Conclusion
p. 307-318
Texte intégral
1Aussi bien chez Bonnefoy que chez Celan, les traductions et les autres traces de la réception de Shakespeare représentent un mouvement individuel, une action de la part de l’écrivain-traducteur. La nature de leur geste n’est cependant pas la même : pour Bonnefoy, le rapport à Shakespeare est placé sous le signe de l’identification et de l’unité ; pour Celan, au contraire, l’identification à l’auteur traduit n’est pas l’objectif, et le rapport est beaucoup plus problématique : parler d’opposition à l’œuvre et à la poétique de Shakespeare elle-même serait aller trop loin1, mais dans ses traductions, Celan inscrit clairement sa différence2. Comme pour ses autres traductions et pour sa propre poésie, ses traductions de Shakespeare se font sur la base d’une profonde fracture historique, alors que Bonnefoy insiste au contraire sur la mise en parallèle entre l’époque de Shakespeare et les xxe et xxie siècles.
2Ainsi, dans sa recherche d’unité, Bonnefoy aborde la totalité de l’œuvre de Shakespeare : il tente de comprendre cette œuvre dans son ensemble et de la mettre en rapport avec sa propre œuvre poétique. C’est une démarche qui insiste sur la préposition « avec » et qui vise un « nous ». Si traduire signifie pour Bonnefoy revivre l’expérience qui a fait naître le poème original, il comprend l’œuvre de Shakespeare comme un univers poétique qu’il s’approprie et qu’il façonne à sa manière. La réception de Shakespeare se construit dans un long et patient travail traductif. Ce travail est certes structuré par des moments particulièrement forts comme la seconde moitié des années 1950 ou encore les années 1990-2000, mais il s’installe clairement dans la durée et la continuité : à travers les décennies, le nombre de textes traduits ne cesse de croître ; en outre, il y a fréquemment de nouvelles versions remaniées de textes déjà traduits, les nouvelles traductions des sonnets en étant l’exemple le plus frappant. Après la constitution d’une matrice shakespearienne grâce aux traductions pour le Club français du livre, cette intégration passe d’abord par une concentration sur les tragédies et les « romances tardives ». Ensuite, à partir des années 1990, l’intérêt de Bonnefoy s’élargit pour englober également une (première ?) comédie et, surtout, les sonnets.
3Les réflexions dans les essais s’associent très étroitement à cette suite de traductions. Là encore, le travail pour le Club français du livre peut être considéré comme la matrice du rapport de Bonnefoy à Shakespeare, non seulement parce que son premier grand texte sur la question, « Shakespeare et le poète français », date de cette époque, mais surtout parce que les notes du traducteur dans l’édition du Club français du livre contiennent en germe les essais ultérieurs. L’œuvre de Shakespeare devient donc un véritable moteur de la création de Bonnefoy.
4Au fur et à mesure que la « conversation » avec Shakespeare continue, ce dernier devient un alter ego d’Yves Bonnefoy, qui soutient le poète dans ses propres convictions poétiques et éthiques. Le poète-traducteur détermine à la fois le degré d’altérité qu’il concède à l’auteur traduit et il crée une image de cet auteur qui en fait une sorte de figure tutélaire pour la poésie du poète-traducteur lui-même. Ainsi, les traductions de Shakespeare par Yves Bonnefoy se présentent comme une longue « campagne » d’intégration de l’œuvre de Shakespeare dans l’univers de Bonnefoy ; il s’agit d’un processus jamais vraiment fini, une dynamique qui se manifeste dans les traductions, dans les essais et dans les poèmes. Bonnefoy lit Shakespeare à partir des préoccupations qui sont les siennes, et il l’intègre pleinement dans sa propre œuvre. C’est une appropriation de Shakespeare qui se veut à la fois résolument personnelle et la plus cohérente possible.
5Contrairement au geste de Bonnefoy, l’enjeu de la réception de Shakespeare pour Paul Celan n’est pas l’appropriation globale d’un univers dramatique et poétique, mais plutôt un dialogue critique avec un choix ciblé de textes : le pronom qui caractérise le mieux ses traductions n’est pas le « nous », mais plutôt le « tu ». Celan n’entre pas dans un territoire shakespearien dont il chercherait à comprendre, ou à construire, la cohésion, et il ne cherche pas non plus à établir une image cohérente de la poétique de Shakespeare. Il établit des rapports ponctuels et spécifiques avec des éléments particuliers de l’œuvre de Shakespeare. Parmi les 154 sonnets de Shakespeare, Celan traduit à peine une trentaine, et plusieurs traductions restent à l’état d’ébauche, si bien qu’il ne publie la traduction que de 21 sonnets. De plus, Celan ne traduit pas le théâtre de Shakespeare, ne s’arrêtant qu’à une seule pièce, Antony and Cléopâtre, dont il ne traduit que des extraits de quelques scènes, et ceci dans l’objectif de dire son époque : encore une fois, si le rapport à Shakespeare n’est pas lui-même une relation d’opposition, les traductions de Celan peuvent néanmoins se caractériser par la préposition « contre » – plutôt que par un « avec », comme pour Bonnefoy – dans la mesure où ce sont des interventions qui permettent au poète-traducteur de s’affirmer contre « ce qui s’est passé », contre une tradition culturelle qui n’a pas empêché (qui a peut-être même permis) l’avènement du nazisme, mais aussi contre les événements actuels, notamment les nouvelles tendances antisémites en Allemagne et l’affaire Goll.
6En outre, pour Celan, la traduction de Shakespeare intervient à des moments particulièrement difficiles de sa vie : les années 1940, c’est-à-dire le temps de la guerre, de l’assassinat de ses parents, du camp de travail ; au tournant des années 1950 et 60, le début de l’affaire Goll ; en 1967, lors de son séjour dans une clinique psychiatrique. Même sur le plan biographique, le projet de Celan, qui se place sous le signe du rapport intermittent lors de moments particulièrement graves, s’oppose donc à celui de Bonnefoy, inscrit dans la continuité. Contrairement à Bonnefoy encore, Celan ne dit presque rien à propos de ses traductions de Shakespeare, et surtout pas dans des textes publiés. Tout se joue dans les quelques traductions, dans la lecture-écriture des pièces de Shakespeare dans l’édition Tempel (qui donne lieu notamment aux poèmes « Give the word » et « Vom Anblick der Amseln ») et dans les rares occurrences de Shakespeare dans l’œuvre poétique. Dans ce contexte, le fait que le seul poème où figure le nom de Shakespeare soit resté un fragment est tout à fait significatif. Chez Celan, il y a donc une extrême concentration, plutôt qu’un mouvement d’amplification, et ces différences s’expriment jusque dans les détails stylistiques des traductions des deux poètes, puisque celles de Bonnefoy se caractérisent plutôt par leur tendance à l’amplification et celles de Celan, par leur tendance à la condensation.
7Ainsi, le rapport de Paul Celan à Shakespeare est ponctuel et fragmentaire, alors que le projet de Bonnefoy par rapport à Shakespeare peut être qualifié de totalisant, puisqu’il synthétise un grand nombre de textes, de traductions et de réflexions dans un ensemble cohérent, dont la construction se fait à partir de l’univers poétique de Bonnefoy lui-même. Pour Bonnefoy, la « Einfühlung », l’identification, ainsi que l’idée qu’il faut revivre l’expérience poétique originale sont centrales dans son approche de la traduction ; pour Celan, au contraire, il faut toujours rester conscient d’une différence radicale, et si la traduction crée une sorte d’unité, elle le fait en accomplissant un « saut » au-delà d’un « abîme ».
8Ces différences dans le rapport de Bonnefoy et de Celan à Shakespeare s’expliquent par les différentes origines et biographies des deux poètes ainsi que par l’histoire dissemblable de la réception de Shakespeare en France et en Allemagne, mais surtout par les différences poétologiques entre les deux auteurs. Tout ceci montre combien la dimension autoréflexive est centrale dans le travail du poète-traducteur. Pour Celan, la traduction de Shakespeare intervient à des moments-clés de sa vie3, et selon la remarque déjà citée dans une lettre à sa femme, Celan considère Shakespeare comme « le plus beau et le plus grand ». Ainsi, le poème « Paris, Jardin de Shakespeare » est tout à fait révélateur du rôle que joue la traduction de Shakespeare pour Celan, non seulement en raison de son caractère fragmentaire, mais peut-être surtout de ce vers central qui affirme que le « cœur » du sujet du poème n’a pas « manqué » le rendez-vous : « Mein Herz schlug nicht vorbei ». De façon analogue, Bonnefoy fait également du « hasard » de ses premières traductions de Shakespeare pour le Club français du livre, une véritable rencontre personnelle avec Shakespeare : si le travail pour le Club français du livre est la matrice, la suite est un développement personnel qui se crée à partir de cette matrice. Et si le « ressaisissement poétique de l’existence » est décrit comme étant au cœur du projet de Shakespeare, on voit bien que Shakespeare est devenu l’alter ego de Bonnefoy. La réflexivité est donc tout à fait fondamentale pour le travail des deux poètes-traducteurs : « Ich bin […] mir selbst begegnet4 », une des phrases les plus célèbres du discours du Méridien, s’applique également aux traductions de Shakespeare, aussi bien de Bonnefoy que de Celan.
9Ainsi, chez les deux auteurs, l’intrication des traductions de Shakespeare et de leur propre œuvre poétique est extrêmement étroite. Néanmoins, pour revenir à un point déjà souligné dans l’introduction, l’approche retenue ici n’a pas été de trouver dans l’œuvre poétique des influences des traductions de Shakespeare, ni au contraire de trouver dans les traductions des influences de ces traductions. Il s’agissait plutôt d’y chercher la continuation de la réception de Shakespeare et de cerner de manière indirecte de quelle façon on pouvait comprendre le geste des deux poètes vis-à-vis de l’œuvre de Shakespeare. Car en vérité, il n’est ni possible ni souhaitable d’opérer une claire distinction entre, d’un côté, l’œuvre de Shakespeare qui serait une influence et, de l’autre côté, l’œuvre de chacun des deux poètes qui subirait cette influence. Ce point saute aux yeux lorsque des analyses tentent de faire la distinction entre l’apport de l’œuvre traduite et l’œuvre d’un écrivain-traducteur. En guise d’illustration, voici encore un passage issu de la thèse de Chouchanik Thamrazian déjà citée plus haut. Prenant comme point de départ les vers de Dans le leurre du seuil qui font écho à The Winter’s Tale, Thamrazian suit avec attention les renvois intertextuels à ces textes dans des poèmes ultérieurs de Bonnefoy :
Les références à la pièce de Shakespeare [The Winter’s Tale ; M. Z.] reviennent de manière insistante dans des textes plus récents [que les poèmes du recueil Dans le leurre du seuil ; M. Z.]. L’image des nuées devient l’une des métaphores récurrentes désignant la présence du rêve. De nombreux poèmes et écrits en prose sont marqués par les processions de ces figures énigmatiques aux contours indistincts se dissipant dans les « nuages rouges ». Les poèmes des Planches courbes et les récits en rêve du Théâtre des enfants, certains textes dans La Vie errante deviennent comme la scène de ces « embrasements ». Ces images dont on reconnaît la trace spécifiquement shakespearienne révèlent une organicité telle avec le texte d’Yves Bonnefoy, qu’elles sont difficilement assignables parfois à l’écriture de Shakespeare. Un autre poème cité plus haut, « De Vent et de fumée », revient, à quinze ans de distance avec « Les nuées », à la métaphore des nuages.5
10Il est clair qu’il y a un rapport intertextuel entre les poèmes de Bonnefoy évoqués par Thamrazian6. Alors que la configuration évoquée diffère de celle de Dans le leurre du seuil – dans « De Vent et de fumée », il est question d’Hélène et de Troie –, les échos au poème antérieur sont évidents. Par exemple : « Nuées, / L’une qui prend à l’autre, qui défend / Mal, qui répand / Entre ces corps épris / La coupe étincelante de la foudre7 », ou encore : « Chaque fois qu’un poème, / Une statue, même une image peinte, / Se préfèrent figure, se dégagent / Des à-coups d’étincellement de la nuée […]8 ». De plus, la dernière section du poème établit explicitement le rapport à la traduction : « Ces pages sont traduites. D’une langue / Qui hante la mémoire que je suis. / Les phrases de cette langue sont incertaines / Comme les tout premiers de nos souvenirs9. » On ne saurait identifier cette « langue / Qui hante la mémoire que je suis » avec la langue de Shakespeare : mais à travers les renvois à Dans le leurre du seuil et donc à The Winter’s Tale, ces vers se présentent néanmoins comme une sorte de profession de foi du poète-traducteur concernant la place centrale de la traduction pour sa propre œuvre.
11Néanmoins, il est difficile de parler d’une « trace spécifiquement shakespearienne » comme le fait Thamrazian, et ceci précisément à cause de ce qu’elle appelle l’« organicité » du rapport de l’œuvre de Shakespeare et celle de Bonnefoy : les nuées renvoient bien sûr non seulement à Shakespeare mais également à tout cet univers naturel qui structure la poésie de Bonnefoy dès ses débuts (l’arbre, le vent, etc.). De plus, par les « nuages rouges », Thamrazian renvoie elle-même aux essais de Bonnefoy critique d’art (où il est certes également question de Shakespeare10). Autrement dit, si la mise en évidence du rapport de ces poèmes avec Dans le leurre du seuil et, par ce biais, avec l’œuvre de Shakespeare, est tout à fait convaincante, le problème est qu’au moins depuis la parution de Dans le leurre du seuil, ces motifs et, plus globalement, la mise en tension « du commencement [et] de la fin11 », des « things dying » et des « things new born » (pour faire allusion une nouvelle fois à l’épigraphe du recueil Pierre écrite) fait partie de l’œuvre de Bonnefoy elle-même et ne peut pas, pour les poèmes ultérieurs, être attribuée à la seule « influence » de Shakespeare. De manière analogue, les essais de Bonnefoy sur Shakespeare s’intègrent clairement dans les préoccupations poétiques et métaphysiques que le poète poursuit en d’autres textes, et il est donc inutile – et finalement impossible – de faire une claire distinction entre ces essais sur Shakespeare et les autres réflexions poétiques de Bonnefoy12.
12Pour inverser le raisonnement, il est évident que tout ce qui se trouve dans les poèmes de Bonnefoy porte déjà la trace possible de lectures antérieures de Shakespeare13. Par conséquent, même la tentative qui consisterait à chercher des influences de l’œuvre poétique de Bonnefoy dans ses traductions, serait vouée à l’échec. On pourrait faire un raisonnement analogue pour l’œuvre de Paul Celan, dont les traductions de Shakespeare s’intègrent dans sa propre œuvre poétique, mais dont les lectures de Shakespeare remontent à ses années de jeunesse.
13En même temps, la réflexivité ne concerne pas seulement l’œuvre de l’écrivain-traducteur en question, mais également le contexte culturel dans lequel il s’inscrit. Ainsi, Bonnefoy se positionne non seulement en poète, mais également en tant que traducteur français du xxe siècle et s’inscrit ainsi dans un champ de concurrence avec d’autres traducteurs, et le long dialogue de Bonnefoy avec Shakespeare se lit en effet comme la mise en œuvre du « programme » annoncé dès la fin des années 1950 :
[…] il faudrait une somme, la tentative autoritaire et décisive d’un seul poète, où toutes les perspectives de la scène shakespearienne soient à nouveau rassemblées dans une seule intuition.14
14Les critiques d’autres traducteurs dans des textes comme « Shakespeare et le poète français » ou encore la postface aux traductions des sonnets de 1994, montrent que Bonnefoy se situe bien dans le contexte de la traduction française de Shakespeare.
15De façon encore plus forte, l’importance iconique de la figure de Shakespeare joue un rôle central pour Paul Celan, et notamment pour la dimension politique que revêt pour lui la traduction de Shakespeare. Pour Celan, la présence d’autres traducteurs comme Stefan George est très importante. Celan, qui par ailleurs traduit surtout des contemporains, ou du moins des poètes du xxe siècle auxquels il cherche à donner une place dans la culture germanophone, se positionne ici par rapport à une figure centrale qui a déjà une place dans cette culture. En même temps, étant donné la longue tradition de la réception de Shakespeare en Allemagne, y compris dans son poids idéologique et politique, traduire Shakespeare signifie également travailler dans, et contre, toute une dimension de la culture allemande elle-même. Traduire Shakespeare représente pour Celan une manière de se confronter à l’histoire allemande.
16Ainsi, aborder le problème du point de vue des influences – de l’œuvre poétique sur les traductions ou des traductions sur l’œuvre poétique – paraît non seulement infructueux sur le plan méthodologique, mais également hautement problématique sur le plan de la perspective générale qui fonde une telle approche car celle-ci reste finalement prisonnière d’une manière de penser bidirectionnelle et repose sur une séparation trop rigide entre deux entités auxquelles on attribuerait artificiellement unité et confinement : là, l’œuvre de Shakespeare, par exemple, ici, celle de Celan ou de Bonnefoy ; là, la culture anglaise de la Renaissance, ici, la culture française, ou allemande, des xxe et xxie siècles. Or, les textes issus de la rencontre de Bonnefoy et de Celan avec Shakespeare se caractérisent, justement, par l’imbrication d’univers multiples.
17Shakespeare fait tellement partie de la culture européenne, et mondiale, que son œuvre est un objet transculturel par excellence, malgré son ancrage initial dans l’Angleterre des xvie et xviie siècles. Il est quasiment exclu de traduire cette œuvre sans avoir fait des lectures antérieures. De plus, pour les deux poètes-traducteurs, la spécificité de leur rapport à Shakespeare a partie liée avec la place centrale de cette œuvre dans l’histoire de la culture européenne et mondiale. C’est dans ce contexte qu’il faut placer la grande importance pour Celan de traductions de Shakespeare dans d’autres langues que l’allemand : ses traductions sont autant de modèles pour trouver une contre-traduction en allemand. Les traductions russes de Samuil Maršak, dont Celan parle avec enthousiasme à plusieurs reprises, sont particulièrement remarquables dans ce contexte15. Car il est frappant que, dans le passage de la lettre déjà citée où Celan fait valoir son admiration pour Shakespeare, l’évocation de Shakespeare soit précédée, justement, par l’expression d’un enthousiasme pour la beauté de la langue russe : « [...] le russe est une si belle langue et Shakespeare – pour moi, il n’y a rien de plus beau et de plus grand que Shakespeare16 ». Ainsi, la traduction de Shakespeare est mise en écho avec la littérature russe, ce qui est particulièrement important dans la mesure où la langue et la littérature russes sont tellement centrales pour Celan, surtout à cause de la figure tutélaire pour sa propre poésie qu’est Ossip Mandelstam. Il est vrai d’ailleurs que Celan ne relativise pas le constat qu’il n’y a « rien de plus beau et de plus grand que Shakespeare » par rapport à Mandelstam, comme l’a notamment souligné Leonard Olschner17. Mais c’est surtout à travers la lecture de Maršak, que Shakespeare est mis en lien étroit non seulement avec la culture allemande, mais également avec la culture russe18.
18Chez Bonnefoy, cette dimension d’une médiation de la réception de Shakespeare à travers d’autres cultures, est moins prononcée que chez Celan, mais elle est néanmoins présente, par exemple lorsque Bonnefoy évoque la traduction de Schlegel-Tieck dans « Shakespeare et le poète français » ou que, beaucoup plus tard, il publie ses traductions des sonnets à côté de celles de Giuseppe Ungaretti.
19De fait, la traduction de Shakespeare pose de façon particulièrement claire cette question de la manière dont il faut concevoir le rapport entre les cultures, puisque son œuvre fait déjà partie d’un espace transculturel. Les traductions de Bonnefoy et de Celan ont permis de saisir de façon exemplaire la nécessité d’une approche transculturelle qui dépasse le point de vue d’une unité culturelle homogène, ainsi que celui de l’idée d’unité de l’œuvre au sens fort du terme, par une notion de culture qui fait une place à l’hybridité des formations culturelles19. Traduire Shakespeare ne signifie pas « transporter » cette œuvre d’une culture à une autre : il s’agit plutôt d’une actualisation de certains aspects de son œuvre au sein même d’une autre œuvre et d’une autre culture, laquelle signifie en même temps une actualisation d’aspects déjà présents dans cette œuvre et dans cette culture elle-même.
20Or, faire une place à la transculturalité et à l’hybridité des œuvres littéraires en particulier, et des formations culturelles en général, ne signifie aucunement renoncer à l’individu. Il n’est pas fortuit que, chez les deux poètes-traducteurs, il y ait une forte personnalisation du rapport à l’auteur traduit, et que, pour Bonnefoy comme pour Celan, Shakespeare devienne un interlocuteur. Il n’en va pas donc, pour les deux poètes, d’un rapport à un texte, mais d’un dialogue, d’une conversation qui s’établit entre créateur et créateur, d’égal à égal20. Loin de se diluer dans le jeu des intertextes, le sujet reste tout à fait présent en tant qu’interface, en tant que nœud organisateur : c’est, précisément, ce qui montre, et ce qui permet d’étudier de près, le travail de l’écrivain-traducteur, puisque c’est une figure qui prend au sérieux à la fois l’individuel et le transculturel, et qui les met en acte aussi bien dans ses traductions que dans sa propre œuvre.
21La fusion des voix que représentent à la fois les traductions et les œuvres poétiques nous pousse donc vers une manière de penser qui fait une place à la diversité et la complexité de formations culturelles. Ainsi, fût-ce de façon différente, les voix se superposent dans les traductions de Shakespeare d’Yves Bonnefoy et de Paul Celan : l’écrivain-traducteur est une figure-clé, qui permet de saisir à la fois la mise en rapport des langues et la création d’un espace commun, et qui, en même temps, atteste la présence irréductible de la personne humaine.
Notes de bas de page
1 Pour une critique d’une telle position, voir encore l’article de Ludwig Lehnen, « George und Celan als Übersetzer Shakespeares », art. cit.
2 Cependant, Ossip Mandelstam peut paraître remplir la fonction d’une figure d’identification pour Celan : il faudrait regarder de plus près le rapport entre Mandelstam et Shakespeare dans l’imaginaire et dans la poétique de Celan.
3 Selon une remarque du philosophe (et disciple de Heidegger) Otto Pöggeler, souvent reprise par la critique, Celan aurait considéré Shakespeare comme une « consolation » : voir l’affirmation de Pöggeler dans la discussion suivant un exposé de Rainer Lengeler, reproduit in Rainer Lengeler, Shakespeares Sonette in deutscher Übersetzung : Stefan George und Paul Celan, op. cit., p. 31 : « Etwa ein Jahr vor seinem Tod sagte Celan mir in unserer letzten Begegnung, Shakespeare sei ihm immer – anders auch als die Sprache von Goethes “Iphigenie” – nahegeblieben und ein Trost gewesen. » (« Un an avant sa mort, lors de notre dernière rencontre, Celan m’a dit que – à la différence même de la langue de l’« Iphigénie » de Goethe – Shakespeare lui était toujours resté proche et avait été pour lui une consolation. ») Et Pöggeler d’interpréter : « Er sagte nicht “eine Zuflucht” und auch nicht “ein Halt”. Ein “Trost”, das meinte : ein Trost gerade in Zeiten der Verfolgung, der berüchtigten Plagiatsvorwürfe, der Tage in der psychiatrischen Klinik. » (ibid. ; « [i]l ne disait pas “un refuge” et pas non plus “un soutien”. Une “consolation”, cela signifiait : une consolation surtout en des temps de persécution, des fameux reproches de plagiat, des séjours en clinique psychiatrique »).
4 TCA / M, p. 11.
5 Le rêve d’Yves Bonnefoy, op. cit., p. 306.
6 Pour « De vent et de fumée », voir Yves Bonnefoy, La vie errante : suivi de Une autre époque de l’écriture et de Remarques sur le dessin, [Paris] : Gallimard, 1997, p. 91-99. Par ailleurs, Thamrazian trouve d’autres renvois intertextuels à Dans le leurre du seuil dans « Tout un matin dans la ville » et « Impressions, soleil couchant » (La vie errante, op. cit., p. 28-32 et p. 41-42).
7 La vie errante, op. cit., p. 96.
8 Ibid., p. 97.
9 Ibid., p. 99.
10 Voir Yves Bonnefoy, Le nuage rouge : dessin, couleur et lumière, [Paris] : Mercure de France, 1999. Voir surtout les réflexions de Bonnefoy sur le tableau intitulé « Le Nuage rouge » de Piet Mondrian : « Quelques notes sur Mondrian », p. 51-62 in ibid. Bonnefoy y affirme notamment : « Aucun pouvoir du dehors – aucune voix de plus haut – ne transparaît dans nos signes. Notre pays, “a desert country by the sea”, comme dit Shakespeare au point le plus noir de son œuvre, le milieu du Conte d’hiver. » (p. 55).
11 Ibid., p. 310.
12 Sur ce point, voir également le résumé de la thèse de Sara Amadori (« Yves Bonnefoy et la traduction de Shakespeare : l’épreuve du dialogue », art. cit.), qui, dans la section intitulée « Présence de Shakespeare dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy », parle d’un « phénomène de dissémination de l’acte traducteur ».
13 Lors d’une journée d’études sur l’œuvre de Bonnefoy à l’École normale supérieure en janvier 2009, Daniel Lançon a fait état de lectures approfondies de Shakespeare à la fin des années 1940, avant même que ne commencent à paraître les premiers grands recueils de Bonnefoy, dans les années 1950.
14 « Shakespeare et le poète français », art. cit., p. 173-174.
15 Il y aurait une recherche comparatiste à faire qui confronterait les traductions celaniennes des sonnets à celles de Maršak. Cette recherche devrait également prendre en compte le lien Shakespeare-Mandelstam évoqué plus haut.
16 PC / GCL, tome 1, p. 288-289. Celan fait cette remarque après avoir vu une adaptation cinématographique d’Othello par le réalisateur Sergej Jutkevic (cf. ibid., tome 2, p. 242).
17 « Noch auffallender, er relativiert dieses Urteil nicht im Hinblick auf Mandel’štam. » (Leonard Moore Olschner, « Im Abgrund Zeit » : Paul Celans Poetiksplitter, op. cit., p. 132). (« Il est encore plus frappant qu’il ne relativise pas ce jugement en considérant Mandel’štam. »)
18 On peut d’ailleurs noter que, chez Celan, la chronologie des traductions d’auteurs russes présente des analogies avec celles de textes de Shakespeare : les premières traductions de textes russes (Essenine) datent des années 1940, et la phase de traduction la plus intensive correspond aux années 1957-1963.
19 Sur ce point fondamental – et très présent dans la discussion actuelle (de Homi Bhabha à la traductologie) –, voir notamment Robert Stockhammer, « Das Schon-Übersetzte : auch eine Theorie der Weltliteratur », Poetica 41 (2009), p. 257-291.
20 Ce rapport d’égal à égal est d’ailleurs une différence possible entre la posture d’un écrivain-traducteur et un traducteur qui n’est pas lui-même écrivain (ou qui est connu comme traducteur plutôt que comme auteur).
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