Fêtes urbaines à strasbourg. Le passage à l’an 2000
p. 78-83
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2Cette recherche-action est née d’un événement et de ce qu’il a suscité au sein d’une administration locale à la fin des années 90. Il s’agit de ce que l’on appelle « les violences urbaines » et de la façon dont la ville de Strasbourg cherchait alors « à canaliser, modeler des énergies avec lesquelles on ne sait pas travailler »3, en particulier au moment du Réveillon.
3Ce point de départ est singulier dans l’espace et dans le temps. D’abord du fait du territoire (une ville, son histoire, ses rapports sociaux...) et plus particulièrement de l’un de ses quartiers connu pour le rituel des voitures brûlées. Ensuite à un moment particulier, la période de Noël/Réveillon (le « passage à l’an 2000 » n’est pas une fête quelconque et il fait suite à la Coupe du monde, largement fêtée dans le même quartier). Enfin cette recherche action a été menée par une équipe constituée pour et autour de ce lieu/événement et n’avait pas vocation à se maintenir. Pour comprendre la démarche et les questions que cette équipe a voulu traiter, il faut rappeler des éléments de contexte et les motifs, pour ne pas dire les motivations, de ces chercheurs et de ces acteurs.
LE CONTEXTE LOCAL
4Les élections municipales de 1989 créent à Strasbourg les conditions d’une politique urbaine volontariste (en matière de transports en commun, de culture, d’aménagement de l’espace public) qui, à travers ses initiatives et ses chantiers, prend le risque de rendre davantage visible l’espace public (espace matériel et espace politique). Elle rend visible les écarts (sociaux, territoriaux), les tensions latentes (conflits entre usagers des espaces publics, omniprésence de la voiture...) et les problèmes urbains (déplacements, accessibilité). De ce territoire assez étroit et à la morphologie (spatiale et sociale) contrastée, un correspondant du quartier déclare :« le spectacle de l’injustice est continu »4.
5Sans entrer dans les détails d’une histoire locale, il faut souligner deux caractéristiques5.
6D’une part, la présence très ancienne d’une structure municipale interventionniste et attentive à la « question sociale » (lors de l’annexion allemande comme dans la période dominée par le socialisme municipal des années 1920, des structures para-municipales sont créées pour soutenir la population ouvrière) dont la nouvelle municipalité se sent l’héritière (par exemple dans le club Jacques Peirotes, maire social-démocrate des années 1920).
7D’autre part, tout observateur est frappé par la présence des différences religieuses et de rites qui se manifestent dans l’espace public (protestants et catholiques ; chrétiens et juifs ;musulmans, chrétiens et juifs) et qui installent leurs rythmes :Noël, Saint-Étienne, Carnaval, Vendredi saint, Pâques, Yom Kippour, Ramadan, prière du vendredi, Shabbat du samedi, dimanche…
8Depuis la Seconde Guerre mondiale et surtout depuis les années 70, des changements importants ont eu lieu (nouvel équilibre entre les différentes religions, lente disparition du dialecte, difficile « ouverture au monde » avec les institutions européennes, les migrations quotidiennes entre les deux rives du Rhin). Et comme ailleurs, des quartiers nouveaux sont apparus dans les années 60 dans la périphérie de la ville. Ils concentrent aujourd’hui la misère et les dispositifs de la Politique de la ville font qu’ils sont quadrillés par les agents publics (on compte au Neuhof : 150 assistantes sociales et un café). Les interventions publiques « saturent l’espace »6.
LES QUESTIONS DE DÉPART
9La position ordinaire des collectivités locales face aux dites « violences urbaines » a été dominée, à Strasbourg comme ailleurs, par une représentation de la violence comme une pathologie et par celle de l’intervention publique comme une thérapie7.
10En collaboration avec la collectivité, un groupe d’universitaires strasbourgeois (venant de multiples disciplines, notamment des spécialistes de neurobiologie) débat de la question dans ses termes en 1998-99 ;les approches sociologiques [voir par exemple l’ouvrage récent Beaud, Pialoux, 2003] et anthropologique [Clastres, 1997] sont laissées en marge.
11Dans les quartiers en difficulté, les agents publics ne se retrouvent pas dans ce débat local. Ils s’interrogent :« À quoi sert-on ? », « Comment sortir des fictions de l’administration ? », « Comment rapporter l’action publique aux dynamiques effectives de ces quartiers ? ». À Strasbourg, ils découvrent par exemple que le tramway qui devait arriver au Neuhof n’y vient pas, alors que des immeubles du quartier ont été détruits pour assurer son passage. Ces agents sont dans des positions particulièrement sensibles, placés qu’ils sont entre les organisations hiérarchiques et le « pouls » du terrain. C’est avec eux que la recherche-action a été conduite. À partir de leur expérience, a mûri l’idée que la fête pouvait être un analyseur des dites « violences urbaines ».
12Notre projet visait à comprendre à la fois :
- Le rôle et le travail concret des agents publics dans la vie du quartier et en particulier pour l’organisation des fêtes.
- Les dispositifs mis en œuvre par la collectivité locale.
- Les formes de sociabilités des jeunes.
- Et par suite le lien – ou le choc – qu’il y a entre des conceptions et des pratiques de la fête :une fête « descendante » (et attendue) et une « montante » (avec ses aléas).
13La recherche-action (distincte de la recherche, de l’étude ou de l’expertise) demande du temps, du travail de terrain et du travail collectif (chercheurs en sciences de l’éducation, ethnologie, urbanisme, ainsi que des agents publics et au-delà des associations, habitants, etc.) pour se faire comprendre.
14À partir de ce cadre, plusieurs principes sont posés et doivent être acceptés :que l’idée de départ ne soit pas clairement formulée, que la connaissance la plus fine de la situation soit détenue par ceux qui la vivent, que la mixité des méthodologies (observation, observation participante, entretiens, analyse documentaire, reportage photographique, etc.) doit être assumée8.
15Au final, les matériaux de la recherche-action sont constitués de témoignages (entretiens avec des jeunes et des agents publics), d’observations et de la chronique des processus de décision et d’organisation des fêtes.
LES HYPOTHÈSES
16Elles formaient au début de la recherche un ensemble articulé allant de la singularité des lieux où se manifestent les « violences urbaines » jusqu’au réseau des agents publics travaillant dans le quartier en passant par les formes de culture dans la jeunesse et l’autisme de l’action publique. On peut a posteriori en retenir la formulation synthétique suivante : les « violences urbaines » de fin d’année sont des réponses aux fêtes instituées (descendantes et organisées), ce sont des fêtes à l’envers. En corollaire, plus les institutions croient prévenir ces « violences » et font d’efforts (frénésie méthodologique dans l’organisation, incessants « appels à projet ») pour organiser des fêtes, et moins elles sont capables de faire face à la situation.
17Concrètement, les fêtes instituées prennent deux grandes formes que tout oppose (le lieu, le programme, l’ampleur, le coût) :
- Une fête centrale :« MidMax » (créée en 1998) conçue hors la ville-centre (sur le site de la Foire-exposition) et « où on met le paquet » (concerts, animations) ;avec cette fête « on vide le quartier »9.
- De multiples petites fêtes de quartier (organisées par les associations qui ont répondu aux « appels à projet » et les responsables d’équipements) plus modestes et « bricolées ».
DES RÉSULTATS PRÉVISIBLES :DES MONDES QUI S’IGNORENT
18La disjonction dans les pratiques et les représentations des fêtes est totale. Les attentes, les rituels, les codes et les normes ne se rejoignent en rien. Cela ne relève pas de simples différences. Les représentations dominantes dans les administrations et au sein des associations tranchent avec les discours des jeunes rencontrés qui disent ne pas « aimer s’inscrire dans le temps » et ne pas « avoir de projet »10 :ils veulent plutôt du concret et de l’immédiat. Ces représentations dominantes ont d’autant plus de mal à être ébranlées que les acteurs publics ignorent souvent sur quoi porte leur action.
19Du côté des organisations publiques, dans le « faire la fête », il y a un déficit d’imaginaire, mais aussi du soupçon (vis-à-vis des jeunes, des associations) et de la peur (« ils vont travailler la peur au ventre »11). Du côté des jeunes, un verbe revient sans cesse : « sortir »12. C’est tout à la fois : sortir de l’enfance, de l’ordinaire, de l’ennui mais aussi sortir du quartier, sortir en boîte, sortir avec des copains ou encore mieux (pour les garçons) sortir avec une fille (« sans fille, c’est pas une fête »). Une référence sous-jacente à ce discours de la sortie est celle du jeu, notamment pour les moins âgés qui ont « tendance à y aller tout de suite ». Le jeu, les agents publics feignent de l’ignorer :le soir du Réveillon, on a perçu leur goût pour les poursuites nocturnes (les agents publics rejouant aux gendarmes et aux voleurs).
20Si pour les jeunes, la fête se fait d’abord au centre-ville (« sortir ») là où « il y a des chances de croiser du monde », là où est le spectacle et où l’on peut saisir des opportunités, elle a aussi ses lieux et ses temps dans le quartier. Soit dans la mise en scène des rodéos où les immeubles font balcons, soit hors de tout contrôle social dans les espaces résiduels où l’on retrouve des traces d’appropriation et même de sur-appropriation. Au centre du quartier, au moment le plus fort du Réveillon, la rue est, elle aussi, abandonnée provisoirement aux fêtards, aux pétards et au feu. À ce moment-là, toutes les règles et toutes les garanties d’usage de l’espace public disparaissent :en sont alors exclus le genre féminin et les plus de vingt ans.
LES DÉCOUVERTES ULTÉRIEURES DE LA RECHERCHE ACTION
21La fête peut être un outil de management pour une collectivité locale, si tant est que ses agents le conçoivent dans ces termes, c’est-à-dire comme un objet appelant des compétences et du professionnalisme. Les « praticiens réflexifs » [Schön, 1983] sont probablement les mieux à même de penser les liens multiples qu’il y a entre l’action et les responsabilités publiques d’une part, les habitants des quartiers de l’autre, de penser aussi leur propre rôle dans une organisation. Ces mêmes praticiens sont aussi ceux qui manifestent le plus d’intérêt pour la recherche action, comme celle que nous avons menée.
VALORISATION
22Présentation du travail dans les villes de Lille et de Lyon, dans les associations strasbourgeoises (notamment le quartier du Neuhof) et participation aux séminaires strasbourgeois sur le lien social.
23mailto:francoise.creze@ipst-ulp.u-strasbg.fr
Université Louis Pasteur
7, rue de l’Université
67000 Strasbourg
Bibliographie
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RÉFÉRENCES
Atlas social des quartiers des agglomérations de Strasbourg, Mulhouse et Colmar, Publié par INSEE Alsace, Édition 2001.
Beaud S., Pialoux M., (2003), Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard.
Clastres P., (1997), Archéologie de la violence, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.
Douglas M., (1989), Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher.
Kleinschmager R., (1997), Strasbourg. Une ambition européenne, Paris, Anthropos.
10.3917/sr.006.0411 :Lepoutre D., (1998), « Le regard divergent », Sociétés et représentations.
Liu M., (1992), « Épistémologie de la recherche-action », Revue Internationale de Systémique, vol. 6, n° 4.
10.1080/07377366.1986.10401080 :Schön D., (1983), The Reflective Practitioner. How Professionals Think in Action, New-York, Basic Book.
Notes de bas de page
1 Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Louis Pasteur-Strasbourg 1.
3 Entretien avec un chargé de mission de la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) pour le quartier du Neuhof.
4 Entretien avec un correspondant de quartier.
5 Plus largement voir les travaux de R. Kleinschmager.
6 P. Sigwalt, association SOS Habitants, membre de l’équipe de recherche-action.
7 On peut rappeler que, à la fin des années 90, la désignation de « sauvageon » fait son retour.
8 En ce qui concerne la définition de la recherche action, voir notamment l’article de Michel Liu.
9 Entretien avec un chargé de mission de la Communauté urbaine de Strasbourg de la Direction de l’action territoriale.
10 Entretiens auprès des jeunes du quartier réalisés par C. Colino-Werle et C. Uri.
11 Entretien avec la secrétaire générale adjointe de la CUS.
12 Entretiens auprès des jeunes du quartier.
Auteur
Responsable scientifique
Équipe : Viviane Claude, Carole Derobert, Valérie Klein.
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006