Oisiveté, contrainte et travail obligatoire dans la pensée mercantiliste (xvie-xviie siècles)
p. 25-44
Texte intégral
1Dans la pensée mercantiliste, le travail représente une catégorie économique importante puisqu’il est posé comme à l’origine de la création des richesses. Si le travail est créateur de richesse, il est aussi considéré comme un instrument de mesure des richesses, notamment par Petty même si ce dernier ne présente pas une théorie de la valeur travail mais plutôt une théorie dualiste de la richesse où l’homme et la terre doivent œuvrer de concert pour créer les richesses1. L’objet de notre papier n’est pas de revenir en détail sur ces aspects largement développés par ailleurs2 mais plutôt d’analyser en amont, le rapport entre travail et oisiveté : l’oisiveté comme composante du comportement humain, l’oisiveté comme obstacle au travail, l’oisiveté comme conséquence d’un manque de travail. Notre article se propose de présenter dans une première partie le débat sur les rapports entre oisiveté et travail. Pourquoi le travail devient-il une valeur essentielle dès le xvie siècle ? Quels arguments ont-été avancés pour condamner toute forme d’« oisiveté », qu’elle soit subie ou volontaire ? Dans une deuxième partie nous traiterons des moyens institutionnels suggérés pour développer le travail et décourager l’oisiveté.
Travail versus oisiveté
Le travail : une activité naturelle ?
2Le concept de travail chez la plupart des mercantilistes est d’abord pensé par opposition à celui d’« oisiveté », terme qui peut se définir comme absence partielle ou totale d’occupation et plus spécifiquement d’activité économique. Une analyse des principaux textes mercantilistes incite à considérer l’oisiveté comme un phénomène largement observé et répandu au sein des populations européennes ou extra-européennes. Montchrétien est un des premiers économistes à observer le comportement oisif de ses compatriotes :
Combien d’autres [hommes] au reste, rôdent parmi nous, valides, robustes de corps, en plaine fleur d’âge et de santé, vagans jour et nuict de çà-de là, sans profession ni demeure déterminée […] Les carrefours des villes, les grands chemins en fourmillent.3
3S’agit-il ici d’une oisiveté choisie ou subie ? L’analyse contemporaine parlerait sans doute de chômage, voire de chômage déguisé. Montchrétien parle plutôt d’une maladie – l’oisiveté étant considérée comme « la sépulture d’un homme vivant »4, d’un problème non pas lié aux institutions ou à l’État mais à des considérations personnelles. Montchrétien parle d’un comportement volontaire et contre nature « ceux qui, ne vaquans à nulle profession […] sont coupables de paresse mais aussi de rébellion envers la nature »5. À l’inverse le travail relève de la nature car « l’homme est né pour vivre en continuel exercice et occupation »6. Tout en critiquant le comportement oisif des peuples, William Petty n’analyse pas le travail sous le même angle. Si le travail est considéré comme une activité normale et souhaitable, celle-ci n’est pas pour autant naturelle et innée. Chez William Petty, il y a deux dynamiques plutôt complémentaires : le goût de l’oisiveté d’un côté et les plaisirs du corps de l’autre qui nécessitent de travailler. Le travail apparaît ainsi comme une nécessité quasi naturelle :
Mais à partir de ce moment, de quoi devrons-nous nous occuper ? Je réponds : de raisonner sur les œuvres et la volonté de Dieu, raisonnements qui sont favorisés non seulement par les loisirs7, mais aussi par les plaisirs du corps ; non seulement par la tranquillité, mais aussi par la sécurité de l’esprit. Cette occupation constitue la fin naturelle de l’homme dans ce monde et est ce qui le prépare le mieux à son bonheur spirituel dans celui qui doit venir, comme les mouvements de l’esprit sont les plus rapides de tous, ils permettent le plus de variété, et c’est cela que consiste la forme et l’existence même du plaisir, et plus nous avons de plaisir, plus nous sommes capables d’en avoir et cela jusqu’à un degré infini.8
4Ainsi avec Petty, le travail n’est pas l’activité naturelle par excellence mais le travail s’impose néanmoins à tous, car les plaisirs du corps, plaisirs aiguisés par l’environnement incitent au travail. Petty, dans son analyse de l’oisiveté, pencherait moins pour une nature humaine indolente que pour un manque d’incitation environnementale. Ainsi en Irlande où l’oisiveté est largement répandue, Petty explique le peu de propension au travail par l’environnement naturel :
Leur paresse semble venir du manque d’emploi et d’encouragement au travail, plutôt que de l’abondance naturelle de flegme dans leurs viscères et dans leur sang. Quel besoin ont-ils de travailler, ceux qui peuvent… se contenter de pommes de terre dans la production desquelles le travail d’un seul homme suffit pour nourrir quarante.9
5S’agissant de l’Angleterre, Petty incrimine les hauts salaires comme cause d’oisiveté : « Si vous lui permettez de gagner le double, il ne fait que la moitié du travail qu’il aurait pu faire ou aurait fait autrement. »10 On retrouve ce même genre d’analyse un peu plus tard dans le siècle chez Davenant, puis chez Cary et chez Defoe11.
6Au début du xviiie siècle, Defoe trouve qu’en Angleterre il y a plus d’emplois que de travailleurs disponibles ; aussi comprend-il mal comment le peuple anglais puisse encore faire la charité aux pauvres. Il demeure persuadé que la charité est, pour certains pauvres, plus rémunératrice que le salaire obtenu en travaillant ! « Quand j’ai voulu engager une personne en lui offrant 9 s par semaine, ils m’envoyaient dire fréquemment qu’ils pouvaient gagner plus en mendiant »12 se plaisait-il à dire. Énumérant les différentes causes possibles à la pauvreté du peuple, Defoe croit la découvrir dans « leur paresse héréditaire ». Il y a dit-il « rien de plus fréquent pour un individu que de travailler pour remplir ses poches d’argent et rester oisif après ou bien peut-être de s’adonner à l’ivresse »13. Cette oisiveté spontanée, héréditaire est même consubstantielle à la nature humaine d’après Mandeville.
7Avec Mandeville, qui fait de l’oisiveté un comportement inné, on s’éloigne encore un peu plus du travail d’une figure du travail comme activité naturelle. La paresse est en effet posé comme un fait naturel que Mandeville semble vérifier surtout chez les plus pauvres :
Quand les hommes montrent une propension aussi extraordinaire à la paresse et au plaisir, quelle raison avons-nous de penser qu’ils se mettraient au travail s’ils n’y étaient pas forcés par une nécessité immédiate ?14
8L’oisiveté n’est pas un choix mais un état. Le travail apparaît dès lors comme une activité imposée si l’on veut dépasser les simples inclinations individuelles.
Les dangers de l’oisiveté et les vertus du travail
9Pour Montchrétien, l’oisiveté qui n’est pas un comportement naturel, est perçue comme une maladie contagieuse ; cet auteur emprunte du reste au discours médical son analyse des maladies contagieuses :
Les corps humains sont en diverses façons susceptibles de contagion. La peste y entre par plusieurs voyes, et principalement par les emonctoires et lieux plus lasches. Quoy que le venin se face voir en un seul membre, les autres ne laissent pas d’en estre entachez et de le sentir.15
10Sur ce plan-là, Montchrétien fait effectivement référence à la peste, une maladie contagieuse encore très présente et très redoutable à son époque. Il étend cette notion de contagion au corps économique qui peut souffrir, en raison de l’action défavorable des marchands étrangers et surtout de l’oisiveté du peuple. Chacun doit pourtant occuper une place au sein du travail collectif, l’État ayant pour rôle de veiller à ce « qu’il n’en demeure aucune partie oisive »16, car l’oisiveté est l’ennemi de la société par laquelle les pauvres « contractent encore de mauvaises humeurs »17. Pour Montchrétien, le travail doit domestiquer les hommes, les pauvres oisifs, pour les faire passer de l’état de « bête sauvage » à l’état de citoyens œuvrant pour le bien-être collectif, soit d’un état de maladie à un état sain et normal. Le travail est le remède, il a, selon l’auteur, de véritables vertus éducatives et correctrices :
Il y a plusieurs endroits et parties du corps qui sont comme des avenues, lesquelles donnent entrée au vice pour se couler au-dedans de l’âme. Mais qui presque toutes se peuvent boucher par la continuelle occupation d’un exercice.18
11Outre la création de richesses sur laquelle nous reviendrons plus brièvement, le travail comporte des vertus éducatives, et devient une activité à la fois structurante pour l’individu et stabilisante pour la collectivité. Le combat contre l’oisiveté constitue en fait une lutte contre l’origine de tous les crimes. C’est ainsi que Montchrétien justifie son attitude particulièrement hostile à l’égard des pauvres oisifs : « C’est proprement contre vous qu’il doit armer sa juste sévérité, pour vous sont les fouets et les carquans »19. La lutte contre l’oisiveté se fait au nom de la sauvegarde des vertus morales car le travail « ôte à l’âme l’occasion de mal faire […], donne le repos, et faict trouver les choses bonnes et agréables […] La justice, les loix, ny la paix ne peuvent subsister sans le travail »20, ou encore « les hommes réduits à ne rien faire sont induits à malfaire […] que l’oysiveté corromp la vigueur des uns et la chasteté des autres »21. Sur le plan moral, l’oisiveté est donc unanimement condamnée et au début du xviiie siècle, Defoe, dans le prolongement de Montchrétien, plus d’un siècle après lui, clame encore que : « les crimes de notre peuple et l’origine de leur pauvreté provient des sources visibles et directes que sont : 1., le luxe, 2., l’oisiveté et 3. l’orgueil »22.
12Sur le plan économique, il apparaît évident, aux yeux des mercantilistes, que la richesse est le fruit du travail des hommes. Ainsi pour Bodin23 : « Il n’y a richesse ni force que d’hommes » ou pour Montchrétien : « De ces grandes richesses, la plus grande, c’est l’inépuisable abondance de ses hommes. »24
13Ce point de vue est également défendu ultérieurement par les mercantilistes de la fin du xviie siècle avec des auteurs comme Child : « La plupart des nations qui composent le monde policé, sont plus ou moins riches ou pauvres à proportion de la rareté ou de l’abondance du peuple et non à proportion de la stérilité ou fertilité de leurs terres »25, Petty : « Ce qui fait la grande richesse et puissance du royaume, c’est la population »26, ou pour Cary : « la richesse repose sur le travail des citoyens »27 et pour Davenant : « si toutes les mains du royaume valides étaient employées dans un travail utile, nos manufactures seraient si mobilisées que la richesse commune serait grandement augmentée et les pauvres en seraient les bénéficiaires »28. Temple montre dans ses Observations upon the United Colonies, écrites alors qu’il était ambassadeur aux Pays-Bas, que la richesse de ce pays tenait à sa population abondante et à la capacité que l’on avait à la mettre au travail. La supériorité hollandaise était ainsi due au travail et à l’énergie déployée par tout un peuple soumis à un environnement très hostile. Aussi pour les mercantilistes, à l’instar de Cary, l’oisiveté est un préjudice pour toute nation : elle est une des principales causes de la ruine des nations. Cette ruine est accentuée par le poids que représente l’entretien de la population oisive.
14L’oisiveté présente en effet un coût important lié à l’entretien des plus pauvres, dépourvus de travail et de ressources. Ceci se traduit en France par l’institution des aumônes générales, des chambres des pauvres, des bureaux des pauvres. À partir de 1544, l’échevinage, et non plus le parlement, a la charge principale en France d’assurer la subsistance des pauvres. La lutte contre l’oisiveté se fait donc au nom de la charge financière qu’elle représente, comme l’affirme sans ambiguïté Richelieu :
Et pour ce qu’il y a en ce Royaume un grand nombre de mandians et vagabons, lesquels bien que propres au travail passent néantmoings leur vie à la gueuserie et à l’oyseveté, qui les portent pour la pluspart à des vices et à des desbauches pernicieuses, de telle sort qu’ils sont non seullement inutiles mais à charge du Royaume, au lieu qu’estant employez ilz pourroient servir à eulx et au public.29
15En Angleterre, les mêmes principes de secours aux pauvres sont consignés dans des lois du Parlement. En 1535, un statut prévoit que les autorités locales doivent assurer la subsistance des pauvres invalides. Une loi de 1572 vise à réprimer les vagabonds et les pauvres valides, mais tente de secourir les pauvres invalides et âgés en leur fournissant le nécessaire afin d’éviter la mendicité30. La loi sur les pauvres dès 1572, et celles de 1575, 1597 et 1601 marquent un pas décisif vers la généralisation de l’assistance aux « bons » pauvres dans le cadre de la paroisse. Petty est un des premiers à dénoncer cette idéologie, qu’il accuse de prodiguer une tendresse trompeuse à l’égard des pauvres, sans leur donner du travail, et rejette en bloc la politique d’assistance. Afin de ne pas encourager l’oisiveté, les mercantilistes proposent de limiter les secours gratuits aux pauvres invalides et de réserver les politiques punitives aux oisifs volontaires et valides.
16Qu’ils considèrent ou non que l’oisiveté fasse intrinsèquement partie de la nature humaine ou pas, les mercantilistes sont à peu près d’accord pour secourir les oisifs involontaires c’est-à-dire ceux qui, principalement pour des raisons d’âge ou de santé, sont incapables de travailler. Ils préconisent donc une classification des citoyens entre « bons » et « mauvais pauvres » et préconisent de porter assistance aux pauvres oisifs involontaires et invalides. Ils confirment ainsi une pratique ancienne de charité, mais ils souhaitent la restreindre à ces seuls invalides. Ces dons constituent un fait important sous la royauté française : les rois participent ainsi, comme le souligne Bodin, à la prospérité du pays tout en répondant à leur devoir de charité :
il n’y avait anciennement Princes sous le ciel plus charitables que nos Rois de France : depuis Robert fils de Hugues Capet, qui monstra le premier exemple à ses subjects et successeurs d’estre charitables envers les povres, nourrissant mille povres ordinairement, et leur donnant montures pour suyvre sa cour, le bénir et prier pour luy […] et qui fut onques Prince plus charitable aux povres que Louis IX qui a fondé et doué vingt huict corps et colleges en ce royaume et avait à sa suite ordinairement six vingt povres, et en caresme douze vingt, les nourrissant des viandes de sa table ! […] il laissa son royaume riche et fleurissant à son successeur, luy recommandant surtout qu’il fust devot envers Dieu, et charitable envers les povres.31
17L’intervention royale n’est pas suffisante mais le don a néanmoins l’avantage d’exprimer un lien de solidarité. Le devoir de charité exige de nous préoccuper du pauvre. En dehors de ces cas particuliers et compte tenu de la nécessité économique et politique de la mise au travail de la nation, les mercantilistes optent, en l’absence de comportements spontanément vertueux à l’égard du travail, pour une politique de travail obligatoire.
La politique du travail obligatoire doit se généraliser
18La reconnaissance du travail comme facteur essentiel de richesse et l’idée conjuguée que l’oisiveté est un comportement, naturel ou pas, mais largement répandu au sein de la population, orientent les recommandations des mercantilistes vers une politique de mise au travail forcée. Cette politique est d’autant plus défendue qu’elle s’appuie sur l’idée d’une corrélation entre oisiveté et secours. Le secours encourage l’oisiveté volontaire, non justifiée. La mise au travail doit présenter un caractère coercitif et éducatif et donc doit démarrer dès le plus jeune âge. Mais doit-elle concerner tout le monde, sans exception ?
La mise au travail des citoyens valides et invalides : une première ébauche de classification
19Si la norme la plus courante est le travail pour tous les citoyens, il semble se dégager un consensus pour dispenser d’une telle activité certaines personnes sur des critères préétablis. La classification est destinée en priorité à faire la différence entre la population qui doit être secourue et celle qui doit se prendre en charge personnellement. Il est donc clairement admis que certains citoyens peuvent être inaptes au travail.
20En Angleterre, un statut émanant d’Henri VIII et qui date de 1531 ordonne aux juges de paix à la campagne, aux baillis ou aux maires dans les villes, de recenser tous les pauvres, vraiment incapables de travailler à cause d’une infirmité, de l’âge ou de la maladie. La subsistance sera accordée à ces miséreux, dans le cadre de relations de voisinage. En France, la politique à l’égard des pauvres invalides est à peu près la même. Il semble toutefois que la notion d’invalidité soit peu ou pas explicitée. Est-ce un constat simplement visuel ? Une observation médicale ? On retiendra surtout que la personne doit être malade, « sans trop de détail » et que les critères de maladie et d’incapacité physique ne sont pas suffisants pour distinguer les véritables pauvres des autres32. Plus indirectement, on repère le pauvre invalide grâce à son comportement plutôt qu’à son véritable état physique (celui qui est honteux de mendier), à son attitude morale (celui qui vit de manière ordonnée), à son caractère (point de secours à l’orgueilleux et au « criard)33 ». Par un phénomène de « sélection adverse » pour reprendre un concept de la théorie économique contemporaine, on considère que les pauvres valides sont en fait ceux qui, selon les propos tenus par Vivés dans un ouvrage qui fit date :
demandent éhontément et importunément plus pour obtenir de force que par prière […] Et ce n’est pas tout. On a constaté que beaucoup, à l’aide de certaines drogues, provoquent et aggravent sur eux-mêmes des plaies afin de paraître plus pitoyables à ceux qui les regardent.34
21Une fois les pauvres valides écartés, les pauvres invalides sont alors plus facilement repérés.
22La notion d’invalidité va s’élargir au cours du temps, et notamment au xviiie siècle, sur la base d’autres critères et en particulier celui de l’âge : jeune âge puis vieil âge. Mais les mercantilistes n’établissent pas de lien explicite entre âge et invalidité et s’ils sont favorables en partie au travail des enfants, ils lui fixent un âge minimal (autour de 5 ans) ; la plupart des auteurs parlent d’un travail pour les enfants âgés de 6 à 7 ans considérant sans doute cet âge comme une barrière. En revanche, rien n’est dit sur l’âge avancé.
L’éducation des enfants par le travail
23Plusieurs niveaux d’action contre l’oisiveté sont suggérés par les économistes. Tout d’abord, travailler doit être entrepris très tôt car l’activité économique fait partie de l’éducation, elle empêche dès le plus jeune âge de sombrer dans l’oisiveté. Le travail constitue donc une forme d’apprentissage du comportement citoyen. Thomas Firmin, dans Some proposals for the imployment of the poor and for the prevention of idleness, insiste sur l’urgence de mettre les enfants dès leur plus jeune âge au travail. Dans un texte de 1678, il suggère que les enfants âgés de 7 à 8 ans puissent commencer à travailler35 car il insiste sur le fait qu’ils éviteront ainsi de prendre de mauvaises habitudes si difficiles à abandonner. À l’image de ce que l’on observe aux Pays-Bas, Montchrétien suggère la même idée puisqu’il propose d’implanter des maisons dans lesquelles on enferme les enfants afin « d’y faire travailler les uns et les autres en toutes sortes de manufactures, drapperie, fillace, toille, lingerie, etc. »36. Thomas Wilson (1600) décrit le succès de l’expérience conduite en Norvège où les enfants pauvres étaient embauchés dans la fabrication de bas, dès l’âge de 6 ans37. Brewster recommandait les écoles de travail pour enfants pauvres « dans le but d’engraisser et améliorer les premiers pousses qui viennent au monde »38. C’est un peu dans le même esprit que Petty s’intéresse à la question notamment dans son texte consacré à la question irlandaise. Il estime à 100 000 le nombre de garçons de 7 à 17 ans totalement improductifs et perdant leur temps à étudier le latin et le grec39.
24Pour de semblables raisons, Mandeville dénonce les écoles de charité qui essaient de placer les enfants chez les artisans, en contrepartie d’un financement, privant ainsi d’ouvriers les secteurs d’activité présentant des travaux difficiles40. Ces écoles ne permettent pas en outre de dispenser une éducation qui puisse mettre les enfants dans le « droit chemin » car : « l’expérience nous apprend que parmi les élèves des écoles de charité il y en a beaucoup qui sont mauvais, et qui jurent et blasphèment tout autant qu’aucun vaurien que la Colline de la Tour ou le quartier Saint James aient jamais produis »41 ; aussi n’est-il pas nécessaire qu’ils poursuivent leur formation scolaire car : « plus longtemps les enfants mèneront cette vie facile, plus inadaptés ils seront quand ils seront grands au vrai travail, tant par les forces que par l’inclination »42.
Des contraintes sur le travail libre…
25Le travail est au cœur des thèses mercantilistes. Tous les gens valides doivent travailler pour l’enrichissement de la nation. C’est une nécessité collective. Le travail doit être exécuté librement de préférence, dans les trois secteurs de l’économie, mai on accorde une importance plus grande au secteur du commerce, balance commerciale excédentaire oblige.
Quel type de travail faut-il privilégier ?
26L’agriculture ne paraît pas être l’activité première responsable de l’enrichissement de la nation et du coup le travail dans le secteur agricole n’est pas jugé comme prioritaire. C’est par exemple le point de vue de Colbert :
Les choses faciles ne produisent point ou peu de gloire de d’avantages ; les difficiles au contraire, si à la puissance naturelle de la France, le Roy y peut joindre celle que l’art et l’industrie du commerce peut produire [...] l’on jugera facilement que la grandeur et la puissance du Roy augmenteront prodigieusement.43
27Cette idée est aussi partagée par les mercantilistes anglais, dont Petty qui classe ainsi les activités selon leurs rentabilités, ainsi : « on gagne plus par l’industrie que par l’agriculture et plus par le commerce que par l’industrie »44. Comme Petty, Mandeville place aussi l’agriculture au second rang : « Le premier soin du gouvernement doit être de favoriser toute la variété des manufactures, des arts et des métiers que l’ingéniosité humaine est capable d’inventer : et leur deuxième soin d’encourager l’agriculture et la pêche dans toutes leurs branches. »45
28Les mercantilistes accordent également une attention particulière au travail qualifié. Le travail qualifié étant relativement rare par ailleurs, il n’était pas inhabituel de voir les pouvoirs publics interdire la migration des ouvriers qualifiés vers d’autres contrées. Un auteur comme Colbert reste très préoccupé par le problème de la fuite des meilleurs ouvriers en direction de l’Espagne, de la Hollande et de l’Angleterre. Aussi fut-il mis en pratique sous son gouvernement, une disposition relative à l’interdiction faite aux ouvriers d’émigrer, sous peine de sévères sanctions, voire de mort. Fixer la main-d’œuvre sur le territoire national relève donc d’une première ébauche de politique de travail obligatoire.
Quel type de rémunération faut-il proposer ?
29La plupart des mercantilistes voient dans la rémunération un moyen de contraindre les citoyens au travail. Tous les mercantilistes depuis Montchrétien jusqu’à Petty défendent une politique de bas salaires46. Les pauvres qui constituent la majorité des travailleurs doivent disposer de ressources limitées, de salaires minima, même si la conjoncture autorise des rémunérations plus élevées ; ainsi s’exprime Locke47 : « Un homme qui a droit sur tout ce en quoi il peut employer son travail, n’a guère envie de travailler plus qu’il n’est nécessaire pour son entretien ». William Petty partage cette analyse. Il avance deux arguments dans sa défense des bas salaires : l’idée que l’aiguillon de la faim pousse les individus au travail ; l’économie de coût de production réalisée avec des salaires peu élevés, rendue plus que nécessaire par la compétition internationale. Petty propose donc de maintenir les salaires à un niveau correspondant au minimum de subsistance afin d’inciter les travailleurs à augmenter la durée et l’intensité du travail : « car si vous lui permettez de gagner le double, il ne fait que la moitié du travail qu’il aurait pu faire ou aurait fait autrement. »48 Petty, propose entre autres de stocker les excédents agricoles afin de limiter volontairement le bon marché des produits alimentaires et l’oisiveté consécutive :
Il s’ensuit que, dans les années de grande abondance, quand ces grains sont d’un tiers meilleur marché, on pourrait en tirer un grand avantage pour la communauté, tandis que maintenant on dépense ce surplus pour nourrir la population d’une manière excessive en quantité et qualité, ce qui l’indispose pour son travail habituel.49
30C’est par des analyses similaires que William Temple50 explique le succès hollandais. La puissance de ce pays s’explique pour lui d’abord par les qualités de ces habitants : travailleurs, sobres, efficaces. Il constate que le niveau des prix des biens courants y est très élevé, ce qui a pour conséquence de « les pousser à l’industrie ou au travail s’ils en veulent »51. L’Irlande constitue en revanche un exemple à ne pas suivre, car ce pays :
avec un sol plus étendu et plus abondant, et un espace moins peuplé, les choses nécessaires à la vie sont bon marché si bien qu’un individu en deux jours de travail peut suffisamment gagner de quoi s’alimenter pour une semaine ; ce qui est le plus important fondement de la paresse.52
31Il est préférable d’avoir des prix élevés (et des salaires bas) pour favoriser la création de richesse et la puissance de la nation. Petty formule les mêmes propos concernant l’Irlande qu’il considère aussi comme un pays pauvre où
les hommes habitent des chaumières qu’ils peuvent construire en trois ou quatre jours [...], où l’abondance naturelle les dispense même de toute activité soutenue, quel besoin en effet ont-ils de travailler, eux qui peuvent se contenter de pommes de terre dans la production desquelles le travail d’un seul homme suffit pour en nourrir quarante, de lait dont une vache donnera en été une quantité suffisante pour servir de nourriture et de boissons à trois hommes.53
32C’est aussi le cas de Davenant pour lequel « un sol riche est apte à faire un peuple paresseux »54. C’est une des raisons qui le pousse d’ailleurs à croire « qu’il est nécessaire que des pays qui ont un sol riche et un commerce important et florissant devraient être engagés de temps en temps dans des guerres étrangères pour réveiller en eux leur tempérament martial et ne pas oublier totalement la discipline militaire car ils prospèrent dans le luxe et le confort par une longue paix, et leur richesse attirera des envahisseurs, leurs manières efféminées rendant la conquête facile »55. À propos de la Hollande, Temple remarque que les situations difficiles d’ordre climatique, physique… rendent les gens plus propices au travail, ce qui est à l’origine de leur richesse et de leur puissance. Davenant reprend la même idée en affirmant que « quand un grand nombre de gens sont rassemblés dans une bande de terre étroite, la nécessité les pousse à l’invention, la frugalité et l’industrie dans une nation étant toujours récompensées par le pouvoir et la richesse »56. On retrouve cette analyse chez une majorité d’écrivains anglais jusqu’en 175057 Enfin, Mandeville résume bien la pensée de l’époque en affirmant que :
La seule chose qui rende un ouvrier travailleur, c’est de l’argent en quantité modérée ; car trop peu d’argent, selon son tempérament, l’abattra ou le poussera aux extrémités et trop d’argent le rendra insolent et paresseux.58
33La politique d’assistance aux pauvres est ainsi mise au service du système économique et de la création du plus grand surplus économique possible, au mépris de tout principe de justice sociale. L’objectif du plus grand enrichissement possible de la nation exige donc que les pauvres restent pauvres.
… au système du travail obligatoire
34L’absence d’emploi dispense-t-elle l’individu de travail ? La réponse est naturellement négative. Corrélativement au secours accordé aux pauvres invalides, l’intolérance croît vis-à-vis des pauvres valides. John Cary parle d’obligation de travail dans l’intérêt national ; il convient donc de faire travailler tous les valides en assimilant l’oisiveté à un crime :
Quand la nation vient à comprendre que le travail de ses peuples est sa richesse, elle doit faire en sorte de trouver les méthodes propres à fournir à chacun un travail […] sur ce point je pense que seule une bonne loi permettra d’obtenir ce résultat en fournissant du travail à tous ceux qui le désirent et en forçant tous ceux qui en sont capables de travailler.59
35Autant dire que le travail doit prendre une forme coercitive. Charles Davenant, Josiah Child vont dans le même sens et William Temple suggère que « toute personne oisive doit être arrêtée et incarcérée afin qu’il travaille 14 heures par jour »60. Les workhouses sont pensées comme une solution pour ceux qui doivent travailler et qui éprouvent des difficultés à trouver un emploi privé. Ces établissements ne doivent donc pas être réservés aux seuls pauvres mais à tous les sans-emploi.
36En France, en Angleterre, aux Pays-Bas, des formules de travail obligatoire sont proposées de façon quasi unanime par des mercantilistes comme Bodin, Montchrétien, Richelieu, Laffemas, Davenant, Carry, Defoe. Richelieu dans une note de 1625 affirme que :
à la quester et mandier, ostant le pain aux pauvres nécessiteux et invalides auxquels il est deu, incommodent les habitants des villes et privent le public du service qu’ils pourront recevoir de leur travail, nous voulons qu’en toutes les villes de nostre royaume soit étably ordre et règlement pour les pauvres, tel que non seulement tous ceux de ladite ville, mais aussi des lieux circonvoisins, y soient enfermez et norris, et les valides emploiez en oeuvres publiques.61
37Le pauvre doit subvenir à ses propres besoins : au don du pain se substitue l’obligation de travail qui en apparence tout du moins reste conforme au devoir de charité chrétienne. Dès le début du xviie siècle Laffemas et Montchrétien furent en France les promoteurs du travail obligatoire considéré comme un moyen commode d’enrichissement de la nation. Laffemas en effet affirme que la pauvreté provient de la vente sur le territoire de produits manufacturés étrangers ; aussi propose-t-il le développement des manufactures nationales et la mise au travail des oisifs : près de chaque ville, les travailleurs seraient répartis en deux villages, un pour les hommes et un pour les femmes, et seraient contraints en cas de résistance par « les chaînes et la prison »62. Ce dernier propose également de faire
filer en un seul atelier grande quantité de toutes sortes de laines, poilz et cottons, lins, chanvres, filloseilles, et autres semblables estoffes, par les petits enfans, aveugles, vieillards manchotz et impotents, assis à leur ayse, sans travail ny peine de corps… qui sera un grand advancement et enrichissement pour les manufactures des toilles et de la drapperie, et d’une infinité d’autres belles estoffes, et pour retrancher le nombre effréné des pauvres qui y gaigneront leur vie.63
38Pour Montchrétien, tout individu doit pourvoir à ses besoins lui-même « il n’est point de si petit art, qui ne donne la nourriture et le vestement à son homme »64. En employant les pauvres oisifs, « se provignera l’industrie en un grand nombre d’hommes qui languissent inutiles »65. L’enfermement et le travail manufacturé obligatoire sont naturellement suggérés pour les adultes « en dressant dans chaque province de ce royaume, plusieurs divers ateliers de diverses manufactures, selon qu’elles s’y trouveront commodes. Et cela sans doute fera faire de belles pépinières d’artisans, qui causeront la plus grande richesse du pays »66. Davenant dans un texte de 1695 décrit les avantages de la workhouse et conçoit son implantation dans des termes très proches :
si les maisons de travail publiques étaient fondées dans chaque ville, chaque région et si les travaux ou les manufactures propres à chaque endroit étaient arrêtés et organisés sur place, le pauvre pourrait être encouragé et incité à travailler, particulièrement si le magistrat usait de son pouvoir coercitif sur tous ceux qui sont fainéants ou oisifs.67
39Les productions réalisées au sein de ces workhouses contribueraient pour ces auteurs au développement de l’économie nationale. Cet argument relève du plus pur mercantilisme : les pauvres produisent et limitent ainsi la dépendance du pays en biens vis-à-vis de l’étranger Le travail obligatoire contribue à la réussite économique, comme c’est le cas en Hollande. Comme le fait remarquer Gutton68 « l’idéologie de l’enfermement s’inscrit dans la grande œuvre des mercantilistes pour créer une économie nationale ». Le travail de ces pauvres ne concurrence pas les productions nationales mais ne fait qu’améliorer la balance du commerce « il suppléera seulement à son défaut et sera supposé au lieu de celuy de l’estranger, qui ne peut estre admis qu’au grand préjudice de tout le pays »69. La pensée mercantiliste a réussi à transformer un danger représenté par une population d’affamés et d’oisifs en une main-d’œuvre bon marché et disciplinée, qui, grâce à la politique de l’enfermement, doit contribuer à la richesse nationale. L’intérêt national est suffisamment essentiel pour que le travail soit garanti et imposé dans les cas d’oisiveté manifeste.
40Parallèlement à ces prises de position, des systèmes ont été mis en place dans les principaux pays européens. Les Pays-Bas furent particulièrement dynamiques en la matière ; on voyait déjà dans ces ateliers un moyen de produire et vendre des produits manufacturés à bon marché : création, pour les prostituées et les femmes mariées faites internées par leurs maris pour mauvaise conduite, des spinhuis, où on filait la laine ; pour les hommes, des rasphuis, où, principalement, on râpait du bois du Brésil. Bruxelles était en outre doté d’un tuchthuys où on travaillait le drap70. En Angleterre, des maisons de correction – les bridewels – existaient depuis la fin du xvie siècle. C’est à la fin du xviie siècle, que les fameuses workhouses, maisons de travail municipales, furent mises en place. En rendant la main-d’œuvre bon marché et disciplinée, en créant une concurrence au putting out system, ces maisons de travail devinrent très avantageuses pour les entrepreneurs71. En France, l’enfermement ne commence qu’avec l’institution des hôpitaux généraux où les hommes sont employés à des travaux durs et les femmes et enfants filent, tricotent, font des boutons… Des entrepreneurs trouvent à l’asile des travailleurs à qui ils versent le quart du salaire, le reste étant attribué à l’hôpital72 pendant cette période de travail obligatoire, l’État permet ainsi aux entreprises de bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché et répond, par ailleurs, à un problème social très grave. Toutefois la productivité demeure faible dans ces maisons de travail sauf en Angleterre.
Une ultime solution : le travail dans les colonies
41Dans l’Europe des xvie et xviie siècles, l’aventure coloniale prend littéralement son essor et, avec elle, se pose naturellement le problème du peuplement des nouvelles terres conquises. Les mercantilistes qui croient en l’efficacité économique de la colonisation73 voient dans cette aventure la possibilité de résoudre le problème du fardeau des pauvres, celui de l’oisiveté et la question de l’enrichissement de la métropole. La réussite de ces trois objectifs repose en partie sur la mise au travail des citoyens dans les terres nouvellement conquises.
42L’existence d’un nombre important de pauvres, de mendiants, de sans-travail, attesterait selon les mercantilistes, de l’existence d’un trop-plein démographique, que les colonies seraient susceptibles d’absorber, sans que l’État ne s’appauvrisse74. En Angleterre, on développe le même type d’analyse. Le sentiment partagé d’une surpopulation rend plus acceptable l’idée d’une migration vers les colonies, qui apparaît comme un véritable remède. Non seulement le poids des indigents disparaît, mais, de plus, ces colons travailleront ailleurs, et produiront des richesses dont profitera la métropole. On retrouve cette analyse chez Francis Bacon, dans ses Essais, mais aussi chez Malynes, autre figure importante du mercantilisme anglais du début de ce siècle :
à moins que les trois maux de ce monde que sont les guerres, les famines et les épidémies purgent ce grand corps, tous les royaumes et pays peuvent devenir très peuplés et les hommes peuvent vivre difficilement en toute tranquillité et sans danger. En conséquence, on doit chérir et louer les marchands qui cherchent à découvrir de nouvelles contrées.75
43Cette analyse perdure dans les dernières décennies du xviie siècle. C’est encore l’argument du moindre mal et du moindre coût qui prévaut. Comme le remarque Child, la Virginie et les Barbades sont peuplées par
une sorte de gens fainéants, vagabonds, vicieux et destitués de moyens de vivre chez eux, peu propres au travail, si décriés par leur débauche, leur habitude de voler, leur ivrognerie, que personne ne voulait les employer à rien […] Ces gens-là étaient tels, que s’il n’y avait pas eu de colonies anglaises dans le monde, ils n’auraient jamais pu vivre en Angleterre.76
44Évoquant également le peuplement de la Nouvelle-Angleterre par les puritains, Child montre que dans tous les cas, ces gens auraient été chassés du territoire, se seraient réfugiés en Allemagne ou en Hollande, et ces pays-là auraient directement profité de cet apport humain. Les colonies représentent donc non seulement un moindre mal, mais elles permettent aussi, de conserver dans le champ de la nation, des gens que « l’Angleterre aurait toujours nécessairement perdus, si le Roi n’avait pas eu des colonies où ils eussent pu se réfugier »77. C’est dans des termes très voisins que Davenant justifie à son tour l’une des fonctions des colonies de peuplement. En effet, les nouveaux espaces d’expansion coloniale doivent servir d’exutoire aux gens indésirables dans leurs pays, qui représentent plus une charge qu’un manque à gagner, s’ils quittaient leur territoire, car ces migrants ne sont que
des gens dont les crimes et débauches seraient rapidement destructeurs, ou dont les besoins les pousseraient en prison ou les forceraient à mendier, et les rendraient ainsi inutiles et en conséquence seraient un poids pour le pays.78
45Le travail dans les colonies doit-il prendre les mêmes formes coercitives qu’en métropole, avec les mêmes types de population ? Certes le contexte n’est pas le même, mais l’environnement naturel, très souvent hostile, malgré les allures de jardin d’Éden, pourrait représenter à lui-seul une contrainte suffisante pour « pousser » les gens au travail. Mais en réalité, le séjour dans les colonies présente un autre avantage car il change les conditions juridiques mêmes du travail des colons79.
46Si un auteur comme Gee au tout début du xviiie siècle analyse encore les colonies agricoles comme une solution économique et sociale à la pauvreté endémique de la Grande-Bretagne et donc comme un pis-aller :
J’ai eu en vue la culture et la production en grande abondance de produits dans nos colonies pour mettre les pauvres au travail, les nombreux emplois provenant de la soie, du lin et du chanvre qui fourniraient une telle variété qu’il n’y aurait du travail non seulement pour les plus robustes et les plus forts, mais aussi pour les faibles et même pour les enfants ; et sans doute un bon exemple et persévérance dans les règles de l’industrie changerait les véritables inclinations de ces oisifs, vagabonds qui maintenant courent le royaume et perdent leur temps et l’argent qu’ils ne peuvent en aucun cas obtenir, de leur débauche.80
47Il croit toutefois aux vertus d’un séjour dans les colonies car, constate-t-il : « Quand ils sont transportés dans les colonies […] ils deviennent travailleurs »81. L’auteur pense que le fait de devenir propriétaire les incite à travailler :
La perspective d’être propriétaire de terre les induiraient à continue leur labeur… Ils se marieraient jeunes, augmenteraient et multiplieraient et s’approvisionneraient eux-mêmes avec chaque chose qu’ils souhaitent de nous à l’exception leur nourriture.82
48Même Daniel Defoe insiste sur la dimension « curative » et enrichissante d’un séjour colonial pour tous ces pauvres :
Ici nous disposons d’un nombre croissant de pauvres, ils s’en vont pauvres et reviennent riches, Là ils plantent, commercent, réussissent, et s’améliorent, même vous transportez des félons, vous les envoyez en Virginie […] et ce qui est encore mieux, deviennent honnêtes, deviennent de riches planteurs et marchands, de grandes familles bien installées, et deviennent célèbres dans le pays, nous en avons vu parmi eux devenir des magistrats, officiers militaires, capitaines de bateaux.83
Conclusion
49Dans la pensée mercantiliste, l’enrichissement national nécessite la mise à contribution de tous les citoyens à la production, car le travail apparaît nettement comme le facteur premier de création des richesses. Aussi dans un contexte de sous-emploi, de malaise social et d’émigration substantielle, les mercantilistes n’hésitent pas à défendre l’idée d’un travail obligatoire, d’incitations au travail pour que l’objectif puisse être parfaitement atteint. L’enfermement dans les workhouses, le départ « forcé » en direction des colonies représentent les réponses les plus directes et brutales face à l’oisiveté, perçue de plus en plus comme le produit de comportements individuels volontaires, et comme un risque politique et économique majeur, pour la nation. Ces analyses largement partagées par des « économistes » dont les pensées peuvent parfois diverger, tranchent avec les idées de liberté qui seront la caractéristique première du xviiie siècle et les idées de charité héritées de la période médiévale. Les faits qui tendirent à montrer que le travail obligatoire n’était finalement pas synonyme de succès économique et de rentabilité conduisirent les économistes et les gouvernants à une évolution idéologique et à l’adoption de nouvelles pratiques. Ainsi les secours à domicile pour les travailleurs pauvres et les sans-emploi, la thèse des « hauts » salaires, la remise en cause de la thèse de la responsabilité exclusive des pauvres dans leurs sorts ne sont que quelques exemples de cette mutation idéologique.
Notes de bas de page
1 Aspromourgos (1996) et Vidonne (1986).
2 Heckscher (1955), Furniss (1957), Coleman (1969) et Fourquet (1989).
3 Montchrétien (1615), p. 62.
4 Ibid., p. 73.
5 Ibid., p. 67.
6 Ibid., p. 56.
7 Il faut entendre ce terme au sens oisiveté.
8 Petty William, The Political Anatomy of Ireland, dans Petty (1662-1691), p. 142.
9 Ibid., p 201.
10 Ibid., p. 110.
11 Davenant (1695-1699), p. 24 ; Cary (1719), p. 83 ; Defoe (1704), p. 12.
12 Defoe (1704), p. 12.
13 Ibid., p. 12.
14 Mandeville (1714).
15 Montchrétien (1615), p. 292.
16 Ibid., p. 58.
17 Ibid., p. 123.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Laffemas (1602), p. 4.
21 Montchrétien (1615), p. 96.
22 Defoe (1704), p. 25.
23 Bodin (1576), p. 64.
24 Montchrétien (1615), p. 60.
25 Child (1668), p. 192-193.
26 Petty (1662-1691), p. 135.
27 Cary (1719), p. 83.
28 Davenant (1695-1699), p. 163-382.
29 Richelieu (1975), p. 332.
30 Cf. « An act for the punishement of vagabondes, and for relief of the poore and impotent », dans : Tawney Richard Henry & Power Eileen Edna (1924), II, p. 328-329.
31 Bodin (1576), VI, p. 95.
32 Geremek (1987), p. 253.
33 Sassier (1990), p. 98.
34 Vivès (1526), p. 8.
35 Appleby (1978), p. 141.
36 Montchrétien (1615), p. 121.
37 Appleby (1978), p. 141.
38 Ibid., p. 142.
39 Mahieu (1997), p. 62.
40 Carrive (1980), p. 115.
41 Mandeville (1714), p. 212.
42 Ibid., p. 226.
43 Colbert (1863), t. 2, annexe CCLXVII.
44 Petty (1662-1691), p. 256.
45 Mandeville (1714), p. 153.
46 Temple (1673), Cary (1719), Mun (1621).
47 Locke (1690), p. 73.
48 Political Arithmetick, p. 110.
49 Petty (1662-1691), p. 274-275.
50 Temple (1673). Sir William Temple a séjourné à la Hague de 1668 à 1670 comme diplomate et négociateur entre Anglais et Hollandais. Il a brossé une analyse de la situation politique économique et sociale dans ses Observations publiées en 1673. Une traduction en hollandais a été publiée la même année, une traduction en français est parue en 1680.
51 Ibid., p. 109.
52 Ibid., p. 109.
53 Petty (1662-1691), I, p. 213.
54 Davenant (1695-1699), I, p. 391.
55 Ibid., p. 353.
56 Ibid.
57 Cf. l’article de Coats Alfred William, « Changing attitudes to labour in the mid-eighteenth century », The Economic History Review, 1958, volume XI, no 1, p. 35-51. Peter Mathias rappelle les arguments qui furent avancés pour justifier des bas salaires : encouragement au travail, alors que les salaires élevés sont une incitation à l’oisiveté et à la débauche (cf. Mathias Peter, The transformation of England, essays in the economic and social history of England in the xviiie century, London, Methuen, 1979). Ce point de vue très ancien s’épanouit avec les idées calvinistes. Plus récemment Richard Wiles (Wiles Richard, The development of mercantilist economic thought, 1986) souligne l’opposition entre les mercantilistes partisans des bas salaires et ceux favorables à des salaires élevés, laquelle recoupe comme il le note l’opposition contemporaine entre classiques et keynésiens, soit entre ceux qui perçoivent le salaire comme un élément de coûts de production et ceux qui le perçoivent comme un stimulant possible de la demande. Philippe Steiner évoquera également [dans : Béraud & Facarello (1992), I, p. 129], cette soi-disant absence de mentalité économique chez les pauvres, source de difficultés selon les mercantilistes pour obtenir une offre satisfaisante de travail lorsque la vie est bon marché, ce que confirme Anthony Brewer dans « Petty and Cantillon » History of Political Economy, 24, 3, 1992, p. 711-728.
58 Mandeville (1714), traduction française, p. 151.
59 Cary (1719), p. 104.
60 Furniss (1957), p. 81.
61 Richelieu (1975), p. 266.
62 Cole (1931), p. 63-112.
63 Laffemas (1602), p. 37.
64 Montchrétien (1615), p. 64.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 63.
67 Davenant (1695-1699), I, p. 72.
68 Gutton (1974), p. 125.
69 Montchrétien (1615), p. 124.
70 Gutton (1974), p. 122-136.
71 Dockès et Rosier (1988), p. 152-153.
72 Geremek (1987), p. 280-290.
73 Clément (2006), p. 291-323.
74 Montchrétien (1615), p. 187.
75 Malynes (1622), p. 164.
76 Child (1668), p. 197.
77 Ibid., p. 200.
78 Davenant (1695-1699), II, p. 3.
79 Dans ces écrits, il est très peu fait allusion au travail des esclaves – travail contraint par définition car, d’une part, il ne concerne pas directement des citoyens nationaux et, d’autre part, l’esclave est assimilé lui-même à une propriété, à un bien meuble (article 44 du code noir de 1685 « Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté. ») ; cf. Dorigny & Gainot (2006), p. 76-80.
80 Gee (1729), p. 50.
81 Ibid., p. 66.
82 Ibid., p. 66.
83 Defoe (1704), p. 273-274.
Auteur
Université François-Rabelais de Tours,
UMR CNRS 5206, Triangle, action, discours, pensée politique et économique.
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