Le petit cahier de René Char. Un usage de la traduction en temps de guerre
The “Small Notebook” by René Char. Translation in Times of War
Das kleine „Hölderlin“-Heft von René Char. Übersetzung im Kontext des Krieges
p. 151-167
Résumés
Among French writers supporting the Resistance from 1939 and then during the war years, an underlying debate set up a conflict between those behind a boycott of the literary and cultural heritage of Germany and a selective reception of authors “banned” through Nazism (Jews, Communists, exiles etc.) and those who were advocates of a universalist line keen on associating German literary traditions with a universal heritage. Publishing such translations from German presented several – not simply political – issues but essentially put into question the social role of literature. This paper studies the unpublished small notebook in which, in 1939, René Char recopied by hand extracts of translations of Hölderlin just before taking to arms against the occupying Germans. This reveals that translation can fulfill a clear anthropological function, i. e. a magical object of contradictory but complimentary dimensions – the aggressive power of wartime fetish and protection facing death.
Dès 1939, puis pendant les années de guerre, un débat sous-jacent oppose, parmi les écrivains français partisans de la Résistance, les tenants d’un boycott du patrimoine littéraire et culturel allemand et d’une réception sélective des seuls auteurs « bannis » par le nazisme (juifs, communistes, exilés, etc.), d’une part, et, d’autre part, les défenseurs d’une ligne « universaliste », désireux d’assimiler la tradition littéraire allemande à un patrimoine universel. L’acte de publication de traductions de l’allemand se trouve alors chargé d’enjeux qui ne se réduisent pas aux seuls enjeux politiques, mais engagent toute une définition du rôle social de la littérature. Un exemple plus précisément étudié dans cet article, le petit cahier inédit dans lequel René Char recopia à la main, en 1939, des extraits de traductions de Hölderlin juste avant de prendre les armes contre l’occupant allemand, montre que la traduction peut également remplir une fonction anthropologiquement essentielle : celle d’un objet magique investi de dimensions contradictoires mais complémentaires, la puissance agressive du fétiche guerrier et la protection face à la mort.
Ab 1939 und während des Zweiten Weltkrieges herrscht eine Debatte zwischen den französischen Schriftstellern der Résistance. Einige plädieren einfach für einen Boykott der deutschen Literatur und für eine selektive Rezeption, die nur die Übersetzung von im Dritten Reich „ geächteten“Autoren erlaube (Juden, Kommunisten, Exilierte usw.) ; andere verteidigen im Gegenteil eine „ universalistische“Position und sehen in der deutschen Literatur ein universales Kulturgut. Die Übersetzung deutscher Texte wird dann nicht nur mit politischen Motiven assoziiert, sie setzt vor allem eine Definition der sozialen Funktion der Literatur voraus. Ein Beispiel wird hier genauer untersucht : das kleine unveröffentlichte Heft, in dem der Dichter René Char 1939 Auszüge aus Hölderlin-Übersetzungen handschriftlich niederschrieb, bevor er zu den Waffen griff. In diesem Fall stellt sich heraus, dass die Übersetzung eine anthropologisch entscheidende Funktion ausfüllen kann : diejenige eines magischen Gegenstandes, dem kontradiktorische aber komplementäre Rollen zufallen – die aggressive Kraft eines kriegerischen Fetischs und der Schutz vor dem Tod.
Texte intégral
1Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, on observe, en France, un changement remarquable dans le regard porté sur les pratiques de traduction de l’allemand. Alors que, pendant la Grande Guerre, le boycott du patrimoine littéraire, philosophique et scientifique allemand avait été considéré comme un devoir patriotique élémentaire – au point que, pour ne citer qu’un exemple, les noms de Leibniz, Kant et Hegel avaient été bannis des revues savantes de philosophie pendant cette période1 –, ce consensus n’existe plus pendant la Seconde Guerre mondiale. Même si une partie des intellectuels reprennent encore à leur compte une telle dichotomie, l’idée d’une opposition entre le boycott comme acte patriotique et le recours aux auteurs allemands comme acte de collaboration avec l’ennemi ne reflète plus les partitions politiques réelles. Plus précisément : tandis que, pour les sympathisants du régime national-socialiste, la traduction de textes allemands demeure classiquement un outil de propagande collaborationniste, c’est plutôt entre les adversaires du nazisme que des controverses nouvelles éclatent. Elles mettent en présence les tenants traditionnels du boycott, qui réclament la disparition pure et simple des noms allemands dans le sommaire des revues, et, d’autre part, les partisans d’une réappropriation positive du patrimoine culturel de l’ennemi. Ces derniers invoquent un universalisme de la culture, en vertu duquel les biens culturels transcenderaient les frontières des nations et les conflits d’intérêt politiques, économiques, sociaux ou encore ethniques. Le patrimoine littéraire, intellectuel et culturel aurait, selon eux, spontanément vocation à l’universel, par-delà les concurrences et les guerres déchaînées par des intérêts moins élevés.
2Dans ce débat sur les enjeux politiques des traductions, les positions des différents protagonistes ne semblent pas déterminées de prime abord par le facteur de l’appartenance politique. Le clivage que nous venons de résumer traverse en effet des groupes unis par une même logique partisane, comme nous le verrons dans la première partie de cet article en retraçant la controverse menée par Jacques Decour et Louis Aragon dans le numéro de février 1939 de la revue communiste Commune. L’acte de traduction se dérobe ainsi à une définition politique univoque, y compris parmi les tenants d’une même ligne politique. Pour justifier la valeur politique (positive ou négative) attribuée à la pratique de la traduction de l’allemand dans le contexte du conflit avec l’Allemagne, les uns et les autres sont conduits à prendre en compte des facteurs plus généraux, notamment le lien entre les productions culturelles et leur cadre d’élaboration et de réception : la nationalité de l’auteur, l’époque de composition des œuvres, la biographie des artistes et leurs éventuels engagements politiques, les fonctions officielles acceptées ou refusées, la situation d’exil ou la résidence en Allemagne, mais aussi, dans le pays d’accueil, l’identité des traducteurs ou préfaciers et surtout les lieux de publication, revues officielles, semi-officielles ou clandestines, maisons d’édition situées du côté de la collaboration avec l’occupant ou plutôt du côté de l’opposition à ce dernier, ou lieux plus ambigus (comme la maison Gallimard), dans lesquels se côtoient des amis de l’occupant et des individus relativement proches de la Résistance. Il suffit de penser à un critère comme celui de l’appartenance au groupe des « juifs » pour mesurer toutes les difficultés soulevées par une définition des « bons » auteurs allemands, le recours aux catégories de l’adversaire s’imposant y compris à ceux qui étaient soucieux de les dénoncer. La quête d’éléments de classification « objectifs » ressort nettement dans la référence souvent faite aux décrets officiels de censure des autorités d’occupation allemandes, les listes « Bernhard » et « Otto » : l’absence d’un critère de démarcation univoque était très fortement ressentie. À partir de quels indices un texte ou une œuvre d’art pouvaient-ils être jugés « suspects » ou non, et quel sort fallait-il réserver à de telles productions ?
3Pour donner une idée des questions qui furent soulevées à l’époque dans le cadre d’un tel débat, on se concentrera ici plus particulièrement sur deux exemples : une discussion menée en 1939 par Jacques Decour et Louis Aragon au sujet des traductions d’auteurs allemands (I) et un document privé inédit, le petit cahier de traductions de poèmes de Hölderlin que recopia, en 1940, un poète qui allait devenir un responsable militaire de la Résistance française, René Char (II). Ces deux cas fournissent un précieux témoignage de l’ampleur des enjeux associés à l’usage de traductions : les questionnements relatifs à la fonction de ces dernières revêtirent une acuité particulière dans le temps de la guerre, où ils accédèrent à un degré de réflexivité plus grand, mais leur portée ne se limite pas à ce moment de crise. Ce sont des enjeux permanents des pratiques de traduction qui se manifestèrent alors. Ils peuvent aussi bien être explicités dans les discours de légitimation des acteurs eux-mêmes que demeurer à l’état implicite, comme nous le verrons à la fin de cet article, en insistant sur une dimension encore peu explorée du recours aux traductions, leur fonction d’outil « magique ».
« L’Allemagne interdite » ?
4Le numéro de Commune de février 1939 posait les termes d’un débat qui ne s’engagea jamais explicitement au cours des années de guerre, mais qu’il est possible de reconstituer en observant, parmi les adversaires du nazisme, l’antagonisme de deux attitudes à l’égard de la littérature allemande pendant l’Occupation. L’acte de publication de textes allemands pouvait se charger de significations multiples et contradictoires : un soutien actif au régime d’occupation (paradoxalement, c’était sans doute le cas le moins fréquent), une opposition active à ce même régime (chez ceux qui entendaient se « réapproprier » une tradition littéraire injustement « annexée » par la propagande nationale-socialiste) ou une neutralité « apolitique ».
5L’éditorial du numéro de Commune consacré à « l’humanisme allemand » était anonyme et signé de « Commune » : il avait été rédigé par le germaniste Jacques Decour, rédacteur en chef de la revue communiste depuis décembre 19382. Affirmant la nécessité de privilégier le patrimoine « humaniste » de l’Allemagne, l’auteur défendait l’idée que « l’hitlérisme » n’était en aucun cas un épiphénomène de l’histoire allemande, sans lien aucun avec la tradition spirituelle du pays :
L’autre erreur dont il faut nous garder, c’est de nier le caractère allemand du phénomène national-socialiste. Admettons la réalité : les millions d’hommes qui acceptent ou soutiennent le régime sont des Allemands ; ils ont reconnu dans ce que leur apportait l’hitlérisme d’anciennes et tenaces valeurs germaniques. L’exaltation de la force, le culte du chef, l’idée mystique du Reich éternel, le mythe de la race – ce sont des tendances qui ont déjà servi à l’asservissement de l’Allemagne, depuis Arminius jusqu’à Rosenberg, en passant par le prussianisme du XVIIIe siècle, Bismarck et le pangermanisme. L’hitlérisme a des répondants dans le passé. Même la pensée des grands humanistes n’est pas étrangère, par certains côtés, à cette tradition germaniste [sic], et l’hitlérisme peut, en choisissant ses textes, se réclamer de Hegel, de Wagner ou de Nietzsche.3
6Reprenant en substance les arguments invoqués pendant plusieurs décennies par des germanistes comme Charles Andler ou Edmond Vermeil dans leur critique des tendances « pangermanistes » selon eux à l’œuvre chez bon nombre d’écrivains et de philosophes allemands4, l’éditorial de Commune tendait ainsi à identifier le nationalisme allemand comme une « valeur germanique ». La question de savoir si l’Allemagne pouvait être intégrée dans le cercle des pays de « raison » avait sérieusement été débattue entre germanistes et philosophes français au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’éditorial conclut à la nécessité d’opérer un choix sélectif dans la production littéraire allemande, au profit des auteurs de l’Allemagne « humaniste », des écrivains qui avaient opté pour l’exil ou avaient été contraints de s’exiler, de Heine à Brecht – ceux-là mêmes que la revue avait régulièrement publiés depuis sa création en 19335. La position de Jacques Decour était à la fois tributaire de sa qualité de germaniste et du rapport de filiation qui le rattachait à Charles Andler et Edmond Vermeil6 – champions d’une ligne de vigilance critique à l’égard de l’Allemagne – et, d’autre part, d’une appartenance au PCF qui se traduisait, en matière de lectures allemandes, par un privilège accordé à tous les auteurs proscrits par le nazisme (les frères Mann figuraient ainsi au sommaire de Commune de février 1939).
7À l’encontre de la définition restrictive d’une littérature allemande « honorable », Aragon, en revanche, dans un article du même numéro, posait en principe l’intégrité de toute poésie. Il mettait en garde contre « le délire qui accompagne les batailles, et entraîne de regrettables méprises qui ne se peuvent éviter »7. La poésie transcendait selon lui les conflits entre les nations, comme il tentait de le démontrer en relatant un épisode marquant de sa vie de soldat pendant la Grande Guerre :
Par cette belle fin d’août 1918, nous trouvâmes, dans un élément de tranchée abandonné, un grand jeune homme, dont le casque cachait les yeux, et la bouche était ouverte. Il avait été surpris lisant, et il était demeuré assis, mais la tête renversée, et le livre était tombé à terre à côté de lui ; un livre petit, couvert d’une toile vieux rose à croix jaunâtres, et je le ramassai. C’était une anthologie de poètes allemands parue à Cologne pendant la guerre. […] J’ai longtemps gardé ce message qu’avait laissé pour moi ce jeune homme inconnu. Ce livre par lequel, au-dessus des tranchées, m’arrivait la voix de la véritable Allemagne.8
8Bien que la suite de l’article portât la marque de son allégeance à la tradition poétique « subversive » défendue dans l’éditorial, celle de Büchner, de Heine, de Börne et des « exilés » de son temps, le futur chantre du renouveau de la poésie « française » revendiquait non seulement le droit de distinguer une « véritable Allemagne » de l’Allemagne politique, mais aussi celui de faire de ce qu’il appelait « l’Allemagne interdite » le « château de [ses] rêves » :
Le sens profond de ces contradictions m’échappait : j’aimais Wagner, et Schelling, et Albert Dürer, et Schumann, et Le Roi des Aulnes, et la Lorelei… Je n’étais pas très sûr du droit que j’avais à cet amour. Et par là, je n’étais pas si loin des blasphémateurs imbéciles qui tous les jours dans la presse française écrivaient des choses à défaillir de honte, sur les poètes, les penseurs et les musiciens allemands.9
9En attribuant les polémiques contre « l’Allemagne interdite » aux seuls « blasphémateurs imbéciles » d’une époque révolue, celle de la Première Guerre mondiale, et en se gardant bien d’argumenter frontalement contre les théoriciens communistes qui, en son temps cette fois, pourfendaient « l’irrationalisme allemand », tel le philosophe Georges Politzer, Aragon jouait sur plusieurs tableaux : il se permettait d’affirmer (en écrivain) la liberté irréductible de ses goûts artistiques, tout en s’abstenant (en communiste) de remettre en cause la ligne sélective de réception de la littérature allemande prônée par le Parti et illustrée dans ce numéro de Commune. Ainsi, l’antagonisme dont cette livraison de la revue portait la marque ne signalait pas seulement une divergence entre Jacques Decour et Louis Aragon, mais révélait plus nettement encore la coexistence de logiques contradictoires chez un même individu. C’est ce que traduisait, de façon saisissante, le récit de la rencontre avec le soldat mort : sans cesser d’identifier le jeune Allemand comme appartenant au camp adverse, selon les logiques nationales et politiques, Aragon revendiquait simultanément une logique bien différente, celle de l’universalisme culturel, pour dépouiller le cadavre de son petit livre et l’emporter avec lui comme un héritage personnel.
Hölderlin secret : le cahier de René Char
10En dehors d’un poème dédié à Hölderlin en 1962, Pour un Prométhée saxifrage, l’œuvre de René Char ne contient guère d’allusions à des auteurs allemands, à l’exception de Nietzsche. Sa rencontre avec Heidegger, en 1955, devenue une date fameuse pour bon nombre de philosophes et de lecteurs de poésie français, a tendu à occulter les liens discrets que le poète de l’Isle-sur-la-Sorgue avait précédemment entretenus – bien avant de découvrir la « nébuleuse » littéraire des poètes commentés par Heidegger – avec certains auteurs allemands, en particulier Friedrich Hölderlin, découvert à l’époque de la proximité de Char avec les surréalistes10.
11Un témoignage de l’importance que René Char accordait au poète allemand nous est fourni par un manuscrit resté inédit, un petit cahier de poèmes de Hölderlin recopiés de sa main après sa démobilisation, en juillet 1940, et datés du 15 septembre 194011. Ces textes n’étaient pas cités en allemand, mais dans une traduction française dont Char avait sélectionné quatorze extraits, disposés sur les pages de droite d’un petit cahier d’écolier titré « Friedrich Hölderlin ». La dernière page portait mention du nom des traducteurs, Alzir Hella et Olivier Bournac, qui avaient publié en 1928 une version française de la partie consacrée par Stefan Zweig à Hölderlin dans son essai Le Combat avec le démon12. C’est de cette monographie que Char avait extrait les citations de Hölderlin qui composaient son cahier, non destiné à la publication, mais à un usage privé13. La date du 15 septembre 1940 donnait un relief particulier à ce document ; alors que les troupes allemandes étaient entrées dans Paris, Char sélectionnait des fragments de Hölderlin qui, dans ce contexte, se chargeaient de connotations testamentaires :
Accordez-moi un seul été, ô tout puissants,
Accordez-moi encore un automne pour
mûrir mon chant,
afin que mon cœur, rassasié de ce doux
feu,
Puisse ensuite mourir.
12La présence de l’histoire était connotée par un choix de poèmes qui ne faisaient pas partie des textes « politiques » de Hölderlin : René Char privilégiait les poèmes des années 1799-1800, écrits après la séparation du poète et de Suzette Gontard. En septembre 1940, le motif biographique de l’éloignement des amants14 se doublait d’une signification historique. Avant la guerre, la réception littéraire française de Hölderlin s’était opérée sous le signe d’une poésie du destin tragique (celui du « Poète fou ») et la lecture de Char s’inscrivait dans sa continuité. Le contexte historique conférait une signification nouvelle au motif du « destin du poète » :
Hors de leur calme maison les dieux
envoient souvent
Leurs favoris pour quelque temps
à l’étranger.
13Sur la couverture du cahier « Hölderlin » était reproduite une gravure de Max Ernst : celui-ci avait été fait prisonnier au camp d’internement des Milles, près d’Aix, entre la fin octobre et la mi-décembre 1939.
14Entre 1939 et 1944, Char fit le choix de s’abstenir de toute publication littéraire. Il ne cessa jamais d’écrire mais ce n’est qu’en 1945 que parut Seuls demeurent, recueil de poèmes composés entre 1938 et 1944. Dans une lettre à son ami Francis Curel, en 1941, il expliquait ainsi cette attitude :
Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. […] Je répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé ou moralement un instable, et tenir à son honneur ! Faut-il les énumérer ? Ce serait trop pénible. Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer dans Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant. Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté.15
15Dans le temps de la guerre, René Char cristallisa sa condamnation du « poète patriote » dans la personne d’Aragon, à qui il reprochait de s’être « répandu en poèmes exaltés sur la France déchirée » et de n’avoir « fait que manifester une fois de plus son désir maniaque d’occuper le devant de la scène » (Georges-Louis Roux)16. Cependant, un trait commun pouvait être observé chez l’un et chez l’autre : tout comme Aragon, Char ressentit le besoin de prendre fortement ses distances avec une certaine dimension de son passé surréaliste, une forme de gratuité dans la recherche formelle qui, dans le contexte de l’Occupation, lui apparut comme problématique. Ainsi, alors qu’il avait par exemple renoncé à toute ponctuation, du recueil Arsenal (1927-1929) à Dehors la nuit est gouvernée (1937-1939), le poème Le Loriot (3 septembre 1939)17 et le cahier « Hölderlin » marquèrent un tournant : Char réintroduisit définitivement la ponctuation dans ses poèmes versifiés. En 1946, Georges Mounin attribuait à de tels actes de rupture symbolique avec le surréalisme une signification éthique :
Char opte pour la santé, pour les yeux grands ouverts, l’acceptation du réel ; et quand ce réel est inacceptable, il opte pour la transformation réelle de ce réel, et non pour des tours de passe-passe propres à n’altérer que la perception du réel (l’autruche qui ferme les yeux pour anéantir le chasseur est surréaliste).18
16Le cahier « Hölderlin », dans la sobriété de son langage d’« emprunt », pouvait apparaître comme une étape dans la recherche d’une écriture nouvelle, ce que Georges Mounin appelait une « écriture de partisan ». La conjonction d’un rejet des « tours de passe-passe » surréalistes et d’un attachement à la « simplicité » hölderlinienne recoupait partiellement les motifs de la traduction de Hölderlin entreprise dix ans plus tôt par un autre poète, Pierre Jean Jouve19, et se chargeait d’une « authenticité » nouvelle dans le contexte de la fin 1940. René Char fut cependant très attentif aux ambiguïtés que pouvait présenter, pendant toute la période de la guerre, l’exhibition d’une innocence poétique. L’idée qu’elle pût être assortie de profits d’image lui paraissait inacceptable, comme on vient de le voir dans la lettre à Francis Curel.
17De la même façon que le choix d’écrire sans publier, le recours à la traduction était porteur d’un paradoxe : le renoncement à la publication sous sa signature propre n’impliquait pas, pour René Char, une perte de croyance dans le sérieux de la littérature, bien au contraire. Celle-ci accédait même à un statut plus sacré encore qu’à l’accoutumée au moment où elle entrait dans la clandestinité de la non-publication. De façon significative, Char composa à peu près au même moment que le cahier « Hölderlin » un cahier « Shakespeare », dans lequel il regroupa une sélection de sonnets20. Ainsi, l’assemblage de quelques trésors de la « littérature universelle » était vécu comme une nécessité à l’heure où le poète était confronté à un danger de mort. Dans ce moment critique, la littérature n’était pas tenue pour un loisir facultatif mais pour un besoin vital, nécessaire pour retremper le courage du soldat éloigné de son existence coutumière. La décadence soudaine des institutions littéraires jusqu’alors dominantes et la remise en cause momentanée du centralisme parisien allaient de pair avec un renouveau de formes de dévotion personnelle pour certains textes et auteurs, tout comme, dans l’histoire des religions, les périodes de recul de l’influence des Églises peuvent être marquées par l’éclosion de formes de piété extra-institutionnelles très intensives.
18Plus précisément, la spécificité de ces cultes littéraires intimes était de conjuguer un objet socialement déjà consacré et reconnu comme canonique avec un mode de dévotion individualisé, et même voué à délimiter un espace de préservation de l’intimité. Il ne s’agissait pas de trouver « son » auteur, une voix originale, mais plutôt de nouer avec un « classique » une relation personnalisée, de construire un petit tabernacle symbolique aménagé par chaque lecteur en fonction de ses attachements spécifiques. On peut penser ici à une analogie avec les usages de la photographie, très répandue chez les soldats pendant la Deuxième Guerre mondiale : là encore, la photographie était tirée du côté de la conformité sociale dans le choix invariable d’objets traditionnels et convenus (la famille, les camarades militaires) mais, en même temps, elle était porteuse d’une dimension de sauvegarde de l’intimité, à travers des formes intensives de dévotion personnelle pour la famille absente. Cette double caractéristique se retrouve dans les petits cahiers de traductions de René Char, qui, consacrés à de grands classiques étrangers, nouent cependant avec ces auteurs de la tradition un commerce intime, par le biais de la sélection de fragments ou encore du recours à l’écriture manuscrite. D’un côté, les exigences de style semblent passer au second plan, puisque Char n’accorde guère d’attention à la qualité des traductions (il est remarquable qu’il n’ait pas recherché directement des traductions de Hölderlin, et se soit accommodé de citations extraites de la traduction d’un essai de Zweig sur Hölderlin). D’un autre côté, la composition très soignée du petit cahier, qui rappelle celle des plaquettes poétiques à tirage limité que, tout au long de sa vie, Char publia volontiers (chez Guy Lévis Mano et Pierre André Benoît, notamment), dénote un affect littéraire exacerbé. Littéralement, le recopiage manuscrit permet à celui qui le pratique de « faire corps » avec le texte d’un autre, de l’assimiler physiquement, de le marquer du sceau de sa singularité. L’utilisation de l’écriture à la main prolonge le mouvement d’appropriation initié par la sélection d’un choix de textes et par la traduction, tout comme l’association du texte avec une image, qui lui confère des harmoniques particulières. Char multiplia sa vie durant ces procédés de « personnalisation » des textes, non seulement en nouant des liens de collaboration avec des peintres ou graveurs, mais aussi en considérant que le recours à son écriture manuscrite pour la présentation des poèmes était un complément naturel du travail des illustrateurs ; il enregistra également des lectures orales de ses textes. Dans tous les cas, l’objectif était de situer le poème au plus près des palpitations de la vie. Lorsque Char demanda à Picasso, en janvier 1939, d’illustrer un de ses textes, il formula ainsi sa requête au peintre dont, écrivait-il, « l’œil est le poignet de la lumière » : « Peut-être consentiriez-vous à lui affranchir la vie ? »21. Le poème pouvait alors être autorisé à circuler, à être autre chose qu’un objet inerte.
19Le recopiage des traductions du cahier « Hölderlin » se distinguait tout aussi nettement du collage, procédé dont Char n’avait guère fait usage, que du plagiat. Il n’avait pour fin ni de choquer le lecteur en le confrontant à des rapprochements inattendus, ni de l’abuser par la captation frauduleuse d’une substance poétique. Dans le petit avertissement inclus à la fin de son cahier, Char indiquait sans équivoque le nom des auteurs de la traduction : « Ces fragments sont empruntés à l’œuvre poétique de Friedrich Hölderlin. Ils ont été traduits par Alzir Hella et Olivier Bournac. La traduction a été revue par René Char et les poèmes ordonnés par lui. » Comme l’auteur le signale, le texte était « emprunté » et pourtant nouveau : en isolant dans les pages vides de son cahier des citations qui, à l’origine, étaient intercalées dans le texte d’un essai, Char créait des « fragments » inédits de Hölderlin, transformés en aphorismes – une de ses formes de prédilection. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles le cahier donne l’impression d’être composé de traductions qui seraient de sa main, alors qu’il retoucha très peu celles qu’il avait choisies, supprimant seulement quelques virgules.
J’étais comme le nuage matinal,
Ephémère et sans occupation. Et le
monde dormait encore,
Tandis que je m’ épanouissais
dans la solitude.
20Bien des années après la guerre, en 1981, René Char publia un petit recueil de traductions composées avec son amie Tina Jolas, en l’intitulant La planche de vivre22. Cette plaquette rassemblait des textes de différentes langues, anglais, russe, espagnol, italien, et attestait la continuité de l’intérêt de René Char pour l’activité de traduction. Le florilège de 1981 était très proche, dans son esprit, des cahiers des années de guerre : on y retrouvait, cette fois publiquement assumé, le côté un peu scolaire d’une dévotion pour de grands auteurs étrangers, pour des poèmes « fétiches » dont l’importance vitale, le rôle de « planche de salut », étaient revendiqués dans le titre. Les traductions de poèmes, dans l’univers de René Char, fonctionnaient comme des talismans, des objets vénérés avec candeur et appelés à porter bonheur. La gravure de Max Ernst (voir fig. 1) choisie pour la couverture du cahier « Hölderlin » représentait un ciel constellé d’étoiles brillantes au-dessus d’une montagne à pic surmontée de nuages ; deux petits anges étaient présents dans le coin inférieur droit, et cette imagerie, dans sa naïveté recherchée, semblait une invitation à formuler des vœux, à solliciter la clémence du destin. Sur la dernière page figuraient ces vers :
Et le destin
Est quelque temps apaisé.
21Tel était le pouvoir attribué au poème, alors même que, dans la page précédente, le poète laissait affleurer sa peur de la mort :
J’ai peu vécu. Et pourtant c’est
la froideur du soir
que déjà je respire. Et muet, je
suis ici
Pareil aux ombres, et déjà
impuissant à chanter,
mon cœur douloureux s’ endort
Dans ma poitrine.
22Peut-être le recours à la traduction était-il nécessaire pour parvenir à des énoncés d’une telle simplicité, à l’expression de besoins, de peurs et d’urgences si communs que, redoutant la banalité, le poète ne parvenait pas à les exposer sans détour, en son nom propre. La traduction l’autorisait paradoxalement à faire entendre sa voix propre dans toute sa fragilité. En même temps, la fonction attribuée à la traduction n’était pas seulement de permettre que la détresse fût mise à nu ; le poème traduit avait aussi et surtout la valeur d’un objet magique capable de mettre un terme au malheur, de le suspendre. La traduction était créditée du pouvoir éventuel de faire un miracle. Dans ces usages de la traduction en temps de guerre, le recours de René Char à des extraits de Hölderlin tout comme le prélèvement, par Aragon, d’un butin poétique sur le cadavre d’un soldat allemand, ne serait-on pas tenté de voir une résurgence de pratiques magiques très anciennes, comme celle qui consistait à « manger, pour s’approprier le courage de l’ennemi », le cœur d’un adversaire de guerre23 ? Dérober à l’ennemi le cœur de sa culture, sa force la plus vive : cette motivation inconsciente pouvait parfaitement coexister avec l’admiration sincère pour un patrimoine littéraire ressenti, au moment même de l’exacerbation des conflits nationaux, comme réellement universel et comme porteur de toutes les potentialités d’échanges pacifiques.
Notes de bas de page
1 Je m’appuie ici sur un inventaire des articles consacrés à des auteurs allemands dans la Revue philosophique et la Revue de métaphysique et de morale entre la fondation de ces revues et les années 1960. Voir Isabelle Kalinowski, Une histoire de la réception de Hölderlin en France, 1925-1967, thèse de doctorat, Université Paris XII, 1999.
2 Jacques Decour (1910-1942) : agrégé d’allemand, enseignant à Paris au lycée Rollin, membre du PCF, il fut aussi romancier et critique. Il participa à la rédaction de Commune et fonda les Lettres françaises clandestines avec Jean Paulhan avant d’être arrêté par la Gestapo en février 1942, puis torturé et fusillé en mai 1942. Voir Jean Favre, Jacques Decour, l’oublié des Lettres françaises, Tours, Farrago, 2002.
3 Jacques Decour, « L’humanisme allemand », Commune, no 66, février 1939, p. 129-134, ici p. 131-132.
4 Voir notamment Charles Andler, Le Pangermanisme philosophique, Paris, Conard, 1917.
5 Dès décembre 1933, la revue avait traduit un premier poème de Brecht, « L’Adresse au Camarade Dimitrov qui lutte à Leipzig devant le tribunal fasciste ».
6 Il publia un compte rendu du Henri Heine de Vermeil dans le numéro de juin 1939 de Commune. Andler, Vermeil et Decour furent tous trois inscrits sur la « Liste Bernhard » en août 1940.
7 Louis Aragon, « Reconnaissance à l’Allemagne », Commune, no 66, février 1939, p. 142-150, ici p. 145.
8 Ibid., p. 142.
9 Ibid., p. 144.
10 Selon un témoignage de Mme Marie-Claude Char, il était notamment question de Hölderlin dans la correspondance de Char avec son amie Denise Naville, au cours des années 1930. C’est à cette traductrice, épouse de Pierre Naville, que le poème de 1962 Pour un Prométhée saxifrage est d’ailleurs dédié. Denise Naville publia après la guerre, en 1948, la traduction française de la Correspondance de Hölderlin chez Gallimard. Originaire de Strasbourg, où elle s’était liée d’amitié avec un autre surréaliste fervent de Hölderlin, Maxime Alexandre (il publia en 1942, à Marseille, chez Robert Laffont, un essai comprenant des traductions, Hölderlin le poète), Denise Lévy, qui était la cousine de Simone Breton, avait fait la connaissance de Louis Aragon au début des années 1920, et lui avait également fait découvrir Hölderlin, comme le relate plus tard le roman Blanche ou l’oubli (1967). Sur la figure de Denise Naville, voir Isabelle Kalinowski, « Denise Naville traductrice », dans Françoise Blum (éd.), Les Vies de Pierre Naville, Lille, Presses du Septentrion, 2007, p. 51-63.
11 Je remercie Mme Marie-Claude Char de m’avoir autorisée à consulter et à citer ce manuscrit conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet (Fonds Char / Zervos 686).
12 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon. Hölderlin, trad. A. Hella et O. Bournac, Paris, Stock, 1928.
13 À la fin de la guerre, Char fit cadeau du « cahier Hölderlin » à son amie Yvonne Zervos, avec cette dédicace : « Cet arc-en-ciel de tristesse et d’espérance, composé aux plus sombres jours, revient aujourd’hui à Yvonne. Qu’elle en dispose selon son plaisir. René Char, novembre 1945. »
14 Au début de la guerre, tandis que le poète avait été mobilisé, l’épouse de René Char, née Georgette Goldstein, s’était installée à Lectoure (Gers), avec ses parents.
15 René Char, « Premier billet à Francis Curel (1941) », dans Char. Dans l’atelier du poète, édition établie par Marie-Claude Char, Gallimard, 1996, p. 337.
16 Georges-Louis Roux, dans Cahier de l’Herne René Char, sous la direction de Dominique Fourcade, Paris, éd. de l’Herne, 1971, p. 305.
17 « Le loriot entra dans la capitale de l’aube. / L’épée de son chant ferma le lit triste. / Tout prit à jamais fin. »
18 Georges Mounin, Avez-vous lu Char ?, Paris, Gallimard, 1946, p. 82.
19 Voir I. Kalinowski, Une histoire de la réception de Hölderlin en France (note 1), chapitre I.
20 William Shakespeare, Le Phénix et la Colombe suivi de Quatre sonnets, Fabrique de Vaucluse, 1940, inédit. La couverture de ce cahier illustré est reproduite, tout comme celle du cahier « Hölderlin », dans Char. Dans l’atelier du poète (note 15), p. 332-333.
21 René Char, Lettre à Pablo Picasso, 24 janvier 1939, reproduite dans : Char. Dans l’atelier du poète (note 15), p. 317.
22 La Planche de vivre, traductions de René Char et Tina Jolas, Gallimard, Collection « Poésie », 1981.
23 Max Weber, Sociologie de la religion, traduction d’Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2006, p. 87.
Auteur
Ancienne élève de l’ens, agrégée et docteur en études germaniques. Directeur de recherche au cnrs, Laboratoire Transferts culturels franco-allemands de l’ens (Paris). Elle est l’auteur d'une thèse sur la réception française de Hölderlin. Spécialiste de Max Weber et de l’histoire de la sociologie des religions et des arts traditionnels au début du XXe siècle, en Allemagne et en France, elle est aussi traductrice. Ouvrages : Leçons wébériennes sur la science et la propagande (2005) ; édition et traduction de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (2000), Hindouisme et bouddhisme (2003), Sociologie de la religion (2006), Le Judaïsme antique (2010) de Max Weber.
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