Des dynamiques traductives
p. 221-306
Texte intégral
1Si la deuxième partie a montré à quel point les traductions de Shakespeare par les deux auteurs sont inséparables des autres volets de leurs œuvres respectives, la présente partie revient aux traductions elles-mêmes et s’interroge plus spécifiquement sur la nature du rapport de la traduction de Shakespeare à l’écriture poétique des deux auteurs. Dans un premier temps, sont analysés des textes qui pourraient, de prime abord, être considérés comme relativement marginaux, mais qui, en fait, montrent particulièrement clairement les enjeux de la traduction de Shakespeare pour les deux auteurs : Antony and Cléopâtre pour Celan, les sonnets pour Bonnefoy. Ensuite, les analyses reviennent vers l’œuvre poétique, en se penchant sur les liens étroits entre la traduction de The Winter’s Tale et Dans le leurre du seuil et en questionnant un poème fragmentaire de Celan, « Paris, Jardin de Shakespeare ».
Élargir la réception de Shakespeare : les traductions « autres »
2La raison pour laquelle on pourrait considérer que les textes analysés dans les pages à suivre se situent plutôt à la marge du rapport des deux poètes à Shakespeare relève d’abord de leur différence générique : la première partie a montré que, pour Bonnefoy, ce sont bien les pièces de Shakespeare qui forment le centre de gravité de ses traductions, alors que, pour Celan, ce sont les sonnets. Ceci concerne à la fois la quantité et l’étendue temporelle de ces traductions : de façon certes intermittente, Celan traduit les sonnets entre 1942 et 1967 ; Bonnefoy traduit les pièces de Shakespeare depuis le milieu des années 1950, et jusqu’à aujourd’hui.
3En revanche, même les données biographiques poussent à nuancer ce constat. Les lectures de Celan montrent bien qu’au-delà de l’œuvre poétique de Shakespeare, il a eu également un véritable intérêt pour les pièces, et la correspondance révèle que l’idée d’une traduction d’une pièce ne lui était pas complètement étrangère. Pour Bonnefoy, depuis le milieu des années 1990, il met de plus en plus l’accent sur les sonnets, dont les publications se succèdent à un rythme soutenu, alors que, jusque-là, ils étaient absents de ses traductions.
L’unique traduction d’un texte dramatique : Celan et Antony and Cléopâtre
4Contrairement à Bonnefoy, Paul Celan n’a pas traduit de pièce de théâtre de Shakespeare. Mais malgré son tropisme pour les sonnets, les traductions fragmentaires de deux scènes d’Antony and Cléopâtre sont des documents tout à fait révélateurs aussi bien de la forme que de la fonction des traductions de Shakespeare par Celan.
5La plupart des traductions d’Antony and Cléopâtre sont conservées aux archives littéraires à Marbach. Il s’agit de quatre feuilles dactylographiées, dont les trois premières sont numérotées par Celan au stylo bleu, alors que la dernière ne l’est pas1. On trouve, sur ce tapuscrit, la traduction d’une partie de la dernière scène de la pièce (acte V, scène 2) : la traduction commence au vers 2742, avec un discours de Cléopâtre et s’achève au vers 326, avec un discours du soldat romain Dolabella. Ainsi, la traduction de la dernière scène de cette pièce commence à peu près aux deux tiers de la scène (qui comporte 360 vers au total) et s’arrête une bonne trentaine de vers avant la fin de la pièce3.
6En outre, il y a au verso de la première feuille du tapuscrit une traduction manuscrite d’une partie de la première scène d’Antony and Cléopâtre, qui continue sur une seconde feuille (du même type que celles où se trouve la traduction dactylographiée de la dernière scène, mais sur laquelle il n’y a qu’une page de traduction manuscrite4). Cette traduction commence au tout début de la pièce, mais elle est interrompue au bout de trois vers et reprend avec la traduction du premier dialogue entre Cléopâtre et Antoine, commençant au vers 14 de la première scène (Cléopâtre : « If it be love indeed, tell me how much », traduit par Celan : « Wenn’s wirklich Liebe ist, so sag, wie groß »). La traduction de ce dialogue continue sur la deuxième feuille et traduit la totalité du texte shakespearien jusqu’au vers 42, où Antoine s’exclame « We stand up peerless » (« die ohnegleichen sind » ; Celan met encore la didascalie « Cleo », mais ne continue pas sa traduction).
7S’ajoute à ces traductions conservées à Marbach une traduction dactylographiée de la première scène qui se trouve en possession privée5. Cette version commence également au début d’Antony and Cléopâtre et contient trois versions, de longueur inégale, du discours du soldat romain Philo qui ouvre la pièce. Les trois versions successives traduisent le début de la pièce, respectivement jusqu’aux vers 2, 6 et 7 : les deux dernières versions sont donc plus développées que la traduction manuscrite conservée au DLA (qui s’arrête au vers 3), mais elles ne s’étendent pas non plus jusqu’au début du dialogue entre Antoine et Cléopâtre.
8Si, surtout après l’intensification de l’affaire Goll au début des années 1960, Celan date la plupart de ses traductions (et de ses poèmes), il ne le fait pas pour ses traductions d’Antony et Cléopâtre. Il faut donc recourir à des indications extérieures afin de pouvoir émettre des hypothèses concernant la date de cette traduction.
9Une indication de ce type est fournie par une lettre de Hans-Geert Falkenberg, à l’époque lecteur chez la maison d’édition Insel (et, plus tard, journaliste au Westdeutscher Rundfunk). Dans une lettre à Celan datée du 15 avril 1959, Falkenberg évoque une manifestation littéraire qui avait eu lieu plus tôt dans la même année et au cours de laquelle Celan avait lu un choix de ses poèmes ; Falkenberg avait prononcé le discours d’introduction à la lecture. Dans sa lettre, Falkenberg écrit :
Wir hatten über die Übersetzung von einigen Gedichten von Emily
Dickensen [sic] oder auch eines Monologes aus ANTONIUS
UND CLEOPATRE gesprochen.
(Nous avions parlé de la traduction de quelques poèmes d’Emily
Dickensen [sic] ou encore d’un monologue issu d’Antoine et
Cléopâtre.)
10Dans sa réponse à Falkenberg, Celan n’évoque pas, cependant, une traduction d’Antony and Cléopâtre, ni de textes de Emily Dickinson. Quelques années plus tard, Celan évoque la pièce dans un cahier de notes, où il écrit : « Dickinson / Marivaux / Antonius und Cléopâtre / Übersetzungen – 1962 » (sur la même page, on lit encore deux titres de Nerval, « El Desdichado » et « Les Chimères » ; sur une autre page, on trouve le nom de Büchner6). Un an plus tard, Antony and Cléopâtre figure dans la correspondance de Celan avec Ernst Schnabel, du Norddeutscher Rundfunk (NDR). En automne 1963 Celan écrit, dans une lettre dans laquelle il est surtout question de la traduction d’une vingtaine de sonnets pour l’émission réalisée par le NDR à l’occasion du 400e anniversaire de Shakespeare le 23 avril 1964 :
In einer meiner Schubladen liegen seit mehreren Jahren die über setzten Schluß-Szenen von «Antonius und Cléopâtre» – würde Sie das interessieren?7
(Dans un de mes tiroirs il y a, depuis plusieurs années, la traduction des dernières scènes d’Antoine et Cléopâtre – cela pourrait-il vous intéresser ?)
11On peut donc supposer que la traduction de la dernière scène de cette pièce s’est faite bien avant 1963 (« seit mehreren Jahren »), et probablement en 1959, lorsque Celan évoque Antony and Cléopâtre dans sa correspondance avec Falkenberg.
12En revanche, à moins que le dossier génétique ne soit incomplet, le pluriel « Schluß-Szenen » employé par Celan dans la lettre à Ernst Schnabel paraît soit comme une approximation (Celan parlerait de développements divers à l’intérieur d’une seule scène) soit comme une exagération stratégique dans l’objectif de décrocher un contrat. Néanmoins, l’évocation des « Schluß-Szenen » ainsi que celle d’un « monologue » dans la lettre à Falkenberg permet l’hypothèse que Celan a commencé sa traduction d’Antony and Cléopâtre par la dernière scène (qui contient non pas un monologue au sens strict du terme, mais un discours assez long de Cléopâtre). Le dossier génétique corrobore cette hypothèse, puisqu’il paraît probable que Celan ait repris le dactylogramme de la traduction de la dernière scène et ait commencé sa traduction manuscrite de la première scène sur sa première feuille.
13Enfin, Antony and Cléopâtre réapparaît quelques années plus tard, dans la correspondance avec Franz Wurm. Il s’agit d’une lettre dans laquelle Wurm incite Celan à traduire le sonnet 107 de Shakespeare. Dans une lettre écrite en novembre 1966, Wurm demande à Celan s’il aurait envie de traduire Antony and Cléopâtre et affirme qu’il serait probablement en mesure de trouver un financement pour cette traduction (Wurm travaille pour une station de radio suisse à l’époque et avait également aidé Celan avec d’autres projets de publication) :
Mir kam also in den Sinn: sollten Sie Lust haben, «Antony & Cleopatre» zu Ende zu übersetzen, so wollte ich mich herzlich gern bemühn, daß es Ihnen ermöglicht würde. Es ist mir zwar gar nicht richtig, daß ich mich mit derlei Vorschlägen zwischen Sie u. Ihre eigene Produktion dränge, u. es ist ja auch nur eine Frage.8
(J’ai donc eu l’idée suivante : si vous aviez envie de traduire la totalité d’Antony and Cléopâtre, je voudrais bien m’efforcer de vous le permettre ; même si cela ne m’arrange pas vraiment de m’interposer entre vous et votre propre production avec de telles propositions, et de toute manière ce n’est qu’une question.)
14Alors que Celan donnera suite à l’incitation de traduire le sonnet 1079, il ne le fera pas pour Antony and Cléopâtre. Le 23 novembre 1966, le jour de son anniversaire, Celan écrit à Franz Wurm :
Das Sonett CVII lese ich wieder und wieder – wer weiß ob [sic] ich es übersetzen kann. (An eine Übersetzung von «Antony and Cléopâtre» kann ich vorderhand nicht denken – leider.)10
(Je lis et relis le sonnet CVII – qui sait si je saurai le traduire. (Je ne peux envisager une traduction d’Antony and Cléopâtre pour le moment – malheureusement.))
15Celan ne reprend pas, donc, la traduction de cette pièce à la fin des années 1960, contrairement à celle des sonnets. Les indications disponibles indiquent donc assez clairement que les traductions d’Antony and Cléopâtre datent de 1959.
16Se pose encore le problème du texte original. Or, cette question aussi reste, dans l’état actuel de nos connaissances, sans réponse définitive. Dans la bibliothèque de Celan, conservée au DLA, on trouve la traduction d’Antony and Cléopâtre par André Gide11, mais c’est une édition française qui ne reproduit pas le texte anglais. S’y trouve également l’édition des Œuvres par l’angliciste allemand Levin Ludwig Schücking, publiée par la maison d’édition Tempel, édition où se trouve la grande majorité des traces de lectures analysées plus haut. Cette édition, quant à elle, est bien bilingue, mais il n’y a pas d’indices dans le texte qui permettraient de penser que Celan ait travaillé avec cette version pour ses traductions. De toute manière, les scènes traduites par Celan ne portent aucune trace de lecture dans l’édition Tempel et il n’y a donc pas de preuve matérielle qui montrerait que Celan aurait travaillé avec cette édition en vue de sa propre traduction12. Enfin, alors que Celan ne met pas de date de lecture pour le texte d’Antony and Cléopâtre et qu’on ne peut donc savoir avec certitude quand il a lu la pièce dans l’édition en question, cette pièce se trouve, dans l’édition Tempel, entre Macbeth et Coriolanus, deux pièces dont Celan a daté la lecture en mai 1965. Il y a donc une probabilité assez forte que Celan n’ait pas lu Antony and Cléopâtre dans l’édition Tempel avant mai 1965 et donc, après la traduction des deux scènes qui seront analysés par la suite, au moins si l’hypothèse d’une traduction en 1959 est juste. Enfin, il y a également une édition anglaise dans la bibliothèque de Celan, mais elle ne comporte pas non plus de trace de lecture13.
17En raison des incertitudes concernant l’édition avec laquelle Celan a travaillé, nous citons, pour le texte anglais, une édition critique contemporaine, plus facilement accessible. Il s’agit de l’édition de David Bevington dans la collection The New Cambridge Shakespeare14.
« Tot, allesamt » : la traduction de la dernière scène
18Pour les raisons expliquées ci-dessus, les analyses de la traduction de Celan commencent ici avec celle de la dernière scène, et non avec la première scène de la pièce. Le passage traduit par Celan commence par un discours de Cléopâtre d’une vingtaine de vers15. Ce n’est pas un véritable monologue, puisque Cléopâtre s’adresse à maintes reprises à ses servantes : au début du discours, s’adressant à Iras : « Give me my robe. Put on my crown. » (V, 2, 274) ; « Yare, yare, good Iras ; quick. » (277) ; « Farewell, kind Charmian. Iras, long farewell. » (286) ; s’adressant à Iras, qui vient de mourir : « Dost fall ? » (287) et « Dost thou lie still ? » (290). Or, comme il s’agit d’un discours ininterrompu assez long et que ce discours comprend des parties monologiques importantes (par exemple, les vers 277-285, où Cléopâtre pense à Antoine – « Methinks I hear / Antony call. […] » (276-277) – et contemple son propre suicide imminent), il est tout à fait possible qu’il s’agisse du passage dont parle Hans-Geert Falkenberg dans sa lettre à Celan de 1959, lorsqu’il évoque un « monologue » d’Antony and Cléopâtre.
19Dans ce passage, Cléopâtre pleure d’abord le suicide d’Antoine. Après un bref échange avec ses deux servantes et la mort subite de l’une d’entre elles, Cléopâtre se donne elle-même la mort, en se faisant mordre par un aspic. La deuxième servante, Charmion, dialogue avec un soldat romain qui entre, trop tard, pour empêcher la mort de Cléopâtre et pour préparer l’entrée d’Octave. Au cours de cet échange, Charmion se suicide également. Après la mort de Charmion, le passage traduit par Celan se termine par une dernière réflexion du soldat, déjà adressée à Octave, mais ce dernier n’est pas encore entré en scène. Celan ne traduit donc pas la totalité de cette scène, qui se termine chez Shakespeare par un discours d’Octave.
20Même dans ce bref résumé, il est évident que ce passage est dominé par le suicide et la mort : le suicide d’Antoine est le sujet du discours de Cléopâtre ; la servante Iras meurt subitement, probablement de chagrin16 ; Cléopâtre se suicide ; sa servante Charmion aussi. Paul Celan souligne cet aspect dans sa traduction, par certains de ses choix traductifs analysés plus loin, et également par l’omission du discours final d’Octave. Car si le discours d’Octave constitue bien une commémoration des morts, il représente en même temps un regard vers le futur, une ouverture : « Our army shall / In solemn show attend this funeral, / And then to Rome. Come, Dolabella, see / High order in this great solemnity. » (357-360 ; nous soulignons17).
21Dès le deuxième vers qu’il traduit, Celan met l’accent sur les thèmes du suicide et de la mort. Dans ces vers (qui correspondent à une partie des vers 274-275 de l’original, où Cléopâtre affirme : « I have / Immortal longings in me »), Celan procède à une réécriture qui produit une intensification. La première traduction, « Mich neigts unsterblich hin », est changée, par un ajout manuscrit, en « Mich neigts unsterblich hin, dorthin. » (nous soulignons). Par sa traduction, surtout dans la version retravaillée, Celan met en avant la « direction » des « longings », ce vers quoi tendent ces désirs, cette nostalgie – alors que cette « direction » n’est pas mentionnée de manière explicite par la phrase anglaise, qui emploie un adjectif (les éditions New Arden et New Cambridge expliquent toutes deux l’expression « immortal longings » par « longing for immortality » – c’est une expression frappante, étant donné que Cléopâtre l’emploie pour parler de son suicide imminent). L’expression anglaise paraît plus indirecte que l’expression « hin, dorthin » qui réfère à la mort ; par sa traduction, Celan souligne donc les sujets de la mort et de la perte.
22De manière analogue, dans un passage sur le deuxième tapuscrit de cette traduction de la dernière scène18, Celan traduit les derniers mots de Cléopâtre avant de mourir, « What should I stay ? » (307), par « Was zögr ich noch ». Alors que Shakespeare souligne l’absence de raison pour Cléopâtre de rester en vie après la mort de son amant, Celan met donc l’accent sur l’acte de suicide (qui, de fait, est déjà derrière Cléopâtre, puisque l’aspic l’a déjà mordue, mais Cléopâtre est bien en train de mourir : la didascalie « Dies », « meurt », suit immédiatement ces derniers mots de Cléopâtre).
23Tant la version originale que la version traduite de cette phrase thématisent, de manière légèrement différente, l’univers mental et émotionnel de Cléopâtre. C’est vrai également dans l’exemple suivant, à nouveau issu du début du passage traduit par Celan. Alors que Cléopâtre évoque son amant mort, la traduction de Celan souligne la charge émotionnelle du discours de la reine. Chez Shakespeare, ce passage consiste en une suite de phrases principales courtes, à l’exception d’une relative aux deux derniers vers :
[…] Methinks I hear
Antony call. I see him rouse himself
To praise my noble act. I hear him mock
The luck of Caesar, which the gods give men
To excuse their after wrath. (277-281)19
24Dans sa traduction, Celan souligne l’effet paratactique du passage en mettant les éléments dans une seule longue phrase, dans laquelle les éléments ne sont séparés que par des virgules. Ainsi, encore plus que dans l’original, Cléopâtre paraît donc à bout de souffle dans la traduction celanienne :
[…] Ich glaub, ich hör
Antonius rufen, seh ihn, er steht auf,
er lobt, was ich begeh, er spottet Cäsars,
verhöhnt solch Glück – Geschenk der Götter,
den Zorn dereinst entschuldigend.20
25Celan « redouble » le passage « I hear him mock / The luck of Caesar », en supprimant le génitif (« luck of Caesar ») et en mettant « er spottet Cäsars, / verhöhnt solch Glück »21. Probablement pour économiser à un autre endroit la place occupée par ce dédoublement, Celan ne traduit pas les mots « I hear » (« I hear him mock… »). Ainsi, les verbes de perception qui structurent les débuts de phrase chez Shakespeare (« Methinks I hear », « I see », « I hear ») sont moins importants chez Celan, d’autant plus que le deuxième « seh ihn », en raison de l’organisation différente de la syntaxe par Celan, ne se trouve pas en début de phrase. Ainsi, Celan souligne plutôt ce que perçoit Cléopâtre, l’objet de la perception, alors que Shakespeare avait plutôt souligné l’acte de perception lui-même.
26Si, à cet endroit, c’est donc l’objet de la perception qui est mis en avant, quelques vers plus loin, la traduction celanienne met l’accent sur le sujet parlant. Dans un premier temps, Celan traduit
Nur Feuer bin ich jetzt und Luft[.]
27Ensuite, il change cette version en
ur Feuer bin ich und bin Luft[.]
28En biffant « jetzt », Celan supprime l’indication temporelle qu’il avait d’ailleurs déjà mise au vers précédent (« mein Mut beweis’jetzt, dass zu Recht ! », traduction de « Now to that name my courage prove my title ! », 282) et il reste plus proche de l’original que dans sa première version (Cléopâtre : « I am fire and air », 283). Plutôt que le moment où les choses se passent, la deuxième version souligne donc les caractéristiques que Cléopâtre s’attribue, en répétant le verbe « bin ». C’est comme si, dans la mort, Cléopâtre redevenait unie avec les éléments, et notamment avec le feu et l’air (les éléments légers de la tradition, par contraste avec la terre et l’eau).
29On retrouve cette tendance à la répétition à d’autres endroits de cette traduction, tout comme une tendance à la formation d’une sorte de parenthèse aux deux extrémités d’un vers. Par exemple, au vers 14 du premier tapuscrit :
Lebt wohl, ihr beiden, Charmion, Iras, lebt, lebt wohl.
30Autour de l’adresse « ihr beiden, Charmion, Iras », l’expression « lebt wohl » est placée au début et à la fin du vers. Si l’original présente déjà la structure chiastique, c’est surtout la répétition du verbe « lebt » qui est intéressante ici. Car cette répétition met l’accent sur l’opposition entre la vie et la mort qui traverse cette scène ; en même temps, la répétition du verbe représente une manière de traduire l’adjectif dans l’expression « long farewell » :
Farewell, kind Charmion. Iras, long farewell. (286)
31En termes de versification, alors que le vers original est bien un pentamètre régulier, la traduction a six accents, ou peut-être même sept : on peut considérer qu’il y a plusieurs possibilités de prononcer la fin du vers, « lebt, lebt wohl ». Alors que la possibilité la plus probable est l’accentuation du premier « lebt » et de « wohl », il paraît également possible d’accentuer chacune des occurrences de « lebt », ce qui créerait une suite de trois syllabes accentuées. Il est significatif que ces mots sont ainsi mis en relief, et ce d’autant plus qu’il n’y a pas le mot « life » (ou « to live ») dans l’original anglais.
32Un autre exemple de l’introduction d’une sorte de parenthèse dans la traduction se trouve au quatrième vers du premier tapuscrit. Dans ce vers, Celan traduit un mot assez inhabituel, aux oreilles modernes en tout cas, « Yare22 », par deux termes plus communs, « Komm » et « schnell », mais il change l’ordre des mots : « Yare, yare, good Iras ! » (277) devient chez Celan « Komm, gute Iras, schnell ! » On retrouve encore la même structure dans un passage traduit sur le troisième manuscrit : « Ruft Cäsars Boten, Dolabella ruft ! » Dans l’original, il y a également une structure qui s’apparente à un chiasme, mais elle est moins claire et elle n’implique pas le verbe et ne répète pas non plus le même mot (Dolabella – him) : « There’s Dolabella sent from Caesar. Call him. » (318).
33Cette tendance à la parenthèse constitue une manière de donner plus d’importance au vers singulier, lequel, grâce à la répétition du même mot aux deux extrémités, gagne une unité plus grande que chez Shakespeare. En soulignant ainsi l’unité du vers, ce procédé insiste sur le caractère poétique de ce texte, au détriment de sa dimension dramatique.
34La tendance à la parenthèse est également visible dans d’autres exemples où Celan introduit des répétitions et des échos, ce qui augmente la densité rythmique du texte. Par exemple, dans un passage du troisième tapuscrit23, Celan crée un écho entre le singulier « die Königin » et le pluriel « die Königinnen », alors que chez Shakespeare on lit « the Queen » et « a princess » : d’abord, Celan traduit le mot « Queen » par « die Königin » (c’est la première question de la sentinelle romaine qui entre juste après le suicide de Cléopâtre : « Where’s the Queen ? », 314) ; quelques vers plus loin, dans la traduction des vers de Charmion, « It is well done, and fitting for a princess / Descended of so many royal kings. », (319-320 ; nous soulignons), Celan traduit d’abord « Recht wars, und so wie’s einer Fürstin ziemt », mais ensuite il change la phrase en « Recht wars, und so wie’s Königinnen ziemt ». Alors que le choix du singulier et du pluriel est parfois lié à des considérations métriques, cela ne paraît pas être le cas ici, puisque les deux versions sont des pentamètres iambiques (avec une inversion de l’accentuation dans le premier pied). On dirait plutôt qu’il s’agit de créer des échos – encore un effet de condensation, donc, et grâce à l’écho créé par la répétition du mot « Königin » c’est aussi une manière d’accentuer la dimension politique du passage.
35Dans les passages qui viennent d’être cités, on aura également remarqué une accumulation d’impératifs. Par exemple, dans la dernière réécriture qu’on trouve sur le premier tapuscrit, Celan traduit d’abord « Sei, Wolke, Regen » (c’est Charmion qui parle), ce qu’il change ensuite en « Sei, düst[re] Wolke, Regen » et ensuite « Sei, dunkle Wolke, Regen ». Ainsi, il y a plusieurs variantes du passage « Dissolve, thick cloud, and rain » (293). De nouveau, on peut noter une concentration par rapport à l’original. Ce qui, à travers l’emploi de deux impératifs, est présenté comme un processus chez Shakespeare – la dissolution du nuage résulte dans la pluie – devient un changement d’état instantané, et donc une sorte d’identification. D’autres impératifs se trouvent dans le passage déjà commenté, « Lebt wohl, ihr beiden, Charmion, Iras, lebt, lebt wohl » (« Farewell, kind Charmian. Iras, long farewell. », 286) ou encore lorsque Charmion s’exclame, à la mort de Cléopâtre, « O break ! O break ! » (304), ce qui devient « Brich, o brich ! » dans la traduction de Celan (de nouveau, le traducteur change l’ordre des mots et introduit une parenthèse là où il n’y en avait pas chez Shakespeare). Voici encore deux autres impératifs : « So geh denn, geh » (« So, fare thee well », 308 : encore l’introduction d’une répétition et d’une parenthèse par Celan) et, plus loin, « Schliesst euch, ihr leisen Fenster !24 » (« Downy windows, close », 310). Dans une réécriture, Celan ajoute également un impératif là où il n’en avait pas mis dans sa première version : « Kaum dass ich dich spür ! » devient « Mach, dass ich dich spür ! » (Charmion : « O, come apace, dispatch ! I partly feel thee. », 300 ; avec la réécriture, voici le vers entier chez Celan : « Geschwind ! Beeil dich ! Mach, dass ich dich spür ! »). Si beaucoup de ces impératifs sont déjà présents dans le texte original, Celan en ajoute également, et souligne ainsi la charge émotionnelle du passage.
36Une autre question d’énonciation, liée plus immédiatement à la poétique celanienne elle-même, concerne le caractère dialogique de ce passage. S’il est vrai que le passage traduit par Celan commence par un discours de Cléopâtre qui présente des aspects monologiques (mais, nous l’avons dit, même ce discours est d’emblée de l’ordre du dialogue, puisque Cléopâtre s’y adresse à ses servantes dès le premier vers), la plupart de la scène est caractérisée par son aspect dialogique (en fait, même les parties monologiques dans le discours du début de Cléopâtre devraient se comprendre plutôt comme un dialogue avec un mort, à savoir Antoine). Un passage dont le caractère dialogique est particulièrement évident est traduit sur le troisième tapuscrit. Il s’agit d’une série d’échanges très brefs, d’abord entre la première sentinelle et Charmion, ensuite entre Dolabella et la deuxième sentinelle. La page commence par une suite de stichomythies, dans le dialogue d’une sentinelle, qui vient d’entrer en scène, et de Charmion (Celan reprend les stichomythies de l’original) :
[Erste Wache] Wo ist die Königin?
[Charmion] Sprich leise, weck sie nicht!
[Erste Wache] Ein Bote, Cäsar…
[Charmion] schickt Boten, die zu langsam sind
37L’échange de phrases brèves entre la sentinelle et Charmion continue quelques vers plus loin :
[Erste Wache][…] Charmion, war das recht?
[Charmion] Recht wars, und so wie’s Königinnen ziemt
Solchen Geblüts wie sie.25
38On notera le contraste entre le ton relativement familier du soldat (« war das recht ») et le style relativement élevé de Charmian (d’abord, elle fait écho à la formulation du soldat : « war das recht » – « Recht wars », mais ensuite elle marque clairement sa différence : « so wie’s Königinnen ziemt » – « solchen Geblüts »).
39Il paraîtrait exagéré de dire que c’est son caractère dialogique qui aurait attiré l’attention de Celan sur ce passage. Après tout, Antony and Cléopâtre est une pièce de théâtre, et le dialogue y est donc présent partout : en fait, de ce point de vue, il conviendrait plutôt de retourner à la question de savoir pourquoi, dans ses traductions, Celan ne s’est pas plus intéressé à des pièces de Shakespeare, étant donné la place centrale qu’occupe l’élément dialogique dans sa poésie et sa poétique. Néanmoins, on peut noter que, dans ce passage traduit par Celan, le dialogue est présent de manière particulièrement intéressante : dans les quelques vers qu’on vient de citer, il s’agit d’un dialogue direct, avec des échanges très brefs ; au début du passage, nous l’avons dit, Cléopâtre dialogue en quelque sorte avec un mort, et à la fin du passage traduit par Celan (qui ne coïncide pas avec la fin de la scène, et donc la fin de la pièce, de Shakespeare), un soldat romain dialogue avec un absent, puisqu’il s’adresse à Octave, qui n’est pas encore entré en scène.
40La correction la plus frappante sur le deuxième tapuscrit concerne encore la vie et la mort. Ici, la mort est personnifiée et Cléopâtre s’adresse à elle dans une apostrophe :
[…] So geh denn, geh,
Und brüst dich, Tod, jetzt, sie ist dein,
die ohnegleichen war.
41Celan barre le mot « und » et écrit « du » au-dessus du vers. De plus, à la fin du vers, Celan ajoute, entre parenthèses, « dein Besitz », ce qui représente une variante de la première formulation, « sie ist dein ». Voici la formulation originale : « Now boast thee, Death, in thy possession lies / […] » (309) ; le début du vers suivant complète l’énoncé en livrant le complément d’objet direct : « A lass unparalleled », traduit par Celan comme « die ohnegleichen war ». En général, le suicide joue un rôle prééminent dans cette scène – on mettra d’ailleurs cet aspect en rapport avec l’intérêt de Celan pour la figure d’Ophélie dans Hamlet26.
42Cette dimension est résumée dans la traduction frappante « Tot, allesamt » pour « all dead » (323), expression que Celan souligne en reproduisant la succession de deux syllabes accentuées27. En même temps, c’est le début de la dernière page de la traduction dactylographiée, qui est particulièrement riche de renseignements sur la manière dont Celan traduit Antony and Cléopâtre28. D’une part, cette dernière page contient plusieurs variantes d’un même passage (il s’agit de deux variantes d’un discours du soldat romain Dolabella, et il y a également des réécritures à l’intérieur de la première variante). D’autre part, comme nous l’avons déjà souligné plus haut, la traduction s’arrête avant la fin de la scène puisque Celan ne traduit pas le dernier discours d’Octave qui clôt la pièce de Shakespeare. Le tapuscrit de Celan se termine donc par la traduction du passage suivant :
[Dolabella] Caesar, thy thoughts
Touch their effects in this. Thyself art coming
To see performed the dreaded act which thou
So sought’st to hinder. (323-326)
43La dernière variante de la traduction du discours de Dolabella est la suivante :
Was du befürchtet hast,
es kam und ist nun da. Das Furchtbare
vollbracht zu sehn, bist du jetzt hier, und hast
es nicht verhindert.
44Le pronom « du » s’adresse à Octave : en effet, ce dernier entre en scène juste après la fin du discours traduit par Celan. Ainsi, la traduction se clôt sur un moment très dialogique, entièrement dirigé vers un « tu ». Celan s’arrête par un moment dialogique, alors que la pièce de Shakespeare se termine par un discours quasi-officiel, et monologique, d’Octave.
45Or, si Dolabella s’adresse bien à Octave, ce dernier n’est pas encore entré en scène (la didascalie qui indique l’entrée en scène de César se trouve après le discours de Dolabella29). Il s’agit donc d’une adresse à un absent. On pourrait, en effet, parler d’un monologue dialogique. De plus, il y a une accusation ici : quelque chose d’irréparable s’est produit, et celui à qui Dolabella s’adresse n’a pas été capable de l’empêcher.
46Bien évidemment, la traduction de Celan est un fragment, et on n’est pas obligé de considérer qu’en cas de publication, Celan n’aurait pas traduit toute la scène30. Mais il reste vrai que le texte de Celan ne se termine pas par la parole de l’homme politique au pouvoir. Le passage traduit se termine plutôt par l’affirmation que quelque chose de terrible, d’irréparable, n’a pas été empêché. Ainsi, contrairement à la fin de la pièce de Shakespeare elle-même, qui se termine par l’affirmation du pouvoir d’Octave, la fin de la traduction souligne l’impuissance de l’homme le plus puissant du monde.
47De ce point de vue, les suicides d’Antoine et de Cléopâtre sont bien des actes politiques puisque le pouvoir d’Octave, qui paraîtrait presque sans bornes depuis la mort d’Antoine, trouve ici ses limites. Cela est d’autant plus vrai qu’Octave aurait remporté un énorme succès s’il avait pu montrer Antoine et Cléopâtre lors d’une marche triomphale à Rome (cf. cette affirmation d’Octave, parlant de Cléopâtre, dans la première scène du cinquième acte : « her life in Rome / Would be eternal in our triumph31 »). Par leurs suicides, Antoine et Cléopâtre empêchent leur exhibition en tant qu’ennemis vaincus de Rome lors de la marche triomphale d’Octave à Rome. C’est ce qu’affirme Antoine lorsqu’il exhorte un de ses hommes – dont le nom « Eros » n’est pas innocent, étant donné que c’est l’amour d’Antoine pour Cléopâtre qui a précipité sa chute militaire et politique – à le tuer, afin d’empêcher son exhibition lors de la marche triomphale :
Eros,
Wouldst thou be windowed in great Rome and see
Thy master thus with pleached arms, bending down
His corrigible neck, his face subdued
To penetrative shame, whilst the wheeled seat
Of fortunate Caesar, drawn before him, branded
His baseness to ensue?32
48Cléopâtre fait des réflexions analogues à l’acte 5, dans un dialogue avec l’une de ses servantes :
Now, Iras what think’st thou?
Thou an Egyptian puppet shall be shown
In Rome as well as I. Mechanic slaves
With greasy aprons, rules, and hammers shall
Uplift us to the view. In their thick breaths,
Rank of gross diet, shall we be enclouded
And forced to drink their vapour.33
49Et Cléopâtre encore :
[…] Saucy lictors
Will catch at us like strumpets, and scald rhymers
Ballad us out o’tune. The quick comedians
Extemporally will stage us and present
Our Alexandrian revels; Antony
Shall be brought drunken forth, and I shall see
Some squeaking Cléopâtre boy my greatness
I’th’posture of a whore.34
50Autrement dit, il y a, au sein même de la pièce, un lien très fort entre le sujet du suicide et la dimension politique de la pièce : la traduction met précisément en avant ce rapport étroit entre suicide et politique.
51Dans ce contexte, Celan paraît avoir réfléchi particulièrement longuement à la traduction du début de ce discours, et surtout à la traduction de l’expression « Caesar, thy thoughts ». Dans la première version de sa traduction, Celan écrit d’abord « Dein Denken, Caesar ». S’il reproduit ainsi l’allitération de l’original (« thy thoughts »), l’ordre des éléments est inversé et l’évocation de César passe en deuxième position. Dans un deuxième temps, Celan biffe pourtant cette solution, et, au stylo bleu, il écrit deux autres traductions au-dessus de la ligne dactylographiée, sans que l’ordre dans lequel les deux variantes ont été écrites soit entièrement clair. À une certaine distance de la ligne dactylographiée, Celan écrit « Ahnen », c’est-à-dire qu’il envisage la traduction « Dein Ahnen » pour « thy thoughts ». Cette solution supprime donc l’allitération de l’original et, surtout, elle change la nature du processus mental. Ce qui était quelque chose de purement intellectuel – « Dein Denken » (traduction assez directe de « thy thoughts », même si on peut noter le passage du pluriel au singulier) – devient plus émotionnel et intuitif (« Dein Ahnen »). On retrouve ce changement dans la troisième solution (qui a peut-être été écrite en deuxième, puisqu’elle se trouve entre la ligne dactylographiée et le mot « Ahnen ») : « Was du befürchtest, Cäsar ». L’émotion paraît encore plus forte que dans « Ahnen » et l’« angoisse » de l’empereur chez Celan paraît rendre Octave plus faible que cela n’est le cas chez Shakespeare : « thy thoughts » donne l’impression de quelqu’un qui contrôle ce qui se passe, si ce n’est dans les faits, au moins intellectuellement ; bien au contraire, celui qui « craint » que quelque chose arrive est dans une position relativement plus faible (même si c’est aussi quelque chose de plus humain). Ainsi, dans le « micro développement » de la traduction de ce passage, on peut également constater une sorte d’affaiblissement d’Octave : le traducteur se met du côté des vaincus – des morts – et se positionne contre le pouvoir politique.
52Celan retient, dans la deuxième version de sa traduction, la solution de traduire « thy thoughts » par le verbe « befürchten », mais il rétablit l’ordre chronologique en mettant le verbe au passé composé : « Was du befürchtet hast ». Alors que, dans la première version, tout se passe au présent (« Was du befürchtest, / hier siehst du es bestätigt »), la deuxième version présente un jeu des temps verbaux beaucoup plus dynamique (« Was du befürchtet hast, es kam und ist nun da »), ce qu’on peut considérer comme une manière de traduire la dynamique impliquée dans l’expression « thy thoughts / Touch their effects in this » puisque « touch their effects » indique non seulement un rapport causal, mais également une succession temporelle.
53C’est surtout ce changement dans l’emploi des temps verbaux qui entraîne la suppression du nom de César dans la deuxième version de la traduction. Ainsi, l’effacement de ce nom qu’on peut déjà noter dans la première version de la traduction de Celan – si le nom de César se trouve en première position chez Shakespeare, il n’est plus qu’en deuxième position dans la traduction : « Caesar, thy thoughts » – « Dein Denken, Cäsar35 » –, est encore plus prononcé ici, puisque ce nom n’apparaît plus du tout. De manière analogue, si, dans la première version de la traduction, il y a quatre occurrences du pronom personnel de la deuxième personne (ou, si au début on lit « Dein Denken » ou « Dein Ahnen », trois pronoms personnels et un pronom possessif de la deuxième personne), il n’en reste que deux dans la deuxième version. D’une manière moins marquée, si on admet que « Was du befürchtest » est la solution retenue dans la première version, on compte quatre verbes à la deuxième personne du singulier dans la première version (« befürchtest », « siehst », « kommst », « wolltst »), alors qu’il n’y en a que trois dans la deuxième (« befürchtet hast », « bist » ; « hast / […] verhindert »). Ces constats, certes quelque peu techniques, indiquent une nouvelle fois un effacement successif de la présence de César dans l’évolution de la traduction de Celan36.
54Cet effacement est corroboré par l’évolution de la traduction de la fin de ce discours de Dolabella. Dans l’original, ce dernier évoque « the dreaded act which thou / So sought’st to hinder ». Celan, quant à lui, écrit d’abord « das du / verhindern wolltst », ce qui reste plutôt proche de la syntaxe originale (sur le plan sémantique, on peut penser que l’intensification par l’adverbe « so » est omise par Celan) ; mais dans la deuxième version, la volonté de César est supprimée, puisque Celan traduit désormais par « und hast / es nicht verhindert ».
55Pour finir, donc, les thèmes de la mort et surtout du suicide sont soulignés dans la traduction, alors que la dimension politique y est également extrêmement importante. Contrairement à la pièce de Shakespeare, Octave ne figure pas dans la traduction. En fait, pour anticiper sur ce point la discussion de la première scène, Octave ne parle pas du tout dans la traduction de Celan, ni dans la première, ni dans la dernière scène : Octave, le pouvoir politique, est absent – et pourtant, il est toujours question de lui, on parle tout le temps de lui, dans les deux scènes. C’est donc encore une sorte de monologue dialogique qui clôt la traduction. En fait, si Dolabella s’adresse bien à Octave, et donc au détenteur du pouvoir politique, c’est en même temps une manière de dialoguer avec les morts – Antoine et Cléopâtre, en l’occurrence – et son caractère de monologue dialogique avec les morts est bien le point central de cette traduction : de fait, le traducteur se positionne contre le pouvoir politique et se met du côté des vaincus, du côté des morts.
« Dies Vernarrtsein unsres Generals » : la traduction de la première scène
56Comme cela a été dit lors de la présentation du dossier génétique, un manuscrit de la traduction de la première scène, comprenant deux feuilles, se trouve au Deutsches Literaturarchiv à Marbach37. La première page de cette traduction manuscrite se trouve au verso d’une feuille qui comprend également la première page de la traduction dactylographiée de la dernière scène. En outre, il existe également une traduction dactylographiée qui se trouve en possession privée38.
57Comme pour le rapport de la traduction de la première et celle de la dernière scène de la pièce, on ne peut pas être tout à fait sûr de l’ordre de l’écriture de ces traductions, même si le processus le plus habituel est probablement celui qui part d’une traduction manuscrite pour écrire un texte dactylographié par la suite39. En vérité, la question n’est pas d’une très grande importance ici, puisque le manuscrit et le tapuscrit n’ont que trois vers en commun. Ainsi, la question de l’évolution du manuscrit vers le tapuscrit paraît moins intéressante que celle de l’évolution de la traduction à l’intérieur du dactylogramme lui-même, qui contient trois versions différentes des premiers vers de la pièce.
58En revanche, dans la version manuscrite de la première scène, Celan traduit les premiers trois vers et demi (qui font partie du discours du soldat romain Philo, qui ouvre la pièce), mais cette traduction est interrompue au bout de quelques vers. Celan reprend la traduction de la première scène au début du dialogue entre Antoine et Cléopâtre, qui commence au vers 14 de l’original. Celan traduit la totalité de ce dialogue jusqu’au vers 42. La première page manuscrite contient la traduction jusqu’au vers 25, la deuxième page va du vers 26 jusqu’au vers 42 ; après la traduction de la première moitié du vers 42, où Antoine affirme « We stand up peerless », Celan met encore la didascalie (abréviée) « Cleo », mais il ne continue pas la traduction.
59Tout comme le manuscrit conservé à Marbach, le tapuscrit en possession privée commence également par le début de la pièce. Il contient trois versions différentes, de longueur inégale. La première version ne traduit que les deux premiers vers de l’original, alors que la deuxième version traduit le passage jusqu’au vers 6, et la troisième, jusqu’au vers 7.
60Le dialogue au centre de la traduction de Celan est bien le premier dialogue entre Cléopâtre et Antoine, et il introduit les sujets et les conflits centraux de la pièce : l’amour (voir le début du dialogue : « Wenn’s wirklich Liebe ist, so sag, wie groß »), la jalousie (celle de Cléopâtre et celle de Fulvia, la femme d’Antoine), la trahison, le rapport entre les sexes, la politique – cette dernière venant perturber le bonheur des deux amants, sous la figure d’un émissaire romain qui arrive au milieu du dialogue. Sont évoquées également la guerre ainsi que la virilité, que Cléopâtre conteste à Octave – « scarce-bearded Casear », traduit par Celan en « Schattenbärtchen Cäsar » – et qu’elle met aussi en question chez Antoine, puisqu’elle le dépeint comme étant dominé à la fois par sa femme, Fulvia, et par le jeune Octave. Surtout, la première scène d’Antony and Cléopâtre et, malgré son caractère lacunaire, également la traduction qu’en fait Paul Celan, introduisent l’opposition fondamentale entre Rome et l’Égypte, opposition qui traverse la pièce entière40. Car le dialogue entre Antoine et Cléopâtre n’intervient qu’après l’exposition par le soldat romain Philo et son interlocuteur (qui n’apparaît pas dans le passage traduit par Celan). Les deux interlocuteurs représentent la voix de Rome. Ces premiers vers de la pièce jettent donc un regard extérieur sur le couple amoureux que forment Antoine et Cléopâtre. Ce point de vue rationnel ne peut que condamner la folie d’Antoine qui, faisant fi de son vœu marital et surtout des intérêts politiques romains, tombe amoureux de Cléopâtre. De ce point de vue, Antoine a tout simplement négligé ses obligations de soldat et d’homme politique romain.
61Le dialogue entre Antoine et Cléopâtre, en revanche, établit la perspective privée, émotionnelle et « égyptienne ». Ce dialogue entre les deux personnages principaux présente un contraste marqué avec le début, très romain, de la pièce : c’est un dialogue du sentiment « privé » (constat paradoxal, étant donné qu’il s’agit du dialogue entre une reine et un des hommes les plus puissants du monde), de l’amour, de la démesure et de l’excès (cf. ce vers d’Antoine : « Let Rome in Tiber melt and the wide arch / Of the ranged empire fall », 35-3641)42.
62La traduction tient compte des deux perspectives – Celan traduit un passage du discours du soldat romain et un passage du dialogue entre les amants – mais il y a une asymétrie évidente, puisqu’il ne traduit que quelques vers du volet « romain », alors qu’il consacre beaucoup plus d’attention au volet « égyptien » (certes bien plus important à ce moment de la pièce).
63Ensuite, avant d’analyser la traduction du dialogue entre Antoine et Cléopâtre qui se trouve sur le manuscrit conservé à Marbach, voici encore quelques remarques sur la traduction dactylographiée du début de la pièce43. Sur ce document, on l’a noté, on ne trouve que la traduction des premiers vers du discours du soldat romain Philo. Celan le traduit dans trois versions successives, d’une longueur inégale. Les différences dans la traduction des deux premiers vers sont particulièrement intéressantes. Il s’agit de la phrase suivante de Philo : « Nay, but this dotage of our general’s / O’erflows the measure. » Dans sa première version, Celan reprend la distribution de cette phrase sur un vers et demi : « Nein, weisst du44, dass sich unser General / so vernarren konnte ! » (Celan souligne45). Dans la deuxième version, Celan expérimente avec une traduction sur un seul vers, très long (neuf accents toniques) : « Nein, weisst du, dass sich unser General derart vernarren konnte – nein ». Celan ne garde pas cette solution : dans la troisième version, il revient sur la distribution originale, en mettant le même premier vers que dans la première version, en remplaçant au deuxième vers l’adverbe « so » par « derart » et en supprimant un verbe modal (« vernarren konnte » devient « vernarrt ») : « Nein, weisst du, dass sich unser General / derart vernarrt – das geht zu weit. » Celan se propose donc une première traduction, ensuite il essaye une autre solution, qui ne paraît pourtant pas le convaincre, et il revient à la formulation originale. Il y a le même développement pour la traduction du mot « tawny » (« […] his goodly eyes, / […] now bend, now turn / The office and devotion of their view / Upon a tawny front. », 646) Dans un premier temps, Celan traduit « [es] neigt sich / voll Andacht einer dunkelhäutgen Stirn zu ». Dans la version suivante, Celan écrit d’abord « neigt sich / andächtig einer lohfarbnen Stirn zu », mais (sans barrer le mot « lohfarbnen ») il met le mot « dunkelhäutgen » au-dessus de la ligne. En ce qui concerne l’évolution de la traduction, on peut donc noter un mouvement de va-et-vient entre une première idée qui est ensuite mise en question par une autre solution, mais à laquelle Celan revient après réflexion : l’idée de la traduction comme champ d’expérience se manifeste ici dans les différentes solutions envisagées.
64Par ailleurs, si la suppression du verbe modal « konnte » dans la troisième version constitue d’abord une tentative de trouver une traduction plus concise, elle accomplit en même temps une atténuation de l’émotion du soldat romain. Car l’emploi de « konnte » souligne non seulement le refus, évident, qu’exprime Philo à l’égard de l’amour d’Antoine pour Cléopâtre, mais également son indignation. La troisième version exprime cette indignation de manière moins marquée, « so vernarren konnte » étant une formulation plus forte que « so vernarrt ». Le développement de la ponctuation va dans le même sens : dans la première version, Celan divise la phrase shakespearienne en deux phrases principales qu’il termine avec un point d’exclamation à chaque fois. Dans la deuxième version, Celan met une seule phrase, mais la structure de la version précédente reste intacte : les deux parties de la phrase reprennent les deux phrases principales de la première version, mais elles sont séparées par un tiret et non plus par un point d’exclamation. Il y a, en revanche, un point d’exclamation à la fin de la phrase, après l’exclamation « das geht zu weit ! ». Dans la troisième version, enfin, Celan met de nouveau un tiret et garde donc la structure syntaxique originale, mais le point d’exclamation à la fin de la phrase est remplacé par un point. Ainsi, s’il ne peut y avoir de doute concernant la condamnation de l’amour d’Antoine pour Cléopâtre (« das geht zu weit »), le caractère émotionnel de la première version est ensuite modéré par l’omission de « konnte » et par le changement de ponctuation. Autrement dit, la troisième version représente un constat plus factuel que les deux premières. Ainsi, la traduction de Celan souligne l’opposition entre la rationalité froide de Rome et la passion égyptienne47.
65Si, au fil des traductions successives sur le tapuscrit, Celan tempère l’émotion qui figure dans le discours de Philo et souligne donc la rationalité calculatrice de la politique romaine, c’est la dimension passionnelle qui domine le passage principal traduit sur le manuscrit48. Le mot « love » est le premier substantif à figurer dans le dialogue entre Antoine et Cléopâtre : « If it be love indeed, tell me how much » (14) – « Wenn’s wirklich Liebe ist, so sag, wie groß ». Il n’est pas innocent que l’amour figure dans une proposition conditionnelle : dès le début, cette conditionnelle introduit le doute, et la possibilité de la trahison49. Pour Antoine, qui se défend contre les doutes de Cléopâtre, il s’agit d’un amour sans bornes (« There’s beggary in the love that can be reckoned », 15 – « Das wär ja Bettelliebe, die zu messen wär »), excessif. C’est ce qui fait le lien avec la politique, puisque son caractère excessif fait de l’amour entre Antoine et Cléopâtre un danger politique pour la stabilité de l’empire romaine (Antoine encore : « Let Rome in Tiber melt and the wide arch / Of the ranged empire fall ! Here [i.e. in Egypt ; M. Z.] is my space », 35-36). De toute manière, c’est un amour inconditionnel, qui ne se laisse pas enfermer par d’autres considérations. C’est pourquoi, alors qu’en raison des positions mêmes des deux amants, il est inévitable que leur amour ait une très forte dimension politique, Antoine se défend contre l’intrusion de la politique dans sa vie « privée », intrusion mise en scène par l’arrivée du messager romain qui provoque la colère d’Antoine (Messenger : « News, my good lord, from Rome. » / Antony : « Grates me ! The sum. » (18-19) ; Celan traduit : « Nachricht aus Rom, Herr ! » « Lästig ! Faß dich kurz50. ») Alors qu’Antoine jure son amour inconditionnel, Cléopâtre établit le lien entre les exigences politiques d’Octave et la jalousie de Fulvia, la femme d’Antoine, et elle introduit également les sujets du mensonge et de la trahison :
Nicht doch, Anton! Vernimm sie
Sie könnt von Fulvia sein, die zürnt;
Von Schattenbärtchen Cäsar ein Befehl
An dich […].
Nay, hear them, Antony.
Fulvia perchance is angry, or who knows
If the scarce-bearded Caesar have not sent
His powerful mandate to you […] (20-23)
66Cléopâtre décrit Fulvia comme la personne dominante du couple qui donne des ordres à son mari, alors que ce dernier aurait peur d’elle. Ce rapport entre les sexes que dépeint Cléopâtre est d’ailleurs reproduit dans le dialogue entre Antoine et Cléopâtre lui-même. Dans leurs discussions, c’est bien Cléopâtre qui domine. Elle provoque Antoine, et elle dicte les sujets traités dans les échanges mi-facétieux, mi-sérieux entre les deux figures puissantes. En même temps, la vulnérabilité de Cléopâtre n’est pas absente de la scène, puisque derrière son attitude provocatrice, on ressent bien sa peur de voir Antoine retourner à Rome et de perdre son amant. Néanmoins, Antoine est dans une position passive dans ce dialogue, il est forcé de réagir. Dans son rapport aux femmes, le grand guerrier Antoine est donc le dominé.
67Cléopâtre lie expressément ce sujet à la question de la virilité d’Antoine, qu’elle met en doute : elle dépeint quelqu’un qui est soumis à la fois à sa femme et au pouvoir politique romain, en la personne d’Octave. Cléopâtre rend d’ailleurs cette prétendue soumission encore plus cruelle dans la mesure où elle souligne la jeunesse d’Octave et la grande différence d’âge entre les deux triumvirs : Octave est bien « scarce-bearded » (22) mais il donne tout de même des ordres à Antoine, un homme considérablement plus âgé et aux exploits militaires plus importants. La traduction, avec ses phrases très courtes qui rappellent un staccato musical, souligne l’impression d’un Antoine qui est soumis aux ordres d’autrui :
Tu dies, tu das!
Dies Königreich erobert! Dies befreit!
Und [unverweilt] / nicht gesäumt! Sonst geht’s dir schlecht
Do this, or this;
Take in that kingdom and enfranchise that;
Perform’t, or else we damn thee. (23-25)
68Plus loin, Cléopâtre renchérit : « Das lässt dich Cäsar wissen. Geh vernimm’s. » (« […] your dismission / Is come from Caesar. Therefore hear it, Antony », 26-27). Et Cléopâtre de résumer : « Du huldigst ihm. » (« that blood of thine / Is Caesar’s homager », 32-33).
69Un peu plus haut, Celan avait déjà essayé plusieurs variantes pour traduire un vers qui met en scène ce rapport asymétrique entre Octave et Antoine. C’est le seul passage du manuscrit où Celan propose deux réécritures successives d’un passage51. Celan traduit le vers 28 de l’original (dont la complexité n’est d’ailleurs pas particulièrement grande dans l’original : « You must not stay here longer ») d’abord par « darfst nicht bleiben, weißts », ce qui devient ensuite « bleibst nicht länger hier » et enfin « warst hier lang genug ». Toutes ces solutions contiennent cinq syllabes et trois accents – Celan conserve donc la versification régulière de l’original. On notera, en revanche, que l’univers mental d’Antoine, mis en avant dans la première version (« weissts », « tu le sais », est souligné par sa position à la fin du premier vers) est moins présent dans les deux versions ultérieures. La deuxième version relève plutôt du constat : « bleibst nicht länger hier ». La troisième, « warst hier lang genug », garde le ton de constat, mais l’expression « lang genug » souligne aussi les pressions romaines sur Antoine (par les pouvoirs politiques et par sa femme), déjà présentes dans la première version (« darfst nicht »), mais moins mises en avant dans la deuxième. De plus, par rapport à l’original, Celan change l’ordre des énoncés. Chez Shakespeare, on lit : « You must not stay here longer ; your dismission / Is come from Caesar […]. » Celan, en revanche, commence par la traduction de « your dismission », à savoir « Du bist beurlaubt », qu’il modifie ensuite par la formulation « Du bist entlassen ». Vient ensuite la traduction de « You must not stay here longer », dont les différentes variantes viennent d’être discutées. Enfin, Celan traduit « Is come from Caesar » par « Das läßt dich Cäsar wissen », formulation qui insiste plus fortement que l’original sur le rapport direct entre Octave et Antoine et qui souligne donc la dimension à la fois politique et personnelle du conflit entre les deux leaders romains. En même temps, l’expression « lässt… wissen » peut se lire comme une sorte de compensation, dans la mesure où elle réintroduit l’univers mental d’Antoine qui avait disparu dans la réécriture évoquée plus haut.
70Les sujets du mensonge et de la trahison figurent le plus clairement, dans ce premier dialogue entre les protagonistes, dans un discours de Cléopâtre qui vient juste après la fin de la traduction de cette scène par Celan. Lorsque Celan met « Cleo » à la fin de la deuxième page du tapuscrit et termine sa traduction sur ce point, le texte shakespearien continue :
CLEOPATRE Excellent falsehood!
Why did he marry Fulvia and not love her?
I’ll seem the fool I am not. Antony
Will be himself. (42-45)
71Y aurait-il un geste de la part de Celan, qui ne traduit pas ce passage ? De toute façon, on ne peut pas dire que, étant donné le contexte de l’affaire Goll, la « falsehood » est quelque chose qui n’intéresse pas Celan. On dirait plutôt que la trahison est un sujet qui touche profondément Celan, et il n’est pas impossible que l’arrêt de la traduction à ce point précis ait été délibéré.
72Enfin, la traduction sur le manuscrit contient un grand nombre de réécritures et de mots frappants. En voici quelques exemples, pour des réécritures d’abord : l’hésitation entre le singulier et le pluriel dans l’expression « Dieselben braven Augen » au-dessus de laquelle Celan met « Dasselbe brave Aug », traduction de « Those his goodly eyes » (2) ; l’expression « erzern / wie Mars », barrée et remplacée par « stahlhart wie Mars » (« like plated Mars », 4) ; pour la phrase de Cléopâtre, « I’ll set a bourn how far to be beloved » (16), Celan met d’abord « Ich setz ihr eine Grenze », ce qu’il change ensuite en « Ich steck sie ab ». Dans le vers suivant, qui contient une réponse particulièrement complexe de la part d’Antoine, « Then must thou needs find out new heaven, new earth » (17), Celan s’éloigne de l’original pour deux solutions qui portent sa marque : d’abord « Wenn du zu dieser Welt noch eine tust, dann reichts wohl aus », en supprimant le terme « new », répété dans l’original, et en ne gardant qu’un des deux termes du couple « new heaven, new earth » ; ensuite, en conservant la structure syntaxique de la première version, mais en remplaçant « Welt » par « Himmel », « Wenn du statt eines Himmels zwei nimmst, mag’s geschehn52 ». Quelques vers plus loin, l’ordre que Cléopâtre attribue à Octave, « Perform’t » (25), insistant sur l’accomplissement requis de l’ordre, est d’abord traduit par « unverweilt », ensuite par « nicht gesäumt ». Dans les deux cas, Celan insiste non tellement sur l’accomplissement, mais surtout sur la rapidité de l’exécution. À d’autres endroits également, Celan tente plusieurs variantes pour un mot précis, par exemple lorsqu’il remplace « beurlaubt » par « entlassen » (Cléopâtre : « […] your dismission / Is come from Caesar. », 28-29) ou quand il met d’abord « weitgewölbte » et puis « weltenweite » pour l’expression d’Antoine, « ranged [empire] » (36). La deuxième variante emploie d’ailleurs un terme qui figure également dans la traduction du sonnet 107 (« Nicht Angst, mir eigen, nicht der weltenweiten / Wahrträume Sinn für Dinge, die da kommen […] », v. 1-2, traduction de : « Not mine own fears nor the prophetic soul / Of the wide world dreaming on things to come ») et qui rappelle aussi le mot « weltenlang » dans la traduction du sonnet 57 (« Die Fristen, weltenlang, ich wag sie nicht zu schelten », traduction du vers 5, « Nor dare I chide the world-without-end hour »). Pour la phrase de Cléopâtre « You must not stay here longer » (28), Celan met trois variantes successives : d’abord « darfst nicht bleiben, weißts », ensuite « bleibst nicht länger hier » et enfin « warst hier lang genug », en variant sur la présence ou non de l’univers mental d’Antoine (« weißts »), le caractère plus ou moins fort d’un constat (surtout dans la deuxième version, « bleibst nicht länger hier ») ou d’une expression d’un jugement de valeur (surtout dans la troisième version, « warst hier lang genug »). Et dans le discours d’Antoine qui clôt le passage traduit, Celan écrit d’abord « Mag der Bogen / des Reichs zerfall’n zu Staub » et ensuite « Mag das Reich, / das weltenweite53, Staub sein » pour traduire « Let […] the wide arch / Of the ranged empire fall ! » (35-36). Dans le même discours, lorsqu’Antoine affirme « our dungy earth alike / Feeds beast as man », Celan met d’abord « Die Erde ätzt / Sie beide, Tier und Mensch » et ensuite « Der Mist der Erde nährt / Sie beide, Tier und Mensch ».
73À travers ces réécritures de Celan, cette traduction illustre l’inventivité verbale du poète-traducteur. Cette impression est renforcée par le nombre élevé d’expressions et de mots frappants que Celan met dans cette traduction : « dies Vernarrtsein unsres Generals » (traduction de « this dotage of our general’s », 1) ; « Schlachtenreihn » (« the files and musters of the war », 3) ; « Das wär ja Bettelliebe54 » (« There’s beggary in the love… », 15) ; « Schattenbärtchen Cäsar55 » (« scarce-bearded Caesar », 22) (nous soulignons).
74Contrairement à la traduction manuscrite, où les expressions et les mots frappants abondent, ils sont moins nombreux sur le tapuscrit, mais on notera le mot « lohfarbnen » dans la troisième version, traduction de « tawny » (6), remplacé ensuite par le mot « dunkelhäutgen » que Celan avait déjà employé dans la deuxième version, et on notera aussi l’expression « sein Feldherrnherz » (« His captain’s heart », 6). En outre, la traduction de l’adjectif « plated », attribut du dieu de la guerre Mars, par le substantif archaïque « Kürass » permet au traducteur d’établir un certain nombre d’échos phonétiques (notamment l’assonance dans « kühnes Aug » – « Kürass » – « über » et l’allitération dans « kühnes Aug » – « Kriegsgott » – « Kürass » – « Kriegsschar »). Dans la troisième version, où il avait d’abord repris le terme « Kürass », Celan barre le mot et met « Harnisch » (tout en introduisant une autre allitération, en substituant par « höchstselbst » le « selbst » de la deuxième version : « höchstselbst » – « Harnisch »). Contrairement au mot « Kürass » qui, sauf erreur, ne figure pas dans l’œuvre poétique de Celan, le mot « Harnisch » fait d’ailleurs partie du vocabulaire des poèmes celaniens. On le trouve, par exemple, dans les vers « es komme das gurgelnde Meer, / der geharnischte Windstoß der Umkehr » (nous soulignons) du poème « Spät und Tief » dans le recueil Mohn und Gedächtnis56 ou encore dans le titre du poème « Harnischstriemen » dans le recueil Atemwende57.
75En revanche, le grand nombre d’expressions frappantes dans cette traduction est en rapport non seulement avec l’œuvre poétique de Celan, mais également avec le style extrêmement dense et poétique de la pièce de Shakespeare elle-même. Le caractère extraordinaire de la langue de Shakespeare dans cette pièce en particulier est souvent noté par la critique. En voici un témoignage récent :
Despite its profusion in character and incident, the play is remarkable for the degree to which its poetry – dense in metaphor, unprecedently free in versification – defies its onstage drama, with key events (including most of Antony and Cléopâtre’s time together, and the decisive battle of Actium) evoked in language rather than shown on stage.58
(Malgré sa surabondance sur le plan des caractères et des péripéties, la pièce est remarquable pour le degré d’affranchissement de sa poésie – extrêmement métaphorique, d’une liberté sans précédent dans sa versification – à l’égard de l’action sur scène, avec des événements cruciaux (y compris la plupart des moments qu’Antoine et Cléopâtre passent ensemble ainsi que la bataille décisive d’Actium) évoquées par le langage plutôt que montrées sur scène.)
76On peut ne pas être d’accord avec cette mise en opposition, qui a une longue tradition critique, entre la force poétique et la dimension dramatique de la pièce. À ce sujet, un éditeur contemporain de la pièce note que
[t]he extraordinary language of Antony and Cleopatre has received such careful attention that some of its interpreters have been charged with over-valuing the art of the play by seeming to claim that the poetry rather than the drama validates and even creates the noble visions the play reveals to us.59
(le langage extraordinaire d’Antony and Cleopatre a reçu tant d’attention minutieuse qu’on a reproché à certains critiques d’avoir surestimé l’art de la pièce puisqu’ils paraissaient prétendre que la poésie plutôt que le théâtre confirme, voire crée les visions nobles que la pièce nous révèle.)
77Néanmoins, on peut certainement penser que la dimension poétique de la langue de Shakespeare elle-même a particulièrement intéressé Celan, et ce d’autant plus qu’il s’efforce de trouver des expressions et des mots frappants dans sa propre traduction, comme nous avons essayé de le montrer. La traduction d’Antony and Cleopatre, tout comme la traduction des Sonnets, est donc un lieu de confrontation et une possibilité de mesurer ses forces avec la langue de Shakespeare – et donc une manière d’aiguiser les forces poétiques du poète-traducteur dans sa confrontation avec Shakespeare.
78Ainsi, dans la traduction d’Antony and Cleopatre, Celan met à l’épreuve son habileté de traducteur, et en fait son habileté poétique tout court60. En combinaison avec le grand nombre de réécritures, on voit donc comment la traduction d’Antony and Cleopatre est une sorte de champ d’expérience linguistique et poétique pour le poète-traducteur. Cette dimension se combine avec un fort intérêt thématique pour ce passage de la pièce où les thèmes de l’amour, de la jalousie, du rapport entre homme et femme et de la politique sont tous intimement liés.
79Dans ce contexte, la question du choix des passages est particulièrement significative. Celan traduit uniquement, comme dans une parenthèse, la première et la dernière scène de la pièce. Si le style traductif de Celan dans la traduction de la dernière scène avait montré une tendance à la formation de parenthèses qui soulignent l’unité des vers, le choix des passages dans les première et dernière scènes de la pièce établit, à un niveau supérieur, une sorte de parenthèse, ou de cadre, autour de la pièce de Shakespeare. À certains égards, cela s’apparente à un test réalisé par le traducteur, qui se demanderait si la pièce vaut la peine d’être traduite ou non. En même temps, c’est évidemment une manière d’aller vers l’essentiel : Celan traduit des scènes qui à la fois contiennent les grands sujets et conflits de la pièce et qui le touchent lui-même. La traduction d’Antony and Cleopatre se présente comme une réflexion sur le rapport entre politique et vie privée ainsi que sur la mort, puisque le seul acte vraiment politique qu’accomplissent Antoine et Cléopâtre dans les scènes traduites par Celan est bien leur suicide.
La négociation de la distance : la traduction des Sonnets par Yves Bonnefoy
80Avec Venus and Adonis et The Rape of Lucrece, Yves Bonnefoy se confronte aux poèmes de Shakespeare dès son implication dans l’édition au Club français du livre durant les années 1950, mais pendant les trois décennies suivantes il ne traduit que des pièces. À cet égard, il y a une évolution assez nette lors des années 1990 et 2000, période durant laquelle l’intérêt de Bonnefoy pour Shakespeare dépasse les limites génériques qui l’avaient caractérisé jusqu’alors. Si les tragédies et les romances tardives étaient auparavant au centre de ses préoccupations, Bonnefoy tourne désormais également son regard vers les comédies (Comme il vous plaira est publié en 200361, et il n’est pas exclu que d’autres traductions de comédies suivent62) et vers la totalité des poèmes.
81Bonnefoy republie tout d’abord sa traduction des poèmes narratifs, auxquels il ajoute celle de The Phoenix and Turtle63. Il se tourne ensuite vers les sonnets, dont la traduction devient un des lieux privilégiés de la productivité extraordinaire de Bonnefoy ces vingt dernières années. Un premier livre datant du milieu des années 1990 comprend les vingt-quatre premiers sonnets du recueil de Shakespeare64. Suivent les traductions d’une quarantaine de sonnets à la fin des années 1990, dans une publication trilingue qui comporte non seulement les textes originaux et les traductions de Bonnefoy, mais également les versions italiennes de Giuseppe Ungaretti65. En 2005, lors d’une journée d’études à Tours, Bonnefoy présente également quelques-unes de ces traductions, mais dans la publication des actes en 2007, il propose certains sonnets dans deux versions différentes et il ajoute d’autres traductions qui, comme on le verra plus loin, se distinguent clairement de celles des années 199066.
82Enfin, Bonnefoy publie sa traduction de la totalité du recueil en 2007 dans une édition dans laquelle sont également republiés les poèmes narratifs67.
83D’un point de vue poétologique, le rapport de Bonnefoy aux sonnets de Shakespeare se caractérise par une union complexe de proximité et de distance. La distance s’exprime déjà dans le fait que Bonnefoy a traduit ces textes durant une période relativement courte, alors que la traduction de Shakespeare représente un des centres de gravité de son travail dès les années 1950, et elle est corroborée par quelques remarques de Bonnefoy lui-même, qui affirme par exemple que ces textes lui ont été d’un accès difficile68. En même temps, il existe une proximité évidente des préoccupations poétiques dans le recueil de Shakespeare et dans la poésie de Bonnefoy, surtout en ce qui concerne le rapport de la poésie à la vie, la mort et la finitude humaine. Dans ce contexte, la caractérisation des « procreation sonnets » 1 à 17 par Pierre Jean Jouve n’est pas sans intérêt, d’autant plus que ce groupe de textes se trouve au centre de la première publication des sonnets par Bonnefoy :
Les dix-sept premiers poèmes s’adressent à un homme, aimé par un homme ; ils n’ont qu’un thème, apparemment étrange : « Songe à ta descendance, enfante un être de ta race. » En vérité ils sont des méditations sur le Temps ; le temps vorace, qui porte en filigrane la Mort.69
84Ces méditations sur le temps et sur la mort – qui ne se limitent évidemment pas au seul groupe des dix-sept premiers sonnets – n’ont pu que retenir l’attention de Bonnefoy, et il n’est pas impossible que le thème de la « descendance » soit en même temps entré en rapport avec la création poétique de Bonnefoy lui-même, puisque c’est dans son recueil Les Planches Courbes, publiés en 2001 et donc quelques années seulement après ses premières traductions des sonnets, qu’apparaît pour la première fois la figure du père dans la poésie de Bonnefoy70.
85Afin d’illustrer les affinités et les différences entre les sonnets et la poétique de Bonnefoy, et pour montrer les traits caractéristiques des traductions de Bonnefoy, nous mettrons désormais en lumière quelques sonnets exemplaires, en commençant par une traduction des années 1990. Le sonnet 19 mène une réflexion approfondie sur la puissance et l’impuissance de la poésie dans son rapport avec le réel, et notamment avec la mort :
Devouring Time, blunt thou the lion’s paws,
And make the earth devour her own sweet brood;
Pluck the keen teeth from the fierce tiger’s jaws,
And burn the long-lived phoenix in her blood;
Make glad and sorry seasons as thou fleet’ st,
And do whate’er thou wilt, swift-footed Time,
To the wide world and all her fading sweets.
But I forbid thee one most heinous crime:
O, carve not with thy hours my love’s fair brow,
Nor draw no lines there with thine antique pen;
Him in thy course untainted do allow
For beauty’s pattern to succeeding men.
Yet do thy worst, old Time; despite thy wrong,
My love shall in my verse ever live young.71
86Ce sonnet exprime une position poétique qui se trouve en quelque sorte à l’opposé de celle défendue par Bonnefoy. En guise d’illustration, voici quelques voix critiques. En plaçant le texte dans la logique du recueil, John Kerrigan soutient : « Here the displacement of breeding by verse, begun in [sonnet ; M. Z.] 15, is completed, and the poet feels able to defy Time on his own terms72. » G. Blakemore Evans considère également le sonnet 19 comme « a kind of bridge to 20 in which Shakespeare as a poet asserts his independence from and mastery of “Devouring Time” (19.1)73 ». Si, contrairement au mythe traditionnel, le Phénix est soumis au règne du temps74, le « speaker » insiste sur le fait que le jeune homme aimé devrait échapper au temps et à la mort : « Him in thy course untainted do allow / For beauty’s pattern to succeeding men. » (11-12). Helen Vendler commente ainsi ce point : « We are to deduce that the young man, as beauty’s pattern, would in the course of things be naturally exempt, as a Platonic form (a being nobler even than the Phoenix) from Time’s destruction75. » Quant au couplet final, Vendler souligne, enfin : « its implied contrast between corporeal life and life in verse76 ».
87Tout cela est bien éloigné des positions poétiques de Bonnefoy : l’idéalisation du jeune homme, comparée à juste titre à une « forme platonique » par Helen Vendler, contredit la concentration sur le hic et nunc prônée par Bonnefoy. À l’encontre d’une longue tradition que reprend Shakespeare, Bonnefoy soutient que le rôle de la poésie n’est pas « to defy Time » mais plutôt d’accepter et d’embrasser la finitude humaine et la mort. Le sonnet 19 illustre donc de façon exemplaire à la fois la pertinence des sujets évoqués dans les Sonnets par rapport à la poésie de Bonnefoy elle-même et, en même temps, la distance entre les deux approches poétiques.
88Voici la traduction de Bonnefoy de ce sonnet, telle qu’elle a été publiée dans Vingt-quatre Sonnets :
Temps qui dévores tout, émousse la griffe
Du lion, fais que la terre
Mange ce qu’elle engendre, ce qu’elle aime, Brise les crocs dans la gueule du tigre,
Consume dans son sang l’éternel Phénix.
Attriste ou réjouis les saisons dans ta fuite,
Fais ce que tu voudras, ô Temps, ô pieds rapides,
Du vaste monde et de ses biens précaires,
Mais cette horreur en plus, je te l’interdis.
Non, ne cisaille pas de tes heures le front
Si beau de mon amour, n’y grave pas
Le trait de ton burin fantasque, laisse-le
À l’abri de ton cours, pour qu’il puisse être
Modèle de beauté à travers les âges !
Ou bien, soit, fais le pire, Temps, vieillard !
Quels que soient tes outrages, mon bien-aimé
Restera jeune dans mes vers, et pour toujours.77
89L’aspect le plus étonnant de ce sonnet est sans doute que sa traduction contient dix-sept vers. Le deuxième quatrain est la seule strophe qui garde la même forme que l’original, alors que les premier et troisième quatrains sont traduits par des strophes de cinq vers et le couplet final, par une strophe de trois vers. La forme du sonnet anglais n’est donc traduite que par allusion, par la distribution du texte en quatre strophes dont les trois premières sont plus longues que la dernière. L’amplification est le trait formel le plus frappant de ce texte78.
90L’autonomie du traducteur par rapport à l’original, qui s’exprime dans cette amplification de la forme globale du texte, se retrouve également dans l’emploi du vers libre : le vers le plus fréquent est l’hendécasyllabe (8 vers sur 17), mais il y a également un certain nombre de décasyllabes ainsi qu’un vers court de sept syllabes et un vers long qui en compte treize ; en revanche, le poème se termine par un alexandrin. Il y a donc une grande souplesse dans l’emploi du vers libre, mais en même temps, les vers traditionnels – le décasyllabe et l’alexandrin – restent tout à fait présents et jouent un rôle important dans la structure du poème.
91Ainsi, dans la version de Bonnefoy, il y a certes des écarts significatifs par rapport à l’original, en particulier l’emploi systématique d’enjambements (« la griffe / Du lion » aux vers 1 et 2, par exemple, et surtout les enjambements qui lient tous les vers de la troisième strophe), alors qu’il n’y en a pratiquement pas chez Shakespeare (à l’exception des vers 11 et 12 : « Him in thy course untainted do allow / For beauty’s pattern to succeeding men »). De plus, Bonnefoy emploie des procédés phonétiques pour créer des effets rythmiques (par exemple, dans la tournure « Consume son sang » du vers 5). Néanmoins, la traduction de Bonnefoy ne va pas pour autant jusqu’à formuler une position antagoniste au triomphe de la poésie sur la mort exprimé par Shakespeare. En fait, une formulation comme celle du dernier vers, « mon bien-aimé / Restera jeune dans mes vers, et pour toujours » souligne même l’affirmation de Shakespeare, puisque Bonnefoy termine le texte par l’isolation de l’expression « et pour toujours » et donne ainsi plus de poids, par l’assonance et par la position finale, au triomphe d’une poésie qui vainc la mort.
92Bonnefoy n’emploie pas, donc, sa traduction des sonnets comme le lieu de formulation explicite de sa propre poétique, si ce n’est dans l’emploi des traits formels (amplification, etc.) qui viennent d’être soulignés. En fait, si ces traits formels introduisent le style de Bonnefoy, et donc la voix du traducteur, leur effet peut même servir à mieux mettre en avant le sens du texte de Shakespeare, et non pas à exprimer des positions poétiques qui seraient propres au traducteur.
L’évolution des traductions des sonnets : les traductions des années 2000
93Une dizaine d’années après la publication des Vingt-quatre sonnets, Bonnefoy présente quelques sonnets traduits dans le cadre d’une journée d’études consacrée à son œuvre à Tours79. Une de ces traductions est celle du sonnet 129, qui compte encore un certain nombre de traits qui caractérisaient déjà les publications des sonnets des années 1990 :
La luxure : naufrage, en abîme de honte,
De la force vitale. Rien qu’en pensée
Coupablement le sang, elle est sauvage,
Excessive, brutale et cruelle, traîtresse, Et méprisée si tôt que satisfaite,
Follement poursuivie mais follement
Haïe, le hameçon qu’on a dans la bouche,
Fait pour que l’esprit sombre, par la douleur.
Et insensée à vouloir comme à prendre,
Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche,
Désirée, un délice, éprouvée, un malheur,
Attendue, une joie, passée, l’ombre d’un songe, Et cela, qui ne le sait pas ? Mais qui sait se garder
De ce ciel qui voue l’homme à tout cet enfer ?80
94Comme pour le sonnet 19, cette version de Bonnefoy n’est pas rimée et elle contient plus de quatorze vers, même si la différence avec l’original est moins grande que dans la traduction qui vient d’être analysée. Alors que dans Vingt-quatre Sonnets et Quaranta sonetti, il y a des poèmes qui comptent jusqu’à dix-huit vers, la traduction du sonnet 129 en contient quinze : le premier quatrain est traduit par une strophe de cinq vers, mais les autres strophes suivent le modèle shakespearien. Bonnefoy emploie le vers libre, avec des décasyllabes, des endécasyllabes et des alexandrins ; le vers le plus frappant est le vers 13, qui compte 14 syllabes. Au niveau formel, la traduction de Bonnefoy s’écarte donc de nouveau considérablement du sonnet de Shakespeare, qui est structuré par des rimes pures et un pentamètre ïambique assez régulier (avec pourtant des écarts importants aux vers 3-4, au rythme fortement trochaïque, et au vers 10, qui commence par deux syllabes accentuées) :
Th’expense of spirit in a waste of shame
Is lust in action, and, till action, lust
Is perjured, murd’rous, bloody, full of blame,
Savage, extreme, rude, cruel, not to trust,
Enjoyed no sooner but despised straight,
Past reason hunted, and no sooner had,
Past reason hated as a swallowed bait
On purpose laid to make the taker mad;
Mad in pursuit, and in possession so,
Had, having, and in quest to have, extreme,
A bliss in proof, and proved, a very woe,
Before, a joy proposed, behind, a dream.
All this the world well knows, yet none knows well
To shun the heaven that leads men to this hell.81
95Ce sonnet présente un certain nombre de parallèles avec le poème narratif The Rape of Lucrece que Bonnefoy avait traduit dès les années 1950. Dans une structure complexe, il déploie à la fois les différentes étapes de la « lust », le désir sexuel (avant, pendant, après), et il expose les différentes réponses rétrospectives à l’« action » du désir82. Le rythme du poème est « rapide, presque frénétique83 », et son trait peut-être le plus frappant est son caractère impersonnel, qui le distingue de la grande majorité des sonnets de Shakespeare, où le « speaker » est présent dans le texte d’une façon beaucoup plus directe84.
96De nouveau, Bonnefoy souligne un trait central du texte original en mettant en valeur cette dimension impersonnelle dans sa traduction : dans une sorte de geste définitoire, le traducteur met « [l] a luxure » au tout début du premier vers, comme s’il voulait donner un titre au poème ou au moins en indiquer immédiatement le sujet. Chez Shakespeare, bien au contraire, le sonnet commence par une syntaxe compliquée, qui réserve à la lecture attentive le constat que le sujet de la phrase n’est pas le syntagme « Th’expense of spirit in a waste of shame » du premier vers, mais plutôt l’expression « lust in action » au vers 2. Ainsi, Bonnefoy met non seulement en avant le sujet du poème (qu’il charge par ailleurs de connotations religieuses, en traduisant « lust » par « luxure » ; Jouve, par exemple, avait mis « plaisir85 »), mais il change également la dynamique du sonnet : ce début est indicatif d’un ralentissement sensible du flux du texte qui est une caractéristique générale de cette traduction du sonnet 129, et que l’on retrouve également dans d’autres traductions de sonnets par Bonnefoy : il s’agit là surtout d’une conséquence de l’amplification de la traduction par rapport au texte original.
97En effet, cette tendance au ralentissement est encore plus clairement perceptible dans la traduction des vers 3 et 4, qui constituent un des passages clés du sonnet, la succession rapide d’adjectifs trochaïques contribuant de façon décisive à la production de son rythme rapide : « perjured, murd’rous, bloody, full of blame, / Savage, extreme, rude, cruel, not to trust ». Or, c’est précisément à cet endroit-là que la traduction de Bonnefoy amplifie. Chez Bonnefoy, les adjectifs des vers 3 et 4 sont traduits par trois vers, et au lieu de garder la liste asyndète de l’original, Bonnefoy structure ces vers en répétant trois fois le pronom « elle » : le staccato de l’original s’en trouve fortement atténué.
98En revanche, si ce changement représente une intervention de la part du traducteur – intervention qui rapproche le rythme de ce sonnet de celui d’un poème de Bonnefoy – il est important de pousser l’analyse plus loin. Car c’est à cet endroit précis du poème que la traduction de Bonnefoy insiste tout particulièrement sur les effets acoustiques, notamment par la répétition des consonnes /p/ (« pensée », « parjure », « répand », « Coupablement »), /s/ (« sang », « sauvage », « Excessive », « traîtresse ») et /r/ (« parjure », « meurtrière », « répand », « brutale », « cruelle », « traîtresse »). Ainsi, Bonnefoy emploie de nouveau un procédé déjà noté plus haut, et il transpose sur le plan phonétique l’effet d’un passage central de Shakespeare. C’est dans des passages comme celui-ci que s’exprime non seulement l’importance du niveau sonore pour les traductions de Bonnefoy86 mais aussi, et surtout, la fusion de la voix de Shakespeare et de celle de son traducteur, qui caractérise les traductions de Bonnefoy tout comme celles de Paul Celan. En ce qui concerne Bonnefoy, c’est moins par des interventions sémantiques que par des procédés rythmiques et phonétiques qu’elle s’installe.
99Logiquement, cette fusion des voix s’exprime non seulement par des écarts par rapport au texte original, mais elle peut également passer par l’emploi d’effets qui sont finalement assez proches de ceux employés dans l’original. C’est notamment le cas dans la traduction du vers 10 du troisième quatrain, qui est central pour le sonnet dans la mesure où il souligne la succession temporelle du avant−pendant−après mentionnée plus haut : même si l’expression de Bonnefoy, « Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche » ne garde pas la répétition du même mot qui fait la force de l’original (« Had, having, and in quest to have »), il garde le rythme ternaire et la succession rapide des mots désignant le passé, le présent et le futur. Tout comme l’assonance en/é/dans le vers suivant (« Désirée, un délice, éprouvée, un malheur » ; 12), Bonnefoy gardera ce vers dans la nouvelle version du sonnet 129 qu’il publie en 2007. En revanche, il change sa traduction initiale des vers 3 et 4 pour aboutir à la forme d’un sonnet shakespearien régulier :
La luxure : naufrage, en abîme de honte
De la force vitale. Pour s’assouvir
Elle ment, elle calomnie, trahit, assassine,
Elle est immodérée, sauvagement cruelle, Et méprisée si tôt que satisfaite,
Follement poursuivie mais follement
Haïe, le hameçon qu’on a dans la bouche,
Fait pour que l’esprit sombre, par la douleur.
Et insensée à vouloir comme à prendre,
Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche,
Désirée, un délice, éprouvée, un malheur,
Attendue, une joie, passée, l’ombre d’un songe, Et cela, qui l’ignore ? Mais qui se garde
De ce ciel qui nous voue à cet enfer ?87
100Dans cette deuxième version, les deuxième et troisième quatrains restent inchangés par rapport à la première traduction, mais il y a des changements dans le premier quatrain et dans le couplet final. Bonnefoy emploie toujours des vers de 10, 11 et 12 syllabes ; le vers de 14 syllabes dans la première version est transformé en un décasyllabe, alors qu’il y a désormais un vers de 13 syllabes au premier quatrain, sans doute en conséquence de la suppression d’un vers dans cette strophe par rapport à la version précédente. Si, aux vers 3 et 4, Bonnefoy garde toujours la répétition du pronom « elle » et que sa suite d’adjectifs reste donc moins dense que celle de Shakespeare, il se rapproche tout de même du caractère rythmique de l’original.
101Les changements dans le couplet final ont un caractère analogue. En effet, la première version du couplet final ressemble à certains égards à celle des vers 3 et 4 : la version de Bonnefoy est bien plus longue que l’original – surtout dans les 14 syllabes de l’avant-dernier vers – mais l’unité du couplet est néanmoins assurée par la répétition du mot « qui » et par des effets d’homophonie, en l’occurrence l’assonance dans « voue » et « tout » et, surtout, une allitération massive en /s/ : « Et cela, qui ne le sait pas ? Mais qui sait se garder / De ce ciel qui voue l’homme à tout cet enfer ? » Dans la deuxième version, Bonnefoy augmente l’effet de l’assonance, qui se trouve désormais dans deux mots adjacents (« nous voue »), tout comme celui de l’allitération, puisque les deux vers sont désormais beaucoup plus concis (11 et 10 syllabes, au lieu de 14 et 12).
102Si ce développement induit un rapprochement par rapport au caractère rythmique de l’original, il y a également un certain rapprochement sur le plan lexical, à savoir dans la substitution de l’expression « rien qu’en pensée » – la première traduction de « lust in action » – par « Pour s’assouvir ». La nouvelle traduction souligne la dimension corporelle de l’expression, alors que la première version participait de la tendance « intellectualisante » des traductions de Bonnefoy déjà relevée plus haut.
103En revanche, ces rapprochements ne signifient pas pour autant que Bonnefoy renonce à l’introduction de sa propre voix dans cette nouvelle traduction. Cela peut également apparaître à la fois sur les plans sémantique et rythmique, puisque, dans les deux versions, Bonnefoy dévie sensiblement des répétitions lexicales de Shakespeare, qui sont pourtant parmi les traits centraux de ce texte : « action… action » (2), « Past reason…/ Past reason » (6-7), « extreme » (4, 10) et, enfin, le chiasme « well knows… knows well » (13). Comme on l’avait déjà noté à propos de la traduction des pièces, Bonnefoy ne reprend pas systématiquement ces répétitions, ce qui souligne l’écart par rapport à l’original, marqué par l’absence de rimes dans la traduction. Dans le couplet final, Bonnefoy répète la même forme conjuguée du verbe « savoir » (« qui ne le sait pas ? Mais qui sait se garder »), mais il ne traduit pas directement l’adverbe « well ». L’anaphore « Past reason », « au-delà de la raison », au début des vers 6 et 7 est traduite par une épanalepse assez frappante, Bonnefoy mettant l’adverbe « follement » au début et à la fin de son vers 6 (ou le vers 7, dans la première version). En revanche, la répétition du mot « action » au vers 2 n’est pas retenue, « lust in action » (2) étant traduit tout simplement par « La luxure » (1) et « till action » (2), par « Rien qu’en pensée » (et, dans la deuxième version, « Pour s’assouvir »). Enfin, le mot « extreme », que Shakespeare emploie à deux reprises et dont Helen Vendler montre l’importance poétique et philosophique pour ce poème88, n’est traduit que dans la première strophe (par « [e]xcessive ») alors qu’il est omis dans le vers déjà commenté « Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche » du troisième quatrain (ou, plutôt, le sens de l’adjectif est intégré dans le substantif « Rage »).
104Comme dans ses traductions des pièces, Bonnefoy ne cherche donc pas à respecter à tout prix les réseaux lexicaux et sémantiques qui structurent le sonnet de Shakespeare. En même temps, le traducteur emploie des expressions provenant de son propre univers poétique, comme lorsqu’au troisième quatrain, il traduit « a dream » (12) par « l’ombre d’un songe », ou que, dans le couplet final, il change les phrases déclaratives de Shakespeare en questions89, soulignant ainsi le caractère dialogique du passage : ce sont autant de procédés par lesquels Bonnefoy introduit sa propre voix et la fait entrer en résonance avec celle de Shakespeare.
105Pour un autre exemple de la manière dont, dans ces traductions des sonnets, Bonnefoy superpose sa propre voix à celle de Shakespeare, voici encore une brève analyse d’un des textes les plus célèbres du recueil de Shakespeare, le sonnet 18 :
Shall I compare thee to a summer’s day?
Thou art more lovely and more temperate.
Rough winds do shake the darling buds of May,
And summer’s lease hath all too short a date.
Sometime too hot the eye of heaven shines,
And often is his gold complexion dimmed;
And every fair from fair sometime declines, By chance or nature’s changing course untrimmed.
But thy eternal summer shall not fade,
Nor lose possession of that fair thou ow’st,
Nor shall Death brag thou wand’rest in his shade,
When in eternal lines to time thou grow’st.
So long as men can breathe or eyes can see,
So long lives this, and this gives life to thee.90
106Helen Vendler souligne l’exemplarité de ce texte, qu’elle qualifie de « the most familiar of the poems and the most indisputably Shakespearean, Elizabethan, and sonnetlike91 ». Dans la mesure où le sonnet entremêle de manière complexe l’évocation de l’amour, de la mort et de l’image poétique, cette exemplarité vaut également pour l’importance de ce texte pour Bonnefoy. Voici sa (nouvelle) traduction du sonnet :
Vais-je te comparer à un jour d’été ?
Mais tu as plus de charme et plus de douceur,
Car d’âpres vents malmènent le tendre mai
Et l’été, c’est un bail de durée trop brève.
Et trop d’ardeur a parfois l’œil du ciel
Ou trop souvent c’est son or qui se voile,
Et beauté se défait en beauté même
Par accident, ou ce change qui est la loi du monde.
Tandis que ton été, rien n’en fanera
La native lumière. Dans sa nuit
La mort ne pourra pas se vanter que tu erres,
Dans mes vers éternels tu ne feras que croître.
Tant qu’on respirera, tant qu’on saura voir,
Vivront ces vers qui te donneront vie.92
107Comme dans la deuxième version du sonnet 129, et à l’instar de toutes les traductions des sonnets publiées en 2007, Bonnefoy garde la disposition du sonnet anglais. En revanche, il n’emploie pas de rimes et, de nouveau, c’est un texte en vers libres, avec une majorité d’endécasyllabes (surtout au premier quatrain) et de décasyllabes (surtout au deuxième quatrain). Il y a également un vers de quatorze syllabes (vers 8) et quelques alexandrins, et on notera surtout que les vers 11 et 12, où il est question du triomphe des « vers éternels », sont des alexandrins et le dernier vers, un décasyllabe : comme si, pour dire la gloire de la poésie, c’étaient toujours les vers classiques de la tradition française qui s’imposaient. En même temps, le vers 13, un endécasyllabe, trouble la symétrie : comme dans sa propre poésie, Bonnefoy emploie donc les vers pairs traditionnels comme repères, mais il s’en démarque simultanément.
108On notera également que, dès le premier quatrain, Bonnefoy souligne la dimension argumentative de ce texte, en ajoutant des conjonctions qui ne se trouvent ni dans l’original, ni dans la grande majorité d’autres traductions françaises : « Mais tu as plus de charme et plus de douceur, / Car d’âpres vents malmènent le tendre mai » (2-3). Avec cette solution, Bonnefoy se démarque de pratiquement tous ses prédécesseurs93, et il accentue le côté rhétorique de ce sonnet : ainsi, il met en avant précisément ce qu’il perçoit comme la dimension la plus importante du texte original, puisque dans sa réflexion sur les sonnets – voir notamment la préface « Les Sonnets de Shakespeare et la pensée de la poésie94 » – il développe de manière détaillée sa lecture (critique) de ces textes selon laquelle la dimension rhétorique y serait l’aspect le plus important.
109En même temps, Bonnefoy souligne de nouveau le côté rythmique et poétique du sonnet, en insistant tout particulièrement sur les sonorités dans sa traduction. Deux séries allitératives traversent ce poème : une série d’allitérations employant le son /m/ et une autre, le son /v/. Ainsi, sont mis en avant – par la répétition de leur son initial – les termes centraux du texte : d’un côté, la mort et, de l’autre côté, le vers et la vie. De fait, la série en /m/ [« Mais » (1), « malmènent » (3), « mai » (3), « même » (7), « monde » (8), « lumière » (10), « mort » (11), « mes » (12)] se limite aux trois quatrains, tandis que celle en /v/ [« Vais-je » (1), « vents » (3), « souvent » (6), « voile » (6), « vanter » (11), « vers » (12), « voir » (13), « Vivront » (14), « vers » (14), « vie » (1495)] s’étend sur tout le poème et est particulièrement présente dans le couplet final, puisque les deux derniers mots des vers 13 et 14 commencent par /v/ (« voir » et « vie ») et que le dernier vers répète quatre fois ce son : « Vivront ces vers qui te donneront vie ». Bonnefoy souligne donc tout particulièrement la fin du poème, qui traite du rapport entre poésie et vie. Ici se rencontrent les aspects centraux du texte original et les préoccupations du poète-traducteur.
110Il ne paraît pas exagéré de considérer la traduction des sonnets par Bonnefoy comme le couronnement d’un travail de longue haleine sur Shakespeare, et ceci précisément à cause de la différence assez marquée entre les positions poétologiques de Bonnefoy et les sonnets96. S’il y a pour Bonnefoy une affinité presque immédiate avec les tragédies et encore plus avec les romances tardives, ce n’est pas le cas avec les sonnets. Lors des vingt dernières années, Bonnefoy élargit pourtant le domaine des œuvres traduites à des textes qui lui sont d’un accès moins immédiat. Désormais, ses traductions embrassent l’œuvre de Shakespeare de façon plus globale et elles intègrent également une première comédie – la traduction de As you like it – et surtout les sonnets. La traduction des sonnets montre donc particulièrement clairement la volonté du traducteur de s’approprier la totalité de l’univers de Shakespeare et de se positionner par rapport à cette œuvre dans son ensemble.
111En même temps, la traduction des sonnets peut être considérée comme le couronnement du travail traductif de Bonnefoy, puisque, sur la base des longues années de son travail sur cette œuvre, ces traductions montrent une compréhension intime, quoique très subjective, de l’œuvre de Shakespeare dans son ensemble et une parfaite maîtrise des outils du traducteur, ce qui lui permet de traduire la totalité de ces textes malgré le fait qu’il les considère comme étant très éloignés de sa propre poétique.
112La réception des sonnets se solde d’abord, dans les versions des années 1990, par une expérimentation formelle assez poussée, accompagnée d’une amplification également présente dans bien des traductions des pièces. Dans les nouvelles traductions des années 2000, il y a un changement formel aisément repérable, qui consiste au retour à la forme canonique du sonnet shakespearien. On aurait tort, cependant, d’exagérer l’importance de ce changement, puisque les traductions des sonnets des années 2000 gardent clairement le ton d’une traduction de Bonnefoy. Par des procédés comme des déplacements rythmiques et lexicaux, l’emploi du vers libre, mais également d’éléments qui relèvent de la tradition française, par la transposition d’effets sémantiques en des effets sonores et, enfin, par une certaine « présentification » du discours (introduction de déictiques, de questions…) Bonnefoy introduit sa propre voix dans ses traductions.
113En revanche, dans ces traductions Bonnefoy restitue – malgré certains propos du poète qui affirment le contraire – le sens des poèmes de Shakespeare. Bonnefoy ne s’éloigne pas de manière drastique du texte original. Au contraire, ses traductions sont bien une tentative d’arriver à une compréhension du texte original et à transmettre cette compréhension au lecteur. Malgré les différences de ses propres positions poétologiques avec ce qui est exprimé dans les sonnets de Shakespeare, Bonnefoy n’emploie donc pas ses traductions pour formuler de façon explicite une position contraire.
114Ainsi, Bonnefoy adapte ces textes à ses propres formes et ses propres rythmes tout en gardant le sens des poèmes de Shakespeare. Ces traductions des sonnets montrent plutôt comment Bonnefoy, dans ses traductions, établit une fusion des voix : celle de Shakespeare avec la sienne. Cette fusion passe moins par le sens – qu’il traduit assez fidèlement – que par la forme des textes traduits.
115Pour finir, l’analyse de la traduction d’Antony and Cleopatre par Celan et de celle des sonnets par Bonnefoy a permis de mettre en relief de façon particulièrement claire les enjeux de la traduction de Shakespeare pour les deux auteurs. La traduction de tous les sonnets de Shakespeare par Bonnefoy exprime un projet qui diffère sensiblement de celui de Paul Celan : dans les traductions de Bonnefoy, il y a la volonté de se confronter à de grands ensembles cohérents à l’intérieur de l’œuvre de Shakespeare, voire à l’ensemble de cette œuvre. Celan, au contraire, traduit ce qui le touche le plus : il ne choisit qu’une seule pièce de Shakespeare, dont il ne traduit que deux scènes, ou pour être plus précis : que des parties de ces deux scènes, dont le choix est lui-même significatif. L’importance du choix chez Celan se poursuit jusque dans les détails stylistiques des traductions, qui mettent en avant des sujets particulièrement importants pour le traducteur (l’amour et la jalousie, la trahison ; l’incidence de la politique sur la vie des individus ; le suicide et la mort) et qui structurent le texte de façon individuelle. Celan ne va pas pour autant jusqu’à écrire un texte qui soit totalement différent de celui de Shakespeare : ce n’est pas une traduction qui se positionne contre Shakespeare. Pourtant, dans sa traduction, Celan adopte clairement une position éthique et politique.
116Chez les deux poètes, enfin, la traduction de Shakespeare crée une véritable dynamique : chez Celan, il s’agit de prendre position à travers le travail sur un choix ciblé de textes de Shakespeare, tout en aiguisant en même temps sa plume de traducteur et de poète. Pour Bonnefoy, en revanche, l’œuvre de Shakespeare dans son ensemble exerce une attraction extrêmement forte qui pousse le traducteur à œuvrer dans le sens d’une harmonisation de cet univers avec sa propre œuvre poétique.
« Mein Herz schlug nicht vorbei » : des différentes façons de ne pas manquer Shakespeare
117Les différences dans le rapport des deux poètes à l’œuvre de Shakespeare telles qu’elles s’expriment dans leurs traductions et dans leurs réflexions ont des conséquences sur le rapport de ces traductions à l’œuvre poétique des deux auteurs. Chez Bonnefoy, on peut parler d’une intégration des traductions de Shakespeare dans sa propre œuvre : il s’établit une continuité que le prochain chapitre soulignera en étudiant un exemple particulièrement parlant. En revanche, chez Celan, le rapport est beaucoup plus problématique.
Les traductions et l’intégration de Shakespeare dans l’univers poétique de Bonnefoy
118À travers les traductions, Shakespeare est intégré dans l’univers poétique de Bonnefoy, intégration qui se poursuit dans la poésie de Bonnefoy elle-même. Même si cette dimension est apparue particulièrement clairement grâce à l’analyse des sonnets, c’est-à-dire de traductions relativement récentes, ce n’est aucunement un développement nouveau dans la réception de Shakespeare par Bonnefoy : bien au contraire, c’est un trait fondamental déjà présent lorsque Bonnefoy traduit Shakespeare pour le Club français du livre. Pour le montrer, les analyses retourneront donc d’abord à l’étude des traductions de Bonnefoy, pour montrer avec précision de quelle façon le poète s’approprie l’œuvre de Shakespeare dans ses traductions, et nous nous concentrerons par la suite sur l’exemple le plus frappant de l’intégration de Shakespeare dans l’œuvre poétique de Bonnefoy.
119Dans les traductions, cette appropriation s’exprime d’abord par la tendance de Bonnefoy à amplifier sa traduction par rapport au texte original. C’est une tendance qui s’explique certes en partie par des différences bien connues entre les langues française et anglaise97, mais dont l’importance vient surtout du fait que l’amplification permet à Bonnefoy, en combinaison avec le vers libre et avec certains choix lexicaux, d’insérer sa propre voix dans ses traductions de Shakespeare.
120Dès les traductions pour le Club français du livre, il y a dans le texte de Bonnefoy des passages d’une ampleur bien plus grande que dans l’original. Dans Hamlet, par exemple, un vers de Shakespeare peut très bien être traduit par deux vers français :
A mote it is to trouble the mind’s eye :
Oh, ce n’est là pour l’œil de la pensée
Qu’une poussière irritante !98
121Et un peu plus loin, « the moist star », « l’astre humide »
Was sick almost to doomsday with eclipse
122tandis que, chez Bonnefoy, il
[s]’est affaibli dans une éclipse
Autant presque qu’au jour du Jugement dernier !99
123Néanmoins, dans les traductions pour le Club français du livre, l’amplification reste encore relativement rare. C’est un procédé dont l’importance va croissant dans le développement ultérieur des traductions de Bonnefoy. Il est vrai qu’il y a également des effets de condensation dans les traductions de Bonnefoy100, comme par exemple dans le passage sui vant de The Tempest, où Bonnefoy traduit en un seul vers un énoncé d’un vers et demi chez Shakespeare :
[Prospero]
[…] Be more abstemious,
Or else good night your vow!
De la réserve ! ou bonne nuit, le vœu !101
124Mais le procédé inverse est beaucoup plus fréquent. Dans The Tempest, il y a un nombre considérable de telles amplifications, dont par exemple ce propos de Ferdinand :
I do believe it
Against an oracle.
J’en suis certain ! La parole des dieux
Ne m’en ferait pas démordre.102
125La longueur de l’énoncé est doublée, tout comme dans l’exemple suivant, tiré d’une réplique de Iago dans Othello :
[…]:’tis here, but yet confus’d:
Knavery’s plain face is never seen, till us’d.
Je tiens mon plan,
Bien qu’il soit assez flou encore. C’est dans l’action
Que la canaillerie découvre son visage.103
126Dans une autre réplique de Iago, le soulignement d’un passage par l’amplification est encore plus clair :
Even now, very now, an old black ram
Is tupping your white ewe ; […] […] Car en cet instant même,
Oui, juste exactement en cette minute,
Un vieux bélier, la nuit ténébreuse en personne,
Cherche à saillir votre blanche brebis.104
127Deux vers chez Shakespeare sont rendus par quatre vers chez Bonnefoy. « Even now, very now » devient « en cet instant même » et « juste exactement en cette minute ». Bonnefoy met en avant ce qui est également souligné chez Shakespeare, mais en accordant plus de place à la désignation de l’instant dont parle Iago, procédé qui est à mettre en rapport avec l’importance du hic et nunc dans la poésie de Bonnefoy. L’adjectif « black », quant à lui, est sorti du syntagme « an old black ram » et il est traduit par « la nuit ténébreuse en personne ». Ainsi, Bonnefoy ajoute une personnification supplémentaire à la formulation de Shakespeare et renforce ainsi l’image à la fois raciste et sexiste de Iago. En même temps, l’expression « la nuit ténébreuse » renvoie à la fois à la tradition poétique française et à la poésie de Bonnefoy elle-même.
128De manière générale, la poésie de Bonnefoy est très présente dans ses traductions, à travers le rythme des vers libres, mais également sur le plan lexical, puisque Bonnefoy emploie fréquemment des mots dont il se sert beaucoup dans sa propre poésie. Dans le passage suivant de The Tempest, une réplique de Miranda qui déplore les durs travaux de Ferdinand, on notera le mot « âtre », très fréquent dans les poèmes de Bonnefoy :
[…] When this burns,
’Twill weep for having wearied you.
Ce bois versera des larmes
Quand il sera dans l’âtre, à la pensée
De tant d’efforts qu’il vous aura coûtés
[…].105
129Le substantif « âtre » traduit le verbe « burns » : le changement de catégorie grammaticale se fait au profit d’un mot central dans l’univers poétique de Bonnefoy. On notera aussi que Bonnefoy inverse l’ordre des énoncés – Shakespeare commençant par « When this burns », alors que Bonnefoy, par « Ce bois versera des larmes » – et qu’il amplifie : « this » devient « [c] e bois », et « for having wearied you » est traduit en un vers et demi, « à la pensée / De tant d’efforts qu’il vous aura coûtés », où il y a de nouveau un terme plus intellectuel (« pensée » vs. « weep ») et plus de substantifs que chez Shakespeare (« pensée », « efforts »).
130Un peu plus loin dans la même scène, Ferdinand s’adresse à la femme aimée :
Admir’d Miranda!
Indeed the top of admiration, worth
What’s dearest to the world! […] Miranda admirable! La cime
De mon pouvoir d’admirer! Miranda l’égale
De tout ce qui au monde a le plus de prix!106
131« La cime » est un autre mot du « vocabulaire restreint » d’Yves Bonnefoy (dont un des poèmes les plus connus est « L’imperfection est la cime107 ») ; le contre-rejet met le mot en relief. Alors qu’il souligne également la perspective subjective (« mon pouvoir d’admirer » vs. « the top of admiration108 ») et qu’il introduit de nouveau un substantif (« le plus de prix » vs. « what’s dearest »), Bonnefoy met ainsi en avant un mot qui lui est particulièrement cher. « La cime » figure dans bien d’autres traductions, y compris dans Othello, où un gentilhomme s’exclame : « Entre la cime des flots et le bas du ciel / Pas une voile en vue109 » et où Othello profère le vers suivant : « En gravissant les pentes jusqu’à la cime110. » En employant des mots de son vocabulaire poétique, Bonnefoy crée ainsi son propre réseau sémantique dans ses traductions de Shakespeare, réseau qui prolonge et complète celui qu’il construit dans sa propre poésie.
132Enfin, un passage comme le suivant, toujours tiré d’Othello, évoque un nombre considérable de termes issus de l’univers poétique de Bonnefoy (la « rive », « l’écume », « les nuées », le « vent », le « feu », « les flots ») :
La dispersion de l’escadre turque !
Car tenez-vous seulement sur la rive
Sous le fouet de l’écume : de grosses vagues
Repoussées par les rocs lapident les nuées,
Une houle gonflée de vent, une crinière
Immense, monstrueuse,
Jette des paquets d’eau sur l’Ourse en feu,
Elle noie les gardiens de l’immuable pôle.
Sur les flots en fureur
Je n’ai jamais rien vu d’aussi déchaîné.
A segregation of the Turkish fleet:
For do but stand upon the banning shore,
The chidden billow seems to pelt the clouds,
The wind-shak’d surge with high and monstrous main
Seems to cast water on the burning Bear,
And quench the guards of th’ever-fired pole;
I never did like molestation view
On the enchafed flood.111
133Ici, ce ne sont pas tellement les déplacements dans la traduction qui sont intéressants mais plutôt le simple fait que les pièces de Shakespeare contiennent déjà elles-mêmes un nombre élevé d’éléments que Bonnefoy emploie également dans sa propre poésie et que les poèmes et les traductions créent donc un espace de sens poétique commun.
134Si les tragédies de Shakespeare sont les pièces que Bonnefoy a le plus traduites, l’échange réciproque entre les univers de Shakespeare et de Bonnefoy concerne tout particulièrement les pièces qui, depuis le XIXe siècle, sont désignées comme les lates romances, les « romances tardives112 ». Ces pièces de genre hybride peuvent se caractériser, soit comme une forme particulière de comédie, soit comme un mélange de tragédie et de comédie. Alors que l’univers shakespearien tel qu’il est construit, à travers les choix de traductions de Bonnefoy, et à travers le sens qu’il donne à ces traductions grâce à ses préfaces, est avant tout constitué par les tragédies, c’est peut-être surtout dans The Winter’s Tale et The Tempest que Bonnefoy, en tant que poète de l’espoir113, rencontre Shakespeare, puisque ces pièces partent de situations existentielles extrêmement graves, pour finir néanmoins sur des conclusions positives114.
135On terminera l’analyse par un passage dont Bonnefoy fait lui-même le centre de son analyse de The Tempest. Il s’agit d’une réplique célèbre dans l’acte 3, où Caliban est en chemin vers la hutte de Prospero avec ses compagnons ivrognes, et s’adresse à l’un d’entre eux en « [q]uelques-uns des plus beaux vers de Shakespeare, donnés à Caliban de façon certainement consciente115 » :
Be not afeard. The isle is full of noises,
Sounds and sweet airs that give delight and hurt not.
Sometimes a thousand twangling instruments
Will hum about mine ears ; and sometime voices
That, if I then had wak’d after long sleep,
Will make me sleep again ; and then, in dreaming,
The clouds methought would open and show riches
Ready to drop upon me, that, when I wak’d,
I cried to dream again.
Sois sans crainte ! L’île est pleine de bruits,
De sons et d’airs mélodieux, qui enchantent
Et ne font pas de mal. C’est quelquefois
Comme mille instruments qui retentissent
Ou simplement bourdonnent à mes oreilles,
Et d’autres fois ce sont des voix qui, fussé-je alors
À m’éveiller après un long sommeil,
M’endorment à nouveau ; – et dans mon rêve
Je crois que le ciel s’ouvre ; que ses richesses
Vont se répandre sur moi… À mon réveil,
J’ai bien souvent pleuré, voulant rêver encore.116
136De nouveau, c’est un passage qui, dans la traduction de Bonnefoy, présente une hétérométrie prononcée117, avec toutefois une prépondérance assez nette de vers en décasyllabes (les quatre premiers vers, notamment, relèvent de ce type de vers118). Mais il y a au moins trois vers en hendécasyllabes (dont le premier marque la transition de l’harmonie des « mille instruments » à un simple « bourdonne[me]nt ») et un vers de treize syllabes qui se trouve au milieu de la réplique de Caliban. Le passage se termine, en revanche, sur un alexandrin binaire. Comme dans bien des poèmes de Bonnefoy, la réplique affiche ainsi un jeu complexe du pair et de l’impair, à la fois dans l’emploi des différents types de vers et dans la structure globale de la séquence (la séquence compte onze vers, divisée en deux parties de cinq vers par le vers de treize syllabes au milieu).
137Sur le plan lexical, la réplique contient une isotopie du son et du bruit (les mots « bruits » et « sons » eux-mêmes, mais également « airs mélodieux », « enchantent », « instruments », « retentissent », « bourdonnent à mes oreilles »). Les « voix » sont tout aussi importantes pour un poète dont bien des poèmes s’intitulent « Une voix » et dont un des textes les plus connus, « À la voix de Kathleen Ferrier119 », relie la voix, le chant et la poésie. Bonnefoy souligne le pouvoir enchanteur de la musique en employant lui-même un nombre élevé d’effets acoustiques, dont notamment des allitérations en /s/ (« Sois sans », et « son » au début, et « ciel s’ouvre », « richesses », « se », « sur », « souvent » à la fin de la réplique120), /k/ (la série commençant par « crainte ») et /m/ (la série commençant par « mélodieux ») et surtout une assonance en /oi/ qui comprend le mot central « voix » (« Sois », « fois », « voix », « crois »).
138On remarque la tournure « fussé-je », qui renvoie de nouveau à la dimension néo-classique des traductions de Bonnefoy. Dans cette perspective, le trait le plus frappant de la traduction de cette réplique est pourtant la traduction du dernier vers. Shakespeare emploie un vers court et extrêmement dense (six syllabes, cinq mots, trois syllabes accentuées). Chez Bonnefoy, encore une fois, c’est un alexandrin binaire : Bonnefoy clôt donc ce passage qui parle des pouvoirs de la poésie avec le vers de la tradition poétique française, alors que chez Shakespeare ce vers est caractérisé par un éloignement du pentamètre iambique.
139Ainsi, comme on vient de le voir, après le travail pour le Club français du livre, où Bonnefoy a été confronté à toute la gamme générique de Shakespeare, la concentration sur les tragédies et sur les « late romances » joue un rôle décisif pour le dialogue de Bonnefoy avec Shakespeare tout comme pour la poétique de Bonnefoy. Ce rôle particulier est lié à la vision du monde et de l’existence humaine telle que Bonnefoy la perçoit dans ces pièces : l’évocation et le déploiement de situations existentielles fondamentales qui sont au centre des tragédies ont retenu l’attention du poète. En même temps, même si leur nombre est moindre dans les traductions de Bonnefoy, les « late romances » jouent un rôle décisif dans ce contexte : en effet, c’est dans The Winter’s Tale et The Tempest que des solutions positives s’esquissent.
140Enfin, dans les traductions elles-mêmes, malgré des évolutions par rapport aux traductions pour le Club français du livre (évolutions dont la conséquence est, dans le texte de Bonnefoy, un éloignement vis-à-vis d’un certain classicisme français, qui ne disparaît toutefois pas entièrement) on retrouve néanmoins quelques-uns des traits centraux qui avaient déjà caractérisé ses premières traductions. Tout comme les versions pour le Club français du livre, les traductions ultérieures sont toujours marquées par un mélange des voix de Shakespeare et de Bonnefoy, ce dernier ajoutant surtout sa présence dans la transposition de divers effets de l’original sur le plan sonore et par le remplacement de réseaux sémantiques initiaux par ses propres réseaux.
141Ainsi, le travail sur les pièces de Shakespeare, qui s’étend sur plusieurs décennies, permet d’intégrer de plus en plus le dramaturge dans l’univers poétique de Bonnefoy. Autrement dit, les traductions des pièces s’apparentent à une véritable campagne d’appropriation des pièces de Shakespeare dans l’univers poétique de Bonnefoy lui-même. En revanche, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, sous la forme des sonnets cette appropriation concerne également des textes de Shakespeare dont Bonnefoy se sent d’abord plus éloigné.
142Par conséquent, dans le reste du présent chapitre, nous tenterons de comprendre comment « la désignation de Shakespeare » et la « recherche de soi » sont liées dans un cas précis. Pour ce faire, nous analyserons le rôle que jouent The Winter’s Tale et la traduction de cette pièce pour Yves Bonnefoy. The Winter’s Tale était parmi les pièces que Bonnefoy a traduites pour le Club français du livre dans les années 1950. Nous concentrerons nos analyses sur cette version originale de la traduction de Bonnefoy, plutôt que sur les deux versions retravaillées, qui n’étaient publiées que dans les années 1990.
143Dans un passage où, de nouveau, il est question du lien étroit entre la traduction et la création poétique, Bonnefoy parle de l’importance que The Winter’s Tale revêt pour lui :
[…] je place très haut l’ambition de la traduction, en fait à peu près au même niveau que celle des œuvres originales dont on se veut soi-même capable ; et cela parce qu’il faut évidemment tenter de se porter, autant que possible, au même degré d’intensité et de vérité que l’auteur. La traduction peut d’ailleurs interférer alors avec ce que l’on écrit soi-même. Dans mon cas, l’expérience du pentamètre anglais m’a certainement aidé à me déplacer dans ma propre pratique prosodique, et la réflexion de Shakespeare dans le Conte d’hiver m’a retenu dans un de mes livres de poésie.121
144Le passage évoqué par Bonnefoy se trouve à l’acte V, scène 2 de la pièce. Dans cette scène, il y a un récit d’une scène de reconnaissance, racontée par un seigneur de Léonte, le roi de Sicile. Juste avant, Florizel et Perdita sont arrivés en Sicile, ayant fui la Bohême et le roi Polixène, le père de Florizel, puisque Polixène est mécontent avec le choix qu’a fait son fils – car, pour l’instant, tout le monde croit que Perdita est la fille d’un berger122. Ainsi, Florizel et Perdita fuient vers la Sicile et Polixène les poursuit. Tout le monde se rencontre en Sicile, où le berger raconte comment, il y a bien des années, il avait trouvé la petite Perdita aux (célèbres) rives bohémiennes. Grâce au récit du seigneur, Perdita est identifiée comme la fille perdue du roi Léonte et de sa femme Hermione, ce qui est bien évidemment reçu comme une très bonne nouvelle pour tout le monde, et facilite beaucoup les plans de mariage des deux jeunes gens.
145Le point le plus important concernant la structure dramatique de ce passage, consiste dans le fait que les événements ne sont pas montrés sur scène, mais nous sont présentés dans un récit. Le « first gentleman » raconte :
I make a broken delivery of the business; but the changes I perceived in the king and Camillo were very notes of admiration: they seemed almost, with staring on one another, to tear the cases of their eyes; there was speech in their dumbness, language in their very gesture; they looked as they had heard of a world ransomed, or one destroyed: a notable passion of wonder appeared in them: but the wisest beholder, that knew no more but seeing, could not say if th’importance were joy or sorrow; but in the extremity of the one, it must needs be.123
146L’aspect peut-être le plus intéressant de ce passage, et de la scène de reconnaissance dans sa totalité, est son jeu subtil entre langage et silence. Le passage évoque les limites de la langue parlée, par contraste avec les capacités expressives d’une langue du corps, dans laquelle les personnages communiquent les uns avec les autres. Le sujet des limites du langage est repris un peu plus loin dans la pièce, lorsqu’un autre seigneur affirme, à propos de ceux qui ont manqué la réunion entre Léonte et Polixène : « Then you have lost a sight, which was to be seen, cannot be spoken of » (traduit ainsi par Bonnefoy : « Alors vous avez manqué un spectacle qu’il fallait voir – et dont on ne peut parler124. ») Il y a cependant quelque chose de paradoxal ici, puisque toute cette scène est en effet racontée, et qu’aussi bien les personnages dans la pièce que le spectateur ou le lecteur ont donc besoin de la capacité du langage (littéraire) de communiquer de façon effective. Shakespeare ne montre pas ce qui s’est passé et le spectateur est privé de la présence des personnages ainsi que de leurs actions et de leurs gestes. Il n’a que le langage pour suivre l’action et pour en comprendre le sens. Par conséquent, ce passage contredit jusqu’à un certain point ce qu’il affirme (ou ce qu’il semble affirmer) : malgré ses limites, le langage est capable d’une communication effective.
147Dans la perspective de Bonnefoy (rappelée plus haut, lors de l’analyse de ses essais sur Shakespeare), la phrase centrale du passage cité : « […] they looked as they had heard of a world ransomed, or one destroyed » peut être lue comme un résumé de la situation de l’homme moderne. Cette interprétation est corroborée par le fait que Bonnefoy emploie cette phrase – en anglais – en tant qu’épigraphe de Dans le leurre du seuil. Ainsi, Bonnefoy isole la phrase de son contexte et souligne sa signification existentielle. Voici la traduction de ce passage :
Je vous fais un récit bien décousu. Mais les changements perceptibles chez le roi et Camillo, c’est eux surtout qui m’ont saisi de surprise. Ils semblaient presque, tant ils se regardaient, s’arracher l’un l’autre les yeux. Il y avait une parole dans leur mutisme, un langage en leurs gestes mêmes ; on eût dit qu’ils venaient d’apprendre la nouvelle d’un monde rédimé ou d’un monde mort. En eux apparaissait une évidente stupeur. Mais le plus subtil des témoins, à en juger par leur seul aspect, n’aurait pu décider s’il s’agissait d’une joie ou d’une souffrance. Bien qu’à coup sûr cela ne pût être que le comble de l’une d’elles.125
148Bonnefoy introduit sa propre voix poétique en des endroits différents du passage et inscrit donc sa lecture métaphysique de Shakespeare dans sa traduction. Un premier exemple vient dans la deuxième phrase, lorsque Bonnefoy transforme légèrement la perspective de l’original en changeant la place du sujet : le « I perceived » de l’original devient « perceptibles », alors que le « were very notes of admiration » de Shakespeare est traduit par « c’est eux surtout qui m’ont saisi de surprise », une phrase qui est soulignée par la mise en relief et par les allitérations et dans laquelle le sujet se retrouve au centre (qui m’ont saisi). Ainsi, Bonnefoy souligne la place de l’individu qui raconte l’histoire dans la scène dont il était témoin.
149Les deux phrases suivantes représentent le noyau à la fois de ce passage et du rapport de Bonnefoy à The Winter’s Tale, voire à l’œuvre de Shakespeare dans son ensemble. Dans la première partie (c’est-à-dire jusqu’au point-virgule), Bonnefoy suit l’original de près, et son seul léger changement par rapport au texte shakespearien concerne l’introduction des articles dans « une parole » et « un langage ». Dans la deuxième partie de la phrase, pourtant, il y a plusieurs modifications intéressantes. D’abord, Bonnefoy traduit « they looked » par « on eût dit ». Ainsi, ce qui se trouve sur le plan visuel et sensuel chez Shakespeare est transmis sur le plan linguistique et intellectuel dans la traduction de Bonnefoy. Ceci est plus clair encore lorsque Bonnefoy traduit « as they had heard » par « qu’ils venaient d’apprendre la nouvelle ». La construction « venir de » souligne l’impression que quelque chose de très intense s’est passé il y a juste un instant, mais « apprendre la nouvelle » est plus abstrait que le « heard of » assez direct de Shakespeare. C’est presque comme si Bonnefoy voulait mettre en évidence la distinction qu’il fait entre l’« immédiateté » de la langue anglaise et l’« intellectualisme » supposé de la langue française.
150Les deux modes sont réunis deux vers plus loin, lorsque Bonnefoy traduit « that knew no more but seeing » par « à en juger par leur seul aspect », où « juger » est légèrement plus intellectuel que « knew » et où « aspect » comporte à la fois une dimension visuelle et une dimension intellectuelle.
151L’expression « […] d’un monde rédimé ou d’un monde mort » exprime la tension entre présence et absence, entre espoir et désespoir, et donc une tension qui est au cœur du projet poétique de Bonnefoy lui-même. La phrase est soulignée dans la mesure où Bonnefoy, par contraste avec Shakespeare, répète « d’un monde » (« d’un monde rédimé ou d’un monde mort » vs. « a world ransomed, or one destroyed »). De plus, grâce à plusieurs échos phonétiques, Bonnefoy crée une grande densité rythmique à cet endroit (entre autres, les allitérations en /d/ et /m/). Surtout, la traduction de Bonnefoy semble décrire la situation en des termes encore plus « extrêmes » que Shakespeare. Ainsi, il traduit « ransomed » par « rédimé », dont la signification théologique est plus grande que les solutions d’autres traducteurs, telles « racheté » ou « sauvé ». De même, Bonnefoy traduit « destroyed » par « mort », et non pas par « détruit ».
152Dans la phrase suivante, « En eux apparaissait une évidente stupeur », Bonnefoy souligne de nouveau le rôle des personnages impliqués dans la scène (tout comme il l’avait déjà fait au début de ce passage en mettant en évidence la place du sujet, et également lorsqu’il soulignait la réciprocité de la phrase « s’arracher l’un l’autre les yeux »). Ici, Bonnefoy place « En eux » au début de la phrase, et non pas à sa fin. Dans les deux dernières phrases, enfin, on peut noter la traduction de « the wisest beholder » par « le plus subtil des témoins », où l’adjectif « subtil » en tant que traduction de « wise » est probablement employé pour des raisons phonétiques, et où on note également l’apparition de la figure d’un « témoin », figure que Bonnefoy utilisera également dans Dans le leurre du seuil (et qui avait déjà figuré dans le recueil Hier régnant désert, dont la première section s’intitule « Menaces du témoin »). La poétique de Bonnefoy se dessine également dans d’autres choix du traducteur : par exemple, la tension que Bonnefoy perçoit entre le « réalisme » anglais et l’« abstraction » française joue peut-être un rôle dans ses traductions « à en juger par leur seul aspect » et également dans son « n’aurait pu décider » pour « could not say ». Surtout, dans la mesure où il place à la fin de la phrase sa traduction de « the extremity of the one », « le comble de l’une d’elles », Bonnefoy souligne l’importance des choix de l’individu en présence « d’un monde rédimé ou d’un monde mort ».
153Dans sa traduction, Bonnefoy met donc en lumière ce qui est le plus important pour lui dans sa propre poésie : la situation d’un monde sans filet de secours métaphysique, dans lequel l’homme doit faire le choix entre le désespoir vis-à-vis du Néant, et l’espoir d’être « rédimé » par sa propre activité – et par l’emploi poétique du langage en particulier. Bonnefoy revient à ce même passage presque vingt ans après sa (première) traduction de The Winter’s Tale, quand il l’intègre dans Dans le leurre du seuil, à côté d’un nombre considérable de références (pourtant moins précises) au cinquième acte de The Winter’s Tale (et à la « statue scene » très connu en particulier). Voici un passage provenant de la sixième section du recueil :
Nuages, oui,
L’un à l’autre, navires à l’ arrivée
Dans un rapport de musique. Il me semble, parfois,
Que la nécessité se métamorphose
Comme à la fin du Conte d’ hiver
Quand chacun reconnaît chacun, quand on apprend
De niveau en niveau dans la lumière
Que ceux qu’avaient jetés l’orgueil, le doute
De contrées en contrées dans le dire obscur
Se retrouvent, se savent. Parole en cet instant
Leur silence ; et silence leurs quelques mots
On ne sait si de joie ou de douleur
« Bien qu’à coup sûr l’extrême de l’une ou l’autre ».
Ils semblent, dit encore
Un témoin, méditant, et qui s’éloigne,
Entendre la nouvelle
D’un monde rédimé ou d’un monde mort.126
154Dans ce passage, The Winter’s Tale est cité de manière explicite au début d’une comparaison (« Comme à la fin du Conte d’hiver »). Ainsi, une parallèle s’établit entre la paraphrase que fait Bonnefoy d’une scène particulière de The Winter’s Tale et son contexte immédiat ; or, la parallèle est étendue jusqu’à la totalité du volume de Bonnefoy, puisque « They looked as they had heard of a world ransomed, or one destroyed » est également employé en tant qu’épigraphe.
155Par contraste avec la traduction de Bonnefoy que nous venons d’analyser, le passage de Dans le leurre du seuil est un passage en vers. La référence directe à The Winter’s Tale commence avec des vers d’introduction dans lesquelles Bonnefoy rend explicite la référence au dernier acte de la pièce. Comme il le fait dans sa traduction, Bonnefoy insiste sur l’intensité du moment de reconnaissance, essentiellement par les répétitions dans le vers « Quand chacun reconnaît chacun, quand on apprend… », où le terme « apprend » fait écho à la traduction de Bonnefoy « ils venaient d’apprendre la nouvelle d’un monde rédimé ou d’un monde mort ». Dans le passage entier, il y a plusieurs vers qui se réfèrent de près à des phrases de The Winter’s Tale, notamment dans la deuxième moitié du paragraphe : « Parole en cet instant / Leur silence ; et silence leurs quelques mots », par exemple, qui reprend « there was speech in their dumbness, language in their very gesture ». Cependant, Bonnefoy ne reproduit pas sa propre traduction de ce vers (« Il y avait une parole dans leur mutisme, un langage en leurs gestes mêmes »), et il change la deuxième partie de la phrase quand il répète « silence » et qu’il met « quelques mots » là où sa traduction mettait « langage » et « leurs gestes mêmes ». Ainsi, Bonnefoy crée une tension entre un parallélisme syntaxique et un chiasme sémantique qui ne figure pas dans le texte de Shakespeare.
156De plus, l’ordre du passage de Dans le leurre du seuil est différent de celui de The Winter’s Tale, puisque les deux phrases centrales au milieu du passage shakespearien ne se suivent pas dans le poème de Bonnefoy. Au contraire, Bonnefoy met les dernières phrases du passage de Shakespeare en premier ; mais, de nouveau, ces vers ne reprennent pas exactement la traduction du Club français du livre, même lorsqu’il paraît que Bonnefoy fait une citation directe, en mettant entre guillemets le vers « Bien qu’à coup sûr l’extrême de l’une ou l’autre ». Ainsi, ou bien il faut comprendre ce vers comme une retraduction, ou bien le rôle des guillemets ici est moins celui de l’indication d’une traduction directe mais celui d’un soulignement – ce qui renforce la tension entre les deux extrêmes « d’un monde rédimé ou d’un monde mort127 ».
157Les guillemets sont aussi employés comme une manière de dire que, dans la scène de The Winter’s Tale elle-même, quelqu’un raconte une histoire (quoique, dans cette fonction, ils auraient déjà pu être employés dans les vers précédents), et ils justifient enfin la phrase « dit encore » du vers suivant.
158Ce vers suivant, ainsi que celui d’après, « Ils semblent, dit encore / Un témoin, méditant, et qui s’éloigne », constitue un exemple de la manière dont, dans ce paragraphe, Bonnefoy introduit plusieurs phrases, ou des vers entiers, qui lui appartiennent entièrement. La phrase « dit encore / Un témoin » est une insertion narrative, qui peut servir de nouveau comme un rappel que ce passage de The Winter’s Tale est lui-même un « récit ». Dans cette insertion narrative, Bonnefoy reprend le terme « témoin » qu’il avait utilisé dans sa traduction (« le plus subtil des témoins »). La phrase « méditant, et qui s’éloigne », pourtant, est entièrement de Bonnefoy, tout comme l’expression « De niveau en niveau dans la lumière », et, deux vers plus loin, « dans le dire obscure ».
159Ainsi, ce paragraphe montre comment Bonnefoy procède à des transformations et des ajouts, et comment, de cette façon, il crée un texte poétique qui intègre le texte de Shakespeare dans une poésie qui appartient à Bonnefoy à part entière, mais dans laquelle le rapport intertextuel à Shakespeare reste particulièrement visible. En fait, le point où The Winter’s Tale, Le Conte d’hiver (c’est-à-dire la traduction de Bonnefoy) et Dans le leurre du seuil se réunissent le plus clairement se trouve dans les deux derniers vers de ce passage, où les personnages qui assistent à la scène de reconnaissance semblent entendre « la nouvelle / D’un monde rédimé ou d’un monde mort ». Car ce n’est que dans ces deux vers que Bonnefoy reprend pratiquement mot par mot sa traduction originale de The Winter’s Tale. Ainsi, il y a une correspondance quasi-parfaite entre les deux textes (la traduction et le texte poétique de Bonnefoy) – à l’exception, pourtant, de l’introduction d’un enjambement qui peut être lu comme le signe de la présence du poète et de son appropriation du texte de Shakespeare et, deuxièmement, du fait que Bonnefoy écrit désormais « entendre », et non pas (ou plus) « apprendre », ce qui est à la fois une traduction plus proche du texte anglais et un terme plus « immédiat » que celui que Bonnefoy avait utilisé dans sa traduction – comme si la poésie permettait ici quelque chose que la traduction n’avait pas permis (ou encore que le travail traductif avait rendu au poète français la possibilité d’être plus immédiate).
160Autour des vers commentés, dans lesquels la voix du poète semble guidée de près par le texte de Shakespeare, le reste du passage constitue un va-et-vient plus libre entre The Winter’s Tale et l’univers poétique de Dans le leurre du seuil. Ce passage se situe dans la sixième des sept sections du recueil, une section qui s’intitule « Les Nuées ». Le titre de la section est repris avec le terme « Nuages » au premier vers du passage cité, ce qui fait que, dès son début, ce passage est clairement intégré dans l’univers poétique de Bonnefoy (car, en plus, « nuage » compte parmi les mots centraux du vocabulaire restreint de Bonnefoy). Les quatre premiers vers de ce passage, c’est-à-dire les vers qui introduisent la comparaison, appartiennent entièrement à Bonnefoy (ceci est souligné par le mot « oui » au premier vers du passage commenté, un signe d’acceptation qui est repris par la phrase « […] comme si […] elle avait médité et consenti »).
161Cependant, comme pour le reste du passage128, dans lequel des termes et des phrases provenant de la « statue scene » du dernier acte de The Winter’s Tale sont très fréquents, les quatre premiers vers sont également plein d’échos du texte de Shakespeare. « L’un à l’autre » au deuxième vers du passage cité reprend une phrase de la traduction commentée plus haut (« s’arracher l’un l’autre les yeux ») ; « navires à l’arrivée » se réfère au motif du navire, ou de la barque, un motif clé de Dans le leurre du seuil (tout comme le motif du nautonier), mais qui rappelle également les voyages de mer de The Winter’s Tale, auxquels les vers « […] ceux qu’avaient jetés l’orgueil, le doute / De contrées en contrées » font allusion.
162La notion d’un « rapport de musique » au troisième vers du passage cité trouve son écho plus loin (« […] nuit étoilée / Qui s’ébrase, musique »), et il constitue également un écho de la « statue scene » de l’acte V, scène 3 de The Winter’s Tale, où (la supposée statue de) Hermione est ressuscitée par Paulina, dont les paroles sont accompagnées par de la musique. La référence à cette scène est explicite dans la suite du passage cité :
Nuages,
Et ces deux pourpres là-bas un père, une fille,
Et cet autre plus proche, la statue
D’une femme, mère de la beauté, mère du sens,
Dont on voit bien qu’immobile longtemps,
Étouffée dans sa voix de siècle en siècle,
Déniée, animée
Par rien que la magie de la sculpture,
Elle prend vie, elle va parler. Foudre ses yeux
Qui s’ouvrent dans le gouffre du safre clair,
Mais foudre souriante comme si,
Condamnée à suivre le rêve au flux stérile
Mais découvrant de l’or dans le sable vierge,
Elle avait médité et consenti.129
163Il n’y a ici non seulement la « métamorphose » de la statue en un être humain, mais également le changement profond d’une attitude. Le mouvement d’acceptation que Bonnefoy considère comme une réponse adéquate à la condition humaine – rappelons les réflexions sur King Lear commentées plus haut – est exprimé de manière explicite. Le résultat positif de cette acceptation est alors exprimé quelques vers plus loin :
Et le jour reprend pour eux tous et nous, comme une veine
Se regonfle de sang, – cime des arbres
Crevassé par l’éclair, fleuves, châteaux
En paix de l’autre rive. Oui, une terre
Sur ses colonnes torses de nuées.130
164Ainsi, The Winter’s Tale représente pour Bonnefoy un monde dans lequel « la nécessité se métamorphose », dans lequel « un monde mort » devient « un monde rédimé ». Ce développement est repris dans Dans le leurre du seuil, qui commence au premier vers par la négation « Mais non131 » pour finir avec l’affirmation vigoureuse d’un « Oui », répété non moins de 35 fois en 15 pages. D’une certaine façon donc, le recueil tout entier déploie à la fois la tension et le développement inhérent dans l’épigraphe que Bonnefoy place en tête de Dans le leurre du seuil – « They look’d as they had heard of a world ransom’d, or one destroyed » –, mais alors que l’épigraphe se termine par le pôle négatif – « destroyed » – le recueil lui-même s’achemine vers le pôle positif – « ransom’d ».
165Le fait que Bonnefoy place des épigraphes tirées de l’œuvre de Shakespeare en tête des recueils Pierre écrite et Dans le leurre du seuil se lit, de cette perspective, comme le signalement d’une connivence : Shakespeare devient un garant de la quête poétique de Bonnefoy – et, à l’inverse, Bonnefoy prête à Shakespeare les recherches poétiques qui sont les siennes. Le poète-traducteur transforme le rapport à l’autre en une quête commune.
« Paris, Jardin de Shakespeare »
166Comme le note Leonard Olschner132, il n’y a que peu de poèmes de Celan dont le rapport intertextuel à Shakespeare est avéré : « Give the Word » est l’exemple le plus évident, et « Vom Anblick der Amseln » garde des traces de la lecture de Shakespeare par Celan. John Felstiner cite un autre poème du recueil Atemwende, « Du darfst133 », ce qui renforce la présence de Shakespeare dans ce recueil en particulier134. Par ailleurs, Otto Pöggeler voit un renvoi à Macbeth dans le poème « Russischer Frühling135 ». Par l’emploi du mot « Wintermärchen », le poème « Es ist alles anders136 » renvoie à The Winter’s Tale (et à « Deutschland : ein Wintermärchen », de Heinrich Heine), d’autant plus que ce texte évoque également la Bohême (« Böhmen »), qui revient plus tard dans le poème « Gewieherte Tumbagebete137 ». Plusieurs autres textes renvoient à Hamlet : Olschner cite les poèmes « Playtime138 » et « Aus der Vergängnis139 » du recueil Schneepart. Il est tout à fait possible qu’on trouve encore d’autres intertextes shakespeariens dans l’œuvre poétique de Celan – ce n’était pas l’objectif du présent travail – mais il est improbable qu’il y en ait une grande quantité : la présence de Shakespeare dans l’œuvre de Celan est bien ponctuelle. En fait, cette relative rareté contraste non pas tant avec le nombre de renvois explicites à Shakespeare dans l’œuvre de Bonnefoy, mais avec le geste de celui-ci qui consiste à placer deux de ses recueils, et d’une certaine façon, toute son œuvre ultérieure, sous le signe de Shakespeare. Chez Celan, il s’agit d’un geste plus discret.
167De ce point de vue, il est symptomatique que le seul poème de Celan où figure le nom de Shakespeare soit un fragment non publié du vivant de Celan : « Paris, jardin de Shakespeare140 ». Selon les hypothèses des éditeurs de la Historisch-Kritische Ausgabe ainsi que de Bertrand Badiou dans la publication de ce texte dans un livre dédié au « Jardin Shakespeare » à Paris141, ce poème date de 1959. C’est donc l’année qui voit la reprise d’un dialogue intensif avec Shakespeare, puisque la traduction d’Antony and Cléopâtre et les premières traductions de quelques sonnets de Shakespeare après les traductions des années 1940 datent également de cette année142.
168Ce poème met en scène une rencontre, qu’il dépeint comme importante et nécessaire ; en même temps, le caractère fragmentaire du poème présente cette rencontre comme difficile, voire impossible. En effet, c’est cette tension qui rend le fragment particulièrement intéressant143 :
Paris, Jardin de Shakespeare, dreimal
täglich geöffnet, je eine halbe
Stunde.
Shakespeare-Flora, schön verteilt auf den Hängen
rings um den Rasen, wo
man ihn spielen könnte. Es sind, erzählt eine Tafel,
hundertfünfzig[, alle]
Blumen, alle,
die er genannt hat.
Dortgewesen, durch Zufall, mein Herz
[Herz] schlug nicht vorbei, es las
den englischen Namen des Thymians,
Mother of Thyme, [es las]
[die Zeit hinein, die es dachte,]
[las das Gestern und Morgen hinzu,]
[das eigene und]
[das fremde. Las es und ging]
[heim zu den Büchern, begleitet]
169Comme l’observent Alessandro De Francesco et Bertrand Badiou, malgré son caractère de fragment, le texte est dans un état de composition assez avancé144. Le poème consiste en deux sections, de neuf vers chacun.
170Il s’agit pourtant d’une symétrie formelle instable, à cause des ratures dans la deuxième section. Alors que la première section se termine par une phrase complète, la deuxième section s’arrête au milieu d’une phrase, et se termine par le mot « begleitet », « accompagné », qui paraît bien demander un complément, pourtant non fourni par le poème.
171Dès le début, le poème se présente explicitement comme le récit d’une expérience vécue. Non seulement le « Je » affirme avoir été « là » (« Dortgewesen », 10), il donne également des détails précis concernant le « Jardin de Shakespeare » (1) : le Jardin serait ouvert trois fois par jour, pour une demi-heure (1-3) ; il est également question d’un panneau (« eine Tafel », 6145) qui noterait le nombre de fleurs dans le jardin (« hundertfünfzig », 7), toutes les fleurs qui figureraient dans l’œuvre de Shakespeare (« alle, / die er genannt hat », 8-9).
172La première section (1-9) consiste en une description de ce lieu, au présent de l’indicatif (avec l’exception notable de la formule « wo / man ihn spielen könnte », au conditionnel). La deuxième section, dont les derniers cinq vers sont biffés dans le dactylogramme, contient des verbes à l’imparfait et évoque un événement ponctuel, à savoir la présence – par hasard (« durch Zufall », 10) – du « Je » dans le jardin ainsi que la réponse du « Je » à ce lieu.
173« Paris, Jardin de Shakespeare » est loin d’être le seul poème celanien à évoquer un lieu réel. Bien au contraire, quelques-uns des poèmes les plus célèbres de Celan ont pour titre un lieu dont la localisation est bien possible (même si elle n’est pas forcément évidente) : entre autres, « Köln, am Hof » ; « Zürich, zum Storchen » ; « Lyon, les Archers146 ». Comme dans ces poèmes, le titre « Paris, Jardin de Shakespeare » donne d’abord le nom d’une ville pour fournir ensuite une indication géographique plus précise. En l’occurrence, Celan établit par cette précision un lien entre son lieu de résidence parisien et son dialogue avec Shakespeare, mise en rapport qu’il souligne par un léger déplacement concernant le nom du lieu. Car s’il s’agit bien d’un lieu réel, au sein du bois de Boulogne, le nom du lieu est « Jardin Shakespeare », alors que Celan écrit « Paris, Jardin de Shakespeare » (nous soulignons). Par l’introduction du complément, Celan rend Shakespeare en tant que personne plus présent que ce n’est le cas dans l’appellation « Jardin Shakespeare147 ». Ainsi le premier vers renvoie au vers 6, « wo man ihn spielen könnte », et au vers 9, « die er genannt hat », et il établit ainsi un dialogue entre le poète moderne et le poète et dramaturge élisabéthain : il y a ici une personnalisation du rapport à Shakespeare. Cela est d’autant plus vrai qu’à partir de ce lieu, l’œuvre de Shakespeare – et plus particulièrement : son œuvre dramatique – est évoquée de façon explicite (« wo / man ihn spielen könnte », 5-6 ; « hundertfünfzig / Blumen, alle, / die er genannt hat », 7-9). Ainsi, par l’indication d’un lieu réel et par l’évocation de l’œuvre dramatique de Shakespeare, le poème met en acte le récit d’une rencontre : le dialogue avec Shakespeare, incité par un lieu qui porte son nom, devient un lieu de possibilité poétique148.
174Dans ce contexte, le rôle des fleurs dans le poème est capital. Celan a dû être d’autant plus sensible à la « Shakespeare-Flora » (4) que les fleurs, dès son œuvre de jeunesse, jouent un rôle éminent dans sa propre poésie149. Par ailleurs, dans le « Blumenbuch », dont il a fait cadeau à son amie de jeunesse Ruth Kraft, Celan avait noté les noms des fleurs dans différentes langues, un fait assez suggestif par rapport à un poème où des langues différentes se font écho (nous reviendrons plus loin sur le caractère plurilingue de « Paris, Jardin de Shakespeare150 »). Que les fleurs de ce jardin aient particulièrement frappé Celan et qu’il ait suivi le rapport entre le jardin et l’œuvre dramatique de Shakespeare est encore soulignée par une trace de lecture dans Cymbeline, que Celan lit dans l’édition Tempel, six ans après « Paris, Jardin de Shakespeare ». Celan souligne le passage et met également un trait en marge :
With fairest flowers,
Whilst summer lasts, and I live here, Fidele,
I’ll sweeten thy sad grave: thou shalt not lack
The flower that’s like thy face, pale primrose, nor
The azured harebell, like thy veins; no, nor
The leaf of eglantine, whom not to slander,
Out-sweeten’d not thy breath.151
175Surtout, dans son volume de l’édition Tempel, Celan écrit en marge : « Paris, Jardin de Shakespeare », c’est-à-dire que lorsqu’il lit cette évocation de différentes fleurs, il se souvient de son propre poème, écrit plusieurs années plus tôt. On notera également que le début du passage rappelle le premier vers du sonnet 1 de Shakespeare, traduit par Celan (« From fairest creatures » partage le rythme et l’adjectif central avec « With fairest flowers »). Autrement dit, le lecteur et traducteur de Shakespeare rencontre ici le poète créateur152.
176Dans le poème, la fleur la plus importante est évidemment la « Mother of Thyme » (13), le thym, car cette expression constitue le centre de gravité du poème (et, de ce fait, il n’est évidemment pas innocent que les mots « Mother of Thyme » sont les derniers à ne pas être barrés). De fait, l’expression « Mother of Thyme » fait partie d’un vocabulaire floral qui joue également un rôle à d’autres endroits de l’œuvre celanienne. Or, son importance particulière dans « Paris, Jardin de Shakespeare » vient, d’une part, du fait qu’il s’agit d’une expression anglaise et non allemande et, de l’autre, des associations qu’elle éveille. Car, par homophonie, la « Mother of Thyme » constitue la transition entre un premier moment du poème qui se groupe autour de l’expression « Shakespeare-Flora » et qui place le « Je » dans un lieu qui évoque l’univers imaginaire de l’œuvre dramatique de Shakespeare et un deuxième moment qui souligne la dimension temporelle et qui relève plus intensément de l’intériorité du « Je ». Par ailleurs, le nombre élevé d’enjambements, souvent au milieu d’un syntagme et souvent liés à des indications temporelles, établit le rythme individuel de ce texte (« dreimal / täglich », 1-2 ; « halbe / Stunde », 2-3 ; « hundertfünfzig / Blumen », 7-8153) : le poème se donne son temps en se donnant une forme.
177Au début du poème, l’indication du lieu était déjà suivie immédiatement par une indication temporelle. Alors que l’indication spatiale concerne un lieu précis, l’indication temporelle est de l’ordre de la répétition et du rythme : « dreimal / täglich geöffnet, je eine halbe / Stunde. » (1-3). La dimension temporelle – dont l’importance pour Celan a déjà été mise en avant plus haut, lors de l’analyse du sonnet 60 – est soulignée par l’isolation du mot « Stunde » qui forme tout seul le vers 3 du poème. Or, l’expression « Mother of Thyme » (13) et son homophone anglais « time » amènent le « Je » à introduire son temps subjectif (« es [mein Herz ; M. Z.] las / die Zeit hinein, die es dachte », 13-14) et à ajouter le « Hier » et le « Demain » (« las das Gestern und Morgen hinzu, / das eigene und / das fremde. », 15-17).
178Si, dans les premiers vers, le « Je » est en présence d’une temporalité qui lui est imposée (le jardin n’est ouvert que trois fois par jour, pour une demi-heure), il entre donc, grâce à la « Mother of Thyme », dans sa propre temporalité (« die Zeit […], die es dachte »). Cette opposition est ensuite rassemblée dans l’expression « das eigene und / das fremde » aux vers 16 et 17, surtout si on lit, comme l’emploi des minuscules peut le suggérer, « das eigene und das fremde » comme des adjectifs qui qualifient « das Gestern und Morgen » (15). En même temps, on peut supposer qu’il y a également la possibilité d’une substantivation qui s’ajoute à la première lecture. Ainsi, « das eigene und / das fremde » devient « le Propre et l’Étranger », ce qui soulignerait la dimension dialogique d’un « Je » qui cherche la communication avec autrui. En même temps, « das Gestern und Morgen, das eigene und das fremde » introduit à la fois l’histoire et l’avenir qui sera à construire dans un dialogue entre le « même » et l’« étranger ».
179Dans ce contexte, une autre raison pour dire que l’expression « Mother of Thyme » constitue le centre de gravitation de ce poème est qu’elle est présentée explicitement comme le résultat d’un choix parmi le grand nombre de fleurs dans ce jardin, souligné par le fait que le mot « hundertfünfzig » forme tout seul le vers 7 du poème (c’est un choix délibéré : d’abord, Celan met le mot « alle » dans le même vers, mais ensuite il change la disposition des vers 7 et 8). Autrement dit, le « Je » affirme que, sur le panneau il y a cent cinquante fleurs, mais il n’en nomme qu’une seule (la dénomination joue déjà un rôle lorsqu’au vers 9 Celan met « alle, / die er genannt hat » pour parler des fleurs qui figurent dans l’œuvre de Shakespeare).
180Un dialogue s’établit dans et à travers ce poème, par la lecture et l’écriture : le « Je » lit le nom des fleurs dans le jardin sur un panneau – mais l’acte de communication est souligné par la personnification du panneau : « erzählt eine Tafel » (6) – et les fleurs sont celles que Shakespeare a « nommées » dans son œuvre (« die er genannt hat », 9). De plus, le verbe « lire » (dans l’infinitif et dans la forme « las », « je lisais ») apparaît à quatre reprises (dont trois fois dans la partie biffée du texte), surtout dans l’expression centrale « las / die Zeit hinein, die es dachte » (13-14154) – il convient de mettre la répétition de ce verbe en rapport à la fois avec la lecture de Shakespeare et avec les « livres » chez qui le « Je » « rentre » à la fin du poème (« ging / heim zu den Büchern », 17-18) : jusque dans les sonorités (allitération ; même nombre de syllabes) ces livres font écho aux « Blumen » (« fleurs ») plus haut, et un lien très fort s’établit donc entre l’œuvre de Shakespeare – la « Shakespeare-Flora » – et l’univers littéraire du « Je » (on peut penser que les « livres » évoquent à la fois la lecture et l’écriture).
181« Paris, Jardin de Shakespeare » se présente explicitement comme le résultat d’une expérience et il est lui-même issu du dialogue : le poème est le résultat du fait que le « cœur » du sujet lyrique « schlug nicht vorbei ». Ce qui était une rencontre fortuite (« Dortgewesen, durch Zufall ») devient une nécessité par l’activité du sujet et, par là, peut devenir poème. Or, dans ce contexte, il faut encore souligner que « Paris, Jardin de Shakespeare » est resté un fragment, et la plus grande partie de la deuxième section du poème a été barrée par Celan (mais la partie barrée reste facilement lisible). Plus encore, la biffure commence tout de suite après l’expression « mother of Thyme » qui constitue le centre du poème. Ainsi, ce mot est non seulement le centre mais également, d’une certaine manière, la fin du poème, ce qui souligne encore son importance.
182Pour ce qui est de la fin de la section barrée, le poème se termine par le mot « begleitet », un terme qui paraît demander un complément qui n’arrive pas : comme s’il n’y avait personne qui pourrait « accompagner » le « Je ». En revanche, on pourrait dire également qu’à la fin du poème le « Je » rentre chez soi (ou chez les livres) « accompagné » par tout ce qui précède le dernier vers, c’est-à-dire la rencontre d’autrui et de soi qu’il a fait dans le « Jardin de Shakespeare ».
183Dans ce contexte d’une mise en rapport du « propre » et de « l’étranger », il convient de souligner le caractère plurilingue du poème : d’une certaine manière, il s’agit d’un poème en trois langues, même si la langue allemande est évidemment dominante. Car le titre du poème est en français, alors que son expression centrale est anglaise. De plus, cette expression est explicitement introduite comme une traduction, c’est-à-dire comme la mise en rapport du « propre » et de l’« étranger » : « den englischen Namen des Thymians, / Mother of Thyme » (d’une certaine manière, le texte retrace en l’inversant l’ordre de lecture du « panneau » (6) : s’il y a « Mother of Thyme » sur le panneau, le locuteur allemand comprendra qu’il s’agit du « nom anglais du thym »). Encore une fois, donc, « Paris, Jardin de Shakespeare » est un poème de langue allemande avec un titre français et qui se place dans un contexte français, mais dont l’expression et le référent centraux sont anglais.
184L’importance du choix dans le rapport de Celan à Shakespeare trouve donc son écho dans ce poème : le sujet choisit une seule fleur parmi les cent cinquante évoquées par le « panneau » dans le Jardin Shakespeare. De manière analogue, Celan entretient des rapports très ponctuels avec l’œuvre de Shakespeare : alors qu’Yves Bonnefoy vise une assimilation plus ou moins complète des tragédies de Shakespeare, et, par là, ajoute un volet dramatique à sa propre œuvre poétique, Paul Celan choisit ses traductions et également les occurrences de Shakespeare dans son œuvre poétique avec beaucoup plus de réserve, mais grâce à ses choix, il établit des liens significatifs : ainsi, « Paris, Jardin de Shakespeare » met en rapport le lieu de résidence français de Celan, le dialogue avec Shakespeare, la figure de la mère et la mise en contexte historique (le souvenir des victimes et des morts).
185De façon générale, cette troisième partie a particulièrement souligné la très grande réflexivité du travail sur Shakespeare chez les deux auteurs : chacun à sa manière, Bonnefoy et Celan retrouvent leurs propres préoccupations dans Shakespeare et ils emploient la traduction de Shakespeare avec l’objectif de développer leur propre poétique. Cette réflexivité du travail des deux poètes-traducteurs explique également le fait que, si la dimension dramatique est importante aussi bien pour Bonnefoy que pour Celan, le côté spécifiquement théâtral de cette œuvre ne joue qu’un rôle relativement mineur. Celan ne traduit que quelques scènes d’une seule pièce, et il ne donne pas suite aux propositions faites par des amis et des collègues de traduire d’autres pièces155. Même pour la traduction des passages d’Antony and Cléopâtre, Celan ne paraît pas avoir travaillé dans la perspective d’une mise en scène, puisque les rares fois où Celan évoque cette traduction dans des lettres à des correspondants « professionnels », il le fait pour parler de la possibilité d’une publication sous forme écrite ou à la radio : Celan ne traduit donc pas pour la scène, tout comme il n’écrit pas lui-même des pièces de théâtre156. Pour Bonnefoy, le constat doit être quelque peu nuancé, puisque ses traductions ont bien été jouées, y compris dans des mises en scène connues, comme celle de Patrice Chéreau à Avignon157. Bonnefoy ne se refuse donc certainement pas au théâtre. Mais ses traductions et plus encore ses réflexions se concentrent sur des questions poétiques, éthiques et métaphysiques, au détriment de la dimension dramatique du texte de Shakespeare. Aux yeux de Bonnefoy, Shakespeare est tout d’abord un poète, même lorsqu’il écrit des pièces de théâtre (de fait, Bonnefoy va jusqu’à considérer que la parole poétique de Shakespeare serait plus vraie dans les pièces que dans les sonnets). Or, l’importance de la dimension dramatique de l’œuvre de Shakespeare se manifeste quand même fortement, y compris dans la prépondérance de la traduction de pièces de Shakespeare ainsi que dans le fait que Bonnefoy ne se met à traduire les sonnets de Shakespeare que dans les années 1990. Autrement dit, ce que Bonnefoy semble chercher chez Shakespeare, c’est bien le dramatique. En général, la concentration sur les traductions des pièces de théâtre de Shakespeare par Bonnefoy permet de mettre en avant le versant dramatique de la création de Bonnefoy tout court. En suivant une suggestion de Dominique Combe158, on peut bien parler d’une tentation dramatique chez Yves Bonnefoy. Cette tentation s’exprime d’abord, et peut-être surtout, dans les nombreuses traductions de pièces de Shakespeare, mais elle est également présente au cœur même de la création poétique de Bonnefoy : en attestent notamment la section « Théâtre » dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve, qui est à la fois le centre poétique et, génétiquement, le noyau du recueil159, et le passage clé de Dans le leurre du seuil qui reprend la fin de The Winter’s Tale. Ces passages montrent combien la dimension dramatique est au cœur même de la poétique d’Yves Bonnefoy. À l’inverse, étant donné la quantité et la qualité de la confrontation à Shakespeare, on peut aller jusqu’à dire que la traduction extensive de Shakespeare tient lieu d’une œuvre dramatique que Bonnefoy n’a pas écrite.
186Ainsi, et ce sont surtout les deux derniers chapitres de cette troisième partie qui ont permis de le souligner, la réflexivité du travail des deux poètes-traducteurs se fait de deux manières différentes : chez Bonnefoy, il y a une très forte intégration de l’œuvre de Shakespeare dans sa propre œuvre. Dans l’exemple de Dans le leurre du seuil, il y a une fusion entre la voix de Shakespeare et celle de Bonnefoy. Mais du moment où aussi bien le recueil Pierre écrite que Dans le leurre du seuil portent des épigraphes tirées de l’œuvre de Shakespeare, Bonnefoy place son œuvre tout entière, à partir de ces deux recueils, sous le signe de sa propre réception de Shakespeare. Chez Celan, le rapport est plus problématique et fragmentaire, mais la tournure « Mein Herz schlug nicht vorbei » marque néanmoins l’importance de la réception de Shakespeare par le poète germanophone.
Notes de bas de page
1 Sur la première feuille, Celan paraît s’être trompé dans la numérotation, puisque le chiffre 2 est barré et le chiffre 1 est écrit à côté.
2 La numérotation des vers est donnée d’après l’édition suivante : William Shakespeare, Antony and Cléopâtre / edited by David Bevington, Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
3 Voir les appendices p. 376-382.
4 Voir les appendices p. 370-372.
5 Collection Éric Celan. Nous remercions Bertrand Badiou de nous avoir communiqué ce document, reproduit et transcrit dans l’appendice p. 374.
6 Cahier de notes no 8 (D 90.1.3211), p. [3] (p. [1] pour Büchner). Au début de ce cahier (14,3 x 9,8 cm), qui ne comporte de notes que sur les treize premières pages alors que le reste du cahier est vide, on trouve une petite feuille blanche qui comporte la date « 25. 11. 1960 » ainsi que l’indication « 8 ».
7 « Fremde Nähe » : Celan als Übersetzer, op. cit., p. 429.
8 Paul Celan, Franz Wurm, Briefwechsel / herausgegeben von Barbara Wiedemann in Verbindung mit Franz Wurm, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2003, p. 42. Selon l’éditrice de la correspondance, Wurm peut écrire « finir la traduction » (« zu Ende […] übersetzen »), puisque Celan aurait dit « plus tôt » (« früher einmal ») à Wurm qu’il avait traduit une partie du IVe acte de la pièce : « PC hatte FW früher einmal mitgeteilt, er habe einen Teil des 4. Aktes von Shakespeares Tragödie Antony and Cléopâtre zu übersetzen begonnen. » (ibid., p. 266, note 6). Pourtant, nous n’avons pu retrouver de trace d’une telle traduction.
9 Dans la même lettre, Wurm demande à Celan : « Haben Sie (das gehört schon nicht mehr zum “Geschäft”), haben Sie auch das Sonett cvii übersetzt ? » Ibid., p. 42. (« Avez-vous (cela n’appartient déjà plus aux “affaires”), avez-vous également traduit le sonnet cvii ? »)
10 Ibid., p. 47. Celan envoie une traduction de ce sonnet à Wurm le 21 décembre. En ce qui concerne la pièce, Wurm répond, le 27 novembre : « “Antony & Cléopâtre” : schade, u. auch wieder nicht ; ich bin so sehr Egoist, daß ich Sie lieber bei Ihrer eigensten Produktion weiß, - selbst dann, wenn mir sicher ist, daß niemand außer Ihnen es übersetzen könnte. Das gilt auch für das cvii. Sonett, das denen, die ihm fern sind, als schwierig gilt… », ibid., p. 51-52. (« “Antony & Cléopâtre” : c’est dommage, et, en même temps, ce ne l’est pas ; je suis tellement égoïste que je préfère vous savoir occupé avec votre propre production, – même si je suis sûr que, sauf vous-même, personne ne pourrait le traduire. Cela vaut également pour le sonnet cvii, dont ceux qui n’ont qu’un rapport distant avec lui pensent qu’il est difficile… »)
11 Tout comme les autres éditions françaises de Shakespeare dans le fonds posthume de Celan (qui inclut également une édition bilingue, dont les pages ne sont pourtant pas coupées : Antoine et Cléopâtre / traduction de Georges Lambin, textes anglais-français, Paris : Société les Belles Lettres, 1926), ce livre appartenait très probablement à Gisèle Celan-Lestrange. En revanche, le Bonner Katalog note qu’une traduction d’Antony and Cléopâtre a été retrouvée dans cet ouvrage, donc il est tout à fait possible que Celan l’ait consulté. Voici la notice dans le Bonner Katalog, consultable aux archives à Marbach : « p. 56 von P. C. MS eingelegt, 2 Seiten, nur 1 Seite mit Übersetzung beschrieben ; überschrieben : “A u C” (Philo… ; Anfang, 1. Szene) ». Comme les premiers mots sur le document dans la collection Éric Celan sont également « AuC » et « Philo », il est probable qu’il s’agit du document en question, même si c’est un dactylogramme et non un manuscrit au sens strict du terme (cf. l’indication « MS » dans la notice du catalogue).
12 Un problème analogue se pose pour la traduction des sonnets : alors qu’il y a un nombre considérable d’éditions des sonnets dans la bibliothèque de Celan, ces ouvrages ne comportent que très peu de traces de lecture.
13 William Shakespeare, The Complete Works / edited with a glossary by W. J. Craig, London; New York; Toronto: Oxford University Press, 1947.
14 William Shakespeare, Antony and Cléopâtre / edited by David Bevington, Cambridge : Cambridge University Press, 2005. Encore une fois, c’est à cette édition que renvoient les indications concernant la numérotation des vers dans le présent chapitre.
15 Voir l’appendice p. 376.
16 La cause de la mort d’Iras n’est pas indiquée par Shakespeare, ni par sa source, Plutarque.
17 En revanche, Jan Kott a probablement raison de dire que c’est un avenir peu séduisant (Kott dit « flat ») après la mort des deux personnages les plus charismatiques : « When a hero of Racine’s kills himself, the tragedy is over, and, simultaneously, the world and history cease to exist. In fact they have never existed. When Antony and Cléopâtre kill themselves, the tragedy is over, but history and the world go on existing. The funeral oration is spoken by the victorious triumvir, Octavius, the future Augustus Caesar. A very similar oration over Hamlet’s body has been spoken by Fortinbras. He is still talking, but the stage is empty. All the great ones have gone. And the world has become flat. » (Jan Kott, Shakespeare our contemporary / translated by Bolesław Taborski ; preface by Peter Brook, London : Methuen, 1964, p. 144.) (« Lorsqu’un héros de Racine se tue, la tragédie est terminée, et en même temps le monde et l’histoire cessent d’exister. En fait, ils n’ont jamais existé. Quand Antoine et Cléopâtre se tuent, la tragédie est terminée, mais l’histoire et le monde continuent d’exister. L’oraison funèbre est prononcée par le triumvir victorieux, Octavien, le futur Auguste César. Une oraison très similaire est prononcée par Fortinbras, aux côtés du corps d’Hamlet. Il continue de parler, mais la scène est vide. Tous les grands sont partis. Et le monde est devenu plat. »)
18 Voir l'appendice p. 378.
19 Contrairement à l’édition New Shakespeare, l’édition Tempel met des pointsvirgules, et non des points, après « Antony call » et « my noble act ».
20 Voir l'appendice p. 376.
21 De manière analogue, Celan traduit la phrase « The juice of Egypt’s grape » (276) par « Aegyptens Traube […] mit ihrem Saft » et rend donc le génitif de l’original par une locution prépositionnelle.
22 Les éditions critiques l’expliquent comme un synonyme de « quick » et affirment que le mot est « often used as a term in seamanship » (Antony and Cléopâtre / edited by David Bevington, op. cit., p. 295). David Crystal et Ben Crystal, Shakespeare’s words : a glossary and language companion, London [et al.] : Penguin, 2002, p. 506, l’expliquent ainsi : « quick, without delay, right now ».
23 Voir l'appendice p. 380.
24 Par rapport à cette dernière expression, notons également la concentration sur la vue : « Schliesst euch, ihr leisen Fenster » – « Downy windows, close » (315). Le sens visuel revient dans la traduction du vers 317, où on remarque de nouveau une variation relative au nombre : « vor ein Aug » – « Of eyes ».
25 Les vers en question dans l’original : 1. Guard : « Where’s the queen ? » Charmian : « Speak softly. Wake her not. » / 1. Guard : « Caesar hath sent – » Charmian : « Too slow a messenger. » (314-315) ; 1. Guard : « What work is here, Charmian ? Is this well done ? / Charmian : « It is well done, and fitting for a princess / Descended of so many royal kings. » (319-321).
26 Selon la biographie de la jeunesse de Celan par Israel Chalfen, Celan aurait lu la scène de folie d’Ophelia à des amis à Czernowitz (Israel Chalfen, Paul Celan, op. cit., p. 66). Ophelia apparaît également dans un passage assez cryptique publié dans le volume Mikrolithen : « Eine Zuschauerin bei Frank V. : / Ophelia als Schwimmrekordlerin. » (« Une spectatrice chez Frank V. : / Ophélie en tant que championne en natation. ») (Mikrolithen sinds, Steinchen : die Prosa aus dem Nachlaß, op. cit., p. 39). De plus, la figure d’Ophélie apparaît également dans la seule traduction complète d’une œuvre dramatique par Paul Celan. Dans Le désir attrapé par la queue, de Pablo Picasso, on trouve la phrase « Ophélie qui tombe dans un verre d’eau et se noie », traduite par Celan en « Ophelia die [sic] in ein Wasserglas fällt und ertrinkt » (GW IV, p. 68-69).
27 Voici quelques autres traductions en allemand de cette expression : Baudissin : « Alle tot. » (Tempel-Ausgabe, op. cit., p. 264) ; Flatter : « Tot alle drei. » (Shakespeare, [Werke] / neu übersetzt von Richard Flatter, Wien ; Bad Bocklet ; Zürich : Walter Krieg, 1955, tome 6, p. 189) ; Rothe : « Sie sind tot. » (Shakespeare, Das dramatische Werk in sechs Bänden /übersetzt von Hans Rothe, Zürich : Schweizer Druck-und Verlagshaus, 1957, tome 4, p. 116) ; Fried : « Alle tot. » (Shakespeare, 27 Stücke / Übersetzung von Erich Fried, Frankfurt am Main : Zweitausendeins, 1995, tome 3, p. 302).
28 Voir l'appendice p. 382.
29 Celan apporte une attention particulière à ce genre de détail. Pour citer un exemple, on peut renvoyer à la lecture d’Antony and Cléopâtre, dans l’édition Tempel, où, à l’acte II, scène 5, Celan remarque une divergence entre la position d’une didascalie dans l’original (où « Enter a Messenger » vient avant l’exclamation de Cléopâtre, « O, from Italy ! ») et dans la traduction (où « Ein Bote kommt » vient après « Oh, von Italien ! »). Celan corrige la position de la didascalie en l’encerclant dans la traduction et en indiquant la position correcte avec une flèche. Voir Tempel-Ausgabe, op. cit., tome 5, p. 196.
30 Même si c’est une possibilité – cf. la lettre de Falkenberg, qui parle de la possibilité de la traduction d’un « monologue », et non pas d’une scène d’Antony and Cléopâtre, ce qui signifie bien que Celan avait l’intention de faire un choix subjectif.
31 V, 1, 64-65.
32 IV, 14, 71-77.
33 V, 2, 206-211.
34 V, 2, 212-220.
35 De manière analogue, dans la deuxième phrase de la première version, à travers la position du pronom « du », César se trouve en début de phrase, alors que ce n’est plus le cas dans la deuxième version : « Und du kommst, / vollbracht zu sehn das Furchtbare » devient, dans la deuxième version, « Das Furchtbare / vollbracht zu sehn, bist du jetzt hier. » Comme pour la traduction de l’expression « Thy thoughts », où les versions successives s’éloignent progressivement de l’original, l’évolution de la traduction s’éloigne donc de l’original de Shakespeare, et ceci au profit d’un effacement de la figure de César.
36 Un autre indice de cet effacement successif de la figure d’Octave : le deuxième vers de la deuxième version est aussi plus factuel que le deuxième vers de la première version : « es kam und ist nun da. », alors que la première version était « hier siehst du es bestätigt ». La deuxième version décrit donc un fait qui ne dépend pas de César, alors que, dans la première version, ce qui s’est passé est mis ouvertement en rapport avec César.
37 Voir les appendices p. 370-372.
38 Voir l’appendice p. 374.
39 Cf. Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes, Paris : PUF, 1994, p. 242 : le dactylogramme, ou tapuscrit, est « généralement situé vers la fin de l’élaboration textuelle ».
40 Notons d’ailleurs qu’un poème publié dans le recueil Mohn und Gedächtnis s’intitule « In Ägypten » (TCA / MG, p. 64-65). C’est un texte qui est en rapport avec la rencontre de Celan avec Ingeborg Bachmann, aux forts échos bibliques. Cela paraît être la seule occurrence du mot « Ägypten » dans l’œuvre de Celan. Le mot « Rom » apparaît à deux endroits dans l’œuvre celanienne, dans le poème « Nachtstrahl » (TCA / MG, p. 43 ; « Er [der Sarg ; M. Z.] ist wellenumwogt wie das Bett unsrer Träume in Rom », v. 3), également dans Mohn und Gedächtnis, et dans « Mittags » (TCA / AW, p. 76-77) ; « - mit dir, Herbei- / geschwiegene, lebt ich / zwei Tage in Rom / von Ocker und Rot – », v. 5-8), dans le recueil Atemwende.
41 Celan traduit « Rom, fließ die Tiber drüber ! », avec un article féminin aujourd’hui inhabituel (mais Goethe, par exemple, mettait l’article féminin dans son Italienische Reise). Rothe (« Rom mag vom Tiber weggerissen werden », op. cit., p. 12) et Flatter (« Mag Rom im Tiber schwimmen », op. cit., p. 12) mettent l’article masculin qui est d’usage aujourd’hui, tandis que l’article féminin se trouve également dans la traduction romantique de Wolf Baudissin : « Schmilz in die Tiber, Rom ! » Ce choix pourrait suggérer que Celan a consulté la traduction romantique lorsqu’il a traduit ces passages d’Antony and Cléopâtre.
42 Otto Pöggeler veut voir dans cette dimension centrale de la pièce la raison pour l’intérêt de Celan pour Antony and Cléopâtre, intérêt qu’il résume sous le terme – plutôt discutable – d’« approche pétrarquisant » (« petrarkistischer Ansatz ») qu’il voit également dans l’intérêt de Celan pour les Sonnets. Voir la remarque suivante de Pöggeler in Rainer Lengeler, Shakespeares Sonette in deutscher Übersetzung : Stefan George und Paul Celan, op. cit., p. 29 : « Celan hat auch einmal gesagt, wenn er ein Stück von Shakespeare übersetzen würde, dann „ Antonius und Cléopâtre“. […] Ich möchte in ihm auch eine Fortführung des petrarkistischen Ansatzes finden : Antonius ist das Gegenbild zu Aeneas und zu Octavian ; er gründet kein Reich, er folgt der Liebe, geht in den Osten, in das Land der Phantasie und der Dichtung : Antonius und Cléopâtre spielen Mythos, Mars und Venus oder Dionysos und Ariadne usf. » (« Celan a également dit une fois que, s’il allait traduire une pièce de Shakespeare, ce serait “Antoine et Cléopâtre”. […] Je voudrais voir dans cette pièce une continuation de l’approche pétrarquisante : Antoine est le contraire d’Énée et d’Octavien ; il ne fonde pas d’empire, il suit l’amour, il va à l’Est, au pays de l’imagination et de la poésie : Antoine et Cléopâtre jouent au mythe, Mars et Vénus ou Dionysos et Ariadne etc. »).
43 Voir l’appendice p. 374.
44 L’expression « weisst du » – dans la traduction manuscrite : « hörst du » – est un ajout par rapport à l’original qui souligne dès le début la dimension dialogique du discours de Philo et qui, en même temps, permet au traducteur d’écrire un pentamètre iambique (« Nein, dass sich unser General » n’aurait sinon que quatre accents). Mais le fait que Celan garde « weisst du » dans la deuxième version, où il y a un vers très long (neuf accents) montre que l’introduction de cette expression ne se fait pas seulement pour des raisons métriques.
45 Celan paraît avoir hésité pour la position du pronom réflexif « sich » : alors que le pronom figure dans le premier vers, Celan le met encore une fois au début du deuxième, mais il barre le mot à la machine.
46 L’indication acte I, scène 1 est omise dans la suite du chapitre, et le vers en question est cité directement dans le texte.
47 Le caractère factuel du début de la pièce est également présent dans la traduction manuscrite. Celan y écrit : « Nein, hörst du, dies Vernarrtsein unsres Generals, / das geht zu weit. » En outre, cette traduction manuscrite paraît plus proche de l’original dans la traduction du double génitif de Shakespeare (« this dotage of our general’s ») par un génitif (« dies Vernarrtsein unsres Generals »), alors que dans le tapuscrit Celan traduit le substantif « dotage » par un verbe et supprime le génitif (« sich so vernarren konnte » ; « sich derart vernarren konnte » ; « sich derart vernarrt »).
48 Voir les appendices p. 370 sq.
49 Celan introduit d’ailleurs une phrase conditionnelle un peu plus loin, alors qu’il n’y en a pas dans l’original : « Wenn du zu dieser Welt noch eine tust, dann reichts wohl aus » et, dans une variante, « Wenn du statt eines Himmels zwei nimmst, mag’s geschehn », en traduction de « Then must thou needs find out new heaven, new earth ».
50 Sur ce point, cf. encore la phrase « Hat das Leben Adel, / so diesen hier (er küßt sie) », qui lie les dimensions de la guerre et de l’amour dans le mot « Adel » (dans l’original : « the nobleness of life »).
51 Cf., pour un cas analogue dans la traduction dactylographiée de la dernière scène, la discussion de l’expression « Caesar, thy thoughts », plus haut.
52 Pour ce passage difficile, Baudissin avait mis : « So mußt du neue Erd’und Himmel schaffen. » Hans Rothe traduit« Dann mußt du erst dasWeltall weiter machen » (op. cit., p. 11) et Richard Flatter, « In dieser Welt – ? Schaffdir erst eine andre ! » (op. cit., p. 11). Erich Fried met « Dann find erst neuen Himmel, neue Erde ! » (op. cit., p. 227).
53 D’abord : « weitgewölbte ».
54 Pour un mot analogue, cf. la traduction manuscrite du Sonnet 66, vers 2 : « ein Bettlerleben führen », traduction de « a beggar born » (DLA : D 90.1.121).
55 Cf., dans la traduction de la dernière scène : « O hört ich dich den grossen Cäsar albern nennen, / feucht hinterm Ohr », traduction de « That I might hear thee call great Caesar ass / Unpolicied » (301-302).
56 TCA / MG, p. 50-51.
57 TCA / AW, p. 29.
58 The Oxford Companion to Shakespeare / general editor Michael Dobson, associate general editor Stanley Wells, Oxford : Oxford University Press, 2005, p. 17.
59 David Bevington, « Introduction », Antony and Cleopatre, op. cit., p. 32.
60 Mais il convient de noter que, sauf erreur, les expressions et mots frappants que Celan emploie dans cette traduction ne figurent pas dans son œuvre poétique, même si des composantes y apparaissent (le verbe « narren » ou le substantif « Narr », par exemple, mais non le terme « Vernarrtsein » qu’emploie Celan dans sa traduction).
61 Shakespeare, Comme il vous plaira / édition et traduction d’Yves Bonnefoy, [Paris] : Librairie Générale Française, 2003. Le présent ouvrage laisse de côté l’analyse de cette pièce : avec une seule traduction de comédie publiée, la base paraît encore trop instable pour pouvoir arriver à des conclusions fiables concernant le rapport de Bonnefoy à ce volet de l’œuvre de Shakespeare.
62 Voir la remarque d’Henriette Michaud, qui en a peut-être parlé avec le poète-traducteur, dans le récent Cahier de l’Herne sur Bonnefoy :« Quelle sera la prochaine pièce ? Le Songe d’une nuit d’été ? Pour que se poursuive cette œuvre qui compte parmi les grandes lectures contemporaines de Shakespeare, de celles qui se côtoient sans se faire ombre. » Henriette Michaud, « L’accent de Shakespeare », p. 223-227 in Yves Bonnefoy / cahier [de l’Herne] dirigé par Odile Bombarde et Jean-Paul Avice, op. cit. (ici p. 223).
63 William Shakespeare, Phénix Colombe, Losne : T. Bouchard, 1993. L’ensemble des poèmes narratifs traduits est publié dans l’ouvrage suivant : William Shakespeare, Les Poèmes/traduction et préface de Yves Bonnefoy, [Paris] : Mercure de France, 1993.
64 D’abord publié en XXIV sonnets de Shakespeare / [traduit par Yves Bonnefoy] ; eaux-fortes de Zao Wou-Ki, Paris : Bibliophiles de France, 1994, et ensuite en William Shakespeare, Vingt-quatre sonnets /traduction et postface de Yves Bonnefoy, [Losne] : T. Bouchard & Y. Prié, 1995. Ce recueil a été étudié en détail dans une thèse dirigée par Henri Meschonnic : Yoo-Jeung Kim, La poétique et la théorie du langage d’Yves Bonnefoy, traducteur, op. cit. Thèse : Littérature française : Paris 8 : 2002. Pour un article très critique à l’égard de ces traductions, voir Bertrand Degott, « Bonnefoy traducteur : à quoi bon encore des sonnets ? », Etudes Epistémè, no 6, automne 2004, en ligne, <http://www.etudes-episteme.org/2e/IMG/pdf/ee_6_art_degott.pdf> (consulté le 5 novembre 2012).
65 William Shakespeare, Quaranta sonetti / testo originale inglese, traduzione francese di Yves Bonnefoy, versione italiana di Giuseppe Ungaretti ; a cura di Carlo Ossola, Torino : Einaudi, 1999.
66 Yves Bonnefoy, « Shakespeare : quatre sonnets sous chacun deux formes suivies de dix-neuf autres sonnets », p. 105-133 in L’amitié et la réflexion / coordonné par Daniel Lançon et Stephen Romer, Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2007.
67 William Shakespeare, Les Sonnets : précédés de Vénus et Adonis, Viol de Lucrèce [et] Phénix et Colombe / présentation et traduction d’Yves Bonnefoy, [Paris] : Gallimard, 2007. Sur ce volume, voir Michael Edwards, « Yves Bonnefoy et les Sonnets de Shakespeare », art. cit., et Pascale Drouet, « Rhétorique ou poésie, comme il vous plaira : Yves Bonnefoy et les Sonnets de Shakespeare », art. cit. La liste de traductions fournie dans le texte n’est pas exhaustive : s’y ajoutent des publications des traductions de certains sonnets dans des revues.
68 Notamment dans sa préface au recueil des sonnets en 2007.
69 Pierre Jean Jouve, « Sur les sonnets de W. S. », p. 9-19 in [William] Shakespeare, Sonnets / version française de Pierre Jean Jouve [1955], [Paris] : Gallimard, 2006 (ici p. 15).
70 Voir Dominique Combe, « Élégie du père », p. 58-67 in Dominique Combe commente Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy, [Paris] : Gallimard, 2005.
71 Cité d’après Sonnets, p. 86.
72 Ibid., p. 197 (« Ici, le remplacement de la procréation par le vers, commencé dans le sonnet 15, est achevé, et le poète se sent capable de défier le temps selon ses propres conditions. »)
73 The Sonnets / edited by G. Blakemore Evans, Cambridge : Cambridge University Press, 1996, p. 130 (« une sorte de pont vers le sonnet 20, dans lequel Shakespeare, en tant que poète, affirme son indépendance et sa maîtrise du “Temps dévorant” (19.1) »).
74 « burn the long-lived phoenix in her blood », v. 4 : pas de trace d’un Phénix ressuscité.
75 Helen Vendler, The art of Shakespeare’s Sonnets, op. cit., p. 125. (« Nous sommes censés conclure que le jeune homme, en tant que modèle, serait naturellement exempt, en tant que forme platonique (un être plus noble encore que le Phénix) de la destruction du Temps. »)
76 Ibid., p. 126. (« … son contraste suggéré entre la vie corporelle et la vie en poésie »).
77 Vingt-quatre sonnets, op. cit., p. 45. La traduction est reprise telle quelle in William Shakespeare, Quaranta sonetti, op. cit., p. 9.
78 Par cette interprétation approximative de la forme du sonnet, Bonnefoy suit d’autres traducteurs qui retiennent de la forme du sonnet surtout la distribution en quatre blocs de textes distincts. Jouve, dans sa traduction en prose, l’avait fait, par exemple, en justifiant son choix dans sa préface en soulignant que « [l]a forme du sonnet anglais » était « reproduite par une disposition d’alinéas ». (Pierre Jean Jouve, « Sur les sonnets de W. S. », art. cit., p. 18). Comme on l’a vu plus haut, Bonnefoy avait fait un choix analogue dans sa traduction des poèmes narratifs et avait traduit les strophes de Shakespeare en blocs de texte en prose.
79 Yves Bonnefoy, « Shakespeare : quatre sonnets sous chacun deux formes suivi de dix-neuf autres sonnets », L’amitié et la réflexion, art. cit. Sur l’évolution des traductions des sonnets de Bonnefoy, voir notamment la fin de la conférence de Norbert Bachleitner, « Die Sonette in französischer Übersetzung », tenue le 1er juin 2010 à l’Université de Vienne, en ligne, <http://metamorphosis.univie.ac.at/dokumente/RVOshakespearebachleitner.MP3> (consulté le 5 novembre 2012).
80 « Quatre sonnets sous chacun deux formes », art. cit., p. 108. La même version était déjà publiée in Quaranta sonetti, op. cit., p. 63.
81 Sonnets, p. 141.
82 Réponses catégorisées par Helen Vendler comme « personal-judgmental », « personal-chronological » et « universal-analytic » (The art of Shakespeare’s Sonnets, op. cit., p. 550 ; « porteurs de jugements personnels », « relevant de la chronologie personnelle » et « universels-analytiques »). Voir ibid., p. 550-554 pour les détails de la structuration de ce sonnet célèbre.
83 John Kerrigan dans son édition des sonnets, op. cit., p. 356 : « 129 is rapid, almost frenetic, in its pursuit of lust, satiety, and despair. » (« Le sonnet 129 est rapide, presque frénétique, dans sa poursuite du désir, de la satiété et du désespoir. »)
84 Pour comparer, voici les deux premiers vers des sonnets qui entourent 129 dans le recueil : « How oft, when thou, my music, music play’st » (sonnet 128) et « My mistress’eyes are nothing like the sun » (sonnet 130).
85 William Shakespeare, Sonnets / version française de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 155. En revanche, avec son expression « la force vitale » (2), Bonnefoy garde l’ambiguïté du terme « spirit » qu’emploie Shakespeare au premier vers (« esprit », mais également « sperme »).
86 Voir Fabio Scotto, « Le son de l’autre : théorie et pratique de la traduction d’Yves Bonnefoy », Yves Bonnefoy : poésie, recherche et savoirs, art. cit.
87 Ibid., p. 112. La même traduction est publiée également dans l’édition de 2007 (Les Sonnets : précédés de Vénus et Adonis, Viol de Lucrèce [et] Phénix et Colombe, op. cit., p. 287).
88 Helen Vendler, The art of Shakespeare’s Sonnets, op. cit., p. 552 : « philosophically, [lust] is extreme, going past the means of reason in all directions » ; « […] extreme – the word itself remembered, or rather retrieved from line 4, as the only aesthetically productive word from the early torrent of self-accusation » ; « The word extreme, knitting the three temporal phases together under a neutral rubric, enables the second part of the poem to reverse the morning-after model of the octave. » (« sur le plan philosophique, [le désir] est extrême, franchissant les limites de la raison dans tous les sens » ; « […] extrême – le mot est lui-même rappelé, ou plutôt récupéré du vers 4, en tant que seul mot esthétiquement productif du flot d’auto-accusation du début » ; « Le mot extrême, qui entrelace les trois phases temporelles sous une rubrique neutre, permet à la seconde moitié du poème de renverser le modèle du lendemain matin de l’octave. »)
89 C’est un procédé récurrent dans la traduction des sonnets : cf., par exemple, la traduction du sonnet 130.
90 Texte cité d’après Sonnets, p. 85.
91 Helen Vendler, The art of Shakespeare’s Sonnets, op. cit., p. 120. (« le plus connu des poèmes et le plus incontestablement shakespearien, élisabéthain, et conforme à la forme du sonnet »).
92 Les Sonnets : précédés de Vénus et Adonis, Viol de Lucrèce [et] Phénix et Colombe, op. cit., p. 176.
93 Nous soulignons. Quelques autres versions françaises : Pierre Jean Jouve (1955) : « Tu es plus tendre et bien plus tempéré : des vents violents secouent les chers boutons de mai » (Shakespeare, Sonnets / version française de Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 44) ; Jean Fuzier : « Ta nature est bien plus aimable et tempérée ; / Des vents brutaux secouent les chers bourgeons de mai » (Shakespeare, Poèmes / présentation d’Henri Fluchère, traduction de Jean Fuzier, [Paris] : Gallimard, 1959 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 110). Pour une analyse des traductions de Hugo, Fernand Henry, Fuzier et Jouve, voir Martine Hennard Dutheil de la Rochère, « Le Sonnet 18 de Shakespeare en français : autour de quatre traductions », p. 75-95 in Translating Shakespeare − Traduire Shakespeare − Tradurre Shakespeare / édité par Irene Weber Henking, Lausanne : Centre de traduction littéraire de Lausanne, 2001.
94 P. 7-38 in William Shakespeare, Les Sonnets : précédés de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce [et] Phénix et Colombe, op. cit. Norbert Bachleitner (« Die Sonette in französischer Übersetzung », art. cit.) commente longuement cette préface.
95 L’effet est encore renforcé par une série complémentaire en /f/, ce qui crée des échos entre la sonore et la sourde : « parfois » (5), « défait » (7), « fanera » (9), « feras » (12).
96 Voir, sur ce point, l’article de Michael Edwards, « Yves Bonnefoy et les Sonnets de Shakespeare », art. cit., et Pascale Drouet, « Rhétorique ou poésie : Yves Bonnefoy et les Sonnets de Shakespeare », art. cit. (surtout p. 187-192).
97 La concision plus grande de l’anglais par rapport au français – et d’ailleurs également par rapport à l’allemand – est un problème classique de la traduction entre ces langues. Voir, par exemple, Jean-Michel Déprats, « Traduire Shakespeare », art. cit.,p. LXXXIII : « La tendance du français est de ralentir les rythmes et d’alourdir les volumes. La difficulté majeure de la traduction de Shakespeare en français tient peut-être d’abord à cette différence de proportion entre les deux langues. Le français a besoin de plus de mots, de plus d’espace. »
98 Hamlet, I, 1 ; op. cit. (le Club français du livre), p. 258-259.
99 Ibid., p. 260-261.
100 La condensation est un procédé qu’observe Antoine Berman dans les traductions par Bonnefoy de John Donne. Cf. Pour une critique des traductions, op. cit., p. 30 : « Ses traductions [les traductions par Bonnefoy de quelques poèmes de John Donne ; M. Z.] me semblent caractérisées par trois traits : une légère condensation de l’original (comme chez Celan), un net rajeunissement de celui-ci, et la production d’une poéticité légèrement “prosaïque”. » (Berman souligne). Dans les traductions de Shakespeare, ce constat d’une « légère condensation » n’a pourtant pas pu être confirmé, les passages à l’amplification l’emportant de loin par rapport à ceux à condensation.
101 La Tempête, IV, 1 ; op. cit., p. 284-285.
102 La Tempête, IV, 1 ; ibid., p. 278-279.
103 Othello, II, 1 ; op. cit., p. 180-181.
104 Othello, I, 1 ; ibid., p. 80-81.
105 La Tempête, III, 1 ; op. cit., p. 230-231.
106 La Tempête, III, 1 ; ibid., p. 232-235.
107 Dans le recueil Hier régnant desert. Voir Poèmes, p. 139.
108 Comme pour le soulignement du moment dans la traduction de l’expression « very now » plus haut, cette insertion de la première personne pourrait être désignée, conformément à la poétique et métaphysique de la « présence » chère à Bonnefoy, comme une présentification de l’action.
109 « I cannot ’twixt the heaven and the main / Descry a sail. » (Othello, II, 1 ; op. cit., p. 146-147).
110 « And let the labouring bark climb hills of seas. » (Othello, II, 1 ; ibid., p. 170-171).
111 Othello, II, 1 ; ibid., p. 148-149.
112 Voir, notamment, Howard Felperin, Shakespearean Romance, Princeton, NJ : Princeton University Press, 1972, ainsi que les articles rassemblés in Shakespeare’s romances : [contemporary critical essays] / edited by Alison Thorne, Basingstoke [et al.] : Palgrave Macmillan, 2003, et William Shakespeare : romances / new edition ; edited and with an introduction by Harold Bloom, New York : Bloom’s Literary Criticism, 2011.
113 « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » (« L’acte et le lieu de la poésie », L’improbable, art. cit., p. 107).
114 Bonnefoy n’a pas traduit Cymbeline, ou encore Pericles ou Henry VIII, textes au statut incertain quant au rôle joué par Shakespeare dans leur création et qui sont généralement considérés comme des productions collectives.
115 Note de Bonnefoy dans sa traduction de La Tempête, p. 382. John Jackson rappelle également ce point : « Conte d’hiver et compte de vie : Bonnefoy et Shakespeare », p. 49-77 in Yves Bonnefoy, Goya, Baudelaire et la poésie, Genève : La Dogana, 2004 (ici p. 52-54).
116 La Tempête, III, 2 ; op. cit., p. 258-259.
117 Voici le nombre de syllabes par vers : 10-10/ 11-10-10-11-13-10-10-11-11-12.
118 Sauf si on lit « mélodieux » en diérèse, ce qui ferait du deuxième vers un hendécasyllabe. L’hésitation est elle-même parlante, puisqu’elle crée une tension entre la versification et le niveau sémantique, qui insiste sur l’harmonie des « airs mélodieux ».
119 Dans Hier régnant désert également (Poèmes, p. 159). Pour une analyse, voir notamment Olivier Himy, « Commentaire de À la voix de Kathleen Ferrier », p. 63-76 in Id., Yves Bonnefoy : poèmes commentés, Genève : Slatkine, 1991.
120 Cette série reprend une allitération sur le même son chez Shakespeare : « Sounds », « sweet », « sleep ».
121 « Shakespeare sur scène », La communauté des traducteurs, art. cit., p. 114.
122 Sans poursuivre ici cet aspect, on peut remarquer que la tradition bucolique dans laquelle se place la pièce shakespearienne (fût-ce de manière ironique) peut jouer un rôle dans l’intérêt que Bonnefoy, admirateur de Virgile et surtout des Bucoliques, porte à cette pièce. Sur Bonnefoy et le monde latin, voir notamment Dominique Combe, « “L’ultime Rome” : Bonnefoy et la latinité », Europe, no 890-891, juin-juillet 2003, p. 156-164.
123 The Winter’s Tale, V, 2.
124 Le Conte d’hiver, op. cit. (le Club français du livre), p. 717.
125 Le Conte d’hiver, V, 2 ; op. cit. (le Club français du livre), p. 714-715. Sur ce passage, et plus généralement sur le lien entre les scènes 2 et 3 de The Winter’s Tale et Dans le leurre du seuil, voir John Jackson, La question du moi : un aspect de la modernité poétique européenne, op. cit., p. 317-324.
126 Dans le leurre du seuil, Poèmes, p. 300-301. Pour une discussion de ce passage, voir également John Jackson, La question du moi, op. cit., p. 317-321, et surtout Id., « Conte d’hiver et compte de vie : Bonnefoy et Shakespeare », art. cit. (notamment p. 69-72). Voir également Chouchanik Thamrazian, « L’Arrière-plan du rêve dans Le Conte d’hiver », p. 294-314 in Id., Le rêve d’Yves Bonnefoy : une poétique de la traduction, op. cit.
127 À partir de l’épigraphe de Dans le leurre du seuil, la critique a bien reconnu la nature tout à fait fondamentale de cette opposition pour la poétique de Bonnefoy. John Jackson intitule son chapitre sur ce recueil « Dans le leurre du seuil : monde détruit et monde rédimé » (La question du moi, op. cit., p. 300), et Jean Starobinski intitule son essai sur Bonnefoy, repris en préface de l’édition des Poèmes chez Gallimard, « La poésie, entre deux mondes » (Poèmes, p. 7), où il ajoute à propos de l’épigraphe à Dans le leurre du seuil et celle à Pierre écrite (« Tu as rencontré ce qui meurt, et moi ce qui vient de naître ») : « [C]es épigraphes n’impliquent pas seulement le choix d’un repère dans la grande tradition poétique occidentale ; elles sont la voix du passé qui avertit, qui signale les enjeux actuels ; et elles indiquent avec précision, me semble-t-il, de manière emblématique et séminale, la double question qui prédomine dans la poésie d’Yves Bonnefoy. » (Ibid.)
128 Poèmes, p. 301-302.
129 Poèmes, p. 301.
130 Ibid., p. 302.
131 Ibid., p. 253.
132 Voir Celan-Handbuch, op. cit., p. 338-339.
133 TCA / AW, p. 7.
134 John Felstiner, Paul Celan : poet, survivor, Jew, op. cit, p. 210.
135 KGA, p. 426. Voir Otto Pöggeler, Der Stein hinterm Aug : Studien zu Celans Gedichten, München : Fink, 2000, p. 147.
136 TCA / NR, p. 135-137.
137 TCA / FS, p. 91. Le poème se termine par les vers « im Trauerkondukt / grinst unwiderstehlich / das Königreich / Bemen [sic] ». Voir également le fac-similé in ibid., p. 237.
138 TCA / SP, p. 98.
139 Ibid., p. 100.
140 D 90.1.258, publié in Paul Celan, Werke. Historisch-Kritische Ausgabe /… besorgt von der Bonner Arbeitsstelle für die Celan-Ausgabe…, tome 11, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2006, p. 487. Voir la reproduction en appendice, p. 384.
141 Parchemins / [introduction par Henry-Claude Cousseau], Paris : École nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 14. Le poème a également été publié dans une revue italienne, où le texte est accompagné d’une notice éclairante d’Alessandro de Francesco et de Bertrand Badiou : Paul Celan, « Paris, jardin de Shakespeare », publié par B[ertrand] Badiou, A[lessandro] De Francesco [et] A[ngela] Sanmann, suivi de Alessandro De Francesco et Bertrand Badiou, « Paul Celan, Paris, Jardin de Shakespeare ovvero l’incontro con la madre del tempo », Anterem : Rivista di ricerca letteraria, année XXXII, no 75 (décembre 2007), p. 58-61.
142 Traduction du sonnet 90 les 21 et 23 septembre 1959.
143 Dans la transcription, les ratures dactylographiées sont indiquées par des crochets.
144 Alessandro de Francesco et Bertrand Badiou, « Paul Celan, Paris, Jardin de Shakespeare ovvero l’incontro con la madre del tempo », art. cit., p. 61 : « Gli ultimi versi cancellati potrebbero far pensare a uno stato di incompiutezza della composizione ; tuttavia, a ben guardare, le due strofe costituiscono due unità di nove versi, conferendo un’impressione di stato avanzato di costruzione che ricorda una sorta d’inno hölderliano. » (« Les derniers vers biffés pourraient faire penser à un état d’inachèvement de la rédaction ; cependant, regardées de près, les deux strophes constituent deux unités de neuf vers, ce qui donne une impression de l’état avancé de la construction qui rappelle une sorte d’hymne hölderlinien. »)
145 Dans le livre sur le « Jardin Shakespeare », on trouve d’ailleurs la reproduction d’un panneau (très probablement postérieur à l’époque où Celan a fréquenté le jardin) qui donne des indications sur le jardin Shakespeare. Ce panneau ne note pas les noms des fleurs dans le jardin, mais il indique, entre autres : « Ce petit théâtre [du Jardin Shakespeare ; M. Z.] se compose d’une scène au décor végétal et minéral séparée d’un parterre par une fosse d’orchestre. Un amphithéâtre encadre le tout. L’ensemble forme un petit jardin exquis riche en végétaux de toutes provenances. Il peut accueillir 400 personnes environ. / La conception générale du jardin basée sur la production littéraire de Shakespeare permet d’évoquer en cinq tableaux quelques chefs-d’œuvre dans lesquels les plantes ont été citées en nombre relativement considérable. » (Parchemins, op. cit., p. 6). Suivent encore quelques précisions sur les cinq pièces en question, qui sont regroupées par deux, sauf la dernière : Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête ; Macbeth et Hamlet ; et Comme il vous plaira (notons que cette liste ne comporte pas Cymbeline, dont la lecture rappellera « Paris, Jardin de Shakespeare » à Celan, plusieurs années après l’écriture de ce texte).
146 TCA / SG, p. 54-55 ; TCA / NR, p. 14-15 ; TCA / FS, p. 39. Dans un entretien avec Jürgen Wertheimer, Hans Mayer résume le procédé celanien qui consisterait dans la « description d’une constellation à partir d’un moment » (« […] von einem Augenblick her eine Konstellation […] beschreiben »). Voir Hans Mayer, « Interview zu Paul Celan », Arcadia 32.1 (1997), p. 298-300 (ici p. 298).
147 Par analogie, la formulation « Jardin de Shakespeare » évoque également le « Jardin des Plantes », d’autant plus que la flore joue également un rôle dans le poème celanien (« Shakespeare-Flora », 4) ou encore le « Jardin du Luxembourg ». Il est donc possible qu’il y ait dans ce texte un écho de deux poèmes célèbres de Rilke, auteur très important pour le jeune Celan mais dont il s’est éloigné plus tard : « Der Panther », dont le sous-titre est « Im Jardin des Plantes, Paris », et « Das Karussell » qui porte le sous-titre « Jardin du Luxembourg ».
148 Cf. De Francesco et Badiou : « Il giardino Shakespeare crea uno spazio di dicibilità poetica, costituisce un legame tra l’eredità letteraria et il mondo (Shakespeare-Flora). » (« Paul Celan, Paris, Jardin de Shakespeare ovvero l’incontro con la madre del tempo », art. cit., p. 61.) (« Le jardin Shakespeare crée un espace de dicibilité poétique et constitue un lien entre l’héritage littéraire et le monde. »)
149 Voir Yoshihiko Hirano, « Botanik und Zoologie », p. 275-277 in Celan-Handbuch, op. cit. Cf. aussi la présence de livres botaniques dans la bibliothèque de Celan, surtout : Alois Kosch, Was blüht denn da ?, Stuttgart : Franckh, 1953 (cité d’après KGA, p. 575) et Heinrich Marzell, Wörterbuch der deutschen Pflanzennamen, 5 tomes, Leipzig : Hirzel, 1943-1958 (cité d’après le Celan-Handbuch, op. cit., p. 277).
150 Voir « Fremde Nähe » : Celan als Übersetzer, op. cit, p. 42-47, avec des fac-similés. Pour ce qui est du plurilinguisme, Yoshihiko Hirano note également, en suivant Israel Chalfen et non sans noter le caractère curieux de l’anecdote, que lors d’une promenade nocturne avec son amie de jeunesse, Ruth Lackner, Celan se serait appuyé contre un arbre pour en donner les noms allemand et latin : « Israel Chalfen, der Biograph von C. s Jugend, gibt eine merkwürdige Episode wieder, die er von Ruth Lackner erfahren hat : C. habe sich auf einem nächtlichen Spaziergang an einen Baum gelehnt und ‘dessen deutschen und lateinischen Namen’ genannt, wobei er zugleich ‘von der Klassifizierung der Pflanzen, ihren Lebensbedingungen und ihrer Fortpflanzung’ gesprochen habe. » Yoshihiko Hirano, « Botanik und Zoologie », art. cit., p. 275. (« Israel Chalfen, le biographe de l’adolescence de Celan, relate un épisode curieux, qu’il a appris par Ruth Lackner : lors d’une promenade nocturne, Celan se serait appuyé contre un arbre dont il aurait donné “le nom allemand et latin”, en parlant en même temps de “la classification des plantes, leurs conditions de vie et leur reproduction.”)
151 Édition Tempel, op. cit., tome 5, p. 504. Il s’agit d’un passage de l’acte IV, scène 2 ; les interlocuteurs viennent d’apprendre la mort d’Imogen. Voir l’appendice p. 385.
152 C’est un procédé récurrent dans les lectures de Celan, soulignées dans la préface de Paul Celan – La Bibliothèque philosophique, op. cit., p. XXIII : « Il n’est pas rare que l’autobiographique et le poétologique convergent dans la référence à un élément de son œuvre [i. e. l’œuvre de Celan ; M. Z.]. »
153 Celan supprime un autre enjambement à l’intérieur d’un syntagme aux vers 9-10. Dans un premier temps, il écrit « mein / Herz schlug nicht vorbei », mais ensuite il change la distribution en « mein Herz / schlug nicht vorbei ».
154 Bertrand Badiou traduit « il lut / en y faisant entrer le temps auquel il pensait », et précise en note : « Le verbe hineinlesen, traduit ici au pied de la lettre, signifie “lire dans un texte quelque chose qui n’y est pas écrit”, “interpréter”. » (Parchemins, op. cit., p. 16).
155 Klaus Reichert avait proposé à Celan de traduire Cymbeline, et Franz Wurm avait le projet d’une traduction commune de The two gentlemen of Verona.
156 La confrontation la plus soutenue avec une œuvre dramatique est la traduction d’une pièce de Picasso, « Le désir attrapé par la queue » (GW IV, p. 9-73). Sur ces traductions, voir Theo Buck, « Zu Paul Celans Übersetzung von Picassos Drama “Le désir attrapé par la queue” (“Wie man Wünsche am Schwanz packt”) : 1. Teil », p. 121-137 in Celan-Jahrbuch 2 (1988) / hg. v. Hans-Michael Speier, Heidelberg : Winter, 1988, et Id., « Zu Paul Celans Übersetzung von Picassos Drama “Le désir attrapé par la queue” (“Wie man Wünsche am Schwanz packt”) : 2. Teil », p. 135-150 in Celan-Jahrbuch 3 (1989) / hg. v. Hans-Michael Speier, Heidelberg : Winter, 1990. En outre, on trouve dans le volume Mikrolithen quelques ébauches scéniques peu développées de la main de Celan. Voir Paul Celan, Mikrolithen, p. 85-92 (section « Dialoge und Notizen für dramatische Arbeiten »). Pour un bref résumé, voir Barbara Wiedemann, « Dialoge und Notizen für dramatische Arbeiten », p. 153 in Celan-Handbuch, op. cit.
157 Voir les informations dans l’annexe de l’étude de Nicole Fayard, The Performance of Shakespeare in France since the Second World War : re-imagining Shakespeare, New York [et al.] : The Edwin Mellen Press, 2006.
158 Dans un cours à l’université d’Oxford, en avril 2009.
159 Cf. la première publication « Théâtre de Douve » en 1949. Republié en 2008 in Yves Bonnefoy, Traité du pianiste : et autres écrits anciens, [Paris] : Mercure de France, 2008 (p. 169-175).
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Traduction littéraire et création poétique
Ce livre est cité par
- Khodr, Fadi. (2017) Des représentations figées à la présence fugitive : « De vent et de fumée » d’Yves Bonnefoy. Études littéraires, 46. DOI: 10.7202/1039386ar
Traduction littéraire et création poétique
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