La littérature catalane en France : le cas de Jacint Verdaguer
p. 175-194
Texte intégral
Considérations préalables
1Au début du xixe siècle, la Catalogne est le théâtre d’une renaissance culturelle sans précédent. Une Renaixença qui, secouant toute la Catalogne, ravive le combat de ses habitants contre la dévalorisation de leur langue et de leur culture. Les Catalans, comme le poète-prêtre Jacint Verdaguer, s’efforcent d’élever leur langue au rang de langue littéraire, de lui rendre sa dignité perdue et de lui restituer son esprit originel. Malgré leurs efforts, cependant, la littérature catalane – qui cherchait à se moderniser en se rapprochant des modèles littéraires européens – reste pratiquement inconnue, voire ignorée, des Français jusqu’à la fin du siècle.
2La réception de l’œuvre épique et mystique de Jacint Verdaguer, personnalité hors pair, a néanmoins été notable dans les revues littéraires françaises entre la fin du xixe et le début du xxe siècle (Revue de Lille, La Science catholique, La Tramontane, Polybiblion…).
3On analysera donc les circonstances qui motivèrent la traduction de la littérature catalane en France, en particulier de l’œuvre de J. Verdaguer ; le rôle des revues et l’influence des réseaux d’intellectuels catholiques dans la diffusion des traductions du poète (1883-1890) ; les débats déclenchés par la parution de traductions concurrentes de L’Atlantide – celle de Justí Pépratx en vers, et celle d’Albert Savine en prose –, et les querelles entre les traducteurs du poète.
4Parmi les traducteurs en français, une attention particulière doit être portée à Albert Savine – auteur d’une Histoire de la Renaissance de la poésie catalane, traducteur de Narcís Oller, d’Àngel Guimerà et de beaucoup d’autres auteurs espagnols –, à Justí Pépratx ou à Mgr Josep Tolrà de Bordas, qui, à partir de 1883, ont donné des traductions remarquables de L’Atlantide et du Canigou – le grand poème épique de J. Verdaguer. La réception de J. Verdaguer en France et, plus précisément, en Catalogne du Nord (c’est-à-dire au Roussillon), bien que jouant un rôle central dans la diffusion internationale du poète, n’a été que partiellement étudiée. Il s’agira ici de reprendre cette étude pour la compléter.
Éléments biographiques
5Le poète-prêtre Jacint Verdaguer Santaló (Folgueroles, 1845-Vallvidrera, 1902), né dans un petit village près de Vic, dans la province de Barcelone, est considéré comme le « prince des poètes catalans » du xixe siècle et l’un des porte-drapeaux du mouvement de renaissance de la littérature catalane, la Renaixença. J. Verdaguer modernisa le catalan littéraire – tout en s’inspirant des modèles européens du dernier tiers du xixe siècle –, se situant ainsi dans la lignée de ses illustres devanciers du moyen âge et du début de la Renaissance, grâce à l’élan du Romantisme et à la restauration des concours poétiques de tradition médiévale en catalan, les Jeux floraux1. Pourtant, sa vie reste presque inconnue hors de Catalogne.
6La famille du poète, bien que de condition modeste – sa mère partageait son temps entre le foyer et l’église et son père était tailleur de pierres –, n’était pas dépourvue d’une certaine culture. Dès l’enfance, et sous l’ascendant de sa mère, J. Verdaguer se sentit appelé à la vocation sacerdotale. Mais à 15 ans se manifesta sa vocation littéraire. Au séminaire, J. Verdaguer entra en contact avec les classiques grecs et latins, les écrivains espagnols de l’époque baroque, les grands auteurs européens et les romantiques. Le poète acquit une grande connaissance de la littérature savante, en même temps qu’il développa une compréhension profonde de la littérature populaire. Les œuvres de J. Verdaguer, nourries de sujets et de formes poétiques populaires, transmettent les idées du catalanisme conservateur catholique et ses idéaux concernant la religion et la patrie2.
7Durant ces années, J. Verdaguer composa des poèmes religieux (hagiographiques, mystiques et pieux) et patriotiques mais il s’essaya aussi à des œuvres de nature épique, telles que ses Dos màrtirs de ma pàtria (Deux martyrs de ma patrie, 1865) et Colom (Colomb), poème inachevé qui est à l’origine de L’Atlàntida (L’Atlantide). En 1865 et 1866, il obtint plusieurs prix aux Jeux floraux de Barcelone, qui ne firent qu’encourager sa vocation littéraire, tout en l’introduisant auprès des célèbres figures de la Renaixença. Il fut ordonné prêtre à l’automne 1870 et exerça son ministère jusqu’en 1873 dans la petite paroisse de Vinyoles d’Orís. La même année, à cause de ses problèmes de santé, J. Verdaguer déménagea et s’installa à Vic. Il visita également le Roussillon et fit probablement pour la première fois l’ascension du pic du Canigou. Malade, il commença alors à officier comme prêtre pour une compagnie transatlantique dans l’espoir que l’air marin lui serait bénéfique. En 1876, sur le bateau de retour de Cuba, J. Verdaguer acheva son chef-d’œuvre, L’Atlantide, pour lequel il reçut un prix extraordinaire aux Jeux floraux de 1877.
8De retour à Barcelone, le poète devint aumônier du marquis de Comillas, propriétaire de la compagnie transatlantique pour laquelle il travaillait ; en même temps, à la suite de son succès littéraire, il publia des œuvres telles que Idil· lis i Cants místics (Idylles et chants mystiques) en 1879, Cançons de Montserrat (Chansons de Montserrat) et Llegenda de Montserrat (Légende de Montserrat) en 1880, Lo somni de Sant Joan (Le songe de saint Jean) en 1882, l’ode « A Barcelona » (« Ode à Barcelone ») en 1883 ou Caritat (Charité) en 1885. En mars 1886, à l’apogée de sa consécration littéraire, le Catalan fut couronné « Poeta de Catalunya » (« Poète de la Catalogne ») par l’évêque de Vic en même temps que paraissait Canigó (Canigou), son grand poème épique consacré à la reconquête des terres catalanes occupées par les musulmans. En 1893, un pèlerinage en Terre sainte bouleversa sa vie et marqua un tournant dans sa production littéraire et ses convictions. J. Verdaguer abandonna la vie aisée qu’il menait chez le marquis – son mécène – et choisit de vivre dans la pauvreté. De cette deuxième époque datent Roser de tot l’any (Rosier perpétuel, 1894), Veus del bon pastor (Voix du Bon Pasteur, 1894), Sant Francesc (Saint François, 1895), Flors del calvari (Fleurs du calvaire, 1896), Santa Eulària (Sainte Eulalie, 1899), Aires del Montseny (Airs du Montseny, 1901), Flors de Maria (Fleurs de Marie, 1902) ainsi que les œuvres posthumes Al Cel (Au ciel, 1903), Eucarístiques (Eucharistiques, 1904) et Perles del « Llibre d’Amic e d’Amat » (Perles du « Livre de l’ami et de l’aimé ») de Ramon Llull.
9Malgré des moments de bonheur, les dernières années du poète furent pénibles, marquées par de sombres épisodes, tel celui connu sous le nom « Cas Verdaguer » (1893-1898), c’est-à-dire son confinement temporaire loin de son mécène le marquis de Comillas, qui le repoussa, sa supposée folie, la révolte contre son évêque, sa suspension a divinis, les dettes ou les exorcismes. Une fois son honneur et son activité littéraire presque rétablis, il fut tourmenté par des intrigants avides de son héritage matériel et spirituel. Il finit sa vie à Barcelone et mourut de la tuberculose le 10 juin 1902 à Vallvidrera. Ses obsèques furent impressionnantes, près de 300 000 personnes y assistèrent3.
Les grandes œuvres : L’Atlantide et Canigou
10J. Verdaguer cultiva, en même temps, les genres épique, religieux, populaire et la poésie patriotique. Toutefois, la production verdaguerienne repose sur deux chefs-d’œuvre épiques incontestables, L’Atlantide et Canigou, dans lesquels l’auteur relate des récits imaginaires portant respectivement sur la découverte de l’Amérique et sur les origines de la Catalogne. Bien qu’à la fin du xixe siècle le roman se soit substitué à la poésie épique, diverses circonstances menèrent le poète à composer ces deux épopées. Sont à prendre en compte, d’une part, la formation de J. Verdaguer et, d’autre part, le fait que les intellectuels catalans de l’époque étaient persuadés de la nécessité d’une grande épopée pour donner de l’envergure à la littérature catalane renaissante et la faire figurer parmi les littératures nationales. Le succès international de L’Atlantide fut incontestable, son accueil en France, enthousiaste. Au Saint-Siège, Léon XIII commenta L’Atlantide avec son auteur, lors de la visite à Rome de ce dernier en 1878.
11L’Atlàntida (1877) – composée de dix chants et d’une conclusion – trouve son origine dans Colom, une épopée sur la découverte de l’Amérique que J. Verdaguer essaya de compléter entre 1865 et 1868 et qui resta inachevée. L’œuvre chante les origines mythiques de la péninsule ibérique et s’inspire des modèles classiques. Son élaboration dura dix ans. J. Verdaguer a recours à de nouvelles formes de composition, dont certaines déjà utilisées par les romantiques, telles que les formes chorales ou les poèmes autonomes. Le poème fut traduit en français en prose par Albert Savine (1883-1884) et Joan Baptista Blazy (1909), et en vers par Justí Pepratx (1885). Il faut mentionner également l’essai de Josep Tolrà de Bordas Une épopée catalane au xixe siècle. « L’Atlantide » de Don Jacinto Verdaguer (1881). De plus il reste encore des traductions inédites.
12Canigó (1886) illustre la prise de conscience par le Roussillon de son identité catalane. L’épopée – constituée de douze chants, un épilogue et une « couronne » – se compose de poèmes courts, indépendants et de métrique variée, et célèbre la genèse et les origines légendaires de la Catalogne en tant que patrie chrétienne. La critique considère Canigó comme le chef-d’œuvre du poète et, par conséquent, sa consécration. Cette épopée n’eut pas, cependant, une réception internationale immédiate comparable a celle de L’Atlàntida. Malgré tout, l’épopée fut bien accueillie par les « Catalans de França » – comme l’on appelait à l’époque les habitants de la Catalogne du Nord, c’est-à-dire du Roussillon – auxquels J. Verdaguer dédia son Canigó. La réception française débuta avec la parution, en 1887, d’une Étude bibliographique du nouveau poème catalan de Jacinto Verdaguer. « Canigó » par Justí Pépratx qui contenait déjà des fragments de traduction. Le poème complet fut traduit en prose par J. Tolrà de Bordas (1889) puis par Joan Baptista Blazy (1908). La traduction de J. Tolrà a été remise à l’honneur en 1986 grâce à une réédition du Conseil régional du Languedoc-Roussillon. Enfin, une nouvelle traduction en prose a été élaborée en 2004 par Miquela Valls Robinson, professeur à l’université de Perpignan, à l’occasion du centenaire de la mort du poète.
La réception de J. Verdaguer en France
13Le succès du poète est à replacer dans le contexte littéraire de l’époque, dominé par la concurrence entre la Renaixença catalane et le romantisme tardif. Il s’explique également par l’aisance avec laquelle cet écrivain catholique abordait dans ses textes les grands thèmes de son temps. Comme l’expliquent Manuel Llanas et Ramon Pinyol4, J. Verdaguer – après le triomphe en 1877 au concours littéraire des Jeux floraux de Barcelone avec L’Atlàntida – devint l’écrivain catalan le plus célèbre de son époque. Son succès personnel était aussi la marque de la réussite collective de la Renaissance catalane. L’épopée verdaguerienne déclencha un grand élan patriotique amplifié par la traduction du poème en plusieurs langues européennes et la reconnaissance de la critique en Catalogne et ailleurs. La version définitive de L’Atlàntida date de 1878 ; il s’agit d’une édition bilingue catalan-espagnol qui fut la base des traductions postérieures vers d’autres langues européennes. J. Verdaguer restitua à la littérature catalane le statut de littérature européenne dont elle avait joui à l’époque médiévale. C’était, sauf erreur, la première traduction d’une œuvre catalane dans une langue étrangère depuis le temps de Raymond Lulle (Ramon Llull en catalan), philosophe, mystique, poète et romancier du xiiie siècle ; depuis lors, et jusqu’à la fin du xixe siècle, la littérature catalane avait été oubliée en Europe.
14Rappelons que treize œuvres de J. Verdaguer, sans compter les traductions partielles, furent traduites en une dizaine de langues européennes. C’est toutefois en Occitanie qu’il atteignit la plus grande notoriété, grâce au soutien de Frédéric Mistral, champion de la littérature provençale.
15Les traductions en français ont joué un rôle essentiel dans la reconnaissance internationale de J. Verdaguer. La diffusion de l’œuvre et de la figure de l’écrivain catalan en France se fit à travers trois voies : les écrivains provençaux, la presse et les cercles catholiques, notamment roussillonnais, et les hispanistes/catalanistes français, principalement à Paris.
16C’était la première fois qu’une œuvre catalane se diffusait internationalement depuis des siècles.
La presse et les cercles catholiques roussillonnais : Justí Pépratx, Josep Tolrà de Bordas et Joan Baptista Blazy
17L’étude des cercles et de la presse catholiques dans le Roussillon révèle, d’après August Bover5, que la Renaixença s’est développée de manière très différente de part et d’autre des Pyrénées. Selon cet auteur, la Renaixença survint avec beaucoup de retard en Catalogne du Nord à cause des problèmes économiques, de la dépendance à l’égard du marché parisien et de l’usage du français à l’école. C’est pour ces raisons que les Catalans français, contrairement aux Catalans d’Espagne, ne connurent pas de prise de conscience politique. Les Catalans français durent se livrer à un difficile travail de reconstitution afin de surmonter les contraintes mentionnées ci-dessus. Les écrivains nord-catalans de la fin du xixe siècle, avec à leur tête Justí Pépratx, suivirent l’exemple des auteurs du sud et prirent contact avec eux, tout en leur apportant leur soutien dans la tâche de revalorisation de la littérature autochtone. Entre eux naquirent des liens d’amitié qui représentèrent pour les Catalans du sud une possibilité de renforcer le régionalisme modéré et catholique.
18Selon Xavier de la Torre6, en Catalogne française le clergé fut le principal soutien du catalan, malgré l’avènement de la Troisième République et la laïcisation de l’État en 1905. De la Torre rapporte que Mgr Jules Carsalade du Pont, évêque d’Elne-Perpignan en Catalogne du Nord, et l’évêque de Cahors, dans le Quercy, où l’on parlait occitan, décidèrent de soutenir ce qu’ils appelaient les « dialectes provinciaux » à travers la doctrine religieuse, ce qui explique que beaucoup de clercs, en Catalogne du Nord, devinrent catalanistes.
Justí Pépratx
19Justí Pépratx dit Pau Farriol de Ceret (Céret, 1828-Perpignan, 1901), poète, traducteur et diffuseur du catalan, fut un des membres les plus actifs de la renaissance catalane dans le Roussillon. Pépratx – ami personnel de J. Verdaguer – avait de bons contacts parmi les acteurs de la vie culturelle de Barcelone. En 1884, il soutint les Jeux floraux. Sous un pseudonyme, il publia l’anthologie Espigues i Flors (Épis et fleurs, 1882) et le recueil Pa de casa (Le pain de la maison, 1888). Il publia aussi Ramellets de proverbis, maximas, refrans i adagis catalans escollits i posats enquartetas (Bouquets de proverbes, maximes, refrains et adages catalans choisis et mis en quatrains, 1880) en édition bilingue français-catalan et La Renaissance des lettres catalanes (1883).
20On se souvient surtout de J. Pépratx comme traducteur et spécialiste de J. Verdaguer, un des rares amis à être restés fidèles à Verdaguer pendant la crise qu’il traversa. J. Pépratx traduisit Le Roussillon – fragment du poème inédit Lo Canigó – pour une carte de Noël qu’il envoya à ses amis en 1884, avec 21 strophes traduites ; L’Atlàntida (traduction en vers, 1884), Lo somni de Sant Joan (traduction en vers, édition bilingue, 1888), Jesús Infant (1896) ; Ales víctimes del bazar de la Caritat. Aux victimes du Bazar de la Charité (poème indépendant, 1897) ; Flors del Calvari (traduction en prose avec lettre-préface de Frédéric Donnadieu, 1897) ; Lo Roser de tot l’any (traduction inédite, découverte par Pep Vila). Il publia également de nombreux articles de presse sur J. Verdaguer ainsi que l’opuscule « Canigó ». Étude bibliographique du nouveau poème catalan de Jacinto Verdaguer (1887).
Josep Tolrà de Bordas
21Docteur en théologie, en droit canonique et en droit civil, Josep Tolrà de Bordas (Prada de Conflent, 1824-Toulouse, 1890) fut à la fois prêtre, historien du Roussillon et professeur de rhétorique au séminaire de Prade de Conflent. Il exerça son ministère comme curé à Rome où il participa au concile de Vatican I. Il se déplaça à Paris (1872-1880) où il dédia son temps à l’historiographie et la recherche. Cette tâche lui valut la distinction de « Prélat de la Maison de sa Sainteté » qui comportait le titre de Monseigneur. Il collabora à de nombreuses revues (Polybiblion, Revue du Monde catholique, Revue des questions historiques, Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées orientales).
22Dans les années 1880, de retour à Prade – tout en passant une grande partie de son temps à Toulouse –, il prit contact avec les milieux occitanistes et catalanistes à travers lesquels il découvrit J. Verdaguer. De son admiration pour l’œuvre du poète naquirent L’Essai sur « I’Atlantide » (1881), Jacinto Verdaguer, biographie (1883) et l’édition bilingue avec traduction en prose de Canigó (1889). Malade à partir de 1889, il tenta sans succès de quitter la France pour Barcelone et vécut ses derniers jours dans un couvent franciscain à Toulouse.
Joan Baptista Blazy
23L’un des traducteurs en français les plus prolixes du poète fut Joan Baptista Blazy (Catllà de Conflent, 1878-Baixàs, 1933). Ecclésiastique et homme de lettres, il traduisit en prose cinq œuvres de Verdaguer, dont trois mises pour la première fois en français, Flors de Maria (Fleurs de Marie, 1905), Idil· lis i Cants místics (Idylles et chants mystiques, 1906) et Al Cel (Au ciel, 1905), publiées dans la revue La Science catholique, et deux nouvelles traductions de Canigó (Canigou, 1908) et L’Atlàntida (L’Atlantide, 1909), dans la Revue de Lille.
24Blazy maintint le contact avec des représentants de la Renaixença catalane tels que le Dr Benet Roura Barrios – qui s’occupa de J. Verdaguer à la fin de sa vie – et du Félibrige – spécialement avec F. Mistral, comme l’atteste la correspondance qu’ils échangèrent. En outre, il fut un des collaborateurs les plus actifs du Diccionari Català-Valencià-Balear d’Antoni M. Alcover – un dictionnaire étymologique et descriptif du Catalan. Au-delà de son activité de traducteur, il convient également de mettre l’accent sur sa production en tant qu’essayiste, spécialiste de la Renaixença en Catalogne du Nord, mais aussi conteur et enfin biographe de Bernadette Soubirous et, à une moindre échelle, de Ramon Llull et de Miquel Costa i Llobera. Néanmoins, Blazy demeura quasi inconnu jusqu’en 2007.
Les hispanistes/catalanistes français
25C’est par l’intermédiaire des amitiés littéraires entre naturalistes et réalistes espagnols – Emilia Pardo Bazán ou José Pereda – et catalans – Narcís Oller – avec les représentants français de ces courants littéraires – Émile Zola – et les critiques littéraires – Albert Savine – que la littérature catalane et espagnole suscita l’intérêt des Français pendant le dernier tiers du xixe siècle. On se rappellera à ce propos la place qu’occupait Paris comme capitale culturelle mondiale de la seconde moitié du xixe siècle à la première guerre mondiale. Tous les intellectuels de cette époque-là, venus des quatre coins de l’Europe, (Russes, Espagnols, Italiens, Catalans…), convergeaient vers la capitale française où germaient et s’éteignaient les mouvements artistiques et littéraires.
Albert Savine
26Parmi les principaux divulgateurs de J. Verdaguer en France, on trouve Albert Savine (Aigues-Mortes, 1859-Paris, 1927), un catalaniste prolifique, hispaniste, éditeur et traducteur proche du naturalisme, qui découvrit la littérature catalane à travers l’œuvre verdaguerienne, dont il traduisit L’Atlantide – publiée à de multiples reprises entre 1881 et 1887 – et édita la traduction du Canigou de J. Tolrà de Bordas, en 1889. A. Savine transposa également en français l’œuvre de Narcís Oller. Également hispaniste et angliciste, il traduisit en français Emilia Pardo Bazán et Juan Valera ainsi qu’Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle, Oscar Wilde et Rudyard Kipling. En 1886, Savine – après avoir travaillé comme lecteur dans la maison d’édition Giraud – créa sa propre maison d’édition, la Nouvelle librairie parisienne, ce qui facilita grandement son travail de diffusion littéraire. Néanmoins, les procès que lui occasionnèrent la publication de livres à caractère antisémite l’obligèrent à abandonner l’activité éditoriale.
27Sa traduction en prose de L’Atlantide vit le jour entre le 6 octobre 1881 et le 27 avril 1882 dans les pages du Midi littéraire, une revue éphémère fondée et dirigée par Savine. En 1883, Léopold Cerf mit en vente deux éditions bilingues successives7, accompagnées d’une étude sur la Renaixençade la poésie catalane et d’annexes. En 1884, parut une variante de la deuxième édition. En 1887, enfin, cette édition bilingue, accompagnée de la même étude, est reprise par Savine dans sa propre maison d’édition. En tant qu’éditeur de l’œuvre verdaguerienne, Savine publia également en 1889 la traduction du Canigou de J. Tolrà de Bordas. Il s’agissait d’une édition bilingue catalan-français en prose qui fut rééditée, en fac-similé, en 1986 à Toulouse chez Privat.
Les écrivains provençaux : Frédéric Mistral
28La réception de L’Atlantida fut enthousiaste parmi les cercles littéraires européens, essentiellement en Provence, où régnait un climat de solidarité entre les cultures issues de la latinité. L’idée d’une fraternité latine faisait alors des adeptes parmi les Félibres provençaux – membres de l’association littéraire pour la défense des cultures régionales traditionnelles et la sauvegarde de la langue d’oc – et parmi beaucoup d’autres poètes et écrivains, et représentait un trait d’union entre eux. En Catalogne, l’admiration pour le Félibrige naquit grâce aux rapports d’amitié qui unissaient Víctor Balaguer – éminent politique et écrivain catalan – et le noyau fondateur du Félibrige dont Frédéric Mistral – écrivain et lexicographe français de langue provençale, prix Nobel de littérature en 1904 – était le capoulié (grand maître). Ce fut V. Balaguer qui mit en contact J. Verdaguer et F. Mistral en 1868 dans le cadre des Jeux floraux de Barcelone. Presque dix ans après cette première rencontre, le 3 août 1877, F. Mistral écrivit dans la revue La Muse orientale de Tarbes : « Les catalans considèrent ce splendide poème [L’Atlantide] comme le couronnement de leur littérature, et ils ont raison. » Dès lors, la Revue des langues romanes – publiée par la Société pour l’étude des langues romanes de Montpellier et fondée par l’éminent philologue et historien occitan, le baron de Tourtoulon – et le Polybiblion. Revue bibliographique universelle, dirigée à Paris par le comte de Puymaigre – critique littéraire et romaniste – donnèrent régulièrement à leurs lecteurs des informations concernant J. Verdaguer, les Jeux Floraux de Barcelone et le mouvement littéraire catalan. Il existe aussi des traductions complètes et fragmentaires en occitan (par Jan Monné, François Guitton-Talamel, Frédéric Mistral…), mais ce n’est pas le lieu de les évoquer ici.
Les traductions concurrentes
29Au moment où Savine travaillait à sa version en prose française de L’Atlantide (1881-1882), J. Pépratx résolut de la traduire en vers. D’après une lettre de Pépratx à Narcís Oller datée du 2 novembre 1882, Pépratx avait achevé sa version l’été de la même année : « […] la traducció que estich coordinant y corregínt per ultima vegada, habentla acabada fa tres ó quatre mesos, y à punt de la entregar à la imprempta8. » Dans une lettre du 31 janvier 1883, répondant à une missive – actuellement introuvable – de J. Verdaguer l’informant probablement qu’il avait autorisé Justí Pépratx à traduire L’Atlàntida en vers, A. Savine expliquait à son correspondant qu’il était au courant du projet et l’avait même mentionné dans les pages de la revue Polybiblion, mettant la traduction de Pépratx au même niveau que la sienne. Il notait que les deux traductions étaient compatibles, l’une étant en vers et l’autre en prose, et que, tout en avouant qu’il eût préféré que la traduction de J. Pépratx n’eût pas été honorée de l’auguste patronage de la Régente d’Espagne, il n’avait eu aucune hésitation à publier sa propre traduction. Il considérait qu’Àlvar Verdaguer – éditeur barcelonais – et J. Verdaguer lui-même l’avaient mis dans une situation de confrontation avec J. Pépratx mais ne renonçait pas à « courir les chances de cette sorte de concours ». Enfin, Savine informait J. Verdaguer de son intention de briguer le prix Langlois, décerné par l’Académie française aux traductions de grandes œuvres étrangères.
Conclusion
30La production littéraire de J. Verdaguer – répartie sur une quarantaine d’années (de 1865 jusqu’à sa mort) – fut abondante et amplement célébrée de son vivant. On relève environ vingt titres en vers, trois en prose ainsi que des traductions de fragments de la Bible ou de F. Mistral. En outre, J. Verdaguer laissa presque vingt titres, inachevés ou disséminés, et sa correspondance est précieuse pour qui veut retracer l’histoire littéraire du xixe siècle. De nos jours, l’intérêt pour l’auteur catalan perdure, comme le prouve l’existence d’une revue académique spécialisée – Anuari Verdaguer – et d’une société savante – Societat Verdaguer –, mais aussi l’organisation régulière de colloques consacrés à son œuvre et plus largement à la littérature et à la traduction au xixe siècle en Catalogne.
Annexe 1. Inventaire des traductions de J. Verdaguer en français
Œuvres en vers
Œuvres en prose
Versions
Annexe
Annexe 2. Inventaire des traductions par A. Savine d’auteurs catalans et espagnols9
Traductions du catalan
Aribau B.C., « Adéu-siau, turons », dans La Renaissance de la poésie catalane. Introduction à la traduction de L’Atlàntida. p. X-XI.
Guimerà A., La Boja (œuvre théâtrale). La Nourrice et l’Enfant, dans La Renaissance de la Poésie catalane, 1884. Introduction à la traduction de L’Atlàntida, p. XXXVIII-XXXIX.
Maspons i Labrós F., La Dame d’eau [Lo Salt de la Nuvia], dans La Revue du dimanche, s.d.
Maspons i Labrós F., Le Fort Farell [Lo Fort Farell], dans Le Foyer, s.d.
Oller N., Le Garçonnet du Pain dans La Mosaïque, Paris, 15 décembre 1880 et sous le titre Le Petit Mitron dans Le Moniteur général, 14 avril 1881. Aussi dans La Revue moderne, no 8, série II, 1er et 15 mai 1885.
Oller N., L’Habit de Jaumet, dans La Mosaïque, Paris, 1883.
Oller N., Le Papillon, Paris, Nouvelle librairie parisienne, 1886. Lettre préface d’Émile Zola, introduction du traducteur.
Oller N., Le Papillon, Paris, Grande collection nationale, 1921.
Oller N. Le Radiomètre, dans Le petit Aixois et L’Alouette dauphinoise, mai 1883. Aussi dans Le Magasin pittoresque, no 14, 3 mai 1883.
Oller N., Le Rapiat, étude d’une passion, suivi de Le Soufflet, Barcelone, Juan Gili, 1898, vol. I.
Oller N., Le Soufflet, dans Revue du Monde latin, Paris, juin 1886.
Soler F. Fragments de Les Compagnons de Sertorius, dans La Renaissance de la Poésie catalane, 1884. Introduction à la traduction de L’Atlàntida, p. CXLII-CXLIV.
Ubach y Vinyeta F., Fragments de Ripoll, dans La Renaissance de la Poésie catalane, 1884. Introduction à la traduction de L’Atlàntida, p. CXL-VIII-CL.
Verdaguer J., L’Atlantide, Paris, Léopold Cerf, 1883. Édition bilingue, précédée d’une étude sur La Renaissance de la poésie catalane et suivie d’appendices.
Verdaguer J., L’Atlantide, Paris, Léopold Cerf, 1884. Deuxième édition bilingue, précédée d’une étude sur La Renaissance de la poésie catalane et suivie d’appendices.
Verdaguer J., L’Atlantide, Paris, Nouvelle librairie parisienne, 1887. Édition bilingue, précédée d’une étude sur La Renaissance de la poésie catalane et suivie d’appendices.
Verdaguer J., L’Atlantide, dans Le Midi littéraire du 6 octobre 1881 au 27 avril 1882.
Verdaguer J., Fragments de Chansons de Montserrat et Légende de Montserrat, dans La Renaissance de la Poésie catalane, 1884. Introduction à la traduction de L’Atlàntida, p. CXXIII-CXXVII.
Traductions de l’espagnol
Alarcon P.A., Manuel Venegas, (« El Niño de la Bola »), dans La Revue moderne, nos 20-25.
Fernández Bremon J., Le Cordon de soie, dans Le Midi littéraire, 4 août 1881.
Fernández Bremon J., Monsieur Dansant. Médecin aéropathe, Paris, Giraud et Cie, 1886. Préface du traducteur. Aussi dans Le Midi littéraire du 4 août au 15 septembre 1881 et dans La Revue britannique, t. II, juin 1898.
Fernández Bremon J., Penser tout haut, dans Le Midi littéraire, 4 mai 1882.
Fernández Bremon J., Sept histoires en une, dans Le Midi littéraire, 2 mars et 9 mai 1882.
Mella R., Le Socialisme en Espagne, dans L’Humanité nouvelle, octobre 1897.
Menéndez Pelayo M., Saint Isidore, dans Les Annales de philosophie chrétienne, novembre 1882.
Palacio Valdés A., L’Idylle d’un Malade, dans Les Heures du Salon et de l’Atelier, s.d. Aussi dans Le Français quotidien, 1895.
Pardo Bazán E., Le Naturalisme, Paris, Nouvelle librairie parisienne, 1886.
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Valera J., Pepita Jiménez, extraits de la préface du Commandeur Mendoza, Paris, A. Ghio, 1881.
Notes de bas de page
1 Isidor Cònsul, 1902-2002, cien años sin Verdaguer, Centro Virtual Cervantes, http://cvc.cervantes.es/actcult/verdaguer/biografia.htm (consulté le 4 novembre 2014).
2 Narcís Garolera, La obra literaria de Jacint Verdaguer, Centro Virtual Cervantes, http://cvc.cervantes.es/actcult/verdaguer/biografia.htm (consulté le 4 novembre 2014).
3 Ramon Pinyol, « Pròleg », dans Jacint Verdaguer, Poesia i prosa, Barcelone, Pirene, 1995.
4 Manuel Llanas, Ramon Pinyol, « Les traduccions no castellanes de l’obra de Verdaguer, Oller i Guimerà fins a 1939 », dans Colloqui Europeu d’Estudis Catalans, Montpellier, Centre d’études et de recherches catalanes, Université Paul Valéry Montpellier 3/Association française des catalanistes, 2004, vol. I., p. 69-94.
5 August Bover i Font, « Pàtria i les relacions nord-catalanes de Jacint Verdaguer », Anuari Verdaguer 1988, p. 213-226.
6 Xavier de la Torre, « Avant la Renaissance catalane en Roussillon », Revue catalane, no 15, juillet 1912, p. 210-212.
7 Lors du tirage des faux titres, tables et couverture, l’imprimeur n’avait pas tenu compte des corrections du traducteur, de sorte que Savine refusa les exemplaires. D’où la nécessité d’une deuxième édition.
8 « J’ai fini il y a trois ou quatre mois la traduction que maintenant je coordonne et corrige pour la dernière fois et je suis sur le point de la remettre à l’imprimeur. » (Arxiu Històric de la Ciutat de Barcelona. Classeur numéro I-1360)
9 Informations recueillies dans la thèse de doctorat Albert Savine et l’Espagne soutenue par Christiane Leroy-Bruneau à la faculté des lettres de l’université Paris-Sorbonne en 1977.
Auteur
Actuellement maître de conférences à l’université de Vic. Licenciée en traduction et interprétation, elle a soutenu sa thèse de doctorat sur la réception et traduction française de Verdaguer – La recepció de Verdaguer a França : Traductors i traduccions. Elle est membre du laboratoire de recherche « Textes littéraires contemporains : étude, édition et traduction » dirigé par Ramon Pinyol, de l’université de Vic.
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