silence relatif73 en matière de recommandations de politique économique susceptibles de corriger l’inégalité et la forme d’injustice y préside. En fait, l’auteur nous livre dès l’introduction de son ouvrage la clef d’une position a priori paradoxale. Comme le note Diatkine (1991, p. 40-41), la Richesse des Nations s’ouvre pratiquement sur l’énoncé d’un problème : dans les sociétés « primitives », tout le monde ou presque travaille, chacun récolte l’intégralité des fruits de son effort, mais la très large majorité vit dans des conditions misérables, et trouve à peine de quoi subsister. Inversement, dans les sociétés dites « avancées », seule une catégorie de la population travaille, et la minorité – de capitalistes et propriétaires terriens – oisive, accapare une grande partie de production ; pourtant le sort matériel de chacun se trouve sans commune mesure amélioré, et une abondance générale se répand jusque dans les dernières classes du peuple74.
38En conformité avec la méthode philosophique qu’il exposait et illustrait quelques décennies plus tôt dans son Histoire de l’Astronomie75, Smith tente dans la suite de l’ouvrage de restaurer les chaînes d’intelligibilité susceptibles de donner cohérence à ces événements apparemment disjoints. Car il peut sembler a priori surprenant qu’alors que le pourcentage de travailleurs dans la société baisse, le confort matériel de tous s’améliore, en particulier celui du travailleur ordinaire désormais contraint d’entretenir une catégorie de citoyens oisifs76. Et on apprend dès le premier chapitre de la Richesse des Nations que la cause principale de l’enrichissement commun est le développement de la division du travail.
39Le résultat est bien connu, et il est inutile dans ces lignes de s’y arrêter plus avant. Il faut cependant insister sur le rapport étroit établi par Smith entre développement de la division du travail et salariat. En effet le silence de l’auteur en matière de subordination et de hiérarchie dans les premiers chapitres de la Richesse des Nations peut conduire à la tentation de situer la description de la manufacture d’épingle dans « l’état primitif »77. Nous pensons au contraire que la mise en œuvre de la division du travail à la manufacture nécessite une usine, des machines ou des outils, la subsistance quotidienne de dix-huit ouvriers, le salaire d’un ou plusieurs contremaîtres, en résumé des fonds considérables que les travailleurs miséreux de l’état « primitif » n’étaient, à l’évidence, pas en mesure d’avancer. Le célèbre exemple présuppose donc, sans que Smith ne juge bon à cet instant de le signaler à son lecteur, toutes les caractéristiques économiques de l’état avancé : le capital, la relation de subordination salariale, et une main-d’œuvre abondante. L’examen à rebours des deux premiers livres de la Richesse des Nations confirme cette interprétation. Smith écrit très explicitement dans le second que l’accumulation est une condition préalable à la mise en œuvre d’une division du travail élaborée78 et insiste comme on a vu dans le chapitre six et au début du chapitre huit79 sur le fait qu’elle entraîne inévitablement une modification de la règle de répartition qui prévalait dans l’état « primitif » ; et, contre l’interprétation qui voudrait qu’il ait pu envisager à travers l’exemple de la manufacture d’épingle l’éventualité d’une socialisation des fonds nécessaires à la production (sur le modèle de la coopérative), il convient de rappeler que, dès qu’est introduite la notion de capital dans le chapitre six, Smith sous-entend que celui-ci est presque ontologiquement la propriété d’une minorité80.
40Nous faisons donc face à l’enchaînement – certes épars dans l’ouvrage – suivant : l’accumulation du capital, préalable au développement de la division du travail et à l’opulence, est le fait d’une minorité, qui entraîne une modification dans la règle de partage du produit (créant un revenu, le profit, pour une catégorie oisive et transformant la « récompense naturelle » du travailleur en salaire de subsistance). Or nous avons démontré que ce changement s’enracinait dans la dépendance matérielle du travailleur, principal facteur obligeant ce dernier à accepter la subordination. Le progrès et l’extension de la division du travail sont intrinsèquement liés, dans l’analyse de Smith, non seulement à l’apparition du capital mais encore à celle de la relation de subordination salariale, de la domination économique – le fameux pouvoir de commandement – d’une minorité oisive sur une majorité laborieuse. Et on peut supposer que, dans une telle configuration, les riches tendent généralement à s’enrichir (en s’appropriant le produit du travail de ceux qu’ils commandent), et les pauvres à le demeurer (en ayant perdu leur droit sur la production et sur les bénéfices résultant de sa vente). L’idée selon laquelle l’abondance repose sur la division de la société en deux catégories de population, une classe laborieuse et une riche classe oisive, est d’ailleurs formulée dès l’introduction de l’ouvrage81.
41Nonobstant, si Smith admet que les travailleurs sont en règle générale rémunérés en Europe par un salaire « évidemment le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité »82, l’histoire des sociétés montre d’après lui que dans les phases d’accumulation fortes, la demande additionnelle de bras entraîne une amélioration réelle des conditions de vie du travailleur83. Ce qui rend in fine acceptables les inégalités criantes, et l’injustice dans la répartition de la richesse produite qui les sous-tend, qui caractérisent la société commerciale, c’est que ces dernières profitent, au moins pour un temps84, aux locataires des plus bas barreaux de l’échelle socio-économique. C’est pourquoi la modification de la règle naturelle d’appropriation du produit introduite par la relation salariale, qu’il convient pour l’auteur de mettre en évidence d’un point de vue didactique, n’a pas à être nécessairement condamnée.
Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu’est le mobilier d’un simple journalier ou du dernier des manœuvres […] son mobilier apparaîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d’un grand seigneur ; cependant, entre le mobilier d’un prince d’Europe et celui d’un paysan laborieux et rangé, il n’y a peut-être pas autant de différence qu’entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie.85
42Qu’une formule similaire ait été utilisée avant lui par Locke86 ne doit pas minimiser la portée de la réflexion de Smith. Car il révèle de façon plus précise et systématique les raisons économiques (le cycle accumulation de capital, division du travail, production accrue de richesse) et les circonstances sociales qui permettent d’élucider l’apparent paradoxe du roi sauvage et de l’ouvrier anglais. Il est étonnant de constater que John Rawls, qui cite Smith pour d’autres raisons dans sa Théorie de la Justice87, ne semble pas avoir saisi combien l’analyse menée dans la Richesse des Nations préfigurait, presque deux siècles avant lui, le critère maximin ou l’idée que l’inégalité est acceptable à la condition qu’elle profite aux plus défavorisés88. Si l’état avancé rompt avec l’égalité qui prévalait dans l’état primitif, le plus pauvre du premier vit plus confortablement que le plus riche du second. La société commerciale est donc peut-être inégalitaire et injuste, voire moralement corrompue89, mais préférable à toutes celles qui l’ont précédé, dans la mesure où elle améliore le sort de tous90, et surtout maximise celui des plus démunis. L’injustice de la relation salariale débouche sur le confort matériel de chacun, un mal apparent sur un bien réel, en accord avec une téléologie stoïcienne que Smith reprend régulièrement à son compte, de façon explicite dans la Théorie des sentiments moraux91, et plus implicitement dans la Richesse des Nations. C’est probablement pourquoi l’ordre établi, quoiqu’examiné avec la plus franche sagacité, n’est finalement pas radicalement remis en cause par l’auteur.
Notes de bas de page
1 Les nombreux travaux publiés sur le sujet s’articulent pour l’essentiel autour de quatre axes de réflexion : l’évolution de la réflexion de Smith sur le thème de la division du travail [Meek & Skinner (1973), Foley (1974), Groenewegan (1977), Waszek (1983), Rashid (1986), Hosseini (1998), Fiori & Pesciarelli (1999)] ; la duplicité ou le manque de cohérence présumé de son analyse, les commentaires pessimistes du Livre V de la Richesse des Nations semblant contredire l’accent mis sur les avantages de la division du travail dans le Livre I [West (1964) et (1996), Rosenberg (1965), Drosos (1996)] ; la dispute opposant Smith à Adam Ferguson quant à la paternité de l’analyse [Hamowy (1968), Mizuta (1981), Brewer (1986)] ; les comparaisons entre l’analyse de Smith et celles d’auteurs postérieurs, souvent dans une perspective visant à déterminer si Smith doit être considéré ou non comme un précurseur de l’analyse marxiste de l’aliénation [West (1969 et 1975), Lamb (1973), Drosos (1996), Hill (2007)] ; voir également Waszek (1983) pour une comparaison avec Hegel.
2 En dehors d’un article classique de McNulty (1973), Diatkine & Diatkine (1991), Fiori & Pesciarelli (1999) et de certains passages de Winch (1978 ; 1996), auxquels nous ferons référence par la suite.
3 Smith (1776). Pour les renvois, nous utilisons, sauf spécification, la traduction de Germain Garnier publiée chez Flammarion. Nos désaccords avec celle-ci seront le cas échéant signalés.
4 Cf. Dubœuf (2004), p. 1464.
5 Smith (1776), V, 1.
6 Ibid., VI, 2, p. 258.
7 Pour les renvois, nous utilisons l’excellente traduction publiée aux Presses universitaires de France.
8 L’extrait de la Théorie des sentiments moraux mettant en scène le mendiant n’est pas en effet sans rappeler la célèbre rencontre entre Alexandre et Diogène de Sinope relatée par Plutarque : « Les Grecs assemblés dans l’isthme ayant arrêté par un décret qu’ils se joindraient à Alexandre pour faire la guerre aux Perses, il fut nommé chef de cette expédition et reçut la visite d’un grand nombre d’hommes d’état et de philosophes, qui vinrent le féliciter de cette élection. Il se flatta que Diogène, qui était alors à Corinthe, lui rendrait aussi sa visite ; mais, voyant que ce philosophe faisait peu de cas de lui et qu’il se tenait tranquillement dans son faubourg, il alla lui-même le voir. Diogène était couché au soleil ; et lorsqu’il vit venir à lui une foule si nombreuse, il se souleva un peu, et fixa ses regards sur Alexandre. Ce prince, après l’avoir salué, lui demanda s’il avait besoin de quelque chose : ˝Oui, lui répondit Diogène ; ôte-toi un peu de mon soleil˝. Alexandre, frappé de cette réponse et du mépris que Diogène lui témoignait, admira sa grandeur d’âme ; et, comme ses officiers, en s’en retournant, se moquaient de Diogène : “Pour moi, leur dit ce prince, si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène”. », Plutarque, Vie d’Alexandre, XVIII, Ricard (trad.).
9 La distinction entre usage propre et usage indirect ou en échange (Politiques, I, 9, ii, 1 256-b).
10 « Adam Smith established the primacy of labour as the ultimate source of economic wealth », McNulty (1973), p. 346.
11 Smith (1776), I, 5, p. 99-100.
12 « L’attente raisonnable produite par le premier possesseur est la base sur laquelle le droit de propriété s’acquiert par occupation » [Smith (1978), (A), i. 35-37, p. 16-17]. Voir également Ibid., (B), 150, p. 459. Sur l’importance du concept d’attente raisonnable et le rôle du spectateur dans la théorie smithienne des droits de propriété, voir Haakonssen (1981).
13 « Vous pouvez en effet me demander, comme cette pomme convient aussi bien à votre usage qu’au mien, à quel titre je vous en priverais. Vous pouvez aller à la forêt (me dit-on) et en cueillir une autre. Vous pouvez y aller aussi bien que moi, répondrais-je. Et du reste il est plus raisonnable que ce soit vous, puisque j’y suis déjà allé et ai employé mon temps et ma peine afin de me procurer le fruit » [Smith (1978), (A), i. 37, p. 17, notre traduction].
14 Il convient de remarquer que la propriété privée n’est pas un droit naturel chez Smith, puisqu’elle ne repose pas sur le rapport de l’homme à la nature comme chez Locke, mais sur l’opinion du (des) spectateur(s). C’est donc un droit acquis qui n’est concevable qu’en société.
15 « The property which every man has in his own labour, as it is the original foundation of all other property, so it is the most sacred and inviolable » [Smith (1776), I, 10].
16 Smith (1776), I, 6, p. 118 et I, 8 p. 135-136.
17 Ibid., p. 135.
18 Ibid., I, 6, p. 118-120.
19 Ainsi, la thèse de Young (1986 et 1997) selon laquelle rente et profit sont justifiés du point de vue du spectateur impartial nous semble bien mal fondée. Voir la citation de Smith en exergue de cet article.
20 Pour une discussion sur l’injustice de la société commerciale chez Smith, voir Winch (1978), p. 87-90, qui souligne « Smith’s recognition (sometimes amounting to insistence) that neither the tasks nor the benefits are divided equitably in civilized societies, and his portrayal of a large number of instances in which conflict and injustice appear the order of the day ».
21 Garnier traduit à tort « subsistence » par « substance ».
22 Smith (1776), I, 6, p. 118, nos italiques.
23 Ibid., I, 8, p. 136.
24 Diatkine & Diatkine (1991, p. 81) soulignent remarquablement ce point : « l’échange travail/salaire n’est rien d’autre que l’échange marchandises aujourd’hui contre titre de propriété sur des marchandises futures ».
25 Smith (1776), I, 8, p. 136-137.
26 « [Adam Smith analysis] foreshadowed all the exploitation and bargaining theories of wages that the nineteenth century was to produce, and also suggested the idea that labour is the residual claimant » [Schumpeter (1954), p. 257].
27 Smith (1776), I, 6, p. 122.
28 « Non seulement la différence entre une économie de travailleurs indépendants et une économie capitaliste est affirmée, mais Smith […] met sans ambiguïté l’accent sur le fait que cette différence tient aux conditions d’appropriation du produit du travailleur, conditions dictées par celle de la propriété des moyens de production » [Dubœuf (2004), p. 1472]. Voir notre interprétation du concept de travail « commandé », paragraphe suivant.
29 Smith (1776), I, 5, p. 99.
30 « La richesse jointe à la libéralité est aussi un pouvoir, parce qu’elle procure des amis et des serviteurs. Il n’en est pas ainsi quand la libéralité fait défaut, car en ce cas loin de vous protéger, elle vous expose à l’envie, comme une proie » [Hobbes (1751), X, p. 82].
31 Smith (1776), I, 5, p. 100.
32 Diatkine & Diatkine (1991), p. 74-75.
33 « Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut disposer, outre ce qu’il en applique à ses propres besoins ; et comme les autres ouvriers sont aussi dans le même cas, il est à même d’échanger une grande quantité des marchandises fabriquées par lui contre une grande quantité des leurs, ou, ce qui est la même chose, contre le prix de ces marchandises » [Smith (1776), I, 1, p. 77-78, nos italiques].
34 « To order » en anglais. « To command », employé par Smith, traduit bien l’idée d’un pouvoir de domination.
35 « Par conséquent, le capital est le pouvoir qui règne sur le travail et ses produits. Le capitaliste possède ce pouvoir, non pas en vertu de ses qualités personnelles ou humaines, mais en tant que propriétaire du capital. Son pouvoir, c’est le pouvoir d’acheter qu’il tient de son capital. Rien ne peut résister à cette puissance » [Marx (1844), p. 47, « à propos du pouvoir que transmet la richesse selon Smith »].
36 Smith (1776), I, 5, p. 99.
37 Ibid., I, 6, p. 118-119. « Smith sait très bien que sa conception de l’origine du profit est en contradiction avec cette conception apologétique [NB : le salaire de super intendance ou de direction] ; cette opposition, il la relève et la souligne avec insistance » [Marx (1861-1863), p. 77]. Il est vrai que la conception de Smith du profit est d’une nature tout à fait différente, pour ne pas dire opposée, de celle d’un Ricardo.
38 Smith (1776), « Introduction et plan de l’ouvrage », p. 66.
39 Turgot (1766, LXI, p. 157), par exemple, parle de « maîtres fabricants ».
40 Smith (1776), I, 8, p. 137-139.
41 Voir la célèbre préface de Marx (1859).
42 Nous traiterons ce point avec plus de précisions dans notre section 4, qui traite des déterminants subjectifs de la subordination.
43 Smith (1776), I, « Conclusion », p. 336. C’est la question du monopole qui est évidemment posée, et la méfiance de Smith envers les marchands et maîtres manufacturiers doit être rapportée à sa critique générale du mercantilisme.
44 Ibid., I, 10, ii, p. 208.
45 Voir également Smith (1978), (A), iv. 21, p. 208. West (1976, p. 525) élude cette dimension de la réflexion smithienne sur la propriété privée : « In Smith’s theory of justice most weight is placed on general laws. And the basic function of these was to protect propriety. This was not, moreover, the reflection of an upper-class interest. »
46 Lire en particulier L’Histoire de l’Astronomie [Smith (1795), p. 33-105], dans laquelle Smith reprend à son compte certaines thèses formulées par son ami Hume dans L’Enquête sur l’entendement humain.
47 « His frankly sympathetic attitude toward the labouring classes stands in sharp contrast, not only with the harsh attitudes toward the workers which had previously been expressed by post Mercantilist writers, but also the more guarded positions of his successors in English classical political economy », McNulty (1973), p. 345-346. Henry Denis (1966), p. 204-205, dit les choses de façon plus radicale : « on peut comprendre que certains économistes, défenseurs systématiques cette fois des intérêts du commerce et de l’industrie, aient pu souhaiter, par la suite, réviser les analyses de Smith […] elles font apparaître de façon très crue l’oppression des salariés par les autres classes de la société, qui est un fait incontestable à cette époque. […] On comprend que cette analyse célèbre ait pu sembler dangereuse ».
48 Critiquant à juste titre l’a priori de certains commentateurs consistant à postuler la cohérence éditoriale de Smith, Brown est victime d’un autre a priori non justifié, consistant à refuser toute analyse croisée des textes.
49 Smith (1776), I, 8, p. 140.
50 « ...those laws which have been enacted with so much severity against the combinations of servants, labourers, and journeymen. »
51 Cf. Smith (1759-1790), I, i, iii, p. 37-41, pour les jugements relatifs à la convenance, et II, 1, i-v, p. 111-127, pour les jugements relatifs au mérite et au blâme.
52 « Nous devons observer que ce souci [envers la fortune ou le malheur d’autrui] n’inclut pas nécessairement un degré quelconque de ces sentiments exquis communément appelés amour, estime et affection, par lesquels nous distinguons nos amis et nos connaissances particulières. Le souci qui est requis dans ces cas n’est rien de plus que cette affinité avec les sentiments de tout homme, uniquement parce qu’il est notre semblable » [Smith (1759-1790), II, 2, iii, p. 145].
53 Cf. en particulier Nieli (1986) et son argument des « sphères d’intimité » ; Coase (1976), p. 544 ; Mizuta (1975), p. 120 ; Viner (1968), p. 325 ; Campbell W. F. (1967). Becker (1981), p. 1 reprend cette thèse en introduction de son célèbre article « Altruism in the family and selfishness in the marketplace ».
54 Khalil (2005), p. 66.
55 Smith (1978), (A), v. 119, p. 318.
56 Ibid.
57 Smith (1978), (A), i. 54, p. 23.
58 Il explique par exemple que l’homme sauvage est capable d’une maîtrise de soi bien supérieure à tout homme civilisé, et ceci parce qu’il vit sans cesse dans le danger et la misère.
59 D’où ce progrès entre la société féodale et la société commerciale où la probité se répand et les crimes et infractions à la loi se réduisent concomitamment d’après Smith.
60 Smith (1776), I, 8 p. 137.
61 Fiori & Pesciarelli (1999), p. 100, remarquent que l’approfondissement de la division du travail provoque une nouvelle distribution de l’intelligence et de la connaissance dans la société, marquée par une asymétrie entre les travailleurs industriels et les capitalistes : « Corresponding to the gradual “blunting” of the mental capacity of the former, in fact, is the acuteness of “understanding” of the latter. » Ils en concluent que ce processus, en l’absence de réponse appropriée, « fossilise la structure sociale et bloque toute osmose entre les classes ».
62 McNulty (1973), p. 355.
63 « The torpor of his mind renders him, not only incapable of relishing or bearing a part in any rational conversation, but of conceiving any generous, noble, or tender sentiment, and consequently of forming any just judgment concerning many of the duties of private life. Of the great and extensive interests of his country, he is altogether incapable of judging » [Smith (1776), V, i, iii, p. 782 de l’édition de Glasgow]. Le fameux passage du livre V sur les effets pervers de la division du travail a fait l’objet d’une abondante littérature cherchant le plus souvent à le confronter au concept d’aliénation tel qu’il se trouve exposé dans les Manuscrits de 1844 de K. Marx, permettant ainsi de faire de Smith un proto-marxiste [West (1964, 1969 et 1975), Lamb (1973), Rosenberg (1965), Drosos (1996)]. Nous pensons néanmoins, à l’instar de la démarche initiée par Winch (1978), qu’il est préférable pour bien comprendre ce thème dans l’œuvre de Smith de le replacer dans le contexte intellectuel de l’époque, et plus particulièrement dans la tradition de l’humanisme civique. Nous partageons cette idée avec Hill (2007) et Griswold (1999). Le parallèle établi par Pack (2000) entre Smith et Rousseau relève selon nous d’une démarche similaire.
64 Smith (1776), I, « Conclusion », p. 335.
65 Ibid., notre traduction. Si l’on accepte l’analogie entre pauvre et travailleur que nous pensons trouver chez Smith, cette observation sur l’inaudibilité du travailleur (qui n’apparaît pas dans la traduction de Garnier mais bien dans le texte anglais, voir édition de Glasgow, p. 266) est à rapprocher d’une autre sur l’invisibilité du pauvre, formulée dans la Théorie des sentiments moraux (I, 3, ii, p. 93) : « L’homme pauvre va et vient sans être aperçu et, quand il est au milieu de la foule, il est dans la même obscurité que s’il était resté enfermé dans son propre taudis ».
66 Smith (1776), I, 10, ii, p. 204.
67 Dans ses Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, Smith explique en effet qu’il existe en tout et pour tout deux types de discours visant à « prouver certaines propositions » qui se distinguent par leur méthode et leur fin, les discours rhétorique et didactique. Dans le discours didactique « l’instruction est la fin principale » et la persuasion n’est par conséquent qu’un « objectif secondaire ». A contrario, le discours rhétorique est l’apanage de celui qui « cherche à nous persuader par tous les moyens ». Cette fois l’instruction est négligée ou n’est prise en considération « qu’en tant qu’elle est au service de la persuasion ». Ils se distinguent également sur deux autres points. Le premier concerne l’impartialité du discours. Alors que le didacticien mentionne tous les éléments à sa connaissance, le rhétoricien « plaide une cause » et laisse volontairement de côté tous les arguments pouvant le desservir. Son discours est partiel, partial, et s’adresse au sens commun alors que la didactique s’adresse à la raison [voir Smith (1983), p. 149].
68 Un exemple de rhétorique marchande est donné par Smith dans le chapitre de la Richesse des Nations consacré aux colonies [Smith (1776), IV, 7, iii].
69 Smith (1759-1790), VII, 4, p. 447.
70 Smith (1776), IV, vol. 2, p. 60.
71 Smith (1776), IV, 3, ii, notre traduction et nos italiques. Voir édition de Glasgow, p. 494.
72 Smith (1776), I, 9, p. 172.
73 « Smith chiefly seeks to remove existing forms of intervention : he does not expose any positive programme of redistribution. » Winch (1996), p. 102. On notera toutefois l’accent mis dans le livre V de la Richesse des Nations sur l’éducation, afin de corriger les effets désocialisants de la division du travail, et un commentaire favorable à la progressivité de l’impôt [Smith (1776), V, 2, ii, vol. 2 p. 476]. Rappelons aussi que Smith, à la différence de Ricardo, ne s’oppose pas formellement au principe d’assistance des poor laws, dont il critique essentiellement le fait qu’elles entravent la liberté de circulation des travailleurs pauvres, en les fixant à une paroisse [Smith (1776), I, 10, ii, p. 213-218].
74 Smith (1776), « Introduction », p. 66.
75 Sur l’importance de l’Histoire de l’Astronomie dans l’œuvre de Smith, voir Dellemotte (2002).
76 C’est bien en ces termes que le problème est posé dans le Early Draft [Smith (1978), p. 563-564], et dans les Lectures on Jurisprudence : « We should expect therefore that the savage should be much better provided than the dependent poor man who labours both for himself and for others. But the case is far otherwise » [Smith (1978), (A), vi. 26, p. 340].
77 Diatkine & Diatkine (1991), p. 74-77.
78 Smith (1776), II, « Introduction », p. 354.
79 Ibid., I, 8, p. 135-136.
80 « As soon as stock has accumulated in the hands of particular persons, etc. » Smith (1776), I, 6, p. 118. Garnier traduit « particular persons » par « quelques particuliers ». Quoique moins explicite, la formule originale peut-être comprise au sens de « personnes appartenant un petit groupe », et traduit bien l’idée de minorité.
81 Smith (1776), introduction, p. 66.
82 Ibid., I, 8, p. 140.
83 Ibid., I, 5, p. 105 et I, 8, p. 140-145.
84 En effet il convient de repousser l’arrivée néfaste de l’état stationnaire : « quand même la richesse d’un pays serait très grande, cependant, s’il a été longtemps dans un état stationnaire, il ne faut pas s’attendre à y trouver les salaires bien élevés » [Smith (1776), I, 8, p. 142] ; « la pauvreté des dernières classes du peuple à la Chine dépasse de beaucoup celle des nations les plus misérables de l’Europe » (ibid., p. 143).
85 Smith (1776), I, 1, p. 78-79. Voir également Smith (1776), introduction, p. 66.
86 « [En Amérique], le roi d’un territoire vaste et productif se nourrit, se loge et s’habille plus mal qu’un travailleur à la journée en Angleterre. » [Locke (1690), V, 41].
87 Rawls (1971), p. 161-166, voit dans le spectateur impartial de Smith une sorte de planificateur rationnel et omniscient chargé de déterminer les principes de justice de la société. Curieusement, son interprétation fait principalement référence à l’analyse de Hume, chez qui le terme « spectateur impartial » n’apparaît pas. Il semblerait qu’en fait la connaissance qu’a Rawls de l’œuvre de Smith soit assez partielle. Pour exemple, il semble reprendre à son compte (ibid., p. 49) la thèse discutable d’Halévy (1901) sur l’identité naturelle des intérêts.
88 On trouvera le même parallèle entre Smith et Rawls chez Fleischacker (2004), p. 235.
89 Smith (1759-1790), I, 3, iii, p. 103-108.
90 Comme le note Donald Winch (1978), p. 90, « the gains derived from civilization and the division of labour are achieved in spite of the existence of injustice » (italiques de l’auteur). Françoise Dubœuf (1999), p. 19, ajoute à juste titre que chez Smith, l’inégalité matérielle est socialement efficace à défaut d’être moralement justifiée. Lisa Hill (2007), p. 346, franchit un pas lexical en assimilant richesse et bonheur : « thus, on balance, and despite its extensive ill effects, the division of labour yields more, rather than less, human hapiness », ce qui prête à discussion à propos de Smith (voir la figure du mendiant dans Théorie des sentiments moraux, supra, section i. 1).
91 Smith reproche toutefois au stoïcisme son « apathie » [Smith (1759-1790), III, 3, p. 205 et VII, ii, 1, p. 391-393].
Auteurs
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne,
EA 3934, PHARE (Pôle d’histoire de l’analyse et des représentations économiques).
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne,
EA 3934, PHARE (Pôle d’histoire de l’analyse et des représentations économiques).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Divertissements et loisirs dans les sociétés urbaines à l’époque moderne et contemporaine
Robert Beck et Anna Madœuf (dir.)
2005
Les Cités grecques et la guerre en Asie mineure à l’époque hellénistique
Jean-Christophe Couvenhes et Henri-Louis Fernoux (dir.)
2004
Les entreprises de biens de consommation sous l’Occupation
Sabine Effosse, Marc de Ferrière le Vayer et Hervé Joly (dir.)
2010
La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918)
Histoire, société, cultures en contact
Jacques Le Rider et Heinz Raschel (dir.)
2010
Saint François de Paule et les Minimes en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle
André Vauchez et Pierre Benoist (dir.)
2010
Un espace rural à la loupe
Paysage, peuplement et territoires en Berry de la préhistoire à nos jours
Nicolas Poirier
2010
Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate
Jean-Christophe Couvenhes et Silvia Milanezi (dir.)
2007
Une administration royale d'Ancien Régime : le bureau des finances de Tours
2 volumes
François Caillou (dir.)
2005
Le statut de l'acteur dans l'Antiquité grecque et romaine
Christophe Hugoniot, Frédéric Hurlet et Silvia Milanezi (dir.)
2004