Tic et mobilité urbaine. Une histoire de l’adoption des matériels de communication embarqués par les taxis parisiens
p. 113-120
Texte intégral
1Note portant sur l'auteur1
MÉTHODES ET ORGANISATION DE LA RECHERCHE
2L’enquête a porté sur l’évolution de la profession de taxis en lien avec l’adoption des systèmes de communication embarqués et plus récemment de l’informatique et des dispositifs GPS. Il s’agissait de mobiliser pour une approche globale les outils de l’histoire des techniques et de l’histoire économique.
3Au fil du travail l’approche a intégré une dimension croissante d’histoire sociale. En effet, l’adoption de ces nouvelles technologies s’est effectuée de manière difficile, par bonds, et a entraîné de fortes résistances de la part des chauffeurs. Loin d’être perçues spontanément comme des « progrès », les NTIC (Nouvelles Technologies d’Information et de Communication) sont bien souvent apparues comme des instruments remettant en cause l’indépendance des chauffeurs.
SOURCES
4Le travail d’investigation a commencé par une recherche des sources écrites disponibles. Ce travail s’est avéré long et complexe car les fonds sont dispersés et dépendent d’institutions pour la plupart privées, peu enclines à révéler leurs « secrets ».
5La totalité des fonds d’archives pouvant apporter des éléments pour cette enquête a été prise en compte. De nombreuses pistes se sont révélées infructueuses et tout particulièrement les espoirs placés dans les archives d’entreprises ont été déçus. Les fonds de la G7 restent ainsi inaccessibles. Une histoire officielle de l’entreprise est en cours de rédaction et notre démarche semblait susceptible de perturber ce projet. La société Artaxi, bien que coopérante, n’a pas révélé l’existence d’archives primaires importantes. Les archives publiques ont dans une certaine mesure permis de combler ces quelques lacunes. Le Centre des Archives du monde du Travail à Roubaix, les Archives de la Préfecture de Police de Paris et bien évidemment les Archives Nationales à travers leur fonds contemporain situé à Fontainebleau.
6Ces archives nous donnent un regard direct sur la profession à travers l’action des administrations de tutelle ou bien encore de l’administration des télécommunications. Par ces voies, l’environnement de la profession est bien connu, de nombreux dossiers (télécoms par exemple) permettant d’entrer plus précisément dans le sujet.
7Les périodiques ont constitué à bien des égards la source la plus riche. Leur dépouillement s’est avéré long faute d’outils d’indexage existants. Le ratio information-matière à traiter s’est avéré assez faible. Bulletins mensuels, lettres d’informations, etc., donnent un reflet fractionné de la profession, les revues paraissant de manière inégale selon les périodes. L’Artisan Taxi a constitué en la matière une source assez constante et homogène.
8Ces publications sont la plupart du temps liées directement à la profession. En se tournant vers des publications traitant plus généralement du domaine des transports comme la revue Transports il a été possible de mieux contextualiser les évolutions.
9Des ouvrages ayant valeur de source complètent aussi ces archives et ces périodiques. Ils émanent principalement de la profession ou bien d’institutions publiques ayant enquêté sur les taxis.
10Un corpus d’entretiens a enfin été constitué. Il s’agissait avant tout d’une démarche qualitative. Les informations se sont révélées nombreuses. Il s’est cependant avéré trop souvent difficile d’aller au-delà de ce que les chauffeurs considèrent comme des « évidences ». Le « quotidien » semble gommer les souvenirs, tout aligner au profit d’un discours porté plus généralement sur les conditions de travail, les revendications et la « nostalgie ».
AXES MAJEURS DE LA PROBLÉMATIQUE
11La problématique a évolué depuis la proposition de recherche, sous l’effet négatif des contraintes de sources et positif de l’émergence de questions sinon inattendues tout du moins trop négligées initialement.
12La dimension technique a ainsi été moins développée que nous l’escomptions. Les sources ont manqué, notamment pour évaluer l’importance des investissements ainsi que les performances exactes des équipements mis en place. Ce manque révèle indirectement un intérêt assez faible de la profession pour la technologie. Nulle fascination, aucun enthousiasme. Les outils sont « là » un point c’est tout. Le fait qu’ils soient fréquemment « imposés » par les employeurs explique sans doute dans une certaine mesure cette attitude.
13Les grandes phases de développement devaient cependant être repérées afin d’identifier des « générations » d’équipements. Les sources permettant de chiffrer les investissements réalisés n’ont pu en revanche être étudiées faute d’accès. Les questionnements sociaux se sont développés de manière plus significative. Les rapports de force entre la profession et son environnement, la sécurité, les conditions de travail ont été abordés tout en établissant strictement le lien avec l’évolution des domaines relevant de notre étude.
APPORTS DE LA RECHERCHE
14À l’issue de cette quête l’histoire simplement effleurée jusqu’alors des taxis parisiens est fermement balisée. Sur ces éléments solides, la « greffe » des NTIC a pu être analysée. Dans un secteur où le principal outil de travail évolue peu (du moins sans véritable impact sur la manière dont le travail s’effectue), la radio, seule puis associée à l’informatique, a constitué le seul véritable changement technique intervenu depuis la Seconde Guerre mondiale.
UNE COMMUNAUTÉ DE TRAVAIL À FORTE IDENTITÉ
15La première moitié du siècle voit la mise en place d’une profession caractérisée par l’artisanat et par une prise de conscience précoce d’une solidarité très forte entre ses membres. Celle-ci s’exprime notamment dans les rapports entre la profession et les organismes de tutelle. L’importance de la mesure, de son exactitude et du contrôle de celle-ci s’affirme dès les origines avec (1903) la mise en place des premiers « taximètres ».
16En prise directe avec la conjoncture le monde du taxi est touché très brutalement par la crise des années 1930. Entre 1931 et 1937 le nombre de taxis à Paris chute ainsi de 21 000 à 14 000. Cette période difficile entraîne une réflexion sur la structuration de la profession et sur les relations entre indépendants et entreprises.
17La loi du 13 mars 1937 réglemente très précisément l’activité en créant trois catégories :
- Cat. A : Artisans
- Cat. B : Propriétaires loueurs de 1 à 200 véhicules
- Cat. C : Propriétaires loueurs de plus de 200 véhicules
18Elle impose également une tarification unique et limite à 14 000 le nombre total de véhicules autorisés dans la capitale. Cette époque structurera également de manière indirecte le mode de fonctionnement d’une représentation syndicale très concentrée sur les intérêts corporatistes.
19La guerre entraîne une quasi-disparition de la profession. En 1946 une reprise s’amorce avec 2 000 taxis dans les rues de Paris.
20En 1949 le nombre de véhicules est réglementairement limité à 10 000. Un certain malthusianisme caractérise la manière dont les taxis défendent leurs intérêts. Entre 1954 et 1962 le nombre de taxis augmentera très peu, de 10 000 à 12 500, au regard des mutations connues par l’économie française à cette époque.
21Chaque augmentation nécessite d’ailleurs de longues négociations avec les représentants de la profession.
22Alors que la ville se transforme très rapidement les taxis concentrent un grand nombre des problèmes générés par l’intensification de la circulation. Directement ou indirectement ils révèlent les tensions et soulignent les enjeux urbains.
23La sécurité tout d’abord. En 1948 un taxi conduit par un chauffeur de quatre-vingts ans percute une borne lumineuse place Saint-Michel. Les quatre passagers périssent carbonisés. La profession est mise en cause et une visite médicale obligatoire est envisagée pour les chauffeurs. Le projet provoque l’indignation de la profession, la révolte des Cochers Chauffeurs et des Artisans Taxis, qui se renvoient de surcroît des accusations de « complicité » avec le projet. Réactions très excessives sans doute au regard d’un projet somme toute assez compréhensible. Le problème de la sécurité touche également les taxis. Face aux agressions dont ils sont les victimes les chauffeurs se sentent trop vulnérables. Alors que la justice est jugée trop clémente, le port d’arme est revendiqué par certains d’entre-eux dès les années 1950.
24De manière plus générale, la profession se sent plus ou moins remise en cause, voire même agressée par toute réforme qui remet en cause ses modes de fonctionnement habituels. En 1953 on évoque la possibilité d’une couleur unique pour les véhicules, l’idée d’un uniforme est également avancée. Ces idées seront bien vite abandonnées face à des conducteurs qui souhaitent conserver l’identité de leur véhicule et « … refusent d’être confondus avec des employés d’une régie nationale ».
UN RAPPORT DIFFICILE À L’INNOVATION
25Les véhicules évoluent au rythme de l’industrie automobile, leurs performances ou leurs caractéristiques n’ayant guère eu d’impact sur le métier de taxi.
26Les anticipations sont pourtant nombreuses. Les projets du taxi du futur mobilisent les imaginations, le Concours « Taxi de demain » mobilisant ainsi – en 1943 ! – 58 candidats. Le « modèle londonien » est à la fois séduisant et répulsif. Parfait en termes de fonctionnalité il provoque une réaction de défiance face au risque d’uniformisation. Le Taxi 85 conçu par Renault sera ainsi rejeté, sa consommation étant par ailleurs jugée trop forte. Tous les projets de véhicules spécifiquement conçus pour le marché des taxis seront des échecs et la voiture adaptée mais non dédiée restera la norme.
27Le véritable enjeu apparaît progressivement comme celui de l’accès au client et donc de la manière dont les véhicules peuvent communiquer, directement ou indirectement avec ceux-ci.
28Les bornes présentes entre les deux guerres et qui avaient disparu sont réinstallées en 1954. La création de Radio Catherine marquera en 1956 l’entrée des taxis parisiens dans l’ère des communications mobiles. En 1958, 400 voitures sont équipées d’un émetteur-récepteur radio leur permettant de communiquer avec un central. La société Appel-Taxis est créée.
29Les chauffeurs ont une attitude très ambiguë face à cette innovation. Conscients des atouts que leur apporte la radio, ils sont également très sensibles à la perte d’indépendance qu’elle implique. Le Syndicats des Cochers Chauffeurs y voit un « … progrès technique qui ne signifie pas pour autant une amélioration dans l’exercice de la profession … bien au contraire ! ». Il y a donc des résistances mais également des retours à la situation antérieure qui voient des chauffeurs abandonner l’équipement radio pour reprendre une activité « à l’ancienne ».
30L’investissement est jugé trop lourd et l’abonnement au central entraîne une charge récurrente et une dépendance en termes de fonctionnement. La procédure dite « à la criée » avantage les chauffeurs ayant une parfaite connaissance de la capitale et capable de prendre à la volée les courses les plus intéressantes au regard de leur position.
31Pour beaucoup l’argument qui milite en faveur de la radio est son apport en termes de sécurité pour le chauffeur face aux agressions. L’attitude contrastée des chauffeurs entraîne des clivages au sein de la profession. Le taxi équipé est considéré comme un individualiste qui se coupe d’une certaine manière de sa communauté.
32Le nouvel équipement est associé à l’idée d’une intensification du travail. Il n’y a plus de pause pour une « lecture bienfaisante » ou pour « écrire une lettre » regrette ainsi en 1962 l’Artisan Taxi, le syndicat des Cochers Chauffeurs remarquant qu’un certain nombre de taxis radio « notamment des jeunes » est interné à Sainte-Anne… !
UN NOUVEAU MODÈLE TECHNICO-ÉCONOMIQUE
33Au cours des années 1960-1970 le secteur évolue sensiblement. Les tarifs augmentent, le tarif C est adopté, un montant minimum de course imposé. La loi de 1973 en permettant de céder les autorisations administratives permet aux compagnies de se dégager partiellement avec d’importants profits sur la cession de ces précieux sésames. Ces fonds sont réinvestis pour moderniser la flotte et son équipement.
34L’équipement radio est adopté par une part croissante des chauffeurs sous l’impulsion des grandes compagnies. Cette mutation fait évoluer les pratiques et sert, dans une large mesure, la performance du système. Son impact principal est peut-être indirect cependant car les investissements nécessaires et leur meilleure rentabilisation à travers une communication et une offre unifiées provoquent une incitation très forte aux économies d’échelle et donc à la fusion des compagnies ou des réseaux. Le nombre de compagnies se réduit ainsi à six au cours des années 1970. En 1971, la fusion entre COTAX et Catherine regroupe près de 1 000 affiliés.
35En 1976 ce sont GAT Appel Taxis et Rad Art qui se regroupent au sein de Groupement Taxis. La mutation est donc essentiellement économique car les technologies n’évoluent que peu par rapport aux premiers dispositifs.
36Les matériels connaissent une phase d’évolution beaucoup plus forte dans les années 1980 sous l’influence de l’informatique. La convergence télécommunications-informatique passe en effet aussi par les équipements mobiles. En 1985 le Central G7 est totalement informatisé. Les modalités de répartition des courses changent avec le principe du zonage et la déclaration de la position du taxi. Cette gestion dynamique et informatisée des localisations sur la base des annonces des taxis permet une meilleure optimisation du parc en circulation.
37Pour ceux qui l’adoptent, l’équipement radio permet donc une amélioration certaine de la productivité. Le nombre de courses augmente le chauffeur passe moins de temps en station, mais parallèlement l’échange avec le client semble diminuer, tout comme une certaine « pression » liée à la logique commerciale paraît peser.
38Les nouveaux dispositifs ne permettent plus aux chauffeurs de « s’arranger » comme ils le faisaient parfois par le passé avec les attributions de code. La marge de manœuvre du taxi est donc de moins en moins large.
39Cette tendance ne fait que s’accroître. C’est un ensemble complexe qui s’est mis en place associant les usages classiques de la radio à des possibilités nouvelles, ou tout du moins mieux exploitées (réservation, service à la carte, etc.). Les années 1990 sont marquées par l’introduction du GPS. La G7 investit ainsi cinquante millions de francs soit un an de chiffre d’affaires pour se doter en 1991 d’un système fondé sur cette nouvelle technologie. Elle développe alors une nouvelle stratégie commerciale de qualité et de fidélisation du client.
CONCLUSION
40L’adoption des TIC par les taxis a donc été progressive et restait très incomplète à la fin du xxe siècle. Près de 50 % des véhicules n’étaient toujours pas équipés en l’an 2000. Le chemin parcouru fut difficile car les TIC contribuèrent fortement à un changement profond de l’organisation du travail et donc à une remise en cause culturelle voire identitaire.
41L’émergence de la téléphonie mobile a encore favorisé cette intégration des TIC en associant les clients à un réseau sans fil qui permet désormais à l’offre de transport de rencontrer en temps réel la demande de mobilité. Plus récemment encore, la commercialisation de systèmes de navigation individuels par GPS accroît encore ce phénomène en offrant simultanément une solution accessible aux chauffeurs indépendants. Un certain malthusianisme n’en a pas moins persisté dans une profession qui reste méfiante et s’interroge sur sa place dans le futur modèle de déplacements urbains.
42mailto:pascal.griset@ens.fr
Centre de Recherche en Histoire de l’Innovation
Université Paris-Sorbonne
1, rue Victor Cousin
75005 Paris
Tél. : 01 40 46 25 72
Notes de bas de page
1 Historien, professeur des universités, directeur du Centre de Recherche en Histoire des Innovations (CRHI), Université de Paris IV – Sorbonne.
Auteur
Responsable scientifique
Ont participé à cette recherche : Jean-Emmanuel Terrier, Nathalie Artzimovitch, Clémentine Bagieu.
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006