Travail et administration : une relation particulière un certain regard (1799-1914)
p. 147-160
Texte intégral
Introduction
1De manière récurrente depuis le xviiie siècle, des interrogations de la « secte des économistes » physiocrates à la critique néo-libérale de l’inefficacité de l’État providence, le débat public s’est emparé de la question passionnelle des relations entre le système bureaucratique central, ses relais locaux, et la production d’un travail vu sous l’angle de l’utilitarisme.
C’est en opposition au travail de production que se définit le plus concrètement le travail administratif. Le temps pour « administrer » est souvent perçu comme une amputation au temps pour produire.1
2Comme en témoigne ce préambule d’un ouvrage consacré à la revalorisation du travail administratif, il y a peu de poncif plus galvaudé que l’inutilité du travail bureaucratique. Si l’école fondée par Bentham ne reconnaît pour principe du bien que l’utilité générale, la dénonciation de la bureaucratie apparaît avec Gournay qui voit en elle le véritable esprit des lois en France, l’influence abusive exercée par les commis des bureaux sur toutes les entreprises, véritable forme de gouvernement2. De même, auteur d’un grand projet de réforme de l’État, le marquis d’Argenson estime sous Louis XV que « la France n’est pas une monarchie, mais une bureaucratie ». Saint-Just dénonce la paresse des employés et trace la voie à suivre pour réformer l’État : le débarrasser du plus grand nombre d’agents « afin que les chefs travaillent et pensent » et que les fonctionnaires cessent d’usurper la souveraineté3. Sous les monarchies censitaires, Balzac souligne bien le cercle vicieux : si les employés de l’État travaillent peu, c’est qu’ils sont mal payés et contraints d’avoir une autre activité dans laquelle « ils voient une récompense à leurs efforts »4. Si le terme de bureaucratie ne figure pas dans le Dictionnaire des idées reçues, on y trouve comme définition du fonctionnaire celui qui « inspire le respect quelque (sic) soit la fonction qu’il remplisse »5. De même, le grand Dictionnaire de l’administration dirigé par Maurice Block au début de la Troisième République ne comporte aucun article consacré au travail ou à sa productivité, et la seule utilité évoquée est celle qui permet l’expropriation pour cause d’utilité publique6.
3Depuis la fin du xixe siècle, la science administrative s’est saisi de la question de la réforme du travail administratif, liée à l’accélération des innovations capitalistes. La multiplicité des tâches de l’État en France a abouti à n’adopter les changements structurels qu’à la faveur des grands bouleversements politiques. Le courant libéral a naturellement pris à sa charge le procès de la prolifération de l’État bureaucratique. La pensée libérale a tenté de contenir « l’excès de zèle » de l’administration à l’intérieur des frontières du droit public7 et de soumettre l’État aux lois de la concurrence pour compenser son manque d’esprit d’invention, sa routine8. Toutefois, la crainte de la bureaucratie n’empêche pas Le Play de critiquer les abus sociaux de la non-intervention, la famille et les associations devant être réintroduites en intermédiaires capables de conjurer les deux périls du laisser-faire et de la bureaucratisation. Mais bien des socialistes critiquent également les dérives de la bureaucratie, Fourier voyant dans les associations coopératives un antidote9, et Proudhon un remède global dans le fédéralisme.
4Si le travail est apparu comme une valeur autonome au sein du système bureaucratique français, le travail de l’administration sur elle-même est progressivement devenu un facteur de modernisation et de renforcement de l’État.
Le travail, valeur autonome au sein du système bureaucratique
5L’effort et le mérite ont longtemps constitué un critère secondaire dans l’avancement des fonctionnaires, voire même un obstacle, avant de devenir un point d’appui à l’autonomie de l’administration vis-à-vis du pouvoir politique.
Le travail, critère secondaire dans le déroulement de la carrière
6En dépit de l’ambition statistique et utilitariste explicite à partir du Directoire10 le travail administratif ne constitue pas le critère primordial de l’avancement au début du xixe siècle, la fortune et la fidélité politique l’emportant ; le zèle d’un haut fonctionnaire peut même se retourner contre lui, incitant le pouvoir central à le maintenir dans son poste.
L’héritage monarchique et censitaire de la mondanité fortunée
7Héritière malgré elle de la bureaucratie d’Ancien Régime dans ses usages et dans son personnel, l’administration révolutionnaire prétend fonder son activité sur des principes qui tournent le dos au privilège de naissance : si « l’utilité commune » devient la seule justification des distinctions sociales, l’accès de tous aux emplois publics doit garantir la prévalence du mérite individuel. Toutefois, la pénurie locale de compétences contraint à recourir à des agents expérimentés issus des mêmes milieux et familles que leurs prédécesseurs. La permanence des procédures et des archives administratives s’incarne dans une continuité humaine très marquée à l’échelon départemental, singulièrement au poste-clé de secrétaire général de directoire puis de préfecture, ainsi qu’à la tête des divisions. Mais cette prime au savoir-faire prend des modalités différentes au niveau préfectoral : le recrutement des premiers titulaires sous le Consulat favorise les anciens membres des assemblées révolutionnaires, dont la formation juridique et l’expérience législative paraissent les meilleures garanties d’efficacité. A contrario, l’absence de tableau d’avancement et la conception d’une administration locale bénévole privilégient la nomination de bourgeois fortunés aptes à tenir leur rang, à recevoir sur un pied digne de Napoléon. Le passage à l’Empire accuse l’empreinte nobiliaire du corps préfectoral et, au-delà, des maires de grandes villes, qui reçoivent de droit le titre de baron. De ce fait, l’administration napoléonienne, derrière sa façade de « despotisme éclairé » rationnel et efficace, anticipe le passage à une administration censitaire et mondaine, caractéristique de la première moitié du xixe siècle. Bien davantage que bon administrateur, le préfet ambitieux se doit de savoir recevoir, de mener grand train, d’être admis dans les meilleurs salons, en laissant les détails du traitement des affaires à ses bureaux. Paradoxalement, le mépris du travail administratif et une certaine méconnaissance du métier préfectoral autorisent des décisions purement idéologiques et contre-productives qui ont pour résultat d’engluer le préfet dans les détails du quotidien : tel est l’effet de la double et désastreuse suppression d’abord du sous-préfet du chef-lieu en 1815, puis en 1820 du secrétaire général lui-même, tellement absurde qu’elle conduit au faux-semblant de confier à un conseiller de préfecture, faisant fonction sans le titre, les tâches auparavant déléguées à ces auxiliaires indispensables du préfet.
8Il est vrai que jusqu’alors, un siège au Conseil de préfecture était une sinécure réservée aux grands propriétaires nationaux. Les préfets éprouvent d’ailleurs les pires difficultés à obtenir une présence minimale des titulaires, retenus par leurs intérêts privés et qui en appellent au ministre en cas d’exigence de travail effectif ou de simple présence. C’est que les habitudes d’autorité collective des administrations départementales révolutionnaires perdurent sous le Consulat, certains collaborateurs du préfet exigeant de contresigner ses actes, en violation manifeste de l’esprit de la réorganisation bonapartiste11.
Le travail obstacle à la promotion : le cantonnement local des besogneux
9Facteur négligeable dans l’évaluation et la promotion préfectorale, le travail peut constituer un obstacle à l’avancement. Le fonctionnement du principal ministère, l’Intérieur, n’incite pas à récompenser le travail. Si ponctuellement une expérimentation pionnière, surtout dans le domaine de l’assistance aux pauvres, de l’éradication de la mendicité vagabonde, ou encore de l’amélioration de la vicinalité, peut servir un début de carrière, le plus sûr à long terme est de se concilier les conseillers généraux et les maires des principales villes, le plus souvent parlementaires depuis 1830. En effet, le préfet et ses sous-préfets maîtrisent l’information du ministre à l’exception des contacts directs, au Parlement ou par courrier, dont bénéficient les grands élus nationaux. Inversant le schéma de nomination, ce sont eux qui contribuent à évaluer et à choisir les fonctionnaires à promouvoir ou à nommer dans leur base électorale. Logiquement, les membres du corps préfectoral concentrent leurs efforts, non plus sur la mobilisation et le maintien de l’ordre comme du temps de Napoléon, et pas encore sur les réalisations économiques, mais bien sûr le conditionnement du « pays légal », de l’électorat censitaire. Cette priorité est confortée par l’étroitesse, la consanguinité du corps électoral départemental, aisément maîtrisable, au moment où le culte du droit de propriété absolu interdit le moindre interventionnisme dans la vie des entreprises. Si le seul travail préfectoral payant est le succès électoral, le zèle dans le traitement des dossiers locaux peut même s’avérer un piège, le ministère préférant ne pas déplacer un fonctionnaire qui donne toute satisfaction.
Le travail, point d’appui de l’autonomie de l’administration face au politique
10Les corps d’ingénieurs sont naturellement porteurs d’une culture du mérite professionnel et du concours, qui déteint sur le corps préfectoral en voie de professionnalisation et lié à l’auditorat au Conseil d’État.
La méritocratie revendiquée des corps techniques
11Les corps techniques sont porteurs d’une culture de la compétence professionnelle. Ainsi, les corps des ponts et chaussées et des mines constituent un moyen d’ascension sociale, là où la préfectorale se montre accueillante pour les fils de hauts fonctionnaires12. Mais on leur reproche leur esprit de caste, leur sentiment d’infaillibilité qui nourrit leur raideur face au public ou aux élus, leur monopole des grades élevés au détriment de la promotion interne des conducteurs de travaux, et certains réclament la suppression de ces corps13. Les ingénieurs de l’État viennent en majorité de la France avancée du Nord-Est, alors que les préfets sont davantage liés aux réseaux politiques méridionaux. Toutefois, les alliances matrimoniales offrent la possibilité d’une jonction des réseaux et de l’expression de convictions politiques par gendre interposé, les salons mettant en contact préfets, parlementaires et ingénieurs d’État14.
12Toutefois, jusqu’au milieu du xixe siècle, le principe du recrutement par concours ne réussit pas à s’imposer : outre l’adéquation globale de l’offre à la demande d’emplois publics, le doute sur la pertinence du recours à cette pratique explique cette réticence, partagée par la doctrine, le gouvernement et les employés eux-mêmes. Sous la monarchie orléaniste, Jean-Baptiste Say s’interroge sur la capacité d’un concours à dévoiler les qualités personnelles et professionnelles d’un candidat ; si Édouard de Laboulaye y voit à l’inverse une solution au manque de productivité, c’est en y adjoignant un stage et un examen pratique. En outre, le concours contrecarre à la fois le désir du gouvernement de garder les mains libres, en accélérant l’avancement des membres des cabinets ministériels, et l’aspiration des employés subalternes à accéder aux grades supérieurs. Enfin, le conservatisme à base corporatiste des facultés de droit s’oppose à toute tentative d’école d’administration concurrente, comme le démontre l’expérience écourtée de 1848.
13La dénonciation du favoritisme et du népotisme, l’exacerbation d’un esprit de corps particulier à chaque ministère conduisent aux premières réflexions sur un statut général des employés des services de l’État, ou à défaut pour le seul personnel des ministères. La proposition Saint-Marc Girardin est repoussée d’une seule voix en 1844, et il faut attendre la proposition Paul Jozon en 1873 pour voir ressurgir l’idée de règles disciplinaires et de garanties communes. Même la jurisprudence administrative ne peut longtemps combler cette lacune, puisque le Conseil d’État rejette jusqu’en 1898 la recevabilité des recours des fonctionnaires des ministères contre toute décision disciplinaire, et qu’il faut attendre l’affaire des fiches pour que la loi de finances du 22 avril 1905 instaure la règle de communication du dossier au fonctionnaire en préalable à toute sanction, unique protection commune à tous les fonctionnaires sous la Troisième République.
Espacement des épurations et professionnalisation préfectorale
14Associée à l’exercice de mandats électoraux et à des alliances matrimoniales avec des notables fortunés, la carrière administrative peut contribuer à la formation de dynasties de fonctionnaires dont les strates renforcent le réseau de relations, longtemps à l’abri des turbulences politiques de court terme : les familles orléanistes restent dominantes jusqu’en 1877, remplacées alors par les réseaux républicains progressistes. La faculté de droit, l’École des sciences politiques15, le barreau, le journalisme forment le terreau de cette élite politique. Aussi l’exigence de conditions minimales au recrutement, comme la licence en droit, ne modifie guère la composition du corps préfectoral, dont l’entrée demeure balisée par les recommandations d’élus et la cooptation au sein d’un cabinet de préfet.
15Une conséquence inattendue des réformes est de contribuer involontairement à un début de professionnalisation du corps préfectoral, en décloisonnant des fonctions auparavant enclavées, et désormais étagées en un véritable cursus honorum de fait : de modeste sinécure pour propriétaire de biens nationaux rentiers, d’impasse administrative, le poste de conseiller de préfecture devient un tremplin vers une sous-préfecture ou un secrétariat général, voire en cas de succès, le bâton de maréchal préfectoral. Aussi voit-on des notables municipaux y postuler dans l’espoir d’entrer dans la carrière, une fois éloignée la menace des épurations drastiques. À l’autre extrémité, de brillants auditeurs au Conseil d’État escomptent d’un poste en responsabilité en préfecture une accélération de leur avancement. Ils introduisent dans l’administration territoriale un esprit de système, un désir de réorganisation rationnelle des services, d’utilisation optimale des ressources humaines dans leur ressort qui cadre souvent difficilement avec la satisfaction des réseaux de notables et des intérêts privés. Illustration caractéristique, qui inspire les lamentations de Mérimée, le préfet du Loiret Siméon, fils et petit-fils de ministre et de conseiller d’état, multiplie à Orléans les heurts avec le barreau, la chambre de commerce, et donc la municipalité élue par la fortune négociante. De procès en campagnes de presse, le résultat de son activisme débridé n’est qu’un renforcement des crispations et des conservatismes, bien loin de l’efficacité recherchée16.
16Avec la stabilisation du régime républicain à compter de 1877, les fonctionnaires bénéficient d’une plus grande sécurité, à l’abri des grandes vagues d’épuration. Ce début de professionnalisation se traduit par un engorgement des voies de promotion et par une démotivation des fonctionnaires. Dans les préfectures comme dans les bureaux ministériels, la charge de travail journalière est loin des sept heures de présence théorique, l’absentéisme et la semi-oisiveté semblent de règle pour les agents subalternes mal rémunérés et sans perspectives. Cependant, l’unification du système des retraites par prélèvement sur salaire en 1853 dissuade de se séparer d’employés improductifs qui bénéficient d’un droit acquis à la pension. Seule la hiérarchie travaille, d’où l’idée de la commission de révision des services administratifs de scinder le statut des employés de celui des rédacteurs, pour mettre fin au découragement des meilleurs. Courcelle-Séneuil, rédacteur en chef du Journal des économistes, conseiller d’État et maître de conférences à l’École normale supérieure, écrit en 1884 : « Nous ne croyons pas qu’il y ait d’exemple qu’un employé ait été remercié pour défaut de travail »… Et dans le corps préfectoral, le maintien d’une forte politisation dissuade de sanctionner les titulaires indolents ou incompétents, mais sympathiques et fiables. Ainsi Pierre Pandevant passe tranquillement vingt ans à l’hôtel de sous-préfecture de Montargis où il est « un peu comme l’enfant du pays et où il ne perfectionne pas suffisamment ses connaissances administratives. Il y a trop de relations et elles disputent ses heures de travail. »17
Le travail de l’administration sur elle-même, facteur de modernisation de l’État
17Le regard de l’administration sur elle-même renforce l’exigence d’utilité du travail des bureaux. Parallèlement, l’appareil d’État trouve dans l’utilité de ses interventions sociales la meilleure défense pour justifier l’existence de ses services, l’organisation de cette contre-offensive consolidant son esprit de corps.
La recherche de la productivité du travail contre la routine
18La recherche de la productivité du travail administratif encourage l’État à développer la formation continue pour sortir de la routine et étendre les bonnes pratiques.
La formation permanente contre les pratiques routinières
19Le constat dès la Révolution du fossé entre les attributions des autorités locales et l’incompétence majoritaire des responsables ruraux convainc le ministère d’apporter des correctifs, en attendant une improbable réforme structurelle fusionnant autoritairement les communes. Les solutions alternatives se réduisent d’abord en 1795 à regrouper personnel municipal et ressources à l’échelon du canton, puis en 1800 à placer les maires sous la tutelle étroite du sous-préfet. À partir de 1830, un effort inédit de pédagogie administrative doit se déployer à destination de conseillers municipaux désormais élus et choisis comme le vivier obligé des administrateurs communaux. Déjà recommandées depuis le Consulat, les tournées annuelles de l’intégralité des communes de l’arrondissement deviennent un critère d’évaluation du sous-préfet, promu avocat-conseil des maires de villages, perdus dans les méandres de législations nouvelles (vicinalité, écoles, travaux publics, assistance). Il s’agit à la fois de repérer les bons gestionnaires, à promouvoir au conseil d’arrondissement ou au conseil général, de redresser les négligents, de suspendre les incapables ou les corrompus. Cette école de formation permanente est complétée par des cours de perfectionnement par correspondance : les avis en forme d’arrêtés lors de la phase d’instruction des projets sont désormais étayés par l’envoi de bulletins de jurisprudence, l’incitation à s’abonner à des manuels et à des guides formulaires qui apportent une réponse concrète adaptée à chaque cas pratique. De fréquentes circulaires rappellent aux maires et à leurs secrétaires la légalité de l’inscription au budget de ce type de dépenses. De ce fait, L’École des communes et le Journal des maires connaissent un succès de diffusion lié à la bonne connaissance des besoins municipaux de ses rédacteurs, pour la plupart issus de l’administration préfectorale.
20Cette entreprise pédagogique est reprise par la Seconde République, confrontée à la nouveauté du suffrage universel et de l’élection totale des maires : les éditoriaux de George Sand dans la Cause du Peuple tentent de pénétrer les maires des impératifs moraux de leur mission démocratique, et cette propagande est relayée par les commissaires de la République, journalistes ou avocats, opposants de la veille au « roi bourgeois ». Mais c’est le Second Empire qui systématise le perfectionnement et la généralisation des bonnes pratiques municipales, en liaison avec la vague de déconcentration : principaux bénéficiaires de ce transfert de compétences, préfets et sous-préfets prennent leur bâton de pèlerin pour porter la bonne parole administrative dans les conférences cantonales qui réunissent au bourg chef-lieu les maires ruraux. Si un formulaire guide les débats avec des rubriques à renseigner, les responsables communaux, à nouveau nommés y compris en dehors du conseil élu, peuvent interpeller le sous-préfet sur tout sujet. En réalité, l’analyse de ces travaux témoigne d’un fort conformisme et de préoccupations très limitées, la notion d’intérêt public cantonal ayant peu de place à côté de la défense de sa propre commune dans la répartition des fonds, des infrastructures et des impôts18.
Réformer et inspecter pour généraliser les bonnes pratiques
21La volonté de restructurer une administration territoriale cinquantenaire justifie également la consultation systématique des membres du corps préfectoral par le ministère ainsi que l’élaboration d’un projet cohérent de rénovation par l’ancien préfet Delamarre, soucieux de redonner tout son lustre à l’institution consulaire. Au moment où le prince-président lance sa politique de déconcentration au profit des préfets, Delamarre tire de sa longue carrière administrative des propositions susceptibles de rendre à l’administration préfectorale « ce qu’il faut pour qu’elle soit grande et forte comme elle l’était sous Napoléon Ier ». L’opportunité de ses notes est d’autant plus grande que le décret du 25 mars 1852 vient de transférer massivement des affaires vers les employés de préfecture sans les y préparer19. L’ancien préfet et député de la Creuse pointe l’un des inconvénients majeurs de la décentralisation élective orléaniste, celui de « circonscrire l’avancement » en plaçant chaque préfet sous les « influences occultes » des protecteurs locaux, au détriment d’un recrutement de qualité de leurs collaborateurs. Face à une telle pénurie de chefs de bureau efficaces, il préconise de rendre attractif la fonction en offrant aux meilleurs titulaires un débouché vers un secrétariat général ou une sous-préfecture. Les suggestions de Delamarre constituent un véritable programme de réforme couronné par le rétablissement de la cheville ouvrière du travail de l’administration territoriale : le secrétariat général de la préfecture.
22Parallèlement, l’administration centrale soucieuse de renforcer sa maîtrise de la chaîne hiérarchique, décline à chaque niveau les tournées d’inspection : des préfets chevronnés, tel Dubessey20, sont choisis pour visiter une zone multi-départementale et constituer des fiches d’évaluation du travail de l’ensemble des fonctionnaires et des magistrats, y compris les maires. Relayant cette expertise, les sous-préfets sont exhortés à labourer le terrain communal afin d’acquérir une connaissance directe des maires et des « plus petits détails des intérêts des communes »21, particulièrement de la mise en valeur des biens communaux. Quant au préfet, il est appelé à user du Recueil des actes administratifs comme d’un véritable support pour des conférences pratiques à distance, surtout dans les départements ruraux où le morcellement communal et l’enclavement isolent les maires de village. Ainsi dans l’Indre, les administrateurs restent très terre à terre, rappelant sans relâche les règles de base de la tenue de l’état civil, de la correspondance administrative ou encore des obligations procédurales en matière d’urbanisme22. Pour améliorer la qualité et la légalité des actes, les préfets encouragent l’achat de collections des lois et des Archives parlementaires, l’abonnement aux principales revues de vulgarisation et même la constitution de véritables bibliothèques administratives dans les chefs-lieux. En outre, pour assurer la conservation de leurs archives, les mairies se voient recommander l’emploi des enveloppes liasses établies par Paul Dupont à la demande de l’administration23. Mais l’autorité de tutelle se heurte à l’inertie des usages et au conservatisme des valeurs en conseillant de préférer l’emprunt à l’impôt pour financer l’équipement des communes.
La défense de l’esprit de corps par l’action sociale
23Face aux attaques qui dénoncent la dangereuse inutilité des corps politiques, le ministère de l’Intérieur dirige une propagande efficace pour démontrer la justification sociale des actions de l’État.
Un utile travail de propagande
24La relation des services de l’État au thème de la réforme administrative est paradoxale : périodiquement, un désir d’adaptation aux nouvelles réalités économiques et techniques se manifeste, mais sous la forme d’un discours permanent formel et qui sert souvent à se mettre à l’abri du changement. Si Napoléon a très bien utilisé la propagande pour donner naissance au mythe d’un travail administratif modernisé, le malaise se manifeste dès les années 1840 avec les velléités de réformes inspirées par le modèle de formation des fonctionnaires dans les États allemands. Les principaux axes autour desquels devrait s’articuler la réorganisation administrative se dégagent alors : correction des excès de la centralisation par la déconcentration, amélioration de la formation et des protections statutaires des agents de la fonction publique et, juste avant 1914, réflexions de Fayol sur la possibilité d’appliquer aux services publics les méthodes du privé24. Désormais, le sort d’un projet de réforme dépend aussi de sa réception par les syndicats de fonctionnaires, et partant de la formation de cette nouvelle élite de dirigeants ; ainsi l’union des associations professionnelles des administrations centrales reprend-elle à son compte en 1910 le projet d’École spéciale d’administration. Négociant, maire du Havre et ministre, Jules Siegfried souhaite faire travailler les fonctionnaires « comme une maison de commerce ». Cette phrase est tellement mal accueillie qu’il ne sera plus jamais ministre. En 1900, Henry Chardon, maître des requêtes au Conseil d’État, préconise la suppression des « pachas » que seraient devenus les préfets, englués sous un flot de circulaires ministérielles, transformés en informateurs sur les agents subalternes et cependant seules véritables autorités du fait de l’instabilité ministérielle25.
25La prise en compte du volume d’activités et de la rapidité d’expédition des affaires est dès 1870 au centre des travaux de la commission d’évaluation des services administratifs, en particulier sur les services centraux du ministère de la Justice. Son rapporteur, le gambettiste Paul Jozon, va jusqu’à préconiser une refonte totale à la fois de la division des types d’emplois, de l’organisation des services et des modalités d’entrée et de progression dans la carrière dans un but de doublement de la productivité, de limitation des faveurs et de l’arbitraire et de motivation des rédacteurs, souvent découragés par des années de routine, de passe-droit et d’absence de perspectives d’avancement. Son projet de statut des fonctionnaires, qui reprend celui de Vivien, nourrit la revendication syndicale. L’hésitation sur la nature juridique de l’emploi publique, statutaire ou contractuel, se double à la fin du siècle d’un débat sur l’application de la loi Waldeck-Rousseau aux fonctionnaires avec le rapport du député Jules Jeanneney, proche de Clemenceau. Quant aux fonctionnaires d’autorité que sont les préfets, une compensation à ce refus leur est donnée par la création de l’association d’assistance et de prévoyance du corps préfectoral, outil qui renforce l’esprit de corps tout en servant d’exutoire à l’expression d’un malaise face au sentiment d’une dégradation des conditions de travail26. Le développement des activités de la société de législation comparée sert également à rechercher les meilleures pratiques administratives, avec une forte attirance envers les modèles anglais, américain et prussien27.
La justification par les œuvres sociales
26L’appréhension par l’administration de la question sociale a des répercussions sur le regard que la fonction publique porte sur elle-même. Si le souci d’ordre public reste prépondérant, la justification de l’utilité des agents déconcentrés de l’État passe aussi désormais par leur rôle social de diffuseur puis d’inspecteur de l’application de la législation du travail, de l’hygiène publique, des prescriptions d’urbanisme, etc. Les revues de vulgarisation, les thèses de droit public commandées par le ministère de l’Intérieur à de jeunes sous-préfets prometteurs se conjuguent pour vanter les mérites des meilleurs vecteurs de généralisation des bons usages administratifs auprès des maires28. En plus de la recherche de la régularité des actes, le souci de diffusion des bonnes pratiques se traduit sous le Second Empire par la mise en place, en plus des classiques tournées des communes de l’arrondissement, de conférences cantonales de maires, d’un effort d’organisation des services et d’ouverture au public. Les méthodes de commandement hiérarchique s’inspirent des précédents militaires, mais leur inadaptation à la vie civile oblige à rechercher d’autres voies de persuasion ; l’administration coloniale diversifie les modèles et apporte en particulier un souci d’action sociale et d’aménagement du territoire. La mise en œuvre des lois progressistes de la République sur l’interdiction du travail des enfants et du travail de nuit des femmes ou encore sur la prise en compte du risque dans l’indemnisation des accidents du travail fournit à l’administration des instruments concrets pour prouver son utilité sociale29.
27Travail et administration ont longtemps formé un couple improbable. Au-delà de l’image d’Épinal des « ronds-de-cuir » à la charge de travail squelettique, la question pose celle du modèle de centralisation napoléonien, avec son mythe d’efficacité rationnelle qui masque l’impossibilité majeure des préfets d’administrer 4 400 communes, dépourvues pour la plupart de ressource financière et de personnel compétent.
28La difficulté du recrutement municipal constitue la litanie du discours administratif du xixe siècle, reposant la question lancinante de l’optimum de la taille et du nombre des circonscriptions : dans le discours sur la décentralisation, la municipalité de canton fait office d’« horizon indépassable », mais au quotidien, ce sont les sous-préfets, toujours moqués, mais jamais supprimés, qui jouent le rôle d’indispensables avocats-conseils des maires ruraux dépassés par l’élargissement de leurs attributions. Mais le versant politique de l’activité préfectorale brouille la reconnaissance de l’utilité du rôle de la tutelle déconcentrée dans l’accompagnement de la décentralisation.
29Comme le résume Victor Houssaye en 1874, au moment où la « loi des maires » déchaîne les passions politiques entre les tenants de l’ordre moral et les Républicains, « Il y a deux raisons principales de la guerre qui a été faite aux sous-préfets. La première, c’est la participation qu’ils ont eue aux candidatures officielles ; la seconde, c’est la difficulté à savoir à quoi ils passent leur temps ».30 Ce à quoi Louis Andrieux, qui confesse pourtant avoir à de multiples reprises voté la suppression des sous-préfets, oppose après-guerre leur troublante longévité, liée au fait qu’ils ne sont pas « de simples boîtes aux lettres inutiles et dispendieuses », mais les avocats-conseils les plus utiles au travail des maires ruraux31.
Notes de bas de page
1 Monnin (1975), p. 5.
2 Feu M. de Gournay, excellent citoyen, disait quelquefois : « Nous avons en France une maladie qui fait bien du ravage ; cette maladie s’appelle la “bureaumanie”. » Friedrich Melchior von Grimm (1764), Correspondance, Paris, t. IV, p. II. Paul-Émile Littré (1880), Dictionnaire de la langue française, Paris, 1880, réédition 1991, t. 1, p. 662.
3 BnF, manuscrit français, n. a., 24 136, folio 59.
4 Honoré de Balzac, Physiologie de l’employé, cité par Thuillier (1967), p. 185.
5 Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, dans : Œuvres, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1952, p. 1010.
6 Block (1877).
7 Faguet (1910).
8 Leroy-Beaulieu (1889).
9 Jeanneney (1933).
10 Ainsi François de Neufchâteau est-il le premier à réunir les circulaires du ministère de l’Intérieur.
11 Voir en particulier l’exemple du conflit récurrent entre le préfet de Loir-et-Cher Chicoilet de Corbigny, ses conseillers de préfecture et ses secrétaires généraux successifs. Arch. Nat., F/1bII/Loir-et-Cher/3. Cf. Le Clère (1984) et Allorant (2008), p. 97.
12 Petot (1958) et Chardon (1904).
13 « Irresponsabilité des ingénieurs de l’État », article anonyme du Journal des fonctionnaires, 21 juillet 1895, p. 346.
14 Voir l’exemple de Marcel Jozon, vice-président du Conseil général des Ponts-et-Chaussées et conseiller d’État qui, en début de carrière, marie ses deux filles au député Jules Jeanneney et au préfet Georges Maringer. Frère du député gambettiste Paul Jozon, Marcel Jozon s’en tient à une réserve politique de rigueur, à l’exception de la crise de 1877 qui le voit prendre le parti des employés révoqués pour leur républicanisme et se faire élire au conseil municipal de Reims. Mais il soutient avec enthousiasme l’engagement de ses gendres : cf. Allorant (2009).
15 L’école libre des sciences politiques, 1871-1889, Paris, Chamerot, 1889.
16 Arch. Nat., F/1bI/173/17. Prosper Mérimée, Correspondance générale, t. 1, 12 octobre 1833, Paris, édition Parturier, p. 254.
17 Renseignements très confidentiels du préfet du Loiret au ministre de l’Intérieur le 23 décembre 1881, Arch. Nat., F/1bI/510.
18 Voir conférence cantonale du 25 février 1862 à Lury, Arch. Dép. Cher, 1O2.
19 Arch. Nat., F1/a12/2.
20 Ancien préfet de l’Indre et du Loiret « sorti du rang ». Arch. Nat., F/1bI/158/28.
21 Arch. Nat., F/1bI/168/2. Rapport du sous-préfet de Saint-Amand au préfet du Cher le 24 octobre 1867. Arch. Dép. Cher 2M7.
22 Sous le Second Empire, l’instruction du 25 juin 1853 du préfet de l’Indre doit rappeler les maires au respect des dispositions de l’article 24 de l’ordonnance royale du 17 novembre 1844 qui conditionne la franchise de la taxe aux formalités de poids légal et de la mention apparente de confidentialité. Recueil des actes administratifs de l’Indre, Châteauroux, Migné, 1853, p. 259-260. Archives Municipales de Châteauroux.
23 Circulaire du préfet de l’Indre aux maires du 30 octobre 1861, Recueil des actes administratifs de l’Indre, Châteauroux, Migné, 1861, p. 265-266. Archives Municipales de Châteauroux.
24 Des cercles de réflexion influents popularisent ces idées, telles les Unions pour la paix sociale de Le Play dès 1881 ou l’Union pour la vérité de Chardon, Millerand et Leroy-Beaulieu en 1907. Voir Legendre (1968), p. 59.
25 Chardon (1912), p. 265.
26 Représentative de ce sentiment, la « note Butterlin » rédigée par un ancien sous-préfet de Coutances constitue une véritable synthèse des doléances de la base du corps. Arch. Nat., F/1bI/865.
27 Cahen (1908).
28 Bluzet (1902).
29 Voir sur ce sujet Bourdois (1988) et Arnaud (1907).
30 Houssaye (1874), p. 73.
31 JO Documentation parlementaire, Chambre des députés, année 1920, séance du 5 juillet, p. 78.
Auteur
Université d’Orléans,
EA 2080, LCT (Laboratoire collectivités territoriales).
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