Introduction – Le travail : histoires et significations
p. 11-22
Texte intégral
1Jean-Christophe Le Duigou le souligne dans sa contribution au colloque dont cet ouvrage est issu : « le travail est revenu au cœur des préoccupations sociales après s’être évanoui pendant deux décennies derrière le problème de l’emploi », et ce, « à un moment critique où il faut faire collectivement des choix »1.
2Symbolisé par les débats suscités par les lois de réduction du temps de travail dans les années 1990, ou leur remise en cause de facto sinon de jure depuis 2002, et la place occupée par la question de la « valeur travail » lors de la dernière élection présidentielle en France, le travail est en effet revenu au cœur du débat que nos sociétés entretiennent avec elles-mêmes. Ce débat concerne tout à la fois la place du travail dans nos vies et dans la constitution du lien social, le manque de travail pour les uns et la surcharge de travail pour les autres, les formes du travail, les conditions de travail et la question du stress au travail, et, plus fondamentalement, la nature et les mutations contemporaines de la relation d’emploi et de la relation de travail.
3C’est pourquoi le sujet du travail est apparu, au moment où il s’est agi d’organiser le 12e colloque international de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, comme le sujet par excellence qui permettait de montrer comment l’histoire de la pensée pouvait éclairer utilement les débats contemporains.
4L’histoire de la pensée a en effet à nous apprendre, tant il est vrai que cette interrogation sur le travail, au terme de laquelle l’homme s’efforce de se penser en pensant son travail, est une interrogation ancienne, devenue centrale à l’âge moderne, quand le travail s’est progressivement affirmé, au fur et à mesure que l’économique s’émancipait de l’architectonique aristotélicienne, comme l’une des formes privilégiées du rapport de l’homme à la société. Et, au total, aucune des sciences humaines issues de la Renaissance n’a pu penser l’homme et la société en l’absence du travail. La science économique s’est constituée autour d’un double acte fondateur, où excluant la monnaie comme principe d’homogénéité des grandeurs dont elle devait rendre compte, elle choisit, avec les classiques anglais, de faire du travail, « fonds primitif de toute richesse », l’étalon des valeurs, l’outil de commensurabilité des valeurs d’usage. Au xxe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, le regard sociologique est demeuré indissociable des questions sociales que soulèvent les mutations du travail dans les sociétés capitalistes. Le regard philosophique, lui, continue d’animer une critique de la nouvelle condition humaine dessinée par l’omniprésence du travail : l’homme saurait-il se réduire à la seule image de l’homo faber ? Le regard anthropologique, lui, favorise une relecture plurielle de la réalité du travail et de sa place, et relativise nos perspectives.
5Revisiter, une nouvelle fois, les auteurs, classiques et modernes, et parcourir leurs réflexions relatives au faire, à l’effort, à l’œuvre et au travail, n’est pas un simple exercice académique. Il s’agit de conjurer l’amnésie conceptuelle et théorique, et d’interroger, de ré-interroger ces auteurs à partir de nos préoccupations contemporaines, telles qu’à leur tour elles sont cernées par le croisement des regards multiples posés sur le travail.
6Tout débat mérite une introduction à sa hauteur, qui autorise la mise en perspective des enjeux. Dominique Méda avait accepté de donner la conférence inaugurale de ce colloque, elle dont l’ouvrage sur Le travail, une valeur en voie de disparition2 avait précisément fait du débat sur le travail un débat central à la fin des années 1990. Elle a accepté de rédiger, à partir de cette conférence, un texte, reproduit par ailleurs3.
7La lecture de Dominique Méda est éclairante, qui nous fournira le plan – diachronique – de l’exposé des contributions, tout en autorisant leur mise en perspective. Elle souligne combien le concept de travail a été pensé tardivement, et depuis lors de multiples manières, non substituées l’une à l’autre, et finalement pour une grande part contradictoires.
8Ainsi, « le concept de travail n’a trouvé son unité conceptuelle qu’au xviiie siècle », époque ou, par l’économie d’abord (Locke en premier, mais Smith, évidemment, surtout), par le droit également (elle cite Pothier), il est théorisé comme « abstrait, détachable et marchand ».
9Mais s’ensuivent donc d’autres avatars définitionnels. Au xixe siècle, le travail, dans la foulée de Hegel, puis de Marx en Allemagne, mais aussi de St Simon en France, nourrit l’utopie d’un travail essence, ontologique, lieu de réalisation de l’humain en l’homme, et la perspective d’un travail libéré par l’abolition du salariat.
10Au xxe siècle enfin, la social démocratie réduit l’utopie radicale au pragmatisme de l’État providence, ou le salariat loin d’être pensé dans la perspective de son abolition devient la matrice des droits et compensations. La question du travail est finalement délaissée pour celle de l’emploi, et l’action politique doit se porter vers la relance économique systématique : une économie de plein emploi est donc une économie de production et de travail.
11Suivons donc, avec nos auteurs, le chemin qui mènera ainsi à un « empilement de significations » qui n’est pas pas sans conséquence sur la difficulté qui est la notre, aujourd’hui, de penser, ou repenser le travail.
L’invention du travail
Le travail avant le xviiie siècle : les prolégomènes d’une réflexion
12Dans sa contribution, Alain Clément souligne combien déjà, chez les mercantilistes, au cours des xvie et xviie siècles, à une heure où l’enrichissement commence à être perçu comme source d’ordre (au service du Prince), le travail est identifié comme cette activité technique qui est le moyen, le vecteur de l’enrichissement, de la Common Wealth, et, par là, du Common Weal. Il est pensé comme une désutilité : il convient donc de forcer au travail (et de combattre l’oisiveté) pour le bien commun, et parce que ceci ne peut être qu’une contrainte dans un contexte où n’est pas encore pensée les vertus possibles de la division du travail et la capacité à économiser le travail.
13Précisément, complétant les travaux de François Vatin sur la question, Yannick Fonteneau nous montre comment, dès la fin du xviie siècle, le concept de travail comme facteur de production à économiser se constitue en liaison avec la réflexion sur la question du travail mécanique, dans une vision d’ensemble du « travail intensif » comme quelque chose de non spécifiquement humain. Comment le travail est aussi quelque chose dont on peut se passer, et sur lequel il convient d’appliquer un calcul en vue d’une optimisation.
14Anne Conchon s’intéresse, elle, au débat sur la corvée, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Ce débat, en liaison avec la réflexion sur la fiscalité, s’inscrit dans cette conception (renouvelée) du travail en train d’émerger, et dans le cadre de laquelle le travail est de moins en moins conçu comme un moyen de répondre aux seuls impératifs de subsistance et à des prescriptions morales, mais comme un facteur de production qu’il convient d’utiliser rationnellement, alors que « l’économie politique tend à se constituer au même moment en discipline autonome, et [...] place les conditions de la liberté au cœur de son propos ».
15La place semble alors faite pour que le travail soit pensé comme source de valeur et de stabilité sociale.
Vers la conception du travail comme facteur de production et source de valeur
16Arnaud Diemer et Hervé Guillemin reviennent d’abord sur la place du travail chez Locke. Pour lui, le travail est ce qui soustrait les biens communs à l’indivision et qui établit le droit de propriété. Locke ira jusqu’à considérer le travail comme fondateur de la valeur. Mais, « si le travail et les droits de propriété sont à l’origine de la société économique, ils ne sont toutefois pas suffisants pour assurer sa préservation et sa stabilité ». Ce sera là, évidemment, la rupture avec Adam Smith.
17Cette saisie du travail par l’économie, que manifeste en particulier les vertus prêtées par Smith à la division du travail (et la réduction du social à ces contrats implicites que produit la division du travail et son corollaire marchand), Rousseau, logiquement les refuse, comme nous le rappelle Claire Pignol. « Rousseau est à la fois pleinement conscient des avantages de la division du travail en termes d’efficacité productive et profondément hostile au développement de l’échange et à l’approfondissement de la division du travail ». Car cette division du travail n’est pas répartition par l’échange des tâches productives entre individus constitués et autonomes, mais individuation particulière qui induit une dépendance malheureuse à autrui. La division du travail, loin de constituer le socle d’une société harmonieuse en affectant objectivement une place à chacun et en rendant la société collectivement plus efficace, fragilise le corps social en introduisant l’amour propre qui pousse à la consommation et à la rivalité.
18C’est à une relecture stimulante de la position physiocrate sur le travail que Romuald Dupuy, à son tour, nous propose. Le travail, chez les physiocrates est utile, nous dit il, mais il n’est pas puissance créatrice de valeur : les physiocrates n’ont pas de théorie de la valeur – travail. Le travail n’y fait qu’accompagner un processus naturel déjà existant. Une telle posture relativise donc fortement la place du travail et éloigne la physiocratie d’un courant de pensée qui s’apprête à en faire le moyen de transformer la nature et, au-delà de faire du travail un moyen de la spiritualiser.
19Pascal-Dan Fessard, à son tour revient sur le concept de travail stérile, pour souligner l’erreur qu’il y aurait à vouloir interpréter ce concept en liaison avec la théorie « matérielle » de la valeur. Sous le feu des critiques, Quesnay lui-même a su faire évoluer son concept, pour lui donner une acception plus logique dans le cadre d’une approche de la circulation monétaire, et des conditions de son émission/destruction. Au final, si cet article souligne de nouveau en la physiocratie une matrice générale de l’économie politique, il suggère qu’elle l’est peut-être davantage d’une tradition circuitiste qui ne se pose pas le problème de la valeur, et ne peut envisager le travail (abstrait) comme logiquement premier.
Prolongements
20Dans les développements auxquels cette réflexion peut conduire, Pierre Allorant s’intéresse à la relation particulière qui, très tôt, s’établit entre travail et administration. Il montre bien comment, dès lors que le travail est considéré comme facteur hétéronome producteur de richesse, et qu’il est convenu de la nécessité de le mobiliser pour le bien-être de tous, l’administration publique n’échappe pas à cette tentative de mobilisation et de rationalisation. La prise en compte de la rapidité d’expédition des affaires n’y est pas indépendante des problématiques de division des emplois et de répartition des tâches.
Le travail entre libération, aliénation et exploitation
Le travail, essence de l’homme
21Le xixe siècle va progressivement voir se développer un regard critique de la vision « classique ». Sa conception du travail n’y échappera pas.
22Plus précisément, c’est d’abord la vision paradoxale qu’elle porte d’une société dans laquelle le travail est source de valeur et lien social primordial, et qui serait dans le même temps société de liberté et de plein épanouissement des individualités qui va être discutée. Le travail, source de valeur, établi comme une métrique autorisant la commensurabilité des valeurs d’usage, ne peut logiquement être que cette partie du travail qui demeure une fois que l’on a fait abstraction des caractères particuliers des travaux « concrets ». Cette nécessaire abstraction du travail est en même temps négation des individualités, et l’aliénation marchande repose sur une négation de l’œuvre, réduisant chaque acte productif en une même valeur sociale quantifiable. Ce n’est que sur la base de la disparition de cette forme particulière de socialité que le travail, essence de l’homme, pourra être enfin libéré. Car le travail ne sera libéré que dès lors qu’il sera reconnu qu’il est « une valeur en soi », dans l’acte même qu’il représente et l’œuvre qu’il produit, et non pas un simple « facteur » de quelque chose de plus ultime qu’il conviendrait d’atteindre (richesse, bien-être matériel).
23Cette idée qu’il y a dans le travail quelque chose de valable en soi n’attend pas le xixe siècle et l’avènement de l’idée que le travail est l’essence de l’homme. La valorisation du travail se retrouve, nous rappelle Patrick Mardellat, dans la théologie calviniste. Max Weber, on le sait, fait de l’éthique protestante un des inspirateurs de ce moment particulier de genèse de la modernité. Le travail y est reconnu comme une valeur en soi : il est un exercice spirituel. La thèse défendue par l’auteur est la suivante : la genèse du travail moderne, par « l’action » de la réforme protestante, est en fait la genèse de la spiritualisation du travail. Elle s’inscrit de ce point de vue en continuité d’avec la vision chrétienne des exercices spirituels. L’élément de rupture qu’elle introduit consiste à intégrer l’ascétisme dans le monde, dans le siècle (là où il était, notamment dans l’expérience monacale du travail, repoussé « hors du siècle »). Dans cette conception, l’action de travail et son résultat sont donc en eux-mêmes inessentiels au regard de la spiritualité de l’exercice qui apparaît comme un exercice « passif ». C’est cette spiritualité qui se perd avec le capitalisme rationnel, qui ne retient plus que l’action du travail comme « facteur de production », créateur de valeur, et écarte sa dimension spirituelle :
dans le couple activité-passivité qui définit le travail, c’est alors la puissance productive qui a pris le dessus, lâchant et faisant retomber ce que la modernité avait conquis par rapport à l’antiquité. Il ne reste plus, comme le dit Weber qu’un « déchaînement extrême de passions purement agonistiques ». Le travail perd son sens et ne se justifie plus aujourd’hui que par la question obsédante de la subsistance et du salaire (ou du pouvoir d’achat).4
24C’est ce fil que retrouvent, à leur manière Marx après Hegel, et Engels
25Ragip Ege nous rappelle que chez ce dernier, le travail jouit, en effet, d’une valeur ontologique infinie qui le conduit à affirmer que « le travail crée l’homme ». Cette vision hypertrophiée conduit logiquement à faire du travail une forme de téléologie, de l’annonce de la marche de l’humanité vers la libération :
Cette libération n’est pas une affaire de conscience ; elle est inscrite dans la logique même de l’histoire, en tant que nécessité. C’est le développement du travail, de la division du travail au sens le plus radical du terme […] qui réalise progressivement cette libération par le perfectionnement des forces productives. L’accession à la pleine liberté de l’homme se réalise, en dernière analyse, par la domination intégrale de la nature grâce au développement du travail.5
26Comme le souligne Ege, « dans une telle métaphysique [barbare du travail], les conditions dans lesquelles le travail est effectué ne sont guère interrogées... ».
27Cette surestimation du travail, pensé comme l’activité exprimant l’humanité même de l’homme, c’est Arendt, nous rappelle Marlyse Pouchol qui la critique. Le travail ne peut ainsi être magnifié que dans le cadre d’une modernité qui a doublement inversé la façon de considérer les activités humaines, en plaçant d’abord la vita activa au-dessus de la contemplation et de la pensée, avant qu’au sein de la vita activa, le travail ne relègue l’œuvre et l’action à une dimension marginale. Cette glorification du travail, en faisant de l’homme un animal laborans, en dépréciant l’action de penser, interdit la compréhension de ce qu’est un « monde commun » aux hommes, et nourrit le désenchantement du monde qu’Arendt dénonce.
La subordination dans le travail
28Le thème de la subordination constitue un autre enjeu fondamental de la relation de travail. Sa reconnaissance est au fondement de notre droit du travail et sa méconnaissance anime la remise en cause de cette législation spécifique. La contribution de Jean Dellemotte et Benoît Walraevens a l’intérêt, non seulement de faire apparaître la conception du travail chez Smith (et implicitement la « rupture » qu’elle consomme avec des conceptions antérieures, notamment en refoulant la dimension « spirituelle » de l’acte de travail, et en ne retenant plus que l’action « productive » et la « peine »), mais aussi de faire relire autrement Smith en en faisant à l’évidence un précurseur de Marx, un Marx qui n’aurait pas franchi le rubicond de la contestation sociale.
29La thèse des auteurs est la suivante : il y a chez Smith, « loin de l’image d’Epinal qui le présente parfois comme le défenseur inconditionnel des intérêts capitalistes », une analyse de la relation salariale en termes de « subordination salariale », analyse à propos de laquelle les auteurs soulignent la conviction qui est celle de Smith d’une injustice de la répartition et d’une forme d’illégitimité a priori du profit. Il y a aussi une réflexion approfondie sur les mécanismes qui assurent l’acceptation et la reproduction de ce lien hiérarchique. L’acceptation est à la fois objective, qui vient du « défaut de propriété sur les marchandises » de la part des pauvres/salariés, et d’éléments subjectifs, à la fois psychologiques (intériorisation du rapport salarial, les relations d’échange étant aussi des relations de persuasion) et rhétoriques.
30Pour autant, Smith ne franchit jamais la limite consistant à dénoncer le salariat comme injuste et ne pose pas la question de la redistribution : la clef de cette position est l’efficacité de cet ordre, producteur de richesse et bénéficiant y compris à ceux qui souffrent des inégalités (Smith serait donc un précurseur du concept de maximin). On peut penser à cet égard que l’inscription de Smith dans une logique de l’ordre naturel ne pouvait en effet pas le conduire à remettre en cause l’ordre social existant, et il ne pouvait dès lors que se soucier de décrire les enchaînements par lesquels cet ordre inégalitaire était 1. de fait stabilisé (éléments objectifs et subjectifs), et 2. finalement justifiable pour le spectateur « impartial ».
31Cette analyse des conditions d’existence, de reproduction, mais cette fois de dépassement de la subordination salariale, se retrouve donc chez Marx.
32L’idée de Delphine Brochard est de montrer que l’analyse de la subordination salariale chez Marx est à la fois plus singulière et plus complexe que ce que l’on en retient d’ordinaire (en la réduisant à la théorie de l’exploitation). Elle est bien davantage que cela, en engageant une réflexion sur les déterminants économiques, idéologiques et institutionnels permettant la reproduction et l’acceptation de cette subordination. Du même coup, en creux, elle identifie les conditions de son dépassement, question logiquement posée dès lors que, contrairement à Smith, on souligne le caractère historiquement déterminé de ce rapport particulier de création du surplus qu’est le rapport social d’exploitation du travail par le capital.
33Guy Bensimon revient sur la question de l’exploitation et plus exactement sur la « solution » donnée par Marx à la question du profit comme expression monétaire d’un excédent de valeur. On connait les données du problème. Soit l’on postule l’équivalence dans l’échange, et cela semble devoir conduire à conclure à l’absence d’une théorie du profit dans le cadre de la théorie de la valeur travail. Soit l’on est amené, à conclure que le profit repose sur un vol. On connait aussi la solution imaginée par Marx, au travers de la distinction entre force de travail et travail. Guy Bensimon veut nous montrer que ce dilemme ne se pose qu’à la condition de rester dans le cadre de la théorie de la valeur travail spécifique à Ricardo. Pour l’auteur, la force de travail n’apporte rien à la compréhension de la relation salariale et de la relation de travail et elle n’explique pas l’origine de la plus-value, ce qui lui donne le statut d’entité inutile. Le problème de la compatibilité entre l’échange équivalent et la présence d’un excédent de valeur trouve au contraire, selon lui, une solution simple dans un cadre smithien de la théorie de la valeur – travail commandé.
Prolongements
34S’agissant de la conception du travail comme « essence » de l’homme, et des conditions de sa « libération », Nikolay Nenovsky nous invite à le suivre dans la démarche consistant à interroger les termes dans lesquels cette question est appréhendée, dans la Russie pré-révolutionnaire, à la fin du xixe siècle, en l’occurrence par Mikhail Ivanovich Tugan-Baranovsky (1865-1919) l’un des économistes russes les plus remarquables. Connu pour l’essentiel pour ses travaux sur les cycles économiques, Tugan-Baranovsky est l’auteur d’une œuvre théorique ambitieuse, reposant sur la recherche d’une synthèse originale entre théorie de la valeur-travail et théorie de l’utilité marginale. Nenovsky souhaite nous montrer combien cette « synthèse » est tout sauf un simple exercice technique, et souligner les déclinaisons « concrètes » que Tugan en tire en termes d’organisation sociale.
35Tout d’abord, cette synthèse s’inscrit dans cette démarche générale des économistes russes de la fin du xixe – début du xxe siècle, qui consiste à rechercher les « fondements éthiques et religieux » des phénomènes économiques, dans une posture finalement très « néo-kantienne ». Concernant Tugan, s’il est désormais reconnu comme probablement le premier économiste russe à avoir élaboré les principes du marginalisme, il ne souhaite pas pour autant remettre en cause la vision marxienne du rôle fondamental du travail dans les sociétés humaines. Pour Tugan, nous rappelle l’auteur, le travail est l’une des manifestations de la personnalité humaine, et il la considère comme une « valeur éthique suprême », ne pouvant être séparée de l’homme. Tout son travail se propose donc de réaliser une synthèse entre théories objective et subjective de la valeur, idéalisme et matérialisme. Il en déduit finalement un plaidoyer en faveur d’une forme particulière de socialisme, fondée sur le développement du système coopératif, et pouvant permettre de dépasser les contradictions entre capital et travail.
La question sociale : le travail source de droits
36Comme le rappelle Dominique Méda, l’évolution paradoxale de la vision critique du rapport de travail en régime capitaliste est qu’elle va passer, au tournant des xixe et xxe siècles, d’une vision radicale qui voit dans l’abolition du salariat la condition de l’abolition de l’exploitation et de la libération du travail à une vision « pragmatique » qui va au contraire progressivement faire du salariat, et donc de son extension, la source de droits sociaux toujours plus étendus.
37Dans le même temps, c’est sur la base d’une évolution progressive de la perception de la question sociale, laquelle va être de plus en plus identifiée à un dysfonctionnement endogène du régime capitaliste, et rapprocher la thématique de la pauvreté de celle du chômage, que la question de l’emploi va progressivement se substituer à celle du travail6.
Les réformateurs sociaux
38La prise en compte de la misère, et d’ailleurs de la misère rurale tout autant que de la misère urbaine, conduit à la volonté de promouvoir des politiques publiques ou des réformes sociales, à l’exemple de Briaune qui réfléchit, à la fin de la monarchie de juillet sur les modalités de rémunération des travailleurs agricoles, sur le droit au travail et la justice sociale. La contribution de Briaune au problème de la condition des travailleurs agricoles présente l’intérêt, nous convainc Jean-Pascal Simonin, de concerner un sujet négligé, puisqu’à l’époque on associe surtout la misère au développement de la grande industrie. Elle nous montre que la misère rurale était sans doute aussi et peut être plus grande que la misère urbaine. Briaune fait alors un certain nombre de propositions visant à remédier aux trois problèmes que sont alors la faiblesse du salaire rural, son caractère saisonnier et sa vulnérabilité au prix du blé.
39La question sociale c’est aussi celle de l’égalité, et à l’instar de Proudhon, les grands réformateurs sociaux se sont interrogés sur son sens logique, et ses implications sur le travail. Michel Herland montre bien comment, « de Thomas More à Pierre-Joseph Proudhon » le travail apparaît comme un devoir, contrepartie de l’égalité des droits. Mais cette égalité, elle même, devient un idéal à relativiser dès lors qu’est prise en compte le fait que le travail ne se mesure pas uniquement sur une échelle de temps mais qu’il a aussi une dimension qualitative. Qu’advient-il de l’égalité dès lors qu’est prise en compte l’inégalité des capacités contributives ? Proudhon évoluera dans sa réponse à cette question, pour finalement consacrer un « droit de l’inégalité ».
40Valérie Lathion, dans une contribution dont l’actualité n’échappera à personne, nous conduit ensuite à nous intéresser, au-delà du travail, au repos, et à l’action des philanthropes chrétiens, notamment protestants, pour réglementer le monde du travail et sanctifier le travail du dimanche, sur la base qu’une argumentation dont l’auteur nous souligne qu’elle a du être, pour être convaincante, « laicisée ». L’équilibre entre travail et repos, et la moralisation de la société qui doit en découler est alors présenté comme une solution à la question sociale.
41Les questions du marché du travail, des conflits sociaux, de la législation sociale ont également profondément préoccupé Léon Walras, comme nous le rappelle Jean-Pierre Potier. Il a mené à ce sujet des controverses nourries avec les économistes et avec ses contemporains socialistes, et il a fait évoluer notablement son point de vue au fil du temps. Cet article examine le point de vue de Walras sur le fonctionnement du marché du travail, le rôle souhaitable de l’État pour mieux l’organiser et ses idées relatives à la législation ouvrière et aux assurances sociales. Comme dans d’autres domaines, selon Walras, les propositions d’économie politique appliquée doivent s’appuyer sur les résultats théoriques de l’économie politique pure. Au total, Jean-Pierre Potier montre que
les idées de Walras sur le fonctionnement du marché du travail, les conflits sociaux, la législation ouvrière, les assurances, les coopératives et la réforme foncière destinée à résoudre la « question sociale » le placent sur une position bien particulière dans les débats qui se déroulent en France durant la seconde moitié du xixe siècle. Ses propositions ne pouvaient rencontrer un écho positif, ni chez les tenants du libéralisme le plus extrême, ni chez les partisans de l’intervention de l’État dans la vie économique, ni chez les socialistes.7
Prolongement
42Face à l’influence de ces réformateurs, l’attitude – diverse par ailleurs – des employeurs dans la promotion des – ou l’opposition aux – grandes lois sociales est illustrée par le travail de Jean-Christophe Fichou sur les conserveurs bretons, et leur attitude face à la volonté du second empire puis de la IIIe République d’instaurer des lois ouvrières. Au titre du refus de « la lourde main de l’État », c’est bien d’un rapport de forces favorable qu’il est en l’occurrence fait usage pour empêcher la promotion d’une amorce « d’État social ». Comme le souligne implicitement l’auteur, cet aspect peu connu de la révolte d’un groupe particulier de patrons nous renseigne sur leur attitude d’opposition systématique, et nous explique au-delà, même si c’est à une échelle réduite, les mécanismes qui ont annihilé les effets des grandes lois sociales décidées par Napoléon III ou votées par les députés sous la IIIe République. Finalement, cette grande histoire du travail et de ses significations se poursuivra au xxe siècle, et jusqu’à nos jours. La compréhension de la particularité de la question sociale en régime capitaliste, et l’identification, en creux, dans une société où le plein emploi devient l’horizon partagé, du chômage comme la manifestation ultime des dysfonctionnements sociaux et économiques, conduira à bâtir, autour du travail et de l’emploi, et de la reconnaissance de la spécificité du rapport salarial, un ensemble de régulations collectives. C’est cet ensemble qui est aujourd’hui questionné et fragilisé, la remarchandisation de la relation salariale, la revolontarisation du chômage, la remise en cause du droit du travail posant la question du devenir du travail et de ses régulations.
43C’est à ces débats contemporains, et à leurs attendus, que se consacre l’autre ouvrage issu du colloque « Regards croisés sur le travail », et qui constitue, pour le présent opus, à la fois un prolongement et un complément utiles.
Notes de bas de page
1 Le Duigou Jean-Christophe, « Statut du travail et nouveau plein emploi », dans Lavialle Christophe (2011).
2 Méda (1995).
3 Méda Dominique, « Une histoire de la catégorie de Travail », dans Lavialle (2011).
4 Mardellat Patrick, « Le travail comme “exercice spirituel” dans l’éthique protestante de Weber », infra, p. 176.
5 Ege Ragip, « Le concept de travail chez Friedrich Engels et ses implications éthiques et politiques », infra, p. 193.
6 Méda Dominique, « Une histoire de la catégorie de travail », op. cit.
7 Potier Jean-Pierre, « Organisation du marché du travail et législation sociale chez Léon Walras », infra, p. 372.
Auteur
Université d’Orléans
UMR CNRS 6221, LEO – TOTEM (Laboratoire d’économie d’Orléans – Travail, organisations, territoires et mondialisation),
CIA-CEREQ (Centre inter-régional associé – Centre d’études et de recherches sur les qualifications).
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